Edito : « Je suis ce que je dis » : Quête insatiable d’identités

 

 

L’univers du numérique voit une explosion des applications mobiles, le domaine de la santé mentale n’y fait pas exception. À bien des égards, ces applications de e-santé, jouant sur un registre directif propre à l’auto-interprétation, sont l’expression de la montée du je suis ce que je dis a contrario d’un mi-dire. Forme d’autodétermination qu’a fait valoir Jacques-Alain Miller sous le terme de dico qui exclut la division subjective et « la jouissance [comme étant] la disparate » [1], disparate à toute identité revendiquée.

Ce sont les différents baromètres mondiaux du marketing annuel des applications de e-santé qui en donne l’ampleur. On en recense plus de 350 000 dont plus de 10 000 dans le secteur de la santé mentale. Marché en plein essor depuis la pandémie du Covid 19, l’OMS a réagi en développant un plan stratégique global 2022-2025 avec un volet dédié à l’accompagnement de la e-santé mentale. Son objectif est d’étendre les usages non plus aux seuls troubles dits transitoires tels que le stress ou l’anxiété, mais de les généraliser pour des troubles dits très handicapants comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires. Cet enjeu stratégique global répond à la disparition de la clinique psychiatrique. L’OMS considère que ses frontières sont à questionner tout en insistant sur la priorité à ne pas stigmatiser les patients psychiatriques. L’objectif de la e-santé est d’ouvrir l’accès de ces applis à chacun en l’invitant à devenir pleinement acteur de sa santé. Ces orientations relayées par les applis de e-santé mentale sont une forme contemporaine de la question « Qui suis-je ? ». Leurs contenus et leurs activités sont alors présentés comme une des clés de l’autonomie, de la connaissance de soi-même, source prometteuse de stabilisation voire de guérison de l’utilisateur. Cela étant, force est de constater que pour ces utilisateurs de la e-santé mentale, il s’agit parfois de l’unique recours face à la pénurie de psychiatres.

Par ailleurs, ces nouveaux espaces digitaux favorisent des figures protéiformes de l’Autre qui n’en demeure pas moins toujours manquant à dire qui je suis. Ces applications sont des pousse-à-la répétition du je suis ce que je dis, quête insatiable d’identités.

Dans Silet [2], J.-A. Miller propose un commentaire de cette formulation qui, aujourd’hui, s’appareille du numérique. Il le fait à partir d’une autre formulation plus inattendue. Il s’attarde en effet sur une parole du Christ relevée par Lacan. Lacan la donne en grec, en exergue au chapitre II de « Fonction et champ de la parole et du langage ». De cette parole christique dont la traduction serait Dabord ce que je vous dis [3], J.-A. Miller en tire « une thèse sur l’être du sujet : Je suis ce que je dis […] qui l’assigne à la parole. » [4] Dabord ce que je vous dis est, dans la Bible, une réponse du Christ faite aux Juifs qui lui demandent : « Qui es-tu ? » Car ces derniers, incrédules, n’ont pas confiance en celui qui « vient parmi eux parler un peu trop haut » [5]. Les utilisateurs des applis de e-santé ne répondent-ils pas aussi à un « Qui es-tu ? » Mais, ce que la parole christique permet de cerner c’est qu’il y a un écart relatif à cette question subjective.

Les applis de e-santé, de fait, restent rivées à la parole identitaire du je suis ce que je dis sans possibilité d’introduire cette autre question : Que suis-je ? que Lacan situe du côté de la jouissance. À la différence de la réponse christique : Dabord ce que je vous dis, qui, elle, « vise quelque chose comme la matière […], dont mon être est fait. Et la réponse dit que cette matière est de paroles » [6] et mise sur l’énigme de la jouissance qu’ouvre la question : Que suis-je ?

Martine Versel

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 mars 1995, inédit.

[2] Miller J.-A., ibid.

[3] Évangile selon Saint-Jean, VIII, 25.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, op. cit.

[5] Miller J.-A., ibid.

[6] Miller J.-A., ibid.




« Produire des vagues »

 

Il y a une pente actuelle à étiqueter d’un mot chaque fait et geste d’une personne. Même ses goûts et ses choix sont catalogués. Ainsi lorsque je dis à un ami que je mange de moins en moins de viande, il me rétorque : « C’est que tu es flexitarienne ». Lorsque je lui dis que j’accorde de plus en plus d’importance à la manière dont s’expriment les hommes, il ne peut s’empêcher de me catégoriser comme sapiosexuelle. Ces nouvelles « nominations » ont pour effet de mettre fin à la discussion. Pas de réponse possible devant une telle pratique de catégorisation, puisque selon ce que je dis, il sait ce que je suis !

Pris par les impératifs du discours contemporain, le sujet moderne n’échappe pas à ce pousse à nommer, à cette tendance à s’auto-désigner, à celle de coder tous les comportements. Le dico « Je suis ce que je dis » épinglé par J.-A. Miller lors de Question d’École le 22 janvier 2022, marque un tournant historique. Déjà, dans son cours « Pièces détachées », il évoquait « que l’idéal de la langue parfaite, aujourd’hui à l’âge scientifique, c’est la langue univoque, c’est le code » [1]. Cette langue sans équivoque et métaphore a fait le lit du politiquement correct, de la cancel culture et du wokisme, où le particulier s’universalise et la parole prise uniquement dans sa dimension communicationnelle vise l’homogénéisation des individus. Dire, c’est exister. Ce dire se voudrait du côté d’une vérité toute. Ces discours font consister la dimension imaginaire qui se noue de plus en plus au réel. Il est important de ne pas rester fixé à tous ces nouveaux mots, car ils ne sont pas référencés à un signifié. Ce sont des nominations qui épinglent directement la jouissance Une, dont la revendication mène certains jusqu’à s’agréger en communauté. Nous voilà alors bien loin de la conception analytique de la parole, de sa dimension singulière et créatrice, que nous encourageons et défendons. En 1975, lors d’une conférence qu’il donnait à l’université de Columbia, Lacan indiquait : « la façon dont nous réagissons est liée non pas à un instinct, mais à un certain savoir véhiculé, […] par ce que j’appelle des signifiants. Des signifiants, […] c’est ce qui prête à équivoque. L’interprétation doit toujours – chez l’analyste – tenir compte de ceci que, dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consonner avec ce qu’il en est de l’inconscient. » [2]

Il ajoute à Yale : « L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues » [3]. L’acte analytique joue sur l’équivoque. Ainsi, une patiente d’une trentaine d’années, boulimique depuis l’adolescence invitée en séance à déplier son histoire pour repérer (et lui faire repérer) les circonstances dans lesquelles son symptôme est apparu et se répète, se demande en quoi parler de cela l’aiderait à moins manger. Mon interprétation « Vous vous faites bouffer », au moment où elle parle de ses relations familiales, aura eu pour effet un gain de savoir qui lui permet de limiter sa pulsion orale. Maintenant, elle sait que lorsque ce qu’elle a à dire « ne sort pas », elle mange, et elle ajoute que ce savoir la « limite ». Anaëlle Lebovits-Quenehen, lors de la présentation de cette vignette clinique à une soirée ACF inter régionale préparatoire aux J52, souligne la logique de cette interprétation, qui permet une substitution, de « bouffer pour ne pas se faire bouffer » à « parler pour ne pas se faire bouffer ». Lorsque l’interprétation fonctionne cela permet le passage de l’inconscient dans le discours.

Amélia Martinez

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[1] Miller J-A, « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 avril 2005, inédit.

[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence à Columbia University, 1er décembre 1975, Scilicet, n°6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 50.

[3] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence à Yale University, 24 novembre 1975, op. cit., p. 35.




Un chantier de légo s’effondre

 

Je suis ce que je dis se pose comme une assertion de certitude refermée sur elle-même. À la différence de l’assertion de certitude anticipée [1], elle ne définit pas une hypothèse logique, qui serait à vérifier dans l’après-coup d’un acte. L’assertion je suis ce que je dis nie la dimension du temps qu’il faut pour comprendre, pour arriver immédiatement au moment de conclure. Elle ne suppose pas un tu peux savoir. Elle méconnaît ou forclôt ce qui ne vient pas au dire, ce reste insu qui joue sa partie autonome et se révèle dans les dessous, et dans le faire. La jouissance fixée agit en silence, dans la contingence d’un signifiant qui ne voulait pourtant rien dire d’elle : « qu’on dise, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [2]. Le reste insu reste muet et passe au corps, où il s’écrit dans une autre langue : celle de l’exil de la jouissance en tant qu’exclue du symbolique. La séance analytique permet de repérer ses échappées dans l’équivoque, dans le lapsus, l’acte manqué et dans le rêve. L’énoncé je suis ce que je dis ne se prête pas à l’expérience analytique : il y a peu de chance de repérer la fixation de jouissance en dehors de la cure et encore moins de permettre au sujet d’obtenir quelques lumières sur son rapport à l’objet qui reste insaisissable. L’itération du franchissement dans le passage à l’acte, du débordement dans l’excès ou la douleur, la répétition d’un ratage, toujours le même, dévoilent cette absence de rapport entre le dit, le dire et l’être, mais à la condition d’être interprétés. L’angoisse qui les accompagne est ce qu’il y a de plus sûr, le signal d’un écart, d’un gap comme on dit, entre le quai et le marche-pied, quand on descend du train. Je suis ce que je dis est un énoncé qui peut priver le sujet de toute possibilité d’advenir. Réel forclos, inconscient nié, circulez : si tout est dit, il n’y a plus rien à voir, ni à savoir. Au-delà de la pratique clinique, l’ensemble de nos pratiques professionnelles individuelles et institutionnelles se trouvent concernées, affectées par cette nouvelle dimension de la parole. Lors des J52, la journée consacrée aux simultanées cliniques [3] permettra d’entendre la diversité des situations dans leur singularité.

Car un Congrès dans l’orientation lacanienne, c’est un lieu, un moment, une rencontre avec le point où chacun en est sur une question cruciale. Il y a toujours, à partir d’un concept qui se dévoile de façon inédite, un retour sur sa pratique d’analysant ou sur sa pratique d’analyste ou sur le passage, la passerelle, de l’une à l’autre. L’interprétation du rêve ne tient qu’à une apostrophe, par exemple : du légo à l’égo. Une passerelle surplombe une vaste zone de travaux, un chantier, celui d’un congrès ou celui de la cure aussi bien. Soudain le chantier de légos en construction s’effondre sur la passerelle. Chaque séance dans la cure est comme cette passerelle qui recouvre et révèle le chantier en construction de l’égo. Je suis ce que je dis nie la dimension de ce savoir à découvrir, à inventer, touche à l’horreur de savoir, de ça voir.

« Écrire ce nouveau savoir suppose un sujet qui veuille le faire. C’est un désir nouveau dans l’histoire : se faire l’agent du discours du psychanalyste. […] L’humanité, le pour-tout homme, ce que Lacan appellera ensuite LOM, ne veut pas savoir, elle veut continuer à rêver du bonheur » [4].

Catherine Stef

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[1] Cf. Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.

[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.

[3] https://www.causefreudienne.org/evenements/je-suis-ce-que-je-dis/

[4] Laurent É., « Le désir du psychanalyste et son rapport à l’écriture », Hebdo-blog, n°273, 13 juin 2022, https://www.hebdo-blog.fr/le-desir-du-psychanalyste-et-son-rapport-a-lecriture/




CHRONIQUE DU MALAISE : Toujours plus loin

 

Il y a quinze jours, j’évoquais dans Hebdo-Blog la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » et j’en montrais deux guises [1]. Il y a aussi une folie qui consiste à aller toujours plus loin dans la mise en œuvre de la pulsion de mort.

C’est un autre film qui me vient à ce propos, Decision to leave [2], un très beau drame romantique policier du réalisateur coréen Park Chan-Wook. Un inspecteur chevronné, dont l’idéal est de démêler les crimes, y tombe amoureux d’une suspecte. Cet amour apparait après-coup lui avoir fait perdre le fil de l’enquête et aussi sa propre valeur à l’égard de ses idéaux. Il y perd le fondement de son narcissisme et sombre dans la mélancolie. Cette femme va chercher à lui rendre le plaisir de vivre et son sentiment d’honneur perdu, en lui apportant l’objet de sa satisfaction sous la forme de deux crimes.

C’est la mise en jeu de la pulsion de mort au service de l’amour. Après tout, nous savons que l’amour et la haine sont liés de structure. C’est ce que Freud souligne dans sa réponse à Einstein [3]. Après avoir distingué pulsions érotiques et d’agression, il les conjoint : « une pulsion d’une de ces deux sortes ne peut pour ainsi dire jamais s’exercer isolément ; elle est toujours liée ou […] alliée à une certaine quantité de l’autre partie » [4]. C’est de structure, comme l’est le lien amour-haine et le couple attraction-répulsion en physique, répond le psychanalyste au physicien.

Il est amusant de noter que, dans ce texte, Freud interpelle aussi Einstein sur le caractère scientifique de leurs recherches : « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, pas même réjouissante dans ce cas. […] En est-il autrement pour vous dans la physique contemporaine ? » [5]

Que l’amour inclue la haine, c’est ce que Lacan exprime en raccourci dans son néologisme « l’hainamoration » [6]. L’amour désirant au moins être réciproque inclut en effet toujours le vœu que l’aimant manque à l’aimé. Ce vœu du manque n’est-ce pas déjà de la haine ? [7]

Park Chan-Wook réussit à nous montrer le paradoxe d’une figure où la pulsion destructrice est mise au service du soutien de la vie et de l’amour. Cette femme va toujours plus loin pour permettre à l’homme qu’elle aime de retrouver son sentiment de l’idéal et son goût de vivre. Ici Thanatos est le soutien d’Éros.

Dans un tout autre contexte, l’actualité la plus récente nous montre la mise en jeu toujours plus loin de la pulsion de destruction, dans les menaces que porte le plus récent discours de Poutine. « L’enthousiasme guerrier » [8], comme s’exprime Freud dans sa lettre à Einstein, ne semble pas partagé par beaucoup de Russes, mais il est bien présent pour un certain nombre, et au moins dans l’entourage du président.

L’annonce d’une mobilisation populaire, fût-elle encore partielle, et la menace non voilée d’user de l’arme nucléaire, même tactique, sont incontestablement une mise en jeu de la pulsion de mort, pour à la fois mobiliser la masse et faire peur aux foules ennemies. L’envoi de jeunes, et moins jeunes, Russes au combat est une mise en jeu très réelle d’un pousse à la mort, alors que les menaces se limitent, pour le moment, à un effet de discours. Ici aussi la pulsion de mort est mise en jeu comme outil au service d’un idéal, celui d’une Russie impériale. Mais n’est-elle pas aussi une sorte de partenaire amoureux insatiable à satisfaire ?

« Lorsque l’intégrité territoriale de notre pays est menacée – dit Poutine – nous utilisons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff. » [9] Nous pourrions en déduire : donc c’est du bluff. Dénégation. Sauf si c’est un discours qui porte l’inconscient à ciel ouvert. À quelle folie a-t-on exactement à faire ?

Alexandre Stevens

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[1] Stevens A., « À chacun sa folie », Hebdo-Blog n°278, 12 septembre 2022, https://www.hebdo-blog.fr/a-chacun-sa-folie/

[2] Decision to leave, film du réalisateur sud-coréen Park Chan-Wook, 2022.

[3] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

[4] Ibid., p. 210.

[5] Ibid., p. 211-212.

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.

[7] Jacques-Alain Miller développe cela dans « Sobre fenómenos de amor y odio en psicoanálisis », Introducción a la Clínica Lacaniana, Colección ELP, Barcelona, RBA, 2006.

[8] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », op. cit., p. 209.

[9] Vitkine B., « La fuite en avant de Vladimir Poutine : mobilisation de 300 000 réservistes et chantage nucléaire », Le Monde, 21 septembre 2022, consultable sur internet.