Edito : Fabriquer un corps pour dire son identité

 

 

« Je n’ai jamais pensé que j’étais un homme. Je n’ai jamais pensé que j’étais une femme. J’étais plusieurs. » [1] À 34 ans, Beatriz Preciado décide de s’administrer de faibles doses de testostérone (en 2004). Par ce bricolage de son organisme, il a parcouru pendant plusieurs années « un espace sans nom entre le féminin et le masculin » [2]. Il utilisait cette hormone tout en cherchant les « doses seuil » [3] pour ne pas engendrer l’apparition des « signes sexuels secondaires masculins. » [4] Dix ans plus tard (en 2014) Beatriz renonce à la fluidité et initie un protocole médico-psychiatrique de changement de sexe. Cette décision, selon lui, « implique de franchir […] la plus violente des frontières politiques inventées par l’humanité. » [5]

Après deux tentatives d’invention d’un prénom qui lui convienne, son nouveau prénom, Paul, lui apparaitra par un rêve. « J’ai accepté le nom étrange et absurdement banal de Paul qui m’a été donné pendant un rêve » [6]. En se greffant Paul, Beatriz se mue en Paul Beatriz. Il entame alors une procédure juridique de changement légal de nom et de sexe. Cet auto-engendrement d’un nouveau sexe, redoublé d’un nouveau prénom met en acte ce qu’il avait décidé, [se] « désidentifier » [7].

Par cette autodésignation il dénonce l’identité et le genre assignés à sa naissance. Selon lui « fabriquer un corps, avoir une identité légale et sociale est un processus matériel : cela nécessite un accès à un système de prothèses socio-politiques » [8]. Il range sous cette appellation de prothèses les certificats de naissance, les contrats de mariage, documents d’identité, au même titre que les protocoles médicaux, les hormones, les opérations, donc du symbolique et des interventions sur le corps sont ici confondus dans un même « processus matériel » permettant d’avoir une identité.

Lorsqu’il décide d’abouter Paul au prénom féminin qui lui a été attribué, il qualifie son nouveau prénom Paul Beatriz d’« hétérogène » [9]. Précisons qu’en grammaire un nom est dit hétérogène quand il change de genre en changeant de nombre – ainsi amour est masculin au singulier et féminin au pluriel. Hétérogène a donc ici la connotation d’une identité composite, mais aussi de la multiplicité qui le constitue. « Ils disent identité. Nous disons multitude. » [10]

Ici, c’est une « assertion de soi sans Autre » [11], qui réfute la notion même d’identité assignée par un ordre social. Identité vient du latin identitas, qui dérive de idem, « le même ». Sa « multiplicité » [12] rejette une quelconque assignation. Son nom fabriqué devient son nom propre en tant que le signe « propre à un seul » [13], c’est-à-dire un signe singulier. Il invente donc pour son identité d’état civil ce nom de jouissance, par lequel il se singularise. Il effectue cette mutation en payant de son corps [14] ce nouveau nom. Fabriquer ce corps eut pour effet de faire tenir ensemble réel, symbolique et imaginaire, qui prennent alors la consistance d’un nœud. Son « je suis un monstre qui vous parle » [15], qui est aussi un dico, derrière l’ombre du dénigrement qu’il s’emploie à faire planer sur l’École de la Cause freudienne, s’inscrit dans une série d’autodétermination asymptotique.

Philippe Giovanelli

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[1] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus (2019), Paris, Grasset, 2020, p. 28.

[2] Ibid., p. 32.

[3] Ibid., p. 33.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 34.

[6] Ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Ibid., p. 281.

[9] Ibid., p. 225.

[10] Ibid., p. 45.

[11] De Georges Ph., « L’assertion de soi », publication en ligne, https://journees.causefreudienne.org/lassertion-de-soi/

[12] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 28 : « Je suis la multiplicité du cosmos enfermée dans un régime politique et épistémologique binaire ».

[13] Alferi P., Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris,  Les éditions de Minuit, 1989, p. 23. [P. Alferi se réfère au Quodlibeta Septem V, quaestio 12, p. 529 : « on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret »]

[14] Cf. Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 29 : « J’ai payé de mon corps le nom que je porte. »

[15] Cf. Preciado P. B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020.




« Je suis » : du signifiant au trou

 

Dans son argument des 52es Journées de l’ECF, Anaëlle Lebovits-Quenehen propose : « Seul un être qui coïncide parfaitement avec lui-même peut s’avancer, tel Yahvé affirmant : “Je suis ce que je suis” » [1]. À partir de là, on pourrait avancer l’hypothèse que cette parole met en perspective un virage opéré par Lacan dans son enseignement sur la question du réel. Dès 1955, Yahvé n’est pas exclusivement versé du côté du symbolique mais il est aussi du côté du réel : « un Dieu caché, un Dieu qui ne dévoile en aucun cas son visage » [2].

Il semble opportun ici de reprendre le cheminement de Lacan quant à ce passage effectué du Dieu comme signifiant primordial : « ce signifiant primordial, […] tu es celui qui est, ou qui sera, père » [3] au Dieu comme nom du réel.

Partons avant tout du titre des Journées Je suis ce que je dis. Cette formule, proposée par Jacques-Alain Miller, nous introduit d’emblée dans l’équivoque de « Je suis », où se loge le rapport du sujet au signifiant. Le « Je suis » de cette proposition n’est cependant pas équivalent au « Je suis » de Yahvé. Cette dernière permet à Lacan, dans son premier enseignement, de définir Dieu comme nom du père qui fait acte de nomination. Le Nom du père, prélevé au champ de l’Autre, qui surgit comme signifiant primordial, est ainsi appendu à l’ordre symbolique : « Pour que l’être humain puisse établir la relation la plus naturelle, […] il y faut une loi, une chaîne, un ordre symbolique, l’intervention de l’ordre de la parole, c’est-à-dire du père. Non pas le père naturel, mais de ce qui s’appelle le père. L’ordre […] est fondé sur l’existence de ce nom du père. » [4]

Si nous faisions équivaloir, le « Je suis » avec le « Je dis », la formule de J.-A Miller s’inscrirait pleinement dans le registre symbolique pour dire le réel. Or, en 1975, Lacan ne maintient plus la suprématie de la fonction du père et la prévalence de l’ordre symbolique sur le réel. C’est à partir de la formule de Yahvé « Je suis ce que je suis » que Lacan va faire une brillante démonstration, ramenant le « Je suis » à rien d’autre qu’au « Je suis », un S1 tout seul, qui se présente, mais ne se représente pas et qui est donc irreprésentable : « Il n’y a aucun autre sens à accorder à ce Je suis que d’être le Nom Je suis. Mais ce n’est pas sous ce Nom, dit l’Élohim à Moïse, que je me suis annoncé à vos ancêtres. » [5]

En effet, le « Je suis » de Yahvé est pour Lacan un trou, plus précisément, Dieu est un nom du trou, soit un nom du réel [6]. Dieu n’est plus un signifiant pris dans la chaîne symbolique, mais un signifiant surgissant comme effet même de ce trou. Comme le précise Lacan dans le Séminaire « R.S.I. » : « Je suis ce que je suis, ça c’est un trou, un trou, ça tourbillonne, ça engloutit, et ça recrache, ça recrache quoi ? Le nom, le père comme nom. » [7]

Les 52es Journées de l’ECF, avec cette formule de J.-A Miller « Je suis ce que je dis », soulignent la position de certitude du sujet à l’envers du « Je suis ce que je suis » de Yahvé qui nous indique une énigme : celle de l’inconscient comme effet du réel qui se dérobe au signifiant, un trou dans le buisson ardent.

Fatiha Belghomari

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[1] Lebovits-Quenehen A., « Argument#2 », Journées de l’ECF, disponible sur internet : https://journees.causefreudienne.org/argument-2

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 324.

[3] Ibid., p. 344. Cette formule biblique se traduit par une action inaccomplie d’où le futur ici utilisé par Lacan.

[4] Ibid., p. 111.

[5] Lacan J., Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 92.

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 10 décembre 1974, Ornicar ?, n°2, mars 1975, p. 91.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 15 avril 1975, Ornicar ?, n°5, hiver 1975-1976, p. 54.




« Vers un effacement de l’état civil ? »

 

Les prochaines Journées de l’École de la Cause freudienne nous conduisent à tirer des conséquences d’un très actuel « je suis ce que je dis ». Après le cogito de Descartes, Jacques-Alain Miller dessinait les contours à Question d’École [1] de ce nouveau dico, issu d’un appel à l’autodétermination.

Un des enjeux du déni contemporain de l’inconscient porte sur l’état civil. En effet, celui-ci est remis en question par les militants trans qui sont favorables au retrait de la mention « genre », après avoir obtenu en 2016 la possibilité de la modifier gratuitement, mais sous réserve de justification auprès du tribunal [2]. Ne pourrait-on pas l’entendre, dans le fond, comme une demande d’effacement de l’état civil ?

L’état civil, nous indique le Larousse, désigne à la fois l’« ensemble des qualités qui assignent à une personne sa place dans la société et la différencient des autres » et c’est le « service public [qui est] chargé des actes de l’état civil » [3]. Ainsi, l’état civil, en tant qu’inscription qui discrimine par l’état biologique de naissance, relève donc de l’inscription du sujet dans l’Autre de l’ordre social. C’est une inscription qui se pose dans la logique du signifiant, y logeant donc également l’inadéquation du sujet avec son corps. Par exemple, je peux avoir un sexe biologique masculin inscrit sur mon état civil et ressentir que je suis une fille. Le signifiant « trans » vient après le fait que le signifiant « fille » représente un sujet en regard du signifiant « garçon ».

Or si, avec ce dico, on réduit « l’être à l’énoncé » comme le présente l’argument d’Éric Zuliani pour ces J52 en préparation, dans « cette folie qu’est la croyance dans le moi » [4], le signifiant ne représente plus le sujet pour un autre signifiant. On supprime alors le sujet soumis aux lois du langage, soit à la logique différentielle du signifiant. Bien avant le débat aux États-Unis sur les toilettes all gender, c’est ce que Lacan avait illustré en 1957, par la présentation de « l’image de deux portes jumelles » de toilettes qui, pour l’occidental, homme ou femme, « soumet sa vie publique aux lois de la ségrégation urinaire » [5].

Dans ce mouvement, l’autodétermination implique une liquidation de toute assignation par la société, soit par un Autre pris sous sa forme « de contrôle, d’ingérence », comme le relevait Catherine Lacaze-Paule dans une conversation sur ce thème [6]. « Ainsi se trouve localisé au dehors de tout sujet ce que Lacan décrit ainsi : l’inconscient comme discours de l’Autre » [7].

En prolongeant cette logique vers un scénario dystopique, on pourra bientôt demander le retrait de la date de naissance ou du lieu de naissance par exemple, parce qu’il ne serait pas conforme avec la perception sociale que la personne se fait d’elle-même. Dans « mon ressenti », « je n’ai pas l’âge qui est indiqué sur ma carte d’identité », par exemple. Le déni de l’inconscient se trouve bien là en ce point où l’on supprime l’écart entre la jouissance du corps et le signifiant. On supprime une parole renvoyant à cette énigme qu’est le corps. Nous pourrions assister donc à la disparition de l’état civil.

Caroline Nissan

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[1] Miller J.-A., Extraction du dico, à la Journée Question d’École, ECF, 22 janvier 2022, disponible sur internet : journees.causefreudienne.org/fetiches

[2] www.demarches.interieur.gouv.fr/particuliers/changement-sexe

[3] « état civil », Dictionnaire, Larousse, disponible sur www.larousse.fr. C’est l’auteur qui souligne.

[4] Zuliani É., « Argument #1 », Journées de l’ECF, disponible sur internet : https://journees.causefreudienne.org/argument-1

[5] Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, p. 500.

[6] Cf. Lacaze-Paule C., article à paraître dans le cadre de l’atelier de recherche sur l’enfant trans de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant du Champ Freudien.

[7] De Georges P., « L’assertion de soi », Boussoles, Journées de l’ECF, disponible sur internet : https://journees.causefreudienne.org/lassertion-de-soi




CHRONIQUE DU MALAISE : À chacun sa folie

 

En revoyant récemment le film « Adoration » (2020) du réalisateur belge Fabrice Du Welz, je n’ai pu m’empêcher de penser à la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » [1]. Ce n’est bien sûr pas tout le monde, mais deux jeunes adolescents, dans l’excès, fous tous les deux, mais pas de la même manière. C’est ce qui fait l’intérêt du film, la folie de l’amour naissant et la folie de la psychose.

Il est tendre et un peu rêveur. Il sauve un oiseau pris dans un filet, puis le soigne et le nourrit : il aime sauver l’autre. Elle est belle et gentille, dit-il, mais elle est aussi méchante et dangereuse, lui dit un soignant. La rencontre a lieu dans les dépendances de ce qui semble être un hôpital psychiatrique, mais dont on ne verra jamais d’autre patient qu’elle. En courant, elle le renverse et il est immédiatement fasciné par elle. Se noue ainsi un étrange lien où elle le convainc de la présence d’un autre méchant dont il doit la sauver. Ils fuguent, mais on saisit vite que c’est pour le pire.

Disons tout de suite que ce n’est pas un délire à deux, comme Lacan l’évoque à propos des sœurs Papin [2]. Elle délire, entend des voix et commet des passages à l’acte effarants. Mais à d’autres moments elle semble réglée, plus apaisée. Et il suffit d’un détail pour que cela bascule à nouveau parce que l’interprétation est déjà là, prête à se saisir du signe. Cela lui donne un aspect déréglé, avec le corps toujours en mouvement. C’est avec beaucoup de subtilité que le réalisateur nous présente ici cette plongée dans la psychose.

Le jeune adolescent, lui, est fasciné par ce corps vivant, par ce regard d’un bleu profond, à la fois vif, dur et insondable dans sa fixité, par cette jouissance sans cesse renouvelée. C’est cette fascination qu’il adore. Elle représente une énigme de la jouissance. Dans le Séminaire Le Sinthome, Lacan affirme que « l’adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps » [3]. Mais faute sans doute, pour ce jeune sujet, d’une consistance suffisante du corps propre, il en cherche le sens, il pense, et la pensée introduit l’autre corps, l’adoration de l’autre.

Lacan dit que « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas » [4]. Il ne l’a pas parce que c’est plutôt lui qui nous tient. Et c’est en face de l’autre que le mystère de cette jouissance lui apparaît. C’est là qu’il en cherche le sens, de l’oiseau blessé à la fille hallucinée. Il pense.

Deux pages avant ce passage, Lacan évoque la pensée : « l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, que tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l’acte sexuel » [5]. Et Jacques-Alain Miller commente cela ainsi : « La pensée […] introduit l’adoration de l’autre corps. » C’est ce qui se passe ici pour ce jeune adolescent. Il pense, donc il aime. À aucun moment il n’entre dans le délire de cette jeune fille, il cherche tout au plus à l’apaiser, mais surtout il l’observe et la suit, jusqu’au bout.

Après tout, ce processus de pensée n’est pas si éloigné du délire. La connaissance est trompeuse, ajoute Lacan. Et si l’amour tient ainsi de la pensée, il peut être un délire.

« Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. » [6]

Alexandre Stevens

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[1] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, janvier 1979, p. 278.

[2] Cf. Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1975, p. 395.

[3] Lacan J, Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 66.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 64.

[6] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit., p. 278.