Edito : Place à l’autodétermination

 

 

L’entrée en vigueur depuis janvier 2022 de la dernière version de la classification internationale des maladies, la CIM-11, a amené le ministre en charge de la santé à solliciter un rapport sur le parcours de soins des personnes transgenres [1] – afin d’évaluer les conséquences des modifications que celle-ci introduit. En effet, la CIM-11 « dépsychiatrise “l’incongruence de genres” en la transférant du chapitre des affections psychiatriques vers celui de la santé sexuelle » [2] ; les nouveaux standards de soins de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH) « prennent acte de cette “dépsychologisation” et mettent l’accent sur la participation active des patients aux décisions qui les concernent » [3]. Les recommandations formulées par les auteurs du rapport français, en vue d’être adoptées par la Haute Autorité de Santé (HAS), visent tout particulièrement la réorganisation des parcours de transition, en donnant une place centrale à l’autodétermination. Le rôle de la psychiatrie est repositionné et se limite à l’éventualité d’une « co-occurrence » de problèmes de santé mentale nécessitant une prise en charge. En ce qui concerne les mineurs, un état des lieux plus détaillé est en cours de réalisation.

L’autodétermination est définie comme la capacité d’agir directement sur sa vie en effectuant des choix non influencés par des agents externes. Cela pose la question du choix déterminant du sujet, et de sa relation à l’Autre. Si croire en soi relève d’une « folie assez commune » [4], Lacan rappelle qu’« En beaucoup de circonstances, très précises, nous en doutons » [5], « car cela fait partie de l’ordre des croyances » [6]. Que dire alors de cette « conviction » qui est maîtresse à bord, qui se passe de toute externalité, et qui « dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi » [7] ? L’idée d’un ego autonome, critiquée par Lacan en 1954, refait surface dans toute sa splendeur. Concevoir un individu qui existe en tant que tel, sans être concerné par l’Autre de la division subjective, est une forme contemporaine de déni de l’inconscient. C’est ignorer que « l’inconscient freudien […] se situe, à ce point où, entre la cause et ce qu’elle affecte, il y a toujours la clocherie » [8], car le langage affecte celui qui parle. Et ce qui cloche témoigne de ce qu’un corps a de plus vivant, là où ça pulse.

Comment interpréter ce changement radical de perspective, sans céder à la tentation du « c’était mieux avant » ? Quelles sont ses manifestations dans la clinique, et son incidence sur l’expérience analytique ? Quid de la fonction de la parole, dans laquelle le sujet est pris ? Celle de la parole dans sa puissance créationniste, distincte du pouvoir des mots qui se veulent impératifs. Disparition du sujet ? Toutes ces questions seront explorées lors des prochaines Journées de l’ECF, qui se tiendront les 19 et 20 novembre sur le thème : Je suis ce que je dis, dénis contemporains de l’inconscient.

Pour cette rentrée, L’Hebdo-Blog se met au diapason des Journées, et vous invite à découvrir les contributions des collègues des délégations régionales de l’ACF qui travaillent à leur préparation.

Bonne lecture !

Ligia Gorini

_________________________

[1] Dr Picard H., Jutant S., Rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans, publié le 11 mars 2022, consultable en ligne sur le site du Ministère de la Solidarité et de la Santé.

[2] Ibid., p. 3 et p. 17.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 20.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 25.




Perform alone

 

Depuis toujours existe un lien entre dire et faire. Il revient au philosophe analytique John Langshaw Austin de révéler la parole performative lors de la publication en 1962 des douze conférences prononcées en 1955. L’éditeur français de Quand dire, c’est faire attire notre attention sur le titre original How to do Things with Words avec cette touche ironique concernant les livres de conseils pratiques, par exemple : How to make Friends [1].

Le dico ergo sum, « je suis ce que je dis », que Jacques-Alain Miller nous invite à mettre au travail lors des prochaines Journées, s’énonce tel un performatif. J. L. Austin a démontré comment « dire une chose, c’est la faire » et « où par le fait de dire [by saying], ou en disant [in saying] quelque chose, nous faisons quelque chose » [2]. Le terme performatif, dérivé de l’anglais perform signifiant action, est utilisé pour la première fois par J. L. Austin.

J. L. Austin indique comment dire, c’est accomplir un acte. Il précise que cet acte de parole s’énonce avec une voix active, à la première personne du singulier, au temps de l’indicatif présent [3], voire de l’impératif parfois réduit à des mots efficients comme « “Coupable !” quand je juge, ou “Éliminé !” pour un joueur » [4]. Mais cet acte de langage dit « illocutoire » repose sur une convention, c’est alors un acte social qui peut avoir une valeur institutionnelle par la prise en compte du contexte dans lequel il se réalise. « Ainsi, “Je baptise ce bateau le Reine Élisabeth” a seulement pour effet de nommer ou de baptiser le bateau » [5]. Si effectuer une nomination est un acte illocutoire, affirmer sans attendre de réponse est un acte perlocutoire [6].

J. L. Austin distingue l’acte illocutoire qui « implique la volonté et l’accord du locuteur » de l’acte perlocutoire qui « n’implique pas l’accord de celui qui l’entend », comme le précise Philippe La Sagna [7]. Si dans la performance, qu’elle soit sportive ou artistique, la présence de l’autre est requise, dans ce dico où dire ce que l’on est, c’est être ce que l’on dit, l’adresse à l’autre semble s’être niée. Avec ou sans l’Autre, telle est la question au temps des Uns-tout-seuls.

Avec cette auto-affirmation de soi que le dico « je suis ce que je dis » révèle, l’auto-nomination est sans adresse à l’Autre. C’est un « je » sans « tu » qui témoigne d’un pousse-à-l’Un. Elle exclut aussi la dimension du réel logée dans l’énonciation du sujet qui, de structure, ne sait pas ce qu’il dit quand il parle, ainsi que le pointe Lacan dans sa formule de « L’étourdit » : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [8]. C’est un dit sans dire à déchiffrer. Pas d’équivoque ni jeu de signifiant pour ce Un-tout-seul qui erre dans le monde.

Valérie Bussières

_______________________________

[1] Austin J. L., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p. 6.

[2] Ibid., p. 47.

[3] Cf. ibid., p. 85.

[4] Ibid., p. 83.

[5] Ibid., p. 125.

[6] Cf. ibid., p. 144.

[7] La Sagna P., « La perlocution, l’humain et les espèces », article en ligne : https://journees.causefreudienne.org/la-perlocution-lhumain-et-les-especes/

[8] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.




L’inconscient n’en a pas fini de nous déranger

 

Au-delà des courants philosophiques qui ne désignaient le mental que par ce qui est conscient et au-delà des recherches médicales qui ne reconnaissaient que ce qui est anatomique ou biologique, Freud découvre l’inconscient et donne naissance à la psychanalyse pour en traiter ses effets délétères. Mais cette découverte l’isole aussitôt et, tout au long de sa recherche, Freud aura à faire face à des opposants et des détracteurs venant de l’ordre social ou de la science. Depuis, la psychanalyse est régulièrement discréditée, voire attaquée, comme dans les premières décennies des années 2000 [1] , où les critiques trouvaient écho dans le monde politique ; sur ce point, pas de changement, mais de la répétition. Qu’est-ce qui a changé ? Qu’y a-t-il de nouveau dans les discours ? Les prochaines Journées de l’École de la Cause freudienne vont mettre ces questions à l’étude.

Freud parlait d’une période « matérialiste » qui ne nous paraît pas si éloignée de la médecine actuelle. Voici ce qu’il en écrivait dans son texte « Résistances à la psychanalyse » : « Au cours de cette période de matérialisme, ou mieux de mécanisme, la médecine a accompli des progrès fabuleux, mais elle n’a pas laissé de témoigner de son étroitesse, en méconnaissant le plus important et le plus difficile des problèmes de la vie. » [2]

Plus d’une centaine d’années après la découverte freudienne, à la question : « Que se passe-t-il pour un sujet ? », les « psy » eux-mêmes peuvent glisser sur la pente du déni d’une causalité psychique. Il y a peu de temps, une adolescente me disait que la première psychologue qu’elle avait rencontrée lui avait fait faire des examens médicaux, pensant que ses angoisses étaient liées à un trouble hormonal. L’inconscient ne se laisse pas saisir facilement ; aujourd’hui, avec les enseignements de Lacan et de Jacques-Alain Miller, on parle même de « l’inconscient réel […] qui ne se laisse pas interpréter » [3]. Le déni (Verleugnung) en tant que mécanisme de défense est passé dans le vocabulaire courant avec une référence explicite à la psychanalyse. Freud lui-même pour déchiffrer l’inconscient n’a cessé d’en passer par le sien.

Après Freud, c’est Lacan qui en 1953, dans son Discours de Rome, pose les bases de son enseignement, mettant en garde les psychanalystes, notamment les tenants de l’ego-psychology, contre des élaborations sur l’inconscient éloignées de l’inconscient freudien. « C’est donc à la distance nécessaire à soutenir une pareille position qu’on peut attribuer l’éclipse dans la psychanalyse, des termes les plus vivants de son expérience, l’inconscient, la sexualité, dont il semble que bientôt la mention même doive s’effacer. » [4]

J.-A. Miller a mis en évidence des penchants scientistes dans certains courants de la psychanalyse contemporaine [5].

La psychanalyse lutte encore et toujours contre le déni de l’inconscient, comme en témoignent les actions de l’École de la Cause freudienne.

À la question « Que m’arrive-t-il ? », le sujet peut rapidement trouver des réponses toutes faites propres à éviter l’angoisse. Exit les dimensions du temps et du vide, de la non-réponse, du fait de ne pas savoir, de chercher… chercher jusqu’à rencontrer une dimension fondamentale de la découverte freudienne, celle de la responsabilité inconsciente que seule l’expérience analytique permet d’approcher. Un point où le sujet se saisit de façon inattendue, inattendue tant pour lui-même que pour l’analyste, car, à la différence du psychothérapeute, l’analyste n’applique pas un savoir au patient. « Victime », « garçon », « timide », etc., pour certains, ces réponses, construites en analyse par un nouage entre imaginaire et savoir inconscient, permettent une « nomination » du réel en jeu. Mais dans les cas où la réponse est de l’autre et fait identification et non pas nomination d’un réel, combien de temps tiendra-t-elle contre le « trouble » du « Que m’arrive-t-il ? » ?

Isabelle Magne

_________________________

[1] Miller J.-A., « Lettre à Bernard Accoyer et à l’opinion éclairée », Ornicar ?, n°51, janvier 2004, p. 381-403.

[2] Freud S., « Résistances à la psychanalyse », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, p. 128.

[3] Miller J.-A., « Une psychanalyse a structure de fiction », La Cause du désir, n°87, juin 2014, p. 77.

[4] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 246.

[5] Cf. Miller J.-A., « Du neurone au nœud », Mental, n°25, mars 2011, p. 69-82.




CHRONIQUE DU MALAISE : Peut-on savoir ce que tu es ?

 

Depuis plusieurs années le service de développement d’identité de genre pour enfants (GIDS) [1] de la Tavistock Clinic, le seul du Royaume-Uni, est régulièrement mis en cause. Le voilà obligé de fermer d’ici le printemps prochain suite à une décision du service national de santé britannique, le NHS [2].

Charlie Hebdo, qui aborde ce sujet, illustre son article d’une caricature : un jeune ado est entre ses parents face au médecin. Sa mère lui dit : « Allez, mon chéri, dis-nous, quoi ?! Tu te sens plutôt Homme comme papa ou Femme comme maman ? Nous avons besoin de savoir pour bloquer ou non ta puberté… » et le père ajoute : « Il faut prendre ta décision, le docteur n’a pas que ça à faire, tu sais… Alors ?! » [3] C’est bien de cela qu’il s’agit, un « dis-nous ce que tu es » pour qu’on puisse fixer ça.

En 2015, un rapport mettait en cause sa gestion du nombre d’admissions. En 2018, le docteur David Bell, un psychiatre très respecté de la Tavistock, a affirmé que « les besoins des enfants y sont rencontrés de manière lamentablement inadéquate » [4], et en 2021 l’organisme de surveillance de la santé (CQC) [5] lui a donné la note la plus basse.

Entretemps la justice avait été saisie. C’est l’affaire Keira Bell, du nom de cette jeune femme qui avait attaqué la Tavistock en contestant la valeur de son consentement aux bloqueurs de puberté reçus à l’âge de seize ans, avant des injections de testostérone et une mastectomie. « J’ai vécu beaucoup de détresse à l’adolescence, a-t-elle déclaré à la BBC. En fait j’avais juste besoin d’un soutien psychologique et d’une thérapie pour tout ce que j’ai vécu. » [6] La Haute Cour de Londres lui a donné raison, avant que la cour d’appel n’infirme ce jugement sur un principe juridique : « c’est aux cliniciens plutôt qu’au tribunal de décider de la compétence à consentir » [7].

Le NHS a dès lors commandé une enquête indépendante au docteur Hilary Cass, une pédiatre renommée, dont le rapport attire spécialement l’attention sur deux points : les bloqueurs et le consentement.

Les bloqueurs de puberté sont prescrits sans que l’on connaisse leurs effets et conséquences sur le long terme, dénonce le rapport. « Nous ne comprenons pas entièrement le rôle des hormones sexuelles dans le développement de la sexualité et de l’identité de genre au début de l’adolescence. Par conséquent nous ne pouvons pas être sûrs de l’impact de l’arrêt de ces poussées d’hormones sur la maturation psychosexuelle et de genre. » [8]

Mais il y a peut-être pire, puisqu’ils sont prescrits pour permettre une pause, or « nous n’avons aucun moyen de savoir si, au lieu de gagner du temps pour prendre une décision, les bloqueurs de puberté ne risquent pas de perturber ce processus de décision » [9]. Au-delà de la question formelle du consentement, c’est le choix du sujet qui peut être mis en danger par ces procédés.

Regrettant l’insuffisance d’études sur les effets de ces substances, le docteur H. Cass en conclut que « les questions en suspens resteront sans réponse et le manque de preuves continuera à être comblé par des opinions polarisées et des conjectures » [10]. C’est l’idéologie qui passe alors au premier plan, au détriment de l’écoute des adolescents.

Alexandre Stevens

_________________________

[1] Gender Identity Development Service.

[2] National Health Service.

[3] McLiam Wilson R., « En Angleterre, l’identité de genre fait demi-tour », Charlie Hebdo, 10 août 2022.

[4] Barnes H., « The crisis at the Tavistock’s child gender clinic », BBC Newsnight, 30 mars 2021, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[5] Care Quality Commission.

[6] Andersson J., Rhoden-Paul A, « NHS to close Tavistock child gender identity clinic », BBC News, 28 juillet 2022, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[7] Siddique H., « Appeal court overturns UK puberty blockers ruling for under-16s », The Guardian, 17 septembre 2021, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[8] Cass H., « Letter to NHSE », The Cass Review, 19 juillet 2022, disponible sur internet : Cass-Review-Letter-to-NHSE_19-July-2022.pdf. Traduction de l’auteur.

[9] Ibid.

[10] Ibid.