Edito : Une écriture à soi

 

 

« Tuer le mandarin » [1] : c’est par un crime de la langue – sa langue natale, le vietnamien – que Linda Lê, qui nous a quitté le 9 mai dernier, présentait l’acte qui avait présidé à son écriture : le choix d’écrire des livres dans une langue étrangère, et uniquement dans cette langue, le français.

Née en 1963 à Dalat, au Viêtnam, Linda Lê partira en 1969 avec sa famille à Saïgon pour fuir la guerre. Elle y poursuivra sa scolarité dans un lycée français, où elle se découvre une passion pour la littérature française, sa structure, mais aussi ses sonorités, son chant.

À l’âge de quatorze ans, après la chute de Saïgon et la victoire du communisme, Linda Lê quitte le Viêtnam avec sa mère et sa sœur pour s’installer en France, laissant au pays le père qu’elle ne reverra jamais. Au souvenir de cet évènement douloureux s’ajoutera celui qui viendra hanter les épisodes hallucinatoires – dont elle ne fera pas secret dans ses romans – : quand, craignant la délation, elle décide de se débarrasser au plus vite de ses précieux livres de littérature française considérée comme « littérature dégénérée » par « les agents de purification culturelle » [2] de son pays. Au même moment, elle prendra la décision radicale de ne plus jamais parler sa langue natale.

De sa rencontre avec la langue de la littérature française, elle pourra dire « qu’elle la tient » et que c’est grâce à elle qu’elle va pouvoir « barr[er] d’un trait de plume sa biographie » [3].

À la fois érudite et flamboyante mais aussi corrosive et ironique, l’écriture de Linda Lê résonne de cette lutte incessante menée au fil de ses romans, essais, poèmes, entre le sentiment d’une trahison faite à sa langue natale et ce choix d’un abri trouvé dans la langue française. C’est au creux de celle-ci que l’invention d’une « écriture à soi » [4] devenait possible. Son œuvre est tissée de cette tension entre la vocifération insoutenable d’auto-reproches d’avoir abandonné sa langue et son père, et la joie « rageuse » éprouvée dans l’écriture.

Mais au-delà de l’affrontement à ce choix qui la déchire, c’est avec le bruissement énigmatique de sonorités de sa langue natale, telles les épiphanies joyciennes, que l’écriture de Linda Lê joue sa partie. « Est-ce qu’on peut inventer dans une langue qui n’est pas la sienne ? j’ai franchi le pas. J’ai osé, créé des néologismes… » [5]

Linda Lê trouvera dans l’usage du néologisme une modalité pour traiter l’irruption de ces phénomènes langagiers en les injectant dans la langue française, ainsi qu’une façon de déstabiliser les règles de celle-ci, de la déformer, en générant des figures langagières très créatives. « Dès Les trois parques […] écrit en 1997, […] j’avais pris déjà un plaisir assez immense à jouer avec la langue et à introduire différents niveaux de langue dans le même livre. Il y a à la fois une langue très soutenue, et une langue argotique » [6], précisant que ce jeu était pour elle, non de « l’ordre de l’exercice, [mais] du nécessaire » [7].

Par l’invention de procédés d’écriture uniques, Linda Lê parviendra à transformer l’écho infernal de ces bruissements de la langue dans une œuvre esthétique qui en gardera les caractéristiques de l’effraction. Autrement dit, le traitement de la lettre chez cette auteure ne renvoie pas à l’Autre du langage, mais se fait réponse à l’énigme par la puissance d’un acte créationniste – avec ses effets de réel, de jouissance, dont témoigne l’étincellement si singulier de son style.

Linda Lê n’a eu de cesse de déjouer les tentatives répétées des médias de lui faire endosser le rôle de porte-parole de la souffrance d’une communauté de vietnamiens exilés. Dans différents entretiens, elle évoquait sa hantise d’être enfermée dans une identification, à quoi précisément l’écriture lui permettait d’échapper : « c’est assez salutaire de se sentir étrangère », pouvait-elle répondre dans cette ironie fine qui la définissait [8].

Elle fera de ce vers de Baudelaire « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » [9] le logis [10] de son art qui la relie à ses « alliés substantiels » : ces auteurs dont la création littéraire rime avec ce choix qu’il n’y a d’existence possible que dans une langue d’exil, qu’on s’invente, toujours recommencée.

Un certain apaisement se fera entendre dans ces derniers livres, en ce point éthique d’être restée « fidèle à ce [qu’elle] tendait » [11], solution sinthomatique qui a fini par gagner sur le sentiment mortifère de trahison à sa langue natale.

Valentine Dechambre

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[1] Lê L., Le complexe de Caliban, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005, p. 51.

[2] Lê L., Rencontres littéraires au Petit Palais, France Culture, le 17 octobre 2010 [lien désactivé].

[3] Lê L., Passage de pages : entretien avec Pascale Roze, Bibliothèque Francophone multimédia de Limoges, le 24 janvier 2013, disponible sur internet, [2.46].

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Lê L., Présentation du livre Lame de fond à la librairie Mollat, le 5 octobre 2012, disponible sur internet, [3.20].

[7] Ibid., [3.59].

[8] Cf. Lê L., Machines à écrire : Conversation à la Maison Française de New York University, présenté par F. Noudelmann, le 23 octobre 2018, disponible sur internet.

[9] Baudelaire Ch., « Le voyage », Les Fleurs du mal, disponible sur internet.

[10] Lê L., Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2009.

[11] Lê L., Machines à écrire : Conversation à La Maison Française de New York University, op. cit., [1.18.13].




Kafka à l’heure “Woke”

 

« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire ». C’est sur cette phrase que s’ouvre le second roman de Laure Gouraige, Les Idées noires [1]. La narratrice, jeune femme plus ou moins en panne dans la vie, voit son monde vaciller à la suite d’un message vocal sur son répondeur : une journaliste l’invite à « témoigner du racisme anti-noir dont elle est victime ». Fille d’un père noir et d’une mère blanche, se croyant jusque-là métisse, en un instant elle se découvre noire.

De cette narratrice nous ne saurons jamais le prénom. Pas plus que ceux de son entourage, chacun se voyant, non pas nommé mais épinglé d’un trait : un métier ou un lieu d’origine par exemple. Tout en ménageant une place à la complexité et en laissant le lecteur se faire son opinion, cet ouvrage met en lumière certaines des impasses de l’idéologie Woke. Revenons ici, par exemple, sur la façon dont sont traités la rivalité victimaire et le sans-limite identitaire.

Le paradoxe victimaire se dévoile lorsque, non sans hésitations, la narratrice finit par répondre à la demande de la journaliste. Suite à un malentendu comme seul le langage peut en faire surgir, elle se retrouve donc à témoigner, non de son être noire mais de son être gauchère. L’ironie spécialement féroce de l’auteur démontre de façon imparable le caractère exportable à l’envi du discours victimaire. Ce qui se dit d’une souffrance peut se dire, au mot près, d’une autre. On saisit là le ressort de certaines concurrences des mémoires.

Quant aux passions identitaires, quelque chose de très précieux s’éclaire au moment où la narratrice, lors d’un voyage aux États-Unis, se trouve à devoir remplir un questionnaire d’identité. Si nom, prénom, date de naissance ne lui font aucune difficulté, l’affaire se corse lorsque surgit l’item « race ». Six cases peuvent être cochées, y compris une case « autre ». L’énigme qu’est pour elle-même cette jeune femme trouve à se loger en ce point précis. Les cinq cases préremplies nomment ce qu’elle n’est pas. La case « autre », quant à elle, ne dit rien de ce qu’elle serait. D’une façon limpide, l’auteur nous rend sensible comment la question identitaire confronte chacun à un ce n’est jamais tout à fait ça.

Cependant, ce roman touche juste aussi parce qu’il note que les embrouilles identitaires, qui surgissent pour chacun, peuvent inclure une limite. Ménageons le suspens pour le futur lecteur, mais disons simplement cela : le questionnement infini dans lequel la narratrice est entraînée trouve un point d’arrêt. Cela passe par une décision prise dans une certaine urgence, et par une expérience qu’elle va mener à son propre tempo, à rebours de ce qui paraîtrait idéal, approprié ou raisonnable. L’auteur prend au sérieux le fait que le questionnement identitaire débouche sur un impossible, car il n’y a jamais coïncidence entre ce que je dis et ce que je suis. De nombreux discours nient cet irréconciliable, et proposent de traiter l’identitaire par le totalitaire. Le roman de Laure Gouraige dissone heureusement : il rappelle que face à un malaise qui pourrait sembler collectif, c’est à chacun d’inventer comment trouver une autre voie que celle, mortifère et déchaînée, de ses Idées noires.

Laurent Dumoulin

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[1] Gouraige L., Les Idées noires, Paris, POL, 2022.




Houellebecq, style d’une époque

 

« quand un poète s’immerge à ce point dans la vie, dans la vie réelle de son époque, ce serait lui faire injure que de le juger suivant des critères purement stylistiques. »
Michel Houellebecq, Interventions 2.

Protagoniste du dernier roman de Houellebecq, Anéantir, Paul Raison : son patronyme est son Moi, son prénom, son hubris. À son image, l’œuvre du romancier spécule sur la tension entre raison et passion, dans l’espoir de finir par « ne plus écrire » [1]. Mais poète, il n’ignore pas la réson [2] qui les lie secrètement et donne voix à son cher Saint Paul [3], l’« insolent », le « nerveux », dont « les phrases cinglent » [4].

À chacune des sorties de ses livres, Houellebecq a honte et craint qu’on ne veuille plus jamais lui adresser la parole parce qu’il essaie de dire le réel et de mettre en ordre son chaos intérieur, image du chaos du monde ; et c’est son écriture qui le révèle à lui-même : « on n’écrit jamais pour dire quelque chose de très précis. Quand on se met à écrire, c’est toujours pour chercher des choses qu’on ne connaît pas » [5].

Raison – haut fonctionnaire troublé par le déchaînement de la pulsion de mort, perclus de doute, divisé – est visité par des rêves. Au chevet d’un père paralysé à la suite d’un AVC, sous son regard vitreux d’oracle [6], il tente vainement de déchiffrer les énigmes d’une série d’attentats et celles de son inconscient qui se réveille.

On connaît plutôt l’ironie du romancier à l’égard de la psychanalyse : « impitoyable école d’égoïsme » qui « s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût » [7]. Mais on se souvient que Jacques-Alain Miller disait qu’à la fin d’une analyse « la voie de retour vers l’Autre, expérience faite de sa faille, c’est autrement plus calé. » [8] Les rêves de ce roman sont abondants ; Houellebecq a commencé, avant la poésie, en rédigeant les siens. Dans chacun de ses romans, la critique sociale ironique se dissipe, se perd dans des équivoques ou tourne court en fiction décevante, comme ici. « Il y a un côté revanche contre la parole dans l’écriture » [9] : il écrit là où d’autres s’analysent pour dissiper les équivoques du langage. Écrire, « c’est comme faire une expérience où tu nourrirais des parasites, des créatures dans ton cerveau » [10], mais la fiction voile la poésie qui fait taire le vacarme : « Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce » [11].

Précairement juché sur sa plateforme – omniprésente dans les rêves de son personnage [12] –, « plat de forme » quant à son style – oral aussi bien – l’artiste nous parle de nous ; car « le style c’est l’homme […] à qui l’on s’adresse ? »[13].

Pierre Sidon

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[1] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, France Culture, 1996, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=FJZlEWOFG-I&t=2700s : « Le but final est de ne plus écrire, en un sens, d’avoir la sensation que les choses qu’on avait à dire sont dites. La critique au sens large – les lettres de lecteur, un article –, lorsqu’elle donne la sensation que le livre a été bien compris, on est content, c’est un souci de moins. Par exemple, dans les divers adjectifs qui ont été prodigués à ce roman, celui de misogyne m’exaspère particulièrement. Rien que pour ça, il faut que j’écrive un autre livre, parce que ce n’est pas ça du tout… C’est un processus où ce que disent les autres compte… Idéalement, si je suis parfaitement clair, ça devrait pouvoir s’arrêter. » [47.15].

[2] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 93 ; également Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322, note 2. Voir sur ce sujet : Attié J., « Raison et Réson », Ornicar ? digital, n°140, 15 septembre 2000, publication en ligne (www.wapol.org/ornicar/).

[3] Il le sent respirer auprès de lui lorsqu’il le lit.

[4] Houellebecq M., La religión en las novelas de Houellebecq, Interview par Agathe Novak-Lechevalier, 21 avril 2017, disponible sur https://youtu.be/i1DFEW09dvU, [26.27].

[5] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, op. cit., [18.14].

[6] Cf. Houellebecq M., Anéantir, Paris, Flammarion, 2022, p. 169.

[7] Houellebecq M., Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai Lu, 1997, p. 103.

[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 janvier 1986, inédit.

[9] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, op. cit., [46.05].

[10] Houellebecq M., Les Inrockuptibles, Interview,  https://www.lesinrocks.com/livres/michel-houellebecq-le-romancier-ideal-na-pas-besoin-que-tout-se-rattache-a-lui-moi-jen-ai-un-peu-besoin-430601-16-12-2021/

[11] Houellebecq M., « Séjour Club-2 », La poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997, p. 93.

[12] À rapprocher de la thématique chrétienne de la chute ou du Here Comes Everybody de Joyce.

[13] Lacan J., « Ouverture », Écrits, op. cit., p. 9.




CHRONIQUE DU MALAISE : L’horreur de savoir et la parole de vérité (I)

 

Il n’y a pas de « désir de savoir », de Wissentriebe. Pourtant, à la fin d’une analyse, surgit un désir inédit. Sous le nom de désir de l’analyste, ce désir de savoir inédit affronte « la cause de son horreur, de sa propre, à lui, détachée de celle de tous, horreur de savoir » [1]. C’est un moment de bascule où la vérité comme plainte laisse sa place au savoir qui vient occuper la place de la vérité.

Vérité et transfert négatif

La vérité n’a pas cessé d’être déplacée par l’enseignement de Lacan. Prendre en compte la plainte dans sa dimension de vérité, comme Freud l’a inauguré, permet de soutenir une pratique des effets de vérité, susceptible d’y produire des levées de voile. Cette pratique procède de la parole et fait fond sur la parole vraie. Mais elle est liée à l’amour de transfert, qui lui, n’est pas amour de la vérité mais supposition de savoir.

Lacan a mis en valeur la tension entre vérité et savoir de différentes façons. Il a toujours davantage mis en lumière que l’issue du processus est du côté du savoir et non de la vérité. Il a découragé ses élèves de suivre les chantres de la vérité. Si elle est source de quelque chose, nous dit-il, c’est plutôt d’un transfert négatif, ce qu’il va appeler une horreur. « Moi, la vérité, je parle… », prosopopée de la vérité, forgée par Lacan et publiée en 1956, dans la conférence intitulée « la Chose freudienne ». Dix ans après dans « La science et la vérité », Lacan ajoute un commentaire : « Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur. » [2]

Pour faire sentir cette horreur, Lacan passe par un apologue de Baltasar Gracián. À la fin du Séminaire XVII, Lacan s’approche de la « chose innommable » (et non plus de la chose freudienne), en commentant une des références majeures de B. Gracián qui, dans son Criticon, imagine la ville idéale de la vérité, dans la splendeur de son évidence : « Les maisons étaient en cristal, aux portes et fenêtres ouvertes à deux battants ; il n’y avait pas de traîtresses jalousies, ni de couverture de camouflage. Même le ciel y était très clair et très serein, sans brumes d’embuscade […] Mais sa joie ne dura pas longtemps : se dirigeant vers la grand-place où se trouvait le palais transparent de la Vérité triomphante, ils entendirent, avant de l’atteindre, des cris immenses comme sortis de la gorge de quelque géant :  Gare au monstre ! Gare à l’ogre ! Sauvez-vous, tous, ça y est, la Vérité a accouché, un fils hideux, odieux, abominable ! Il arrive, il vient, il vole ! À cette épouvantable clameur, chacun prit la fuite. » [3]

Au chapitre suivant, le héros apprend que le monde n’est pas transparent, qu’il est tout chiffré, et que l’évidence du cristal n’est que mensonge. « Alors, toutes les vérités sont chiffrées ?  Je te répète que oui, de la première à la dernière. » [4] La conséquence de cette nécessité du déchiffrage, face à la vérité, est que son premier rejeton est la haine d’être ainsi contraint. Le héros entend que le monstre qu’ils ont fui est « la Haine, la fille aînée de la Vérité ».

Éric Laurent

Suite de la chronique dans l’Hebdo-Blog 275.

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[1] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.

[2] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 866.

[3] Gracián B., Le Criticon, Paris, Seuil, 2008, p. 360-361.

[4] Ibid., p. 363.