ÉDITORIAL : « ça, elle le sait »

 

« Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça, elle le sait. »[1]

 

L’expression de Freud pour désigner la sexualité féminine est bien connue : un « continent noir », en référence aux forêts impénétrables de l’Afrique Noire décrites par l’explorateur J.-R. Stanley. Notons que cette opacité féminine s’inscrivait pour Freud dans le champ du désir, avec la question « que veut la femme ? », et rendait compte d’un point de butée dans sa doxa, conséquence d’une lecture œdipienne de la féminité.

Adressant aux femmes la question d’une jouissance qui ne se rapporte pas au phallus, le Séminaire Encore peut être lu comme ce moment d’adieu de Lacan à cet abord freudien du féminin. À l’imaginaire du continent noir, Lacan va préférer le terme de « mystère » : celui d’une jouissance qui le conduira à la fin de ce séminaire-là, au-delà de l’inconscient freudien, au « mystère » du corps parlant.

Mais de quelle façon approcher cette zone silencieuse, cette jouissance qui s’éprouve mais dont on ne peut rien dire ? « Il y a quand même un petit pont, quand vous lisez certaines personnes sérieuses, comme par hasard des femmes »[2], nous dit Lacan. On sait l’intérêt porté par Lacan dès le début de son enseignement aux écrits de quelques femmes s’avançant au plus près du réel que ces écritures soutiennent, dans la résonance de la langue singulière qui s’y fait entendre. Trois Marguerite font figure de guide pour conduire Lacan sur ce chantier laissé en friche par Freud, le mettant au défi de répondre de cet horizon qu’elles ouvraient et avec chacune desquelles il va tresser un nœud singulier : l’Aimée de sa thèse, Marguerite de Navarre et Marguerite Duras. Ne disait-il pas de Duras qu’elle s’avérait savoir sans lui ce qu’il enseignait ?

Dans Encore, ce sont les écrits des mystiques, « ces jaculations »[3], qui vont cette fois retenir son attention, dans leur dimension d’évènements de corps. En refusant de les réduire à « des affaires de foutre »[4] Lacan va faire un pas de plus vers cet inconnu, cet héteros de la jouissance, et rompre ainsi avec la dimension d’« occultation du principe féminin sous l’idéal masculin »[5], que Freud n’était pas parvenu à extraire du champ de la psychanalyse.

Contrairement à Freud, qui écrivait à Romain Roland être resté fermé à la mystique, comme à la musique, Lacan va reconnaître aux mystiques une certaine proximité avec ce qu’il enseigne : « Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux – tout à fait en bas de page, note – Y ajouter les Écrits de Jacques Lacan, parce que c’est du même ordre. »[6] Non pas que Lacan se considérait lui-même comme mystique ! Mais parce qu’il rencontre là quelque chose qu’il tente d’approcher depuis toujours avec sa théorie, un réel de la jouissance que les lois du langage ne permettent pas de saisir.

Déjà dans le Séminaire Les psychoses Lacan faisait part de l’importance qu’il accordait aux mystiques, comme aux poètes, par leur capacité à assumer « un nouvel ordre de relation symbolique au monde »[7] qui anticipe la logique féminine du pas-tout. Celle-ci ne s’embarrasse pas des limites imposées par le phallus, mais « s’appareille d’un réseau plus fondamental que celui du fantasme […], là où on existe vraiment et d’une manière unique »[8]. Appareillage aux vibrations de la langue de jouissance intime et secrète qu’une femme en analyse se découvre à elle-même, petite musique sinthomatique corrélative du mystère de l’inconscient, assurant un point de réel hors du symbolique.

L’ACF en Massif-Central a consacré son séminaire d’étude de l’année au thème des Grandes Assises virtuelles internationales de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP), « La femme n’existe pas ». Les textes qui composent ce numéro de l’Hebdo-Blog en sont issus.

Ces Grandes Assises virtuelles internationales[9] se tiendront en visioconférence du 31 mars au 3 avril 2022. Elles misent sur le meilleur du virtuel, qui rassemble par-delà les frontières, par-delà les langues. Lors de la conversation virtuelle avec l’École espagnole en mai dernier, J.-A. Miller se réjouissait de cette modalité technique qui contribue à « réellement fai[re] advenir l’École Une »[10]

Valentine Dechambre

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 69.

[2] Ibid., p. 70.

[3] Ibid., p. 71.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 84.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 71.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 91.

[8] Alberti C., « La femme n’existe pas », Argument des Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, disponible en ligne.

[9] Cf. le site des Grandes Assises virtuelles internationales : https://www.grandesassisesamp2022.com/

[10] Miller J.-A., »Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juin 2021, p. 42.




Dante : sa Vie Nouvelle via La femme qui n’existe pas

 

Béatrice, qui a inspiré la poésie d’amour de Dante, est-ce La femme qui n’existe pas[1] ? Lors du séminaire Encore, le 13 février 1973[2], Lacan faisait état de la caricature de la presse milanaise sur l’énoncé « La femme n’existe pas ». Comment, ironisait le journaliste, pouvait-on alors se débrouiller avec les partenaires complémentaires des rapports sexuels ?[3] Ironie inutile. Il aurait pu attraper d’une manière plus enlevée les aphorismes qu’il disait ne pas comprendre s’il avait saisi dans la littérature ce que tout lycéen italien connaît : la Vita Nuova (Vie nouvelle) de Dante Aligheri[4] avec la référence majeure de La femme qui n’existe pas.

Si une femme existe par le rapport sexuel, Béatrice n’y est pas. Elle n’a pas été la partenaire de Dante. L’amour, que dans la Florence du treizième siècle chante le Dolce Stil Nuovo, ne vise ni ne s’inspire des rapprochements corporels. Et si une Béatrice Portinari a bel et bien existé, ce qui a intéressé Dante dès la rencontre à leurs neuf ans, puis à dix-huit ans, ce sont les émois amoureux qu’il a éprouvés en lui-même suite au salut et au seul sourire de Béatrice. Dante, soumis à Amour, parvient alors à la « béatitude »[5]. La présence corporelle de sa Dame donne à l’esprit, la mente[6], de Dante l’appui pour composer des poèmes, « parole per rima »[7], dans le doux style nouveau, Dolce Stil Nuovo.

Artiste qui précède le psychanalyste, Dante sept cents ans avant Lacan dit à sa façon que La femme n’existe pas. Dire que La femme n’existe pas, veut dire que « ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose »[8] : la méprise, par exemple. Aussitôt après avoir éprouvé la béatitude, Dante pour ne pas offenser la courtoisie de Béatrice, adresse à des femmes-écran ses poèmes d’amour. Béatrice en « vraie femme »[9] croyant à l’infidélité de l’amoureux, lui nie son salut[10]. Le sentiment de béatitude de Dante s’effondre : pleurs, et tristesse… Le rêve vient à son secours avec le conseil de personnifier Amour en Béatrice[11]. Ainsi Dante écrira ses poèmes pour Amour, et par la poésie il rencontrera Béatrice-Amour.

Dante a exploré en Béatrice le pas-tout[12], l’incomplétude d’une femme qui n’est pas-toute pour lui. Dans la réalité elle est femme mariée et mère d’enfants… De plus, en niant son salut elle s’est privée, en « vraie femme », de la courtoisie et de l’amour de Dante. Non seulement elle n’est pas-toute, mais « elle n’y est pas du tout » dans la relation[13]. Dante a dû se débrouiller avec son manque de béatitude. Il attribue subtilement à Béatrice la jouissance supplémentaire, « de ses admirables et excellentes œuvres » : gentillesse, honnêteté, beauté vêtue d’humilité… qui inspire la douceur au cœur, et « qui va disant à l’âme : Soupire »[14]. Il a placé Béatrice dans cette Autre jouissance de l’amour, même si de celle-là aussi elle ne peut rien dire : Dante ne lui attribue aucune parole dans la Vita Nuova. C’est lui qui porte la parole en idéalisant la relation, hors des tribulations de la vie, lorsqu’il identifie Béatrice à Amour.

Dans ce lieu où La femme n’existe pas, néanmoins Dante y « rencontre [encore] quelque chose » : une Vie Nouvelle, titre de son premier écrit. L’amour idéalisé pour Béatrice creuse le sillon d’une Vita Nuova, chemin de sa poésie qui lui fait franchir les obstacles de la vie, et porter la poésie du Dolce Stil Nuovo à une telle hauteur, celle de la Divine Comédie, qu’il entreprendra « au milieu du chemin de [sa] vie. »[15] Il s’était perdu dans cette forme de l’Amour et il lui faut l’abandonner. Il se promet de « ne plus dire […] pour plus dignement traiter d’elle […] [de] ce que jamais l’on a dit d’aucune »[16]. Ainsi il annonce l’écriture de la Divina Commedia, où il fera de Béatrice l’inspiratrice de ce qui n’a jamais été dit d’une femme : le guide du chemin céleste, au-delà de la rencontre des corps, où le seul nom de « Béatrice » dit déjà l’Autre « béatitude ».

La langue aussi doit atteindre un autre niveau pour traiter de ce nouvel Amour. Ainsi Dante enrichit le vulgaire florentin qui deviendra la langue italienne. Plus contemporain, Joyce a fait de même pour la langue anglaise par d’autres chemins. Dante par le chant d’amour pour Béatrice, La femme qui n’existe pas, a hissé la langue de Florence au sublime poétique. La langue qu’il a « assimilée en imitant […] [sa] nourrice » [17], a été choyée depuis comme langue italienne.

Giuseppe Falchi

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[1] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 54.

[3] Mario Palumbo, Corriere della sera, 3-2-1973, p. 9 : « Per l’erede di Freud la donna non esiste » – « Pour l’héritier de Freud la femme n’existe pas. ». Avec le « la » en lettre minuscule.

[4] Dante A., Vita nuova, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1952.Traduction : Dante A., Vie nouvelle, in Dante. Œuvres complètes, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 25-84.

[5] Ibid., XI, p. 37.

[6] Ibid., II, p. 27 : « la gloriosa donna della mia mente » y est traduit « la glorieuse dame de mes pensées ».

[7] Ibid., III, p. 29.

[8] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, 1997, p. 7.

[9] Lacan J., « Jeunesse de Gide, ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 761.

[10] Cf. Dante A., Vie nouvelle, op. cit., X, p. 36.

[11] Cf. Ibid., XII, p 38 : « Ballade, je veux qu’Amour tu ailles trouver ».

[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 54.

[13] Cf. ibid., p. 36.

[14] Dante A., Vie nouvelle, op. cit., XXVI, p. 65. Premier et dernier vers du plus beau sonnet de Dante : « Tanto gentile e tanto onesta pare…che va dicendo all’anima : Sospira. » – « Si gentille et si honnête elle parait… qui va disant à l’âme : Soupire. »

[15] Dante A., « Enfer », La Divine comédie, in Dante. Œuvres complètes, op. cit., I, 1, p. 599.

[16] Dante A., Vie nouvelle, op. cit., XLII, p. 84.

[17] Dante A., De l’éloquence en langue vulgaire, in Dante. Œuvres complètes, op. cit., I, p. 388.




Pas-folle-du-tout

 

La jouissance de la femme qualifiée d’indicible se joindrait à un accès privilégié au réel. Jusqu’au tournant essentiel du Séminaire XX qui consacre la jouissance féminine au moment même où Lacan est arrivé au bout de l’impasse du grand Autre, l’accès au réel était réservé au psychotique. La femme qui n’existe pas et sa jouissance serait-elle un équivalent à la position d’incroyance en l’Autre, position première dans la psychose ? Bien évidemment non, encore convient-il de le démontrer !

Lacan distingue deux logiques dans son tableau de la sexuation. Il nous parait essentiel de bien entendre ces deux logiques comme deux modalités de réponse à quelque chose de rencontré en amont, quelque chose qui ek-siste au langage. Du côté gauche du tableau, la logique masculine se tient d’un tout reposant sur l’exception paternelle. Du côté droit, la logique féminine se formule d’un pas-tout. Yves-Claude Stavy distingue ces deux réponses : « l’une tient compte de l’existence d’un réel, au-delà de la fonction phallique. L’autre modalité logique, dite “norme mâle”, se suffisant de tenir compte d’une cause, trouvant terme et place au sein de la structure discursive inhérente à l’hypothèse inconscient »[1].

Reprenons notre question initiale. La position féminine, pas-toute, se passerait-elle de l’Autre ? En premier lieu nous pouvons avancer qu’en tant que réponse la femme n’est pas du côté du sans Autre. Allons plus loin : « La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre »[2]. Ainsi la femme n’est-elle pas du côté de l’inexistence de l’Autre. Elle vient plutôt redoubler la faille de cet Autre, quitte à l’incarner et à en protéger le secret par le semblant. La femme en tant qu’elle n’existe pas écorne l’Autre, non pas par l’ironie propre au schizophrène qui dénonce le côté « escroc » de l’Autre, mais par son versant pas-tout qui fait la part belle à un éprouvé qui vient du réel et qui ne trouve pas de répondant du côté du discours organisé de l’Autre. Le pas-tout s’oppose ainsi point par point au pousse-à-la-femme dont Lacan parle dans « L’étourdit » [3]. Le pousse-à-la-femme d’où le phallus est forclos pourrait presque être perçu comme une conséquence de l’inexistence de la femme du côté de la psychose, inexistence qui est, elle, transclinique. Il faut voir le délire de Schreber dans cette perspective, chercher dans une quête effrénée de sens à incarner la femme qui n’existe pas. Le pousse-à-la-femme a pour visée non pas l’ek-sistence mais l’être, l’exception divine, l’Un-père. Lacan le dit, « [l]e pousse-à-la-femme […] se spécifie du premier quanteur »[4] c’est-à-dire du quanteur dit homme. La jouissance dite féminine ne concerne pas tant l’être de la femme que l’existence d’un réel qui ne trouve de réponse dans le langage qui pourtant ne cesse de répondre. À propos de Dante et de sa Béatrice, Lacan explicite cette réponse de l’Autre à la jouissance féminine : « Un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières et le déchet exquis qui en résulte : et voilà surgi l’Autre que nous ne devons identifier qu’à sa jouissance à elle, celle que lui, Dante ne peut satisfaire, puisque d’elle il ne peut avoir que ce regard, que cet objet, mais dont il nous énonce que Dieu la comble ; c’est même de sa bouche à elle qu’il nous provoque à en recevoir l’assurance. »[5]

La distinction entre forclusion et pas-tout est essentielle. Lacan la formule dès la fin de la première leçon du Séminaire XIX …ou pire : le pas-tout, c’est de l’ordre de la discordance là où « il n’est de forclusion que du dire, de ce que quelque chose qui existe puisse être dit ou non »[6]. La discordance du pas-tout c’est un témoignage que quelque chose ek-siste au langage, à l’Autre. Mais ce témoignage ne va pas sans un dire, un certain tout-dire même. Le pas-tout ce n’est plus l’incroyance en l’Autre du psychotique, mais bien plutôt une croyance qu’il y a du réel hors cause et sans garantie. La position du sujet qui répond à ce réel en s’en faisant le responsable se qualifie dès lors d’un pas-folle-du-tout[7].

Clément Marmoz

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[1] Stavy Y.-C., Identité sexuelle freudienne, et sexuations lacaniennes, enseignement prononcé le 23 novembre 2021 à l’École de la Cause freudienne.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A Miller, Seuil, Paris, 1975, p. 75.

[3] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 466.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 526-527.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 22.

[7] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 540.




CHRONIQUE DU MALAISE : Antisocial !

 

« Antisocial ! »[1]

 

« Aujourd’hui, à un moment où la culture est en train de s’éteindre
pour des raisons économiques, il se crée de nouvelles conditions
pour la paranoïa de masse et nul ne peut dire jusqu’où cela ira »[2]

 

Deux mouvements d’opinion qui se sont manifestés ces dernières années ont suscité une vague de commentaires d’autant plus divers que leur signification profonde et leur motivation réelle restent largement énigmatiques : les Gilets jaunes hier et les Antivax aujourd’hui.

Le premier a surpris d’abord par la soudaineté et la massivité de son apparition inattendue, puis par l’étendue de la complaisance ou de la sympathie qu’il a su rencontrer dans l’opinion. Son caractère spontané lui a valu d’emblée une solidarité diffuse ainsi que son caractère inorganisé et réfractaire à toute organisation. Le flou sinon même l’inconsistance de ses revendications l’a fait percevoir comme un phénomène de fond, l’expression d’un refus du « système » et la traduction d’une souffrance diffuse de personnes laissées pour compte et méprisées par les puissants. Ses excès, la gratuité de sa violence, sa radicalité et son incapacité à débattre et à s’organiser n’ont pas entamé son capital d’estime et de compréhension. On a voulu voir dans cette protestation populaire une façon de donner voix aux sans-voix, une manifestation au plein jour de la mosaïque des exclus, des déclassés, de ceux que le déclassement menace ou qui subissent la panne de l’ascenseur social. Les lieux communs et les clichés journalistiques ont foisonné en tous sens. Presse et réseaux sociaux n’ont plus eu qu’un seul mot d’ordre : tendez vos rouges tabliers, il va pleuvoir des vérités premières. Mais quoiqu’il en soit, rien n’est venu éclairer ce phénomène, mis sur le compte d’une aspiration à plus de démocratie alors qu’il n’a jamais cessé de défier toute forme démocratique de débat et de décision.

Le mouvement Antivax, aussi vigoureux dans sa radicalité, n’a pas suscité la même adhésion de masse. Mais il a mobilisé de façon très active et résolue une part non négligeable de la population, n’hésitant pas à braver les obligations et la loi, à affronter les forces de l’ordre, à adopter des pratiques illégales, à s’en prendre violemment aux représentants élus et à camper sur ses certitudes contre vents et marée et sans la moindre possibilité de discussion.

Ainsi se sont trouvées au cœur de la cité, animées de la fougue des sans-culottes et mobilisées au cri de « Liberté », des foules réfractaires à l’ordre, au lien social et à la supposée raison.

Jacques-Alain Miller nous rappelle qu’« Être exclu est la signification la plus commune dont l’investissement est universel. C’est parce que l’exclusion est le statut originel du sujet, ce qu’écrit le mathème $, le sujet barré. »[3] L’histoire est sans doute rythmée par de rares et spectaculaires moments où ce qu’on appelle communément le peuple fait irruption sur la scène publique en rejetant d’un coup le jeu politique et social, ses règles et ses institutions. Ceux qui se vivent exclus et n’ayant pas voix au chapitre bouleversent alors l’ordonnancement du monde qui sort de ses gonds.

Hegel, sensible aussi bien aux Lumières qu’à la Terreur[4], à la Raison qu’aux excès commis en son nom, a su mettre en avant le désir de reconnaissance au principe des explosions révolutionnaires comme à la base du lien social courant. Lacan, ouvert sans doute à sa pensée par Kojève et son séminaire, a su faire de ce désir non seulement un élément essentiel du fonctionnement psychique mais aussi un ressort de la cure[5]. Cette piste a aussi été frayée par l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, et aujourd’hui encore leurs disciples, comme Axel Honneth, font de la lutte pour la reconnaissance le fondement du consentement ou du rejet de la vie en société. La « reconnaissance » que chacun attend, « premier de cordée » aussi bien qu’« invisibles » de la société, est dans cette veine de pensée la base du contrat qui lie tacitement l’individu et la cité.

Mais la reconnaissance ne va pas sans sa face libidinale : « L’expérience d’être aimé est pour chaque sujet la condition de sa participation à la vie publique. »[6] La dénonciation du « système », fonds de commerce de tous les populismes, de Trump à Salvini – mais qui eut aussi ses lettres de noblesse avec Thoreau[7], inspirateur des libertariens – exprime cette question qu’il serait vain de ne pas entendre : pourquoi accepter la perte de jouissance qu’exige de nous la civilisation ? Pourquoi, sinon en raison d’un gain qu’on peut bien appeler amour, mais qui est sans doute aussi gain d’un plus-de-jouir.

C’est sur ce versant que les mouvements de foule auxquels je pense impliquent non pas seulement le lien à l’Autre, mais contre l’Autre. N’est-ce pas la clé de cette dimension antisociale essentielle que Freud[8] met en valeur dans le fonctionnement de la pulsion et que Lacan qualifie de jouissance autiste ? C’est en effet dans les exigences toujours croissantes de domestication de la volonté de jouissance du parlêtre, que Freud voit le danger qui pour lui guette la civilisation : à ne pas prendre en compte, dit-il, cette part irréfragable, irréductible et définitivement rebelle, la civilisation court le risque du retour dans le réel de la pulsion de mort sous la forme d’une violence aveugle et destructrice.

Philippe De Georges

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[1] Antisocial ! Chanson du groupe de hard-rock Trust, 1980.

[2] Horkheimer M. et Adorno T. W., La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 288.

[3] Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 52-53.

[4] Cf. Hegel G. F., Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, « La liberté absolue et la terreur », p. 489.

[5] Cf. Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237.

[6] Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Édition du Cerf, 2010, p. 51.

[7] Cf. Thoreau H.D., Walden, Marseille, Éditions Le mot et le reste, 2010.

[8] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Éditions Points, 2010, p. 173.