ÉDITORIAL : CPCT, la possibilité de l’inconscient

 

Il y a presque vingt ans, l’invention des Centres de Psychanalyse de Consultation et de Traitement (CPCT) fut une réponse au malaise de la civilisation, à ce nouveau mal qui prenait le nom d’évaluation. D’abord technique d’optimisation de la production dans l’industrie, cette idéologie de l’évaluation se déploya dans tous les domaines et jusqu’au plus intime de la vie des sujets. Comme le souligne, à l’époque, Jean-Claude Milner dans La politique des choses, l’attaque en règle des professions psy dans ces années-là n’était qu’une façon d’ « Évaluer les êtres parlants, en masse et en détail, les évaluer corps et âme »[1]. Or, Freud, malgré les idéaux scientistes de son temps, avait fait valoir que la souffrance et les symptômes de ses premières patientes hystériques ne pouvaient faire l’objet d’une objectivation extérieure au sujet. À cette volonté de mettre au pas des pratiques cliniques d’orientation psychanalytique, comme le réclamait l’amendement Accoyer de 2003, Jacques-Alain Miller, l’École de la Cause freudienne y répondirent en créant des CPCT partout en France. Les psychanalystes n’emboîtent pas le pas aux discours qui tendraient à réduire la souffrance psychique à des standards, des remédiations cognitives ou autres catégories de troubles qui, toujours, scrutent le sujet de l’extérieur. Au contraire, les consultants du CPCT qui se situent dans le lien social de leur temps se rangent pourtant du côté du déboîté. Vocable emprunté à J.-C. Milner pour dire que seule l’hypothèse de l’inconscient est en mesure de considérer chacun dans sa dignité d’être parlant et de parlêtre lorsqu’il est accueilli dans un CPCT. C’est cet enjeu de politique lacanienne qui ne cesse d’animer le travail en CPCT engagé ainsi dans une éthique des conséquences. L’acte analytique est donc au premier plan.

En effet, ce qui caractérise et ce que l’acronyme CPCT particularise sous le terme de traitement est la pointe même de l’orientation de la psychanalyse lacanienne. Autrement dit, au CPCT, si le temps est compté et le nombre de séances limité, c’est parce que l’écoute du psychanalyste n’est pas réduite au simple défilé de paroles du sujet. On y pratique une clinique du « point hors ligne »[2] pour reprendre l’expression de Lacan dans « L’étourdit » que fait valoir Pierre Naveau dans une conversation intitulée « Une clinique du point hors ligne »[3]. Il précise qu’il s’agit d’une clinique d’un « point à traiter »[4] afin que le langage puisse jouer sa partie avec le réel.

Aujourd’hui, la pratique du CPCT s’inscrit dans un temps nouveau, celui d’un soupçon généralisé sur l’activité humaine de la parole. Parole dont Freud pouvait dire qu’elle était par excellence la maladie humaine. Maladie humaine sur fond d’impossible précise Lacan dans son dernier enseignement, celui du rapport sexuel. Le CPCT s’inscrit aussi dans l’ère de l’idéologie des troubles neurodéveloppementaux. Ce discours sur le primat neuro consacre un déni de la parole, jugée soit trop incertaine soit, à l’inverse, comme certitude indubitable. Dès lors, la parole n’est entendue que délestée de l’impossible qui la fonde.

C’est toujours à partir de ce qui – au un par un – peut se dire, qu’est visé, dans un traitement bref au CPCT, « ce dévoilement – même infime – du réel, que nous nommons inconscient »[5] et qui donne chance au sujet de pouvoir bouger un peu sa position dans le monde. C’est pourquoi les CPCT sont plus que jamais la possibilité de l’inconscient.

Martine Versel

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[1] Milner J.-C., La politique des choses, Paris, Navarin Éditeur, 2005, p. 13.

[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 471.

[3] Naveau P., « Une clinique du point hors ligne », L’inconscient éclair. Temporalité et éthique au CPCT, Paris, Collection Rue Huysmans, 2019, p. 43-44.

[4] Ibid., p. 44.

[5] Guéguen P.-G., « L’éclair de la rencontre », L’inconscient éclair. Temporalité et éthique au CPCT, op. cit., p. 28.




Repartir dans la vie avec le CPCT

 

« Repartir dans la vie » était le thème de la 14e journée du CPCT Aquitaine[1].

Repartir dans la vie avec le CPCT, ce n’est certainement pas renaître au baptême, « naître de nouveau », comme ce que Jésus propose à Nicodème dans l’évangile de Jean. Il ne s’agit pas de faire table rase du passé et d’entrer par le baptême dans le royaume des cieux. Nulle promesse de royaume n’est à attendre à l’issue d’un traitement au CPCT, même s’il s’agit aussi de parier sur un acte symbolique, la parole pour « repartir dans la vie ».

De quels effets sur la vie témoigne l’expérience du CPCT ?

Certainement pas d’une sacralisation de la vie en tant que telle ! Laissons cela à l’Église catholique.

Lacan dans La troisième se moque dans un passage savoureux de la peur des biologistes, qui à l’époque venaient de décider d’un embargo. Les bactéries, « si on en fait de trop dures ou de trop fortes, elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte »[2] des laboratoires et nettoyer la planète des êtres parlants. C’est en 1973 et notre réalité récente a rejoint la peur des biologistes d’alors. Il poursuit : « Toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement selon toute vraisemblance, c’est le comble de l’être pensant »[3] remarque-t-il. La vie, c’est en effet l’infection même ! Et nous en avons fait collectivement l’expérience : impossible de se protéger de l’infection, sans risquer de ne pas vivre ! Impossible de ne pas se protéger de l’infection, sans risquer de mourir ! Alors, où mettre le curseur ? La mort n’est pas le contraire de la vie et dans la langue, dire la vie, vouloir la vie, c’est aussi faire signe de la mort. C’est donc bien embrouillé !

Naître dans un monde de paroles, c’est naître dans un monde incertain, mouvant, où vie et mort ne sont pas antinomiques. Lacan quelques années plus tard : « Ce qu’elle [une lignée] vous a transmis en vous “donnant la vie”, comme on dit »[4], c’est le malentendu. « C’est de ça que vous héritez. Et c’est ce qui explique votre malaise dans votre peau, quand c’est le cas. Le malentendu est déjà d’avant. »[5] Repartir dans la vie, ce sera donc se débrouiller avec l’infection de la vie et avec le malentendu transmis, irréductible entre deux êtres qui se parlent.

 

C’est ce qu’ignore le coach en s’adressant à un individu censé être autonome pour contrôler au mieux ce qui du corps, de la vie, échappe, par des paroles encourageantes et généralisables.

Le consultant du CPCT mise sur la parole avec ses incertitudes, ses embrouilles et c’est tant mieux car pour parler, il faut rencontrer au moins quelqu’un qui y croit.

La réponse du CPCT se distingue du concept à la mode de résilience, qui suppose de permettre à un individu de trouver en lui la capacité à résister au traumatisme, à s’y adapter, voire même à s’en servir pour réussir sa vie. Dans la résilience, à l’inverse du CPCT, il n’y a pas de subversion de la parole. Or quand un sujet parle, ce qui compte n’est pas forcément son énoncé, mais qu’il le dise, qu’il soit entendu au niveau de son dire. C’est pourquoi, le consultant au CPCT n’est pas un enregistreur qui consigne les dits. Il fait entendre et ce qu’il fait entendre ne se dilue pas dans le sens commun.

Le CPCT est lieu pour répondre en parole de l’impossible à dire de son être, un lieu dans lequel une parole intime peut se déployer dans une adresse hors sentier battu, mais au cœur de la cité, une parole dans laquelle ce qui est hors système, ce qui déborde le corps du côté de la vie n’aurait jamais pu trouver sa place singulière. Sans parole la férocité vient à se dénuder.

Marie Laurent

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[1] La journée du CPCT « Repartir dans la vie » a eu lieu à Cenon, le 5 mars 2022.

[2] Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, La Divina, Navarin Éditeur, 2021, p. 23.

[3] Ibid., p. 24.

[4] Lacan J., « Le malentendu », Aux confins du séminaire, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Divina, Navarin Éditeur, 2021, p. 75.

[5] Ibid.




Une réduction peut faire interprétation

 

Une souffrance devenue insupportable, un moment d’impasse subjective, un instant où tout bascule, une angoisse persistante, une inhibition massive sont quelques-unes des raisons exposées par celles et ceux qui font une demande de traitement au CPCT-Paris.

C’est le vacillement de ce qui faisait tenir le nœud du lien social, parfois noué précairement, qui conduit à faire une demande de parole au CPCT. L’effilochage du tissu qui soutenait le sujet précipite à une certaine urgence à dire.

Au CPCT-Paris, la première consultation tente de cerner au plus près le moment précis où un sujet décide de ne plus rester seul face à ce qui lui est devenu insupportable. Une certaine forme d’urgence subjective est souvent tangible, laquelle n’est pas à confondre avec l’urgence psychiatrique. Parce que parfois les urgences peuvent se recouper, la question diagnostique est un composant important du dispositif. Le traitement de seize séances qui est proposé peut être une opportunité pour éclaircir, trouver une issue, renouer ce qui a été rompu, mais il reste un dispositif modeste. Une décision éclairée s’impose à chaque fois : un traitement court peut convenir à certains moments, à d’autres pas.

Être entendu

L’écoute analytique n’est pas une proposition de dialogue, elle ouvre à une manière inédite d’être entendu, d’être questionné et d’être orienté à partir de sa propre énonciation. Ce qui produit des effets indéniables. Le premier entretien au CPCT-Paris cherche à décaler celui ou celle qui vient d’une parole tumultueuse et désordonnée pour le mener jusqu’à la formulation la plus précise que possible du moment d’impasse. La première consultation tente de dessiner les coordonnées qui entourent la plainte du sujet. Exit le « depuis toujours », le « tout va mal » et les diagnostics à l’emporte-pièce véhiculés par le discours commun.

Le premier entretien au CPCT n’est pas un entretien préliminaire à une cure analytique, mais il s’en inspire. Il cherche à obtenir une première réduction, condition nécessaire pour le traitement. Le pari de dire oui à un début de traitement au CPCT se fonde sur cette première réduction puisque le temps est compté.

Réduire implique extraire en suivant le fil du signifiant, en ne se laissant pas emporter par la glissade propre à la parole. Parfois l’extraction d’un signifiant isolé, d’une répétition, ou d’une nomination « fait interprétation » pour le sujet. Un mot peut faire mouche, version minime de l’interprétation.

Une manière discrète dinterpréter

Lors du traitement au CPCT, l’écoute s’articule à une manière discrète d’interpréter. Le traitement court exige encore plus de prendre les séances comme unités séparées pour suivre au plus près l’avancée du traitement et opérer. Le praticien intervient en soulignant, prélevant, coupant, recollant. La réduction propre au traitement court conduit à une pratique minimaliste de l’interprétation qui ouvre à un certain repérage. Un effet possible est celui de trouver une nouvelle manière de faire tenir, de renouer en incluant un aperçu du réel en jeu. Les effets thérapeutiques rapides sont à mettre en lien avec la découverte du sujet d’une manière précise de lire sa propre énonciation.

De luniversel au plus singulier

La clinique dans les CPCT et d’autres institutions de psychanalyse appliquée permet de mesurer combien le discours ambiant imprègne, égare, met dans le brouillard les parlêtres contemporains. Elle permet de saisir jusqu’à quel point les signifiants de l’époque sont convoqués pour parler par la voie de la généralisation, manière de dissoudre le plus intime.

« Comment pourrions-nous interpréter sans être au fait des formes contemporaines du discours universel ? […] Aujourd’hui, nous ne cessons d’être abreuvés [de] discours universel. […] [ce qui] conditionne notre pratique professionnelle »[1] note J.-A. Miller. C’est un point fondamental, les consultants et praticiens du CPCT-Paris, par leur recherche de précision, contrecarrent l’abrasement que les nominations généralistes de notre époque produisent, en ouvrant le chemin vers un dire singulier. Réduire peut faire interprétation, car en attrapant « un petit quelque chose »[2] le clinicien au CPCT ouvre à des nouvelles lectures, à chaque fois insoupçonnées.

Omaïra Meseguer

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[1] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juin 2021, p. 51.

[2] Lacan J., « Conférence de presse du docteur Jacques Lacan », VIIe congrès de l’École Freudienne de Paris, Rome (1974), Lettres de l’École Freudienne, n°16, novembre 1975, p. 15.




CHRONIQUE DU MALAISE : Pour Kiev assiégé

 

Les images d’information quotidiennes qui nous montrent l’Ukraine sous les bombes me rappellent le séjour que j’y ai fait en 2001, pour le Champ freudien, à l’invitation de Judith Miller. L’indépendance avait déjà, ou seulement, dix ans. Partout, à Kiev comme à Donetsk, j’ai pu sentir le même vent de liberté et le goût d’une vie nouvelle. L’intérêt pour la psychanalyse, Freud et Lacan, participait de cette soif générale, après la levée de la chape de plomb soviétique. Le désir d’indépendance était palpable, allant avec le rejet de la tutelle russe, et parfois de la langue, l’aspiration à la démocratie et l’envie d’Europe. Cet élan n’allait pas sans le retour du refoulé de l’époque stalinienne, d’où le regain de la religion, particulièrement chez les orthodoxes. Ce qui se voyait aussi à tous les coins de rue, c’était la misère des petites gens, comme ces vieilles femmes aux pensions de retraite si maigres qu’elles en étaient réduites à travailler comme cantonnier dans les rues mal entretenues. C’était aussi la morgue des nouveaux riches, se garant où bon leur semblait et étalant leur luxe rapidement acquis sur les décombres de l’économie. Les gens murmuraient contre eux et contre la « thérapie de choc » qui avait provoqué l’effondrement des services publics et l’accaparement des biens privatisés par une poignée d’apparatchiks sans scrupules. On dénonçait la corruption galopante, l’ascension des oligarques et l’accaparement du pouvoir par des prédateurs reconvertis au libéralisme. L’espérance démocratique était mise à mal mais cheminait partout dans les profondeurs de l’opinion.

Ce qui est le plus frappant, dans les informations qui nous parviennent, c’est cette levée en masse d’un peuple qui refuse par tous les moyens l’occupation étrangère et qui embrasse la cause de la résistance. Nous sommes douloureusement amenés à comparer cette position collective avec celle qui a prévalu en France, au moment de la débâcle de 1940, où l’effondrement de l’armée avait entraîné celui de la République, le désarroi et l’impuissance d’un peuple reniant soudain ses idéaux et son histoire pour se jeter dans les bras d’un grand-père gâteux, prompt à se vautrer dans la collaboration. Tout est dit là-dessus, avec une lucidité poignante, par deux acteurs et témoins des événements : Marc Bloch, écrivant L’étrange défaite au moment-même de l’effondrement de la France, avant de s’engager dans la résistance et d’y mourir, et Léon Blum, écrivant À l’échelle humaine en 1941 depuis sa prison.

La tentative de réhabilitation de Pétain à laquelle nous assistons aujourd’hui chez nous, dans une partie non négligeable de l’opinion, n’a pas d’autre motif que de laver la droite nationaliste française de la souillure que lui vaut cet ignoble épisode de l’État français, de la dictature de Vichy et de sa « Révolution nationale ». Il s’agit, pour les idéologues de ce courant, de se blanchir de l’opprobre que représente cette trahison dont Pétain est le nom[1] : l’arrêt de tout combat devant l’avance de l’ennemi, nous privant de la possibilité de continuer la guerre outremer auprès de nos alliés, l’abolition de la République et du pacte fondateur de la nation, le déchaînement spontané et immédiat de la persécution des juifs, des étrangers et de tous les opposants désignés comme boucs émissaires de la défaite, l’établissement d’un régime autocratique dans lequel les militants fascistes prendront petit à petit de plus en plus de place, au fur et à mesure du développement de la collaboration. Le ciblage des boucs émissaires permettait de dénier la responsabilité de l’état-major en flattant la veulerie xénophobe et antisémite distillée dans l’opinion depuis la défaite de 1870.

La droite nationaliste, qui n’a jamais gouverné que grâce à l’occupation nazie, veut se blanchir à bon compte de la condamnation que l’histoire a prononcée contre elle. Ce retour en grâce lui permettrait de réunir toute la droite, malgré l’épopée gaulliste qui a incarné l’esprit de résistance, le refus de la compromission, une politique sociale et enfin la décolonisation. Les prophètes de la décadence, en deuil depuis le 14 juillet 1789, pourraient enfin aspirer à la réalisation de leur rêve antirépublicain, sur le modèle poutinien.

Philippe De Georges

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[1] Paxton R.O., La France de Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, 1973.