ÉDITORIAL : Le réel du Witz

 

Le rire ne passe pas par le processus de compréhension, et s’affairer à seulement en démonter l’articulation reviendrait à figer son envol. À suivre Kant, nous serions amenés à considérer le rire comme « l’anéantissement de l’entendement »[1], mais depuis Freud nous savons que ce qui fait rire c’est la pulsion[2].

Freud pose une homologie entre le travail du rêve et celui du mot d’esprit, à partir de laquelle il établit la relation du mot d’esprit à l’inconscient. Sa recherche – de 1905 – témoigne de tout l’intérêt qu’il porte à la notion de plaisir (Lust) contenu dans le mot d’esprit. Freud établit que la finalité du Witz est cette obtention de satisfaction qui se manifeste par le rire. L’innocent et le tendancieux sont deux types de Witz, l’un fondé sur la dimension formelle de la langue, l’autre étant au service de la pulsion. L’innocent ne provoque qu’un rire modéré, tandis que le tendancieux, hostile ou bien obscène, déchaîne « ces brusques éclats de rire qui [le] rendent si irrésistible »[3].

Évidemment, c’est bien au-delà d’une typologie que nous invite Freud dans cet ouvrage. Sa richesse est de situer cette satisfaction, en son fond, comme au-delà du plaisir. Cette voie frayera la suite de sa recherche sur l’inconscient. Le mot d’esprit nécessite une structure ternaire, où l’Autre sera ce tiers qui s’ajoute au premier personnage d’où jaillit le mot d’esprit, et au deuxième, qui est moqué. Le Witz met donc en scène la fonction de l’Autre, ce qui fait de l’inconscient un discours en acte, entre le sujet et l’Autre.

Cette particularité du mot d’esprit implique la croyance en l’Autre, c’est un préalable à sa production. Lorsqu’une incroyance fondamentale est aux commandes, un sujet peut s’armer de dérision pour traiter son rapport à l’Autre. Les concours de « clash » qui s’organisent parfois entre adolescents seraient les joutes oratoires version rap. Ces affrontements verbaux sont codifiés et vont de la dérision à la vexation, par l’usage d’une langue en prise directe avec le réel du corps et la jouissance. Scander des textes percutants constitue alors une invention, un traitement du réel. Le public constitue ici la dritte Person qui entérine le trait lancé à l’autre, et parfois même l’applaudit.

Du Witz à l’âpreté des « clash » tournant l’autre en dérision, l’étendue des modes de dire est aussi vaste que celle des modes de jouir, de même parfois que leurs égarements. Depuis Encore[4], nous savons que la parole est conçue comme jouissance, comme « mode de satisfaction spécifique du corps parlant »[5].

Le Witz n’est pas du côté du chiffre, mais du Blitz, de l’éclair. Il participe de ce qui donne son étoffe singulière à chacun en tant qu’être parlant. Dans un éclair, parfois à la grâce d’un Witz, saisir l’ouverture de l’inconscient et que quelque chose s’en révèle…

Dans l’expérience de l’analyse, rire ou sourire qui adviennent chez l’analysant font signe d’un gain d’allégement voire d’une libération d’avoir rompu l’entrave d’une signification. Ne serait-elle que cela, l’analyse déjà vaut la mise. Plus loin, pour une trajectoire analysante qui passe de l’impuissance à l’impossible, du tragique de la douleur d’exister au comique de la vie, Jacques-Alain Miller ajoute que « la passe en est le Witz »[6].

Philippe Giovanelli

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[1] Arkhipov G., Le spectre du rire et la clinique du sujet. Varias théoriques et psychopathologiques, Rennes, PUR, 2021.

[2] Freud S., Le mot d’esprit et ses relations à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

[3] Ibid., p. 187.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.

[5] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 20. 

[6] Miller J.-A., « Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 juin 1998, inédit.




Le rire dans la comédie

 

La dialectique entre le caractère tragique ou comique de l’expérience analytique et, de ce fait, de l’existence même, a été traitée par Lacan dès son premier enseignement.

On peut constater qu’elle reste aujourd’hui tout à fait d’actualité dans l’interrogation faite sur sa place dans les témoignages de passe.

Après avoir abordé la question de la comédie dans le Séminaire V, Les Formations de l’inconscient, Lacan étudie la tragédie pour lui donner une valeur essentielle dans les deux séminaires suivants. S’adressant alors aux analystes qui étaient ses élèves, il s’agissait pour lui de leur faire entendre la dignité de la psychanalyse, dévoyée par le caractère trivial des théories de la fin d’analyse centrées sur l’accession au stade génital, version normative du rapport sexuel qu’il n’y a pas.

Mais la dimension comique de l’expérience n’en était pas pour autant méconnue et elle l’est encore davantage lors de la leçon d’ouverture du Séminaire « Le moment de conclure » du 15 novembre 1977, où Lacan énonce : « La vie n’est pas tragique. Elle est comique »[1].

L’interprétation du comique par le premier Lacan peut être ainsi résumée. Il y a comique lorsque se montre que l’objet visé par le désir, auquel est donné une valeur d’objet le plus précieux pour le sujet, échappe toujours à celui qui fait tout pour le posséder et ne pas le perdre. Cette valeur phallique de l’objet qui se dérobe est au centre de la comédie et Lacan de l’illustrer avec le personnage d’Arnolphe dans L’école des femmes de Molière.

Cette interprétation est pertinente également dans ce qui est identifié comme la première comédie de l’histoire de la littérature française. Il s’agit de L’Eugène de Jodelle, datant de 1553. Elle est alors une profession de foi, issue du mouvement de la Pléiade, pour la promotion du genre nouveau de la comédie dite régulière, pensé comme genre sérieux sinon noble et dont les modèles latins de Plaute et Térence assurent la dignité, par opposition aux formes comiques connues jusque-là, fabliau, sotie, moralité, farce. L’Eugène est la première comédie de langue française construite en cinq actes sur le modèle des tragédies.

Le personnage central qui donne son nom à la pièce est un abbé, qui loue sa condition de clerc, qui lui permet de jouir au quotidien, sans connaître les affres de la vie des puissants, des marchands, des paysans. Et ce gaillard a son objet, une demoiselle nommée Alix, qu’il a bien l’intention de garder à ses côtés, pour s’en satisfaire en toute discrétion. Et pour ce faire, il la marie à un « bon lourdaud » qui restera ignorant de l’affaire. Il ignore cependant l’existence d’un capitaine à qui la belle Alix avait été promise. La pièce se déroule sur fond du retour du militaire et déploie les tentatives de l’abbé pour garder son objet, tentatives qui le montrent prêt à sacrifier jusqu’à l’honneur de sa sœur. Voici donc une autre illustration de l’enjeu de la comédie, tel que lu par Lacan et dont la pertinence peut se vérifier sur de nombreuses œuvres.

Qu’en est-il du rire que produit le spectacle de la comédie pour son public ? Lacan prend soin de distinguer rire et comique, le premier étant un phénomène dont les variétés, du fou rire au rire sardonique, ne peuvent se résumer à la conséquence du comique dans le corps. Dans le Séminaire V, le rire produit par le mot d’esprit est corrélé à la fonction du grand Autre, mais Lacan prend soin de dire qu’il y a un « rapport très intense, très serré entre les phénomènes du rire et la fonction chez l’homme de l’imaginaire »[2] et donc la relation au petit autre. Lacan parle ensuite de la connexion entre le risible et le comique. « [C]’est certainement dans la mesure où l’imaginaire est intéressé quelque part dans le rapport au symbolique que se retrouve […] le rire en tant qu’il connote et accompagne le comique »[3].

Proposons que ce qui produit le rire sur le versant de l’imaginaire, c’est le spectacle du ridicule des personnages. Ce sont les prestiges du moi qui sont dénoncés dans leur dimension de leurre et d’infatuation, que nous voyons donc révélés dans leur vérité.

Philippe Benichou

 

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[1] Lacan J., « Une pratique de bavardage », texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°19, janvier 1979, p. 9.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 131.

[3] Ibid., p. 131-132.




Rire de l’Autre, rire avec l’autre

 

Quel est le statut du rire dans la psychose ? Dans son livre passionnant Le spectre du rire et la clinique du sujet, Grigory Arkhipov déplie une scène du film de Buñuel El dans laquelle Francisco, torturé par un délire de jalousie en pleine messe, se trouve en proie à une hallucination où les rires sardoniques des paroissiens se déchaînent et le mettent à nu. Bien souvent, le sujet psychotique se vit comme celui dont on rit, celui dont on se moque. C’est un rire qui exclut sa subjectivité et le réduit à son être de déchet, un rire sardonique lié au « dépouillement des voiles moïques qui constituent l’ego »[1].

De même, le rire de Schreber « n’a rien d’amical »[2]. C’est un rire qui raille Dieu, ce Dieu qui a commerce avec les cadavres et ne comprend strictement rien « en ce qui concerne l’intérieur d’un être humain en vie »[3]. Le président est en retour moqué par la ritournelle des rayons divins qui l’appellent « Miss Schreber, miss Schreber ! ».

Dans la clinique avec les enfants psychotiques, on rencontre souvent la moquerie, le rire imputé au semblable, ou en miroir, provenant du sujet pour discréditer le petit autre sur un versant imaginaire. Dans son article « Clinique ironique », Jacques-Alain Miller distingue l’ironie de l’humour : « les deux font rire, mais se distinguent par structure »[4]. Ce qui les différencie essentiellement, c’est le mode de rapport à l’Autre qu’ils impliquent. J.-A. Miller fait de l’ironie l’apanage du schizophrène qui traite les mots comme les choses car pour le schizophrène, le symbolique est réel. L’humour est réservé au névrosé, dans la mesure où « [l]e dit humoristique se profère par excellence au lieu de l’Autre »[5], il vise un au-delà de l’Autre ainsi que Lacan l’analyse à partir du Witz de Freud. « L’ironie au contraire n’est pas de l’Autre, elle est du sujet, et elle va contre l’Autre. Que dit l’ironie ? Elle dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie »[6].

Néanmoins, le maniement du rire me semble très précieux dans le traitement des enfants psychotiques et peut marquer des moments importants dans la cure. Ainsi, il est frappant d’observer combien dans la clinique en institution, le rire occupe une place essentielle. Un certain maniement de l’ironie me semble être une tentative de restaurer le lien social, et d’inclure l’Autre. Je fais l’hypothèse que cette forme d’ironie est un traitement du rire moqueur, une manière pour le sujet psychotique de traiter l’Autre. Et cet Autre qui le persécute, c’est d’abord le parasite langagier. Lorsque, au lieu d’être ri par l’Autre, l’enfant peut se faire auteur d’une blague et tenter un jeu de mots en vous incluant dans son rire, quelque chose s’allège et le décolle de l’être d’objet qu’il est pour l’Autre.

Ainsi, les enfants que nous recevons à l’hôpital de jour nous indiquent à quel point la greffe du langage n’a pas pris pour eux : l’un s’exprime par des ritournelles qu’il prélève de dessins animés, l’autre interdit à quiconque de prononcer les noms propres qui le mettent dans une excitation explosive, un autre encore ne supporte pas que l’on fasse la liaison entre les mots, etc. Et voilà que cet enfant qui pense toujours que l’on se moque de lui se met à rire de mon nom qu’il découpe : Bouille rit ! je ris avec lui. Désormais, dès qu’il me croise, il vient vérifier que nous pouvons rire ensemble. Avec un autre, ce sera une erreur de ma part sur un nom qui déclenchera son rire et qu’il corrigera. Il pourra ensuite écorner les mots exprès, pour rire avec moi des mots qui le persécutent.

Quelle fonction a le rire pour ces enfants ? Il ne s’agit pas seulement de rire de moi parce que je me trompe ou que mon nom prête à la blague, en entamant la consistance de l’Autre, mais également de rire avec moi en vérifiant que je ris bien avec eux et que j’ai compris leur blague. Ils me font partenaire de leur rire qui traite et tord l’Autre du langage ! 

Hélène de La Bouillerie

 

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[1] Arkhipov G., Le spectre du rire et la clinique du sujet. Varias théoriques et psychopathologiques, Rennes, PUR, 2021, p. 211.

[2] Ibid., p. 215.

[3] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975, p. 55.

[4] Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, 1992, p. 5.

[5] Ibid.

[6] Ibid.




La passe, pierre de touche

 

 

À propos du livre de Jacques-Alain Miller, Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin, 2022.

Qu’est-ce qu’un analyste ? Le produit de son analyse, répond Jacques-Alain Miller. C’est la condition freudienne pour avoir chance d’exercer la psychanalyse sans être trop encombré par sa jouissance. Lacan pousse cette condition dans ses retranchements logiques : là où Freud relève une impasse, il propose la passe comme pierre de touche vérifiant l’opération.

Mais elle est aussi pierre de scandale. Les crises de l’École sont toujours liées à des crises de la passe, dit-on. Le livre de J.-A. Miller permet de comprendre que crise et passe consonnent par essence et non par accident[1] : porteuse d’un réel irréductible, la passe n’a pas vocation à entrer dans les petits trous. D’ailleurs, n’est-ce pas le sel incomparable de chaque témoignage ? Cependant, quelque chose cloche toujours au Royaume de la passe. Jamais dans les clous, jamais rodée. Trop ceci, pas assez cela. Le consensus ne lui sied pas et ses ratés demeurent inéluctables… L’invention de Lacan pour contrer le ronron groupal et frayer une issue à la crise de son École ne cesse de causer du dérangement. Si, comme le pointe J.-A. Miller, le psychanalyste est ami de la crise[2], la passe en est un émissaire, un vecteur primordial. Ce tropisme critique est précisément son atout pour résister aux dangers polymorphes (poncifs, ésotérisme, lauriers, rumeurs assassines, pléthore ou au contraire désertification…) qui la menacent d’asphyxie. Les crises appellent de l’inédit, et l’événement que constitue cette parution en est un magnifique témoignage.

Encore faut-il spécifier et analyser ladite crise. J.-A. Miller s’y est plongé. Avec brio, son « Liminaire » nous offre une mise en perspective de la passe à l’ECF, depuis sa conception. Il interprète avec acuité l’expérience actuelle de l’École. Réveillé, stimulé, le lecteur y trouvera à s’orienter dans le moment présent.

Une impressionnante série de contributions (prononcées ou écrites entre 1977 et 2002) nous embarque dans l’aventure de la passe, avec ses figures et ses avatars. Des huit parties qui composent l’ouvrage émergent des facettes entrecroisées.

Épistémiques – il s’agit bien sûr de la doctrine de la passe, c’est-à-dire de la manière (évolutive) dont est conceptualisée la fin de l’analyse ; le choix des textes vaut invitation à reconsidérer ses fondements princeps chez Lacan.

Cliniques – les variations insoupçonnées de cette clinique foncièrement rétive au formatage donnent des aperçus uniques sur la cure, ses modalités de sortie et ses impasses ; le lecteur s’enseignera avec bonheur des exposés (inédits, introuvables ou confidentiels) issus de l’expérience des cartels de la passe dont J.-A. Miller rend compte.

Politiques – on appréciera la pluralité des leçons institutionnelles qui se dégagent au fil de la lecture ; évoquons par exemple la dialectique subtile entre, d’une part, un désir ô combien décidé pour la passe et, d’autre part, les débats et les malentendus indispensables à la maturation collective du dispositif.

Le tressage de ces facettes rend sensible le nouage intrinsèque de ces trois dimensions : la passe comme terminaison de la cure, le psychanalyste, l’École ne sont pas des options facultatives. Si l’École de Lacan est celle de la passe, c’est qu’elle n’est pas une confrérie de psychanalystes, mais un ensemble dés-agrégé, et ce, pour la psychanalyse.

À rebours des idées trop bien reçues et de l’usure de la répétition signifiante, Comment finissent les analyses sculpte à nouveaux frais les reliefs et les arêtes de la passe. Son apparente transparence cède le pas à une sérieuse opacité. Dissonances et contrepoints font résonner les paradoxes et les apories qui lui font inévitablement cortège.

Le plus frappant est la force d’entraînement d’un travail d’élucidation constamment remis sur le métier. La reprise de tel ou tel point rehausse et densifie les questions. Pas de place pour le rabâchage dans la série de textes rassemblés ici par J.-A. Miller. Chacun est une pierre de touche, participant de l’ensemble avec sa singularité et sa part d’invention. Quoi de plus évocateur du désir de l’analyste ?

Pascale Fari

[1] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364 : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance ».

[2] Miller J.-A., « Une crise, c’est le réel déchaîné », interview, Marianne, 11 octobre 2008. Disponible sur internet.




CHRONIQUE DU MALAISE : La haine au temps du coronavirus

 

Si Gabriel García Márquez abordait l’amour au temps du choléra, ne faudrait-il pas parler de la haine au temps du coronavirus ? Avec lui, la haine est devenue plus évidente encore. Une haine politique, une haine subjective, une haine issue de la peur. Une haine dans le rapport à l’autre qui constitue un danger, une haine dans le rapport à l’État, une haine face aux décisions engagées, vécues comme imposées. Le bien pour tous n’est pas vécu comme un bien pour soi, et le bien pour soi exclut parfois celui des autres.

Le fameux amour pour le prochain dévoile la haine comme sa part cachée. On rejoint la critique par Lacan du commandement biblique d’aimer son prochain comme soi-même. La haine habite soi-même autant que son prochain : « Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? Car dès que j’en approche – c’est là le sens du Malaise dans la civilisation – surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule »[1].

Quand la pandémie s’insinue dans les corps, elle s’en prend aussi à la société. Au XIXe, face au typhus, Rudolf Virchow l’avait déjà énoncé en une formule saisissante où il considérait une pandémie comme un phénomène social, avec quelques aspects médicaux ! C’est ainsi qu’il a été amené à nouer du même coup médecine et politique : « La médecine est une science sociale, et [que] la politique n’est rien d’autre que la médecine à grande échelle »[2]. Ce à quoi on pourrait ajouter Freud « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié »[3]. R. Virchow, avec Freud, nous amène à faire d’une pandémie un phénomène social qui implique, de façon majeure, des phénomènes subjectifs tels que l’angoisse, mais aussi la haine.

Tel est le malaise. La pandémie virale se double d’une pandémie de haine. Si le combat contre la pandémie est un combat pour la vie, cela n’empêche pas qu’un travail de mort soit en jeu au cœur même de cette lutte, une pandémie de pulsion de mort par-delà la pandémie virale. Ces mouvements contradictoires s’intriquent, se cristallisent sous la forme d’une ambivalence où coexistent simultanément des forces contraires, non compatibles : confiance et défiance, peur et défi, solidarité et haine.

Quelle est la fonction de la haine si évidente dans le contexte pandémique actuel ? De quoi l’humain se préserve-t-il en la retournant contre l’autre ? Quelle menace peut conduire à la haine de l’autre ? S’agit-il vraiment d’une peur de l’autre ? Ou d’une peur de soi, d’une peur de quelque chose en soi ? N’y aurait-il pas paradoxalement quelque chose de vital dans la haine, même s’il s’agit d’une tendance qui va contre la vie : une contradiction fondamentale entre les racines et les conséquences de la haine ? L’humain se sauve à travers la haine. Freud pointe justement ce paradoxe dans sa réponse à Einstein en 1932 sur la question « Pourquoi la guerre ? » : « L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui. »[4]

La peur ouvre à un risque totalitaire, en nourrissant la servitude : une servitude volontaire qui peut s’installer à l’insu de chacun, à l’insu de tous. Tel est le malaise. Chacun est à risque d’y participer. Qu’en sera-t-il des frontières, des liens sociaux, de la place des enfants ? Qu’en sera-t-il de l’amour ? Qu’en sera-t-il de soi ? Qu’en sera-t-il de la société ? C’est aussi la responsabilité de la psychanalyse de faire coupure dans le malaise comme seule issue. Encore faut-il qu’elle s’y consacre comme une priorité, dans l’époque contemporaine où l’intime se conjugue autant avec le collectif.

François Ansermet

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 219.

[2] Virchow R., Virchow RC. Collected essays on public health and epidemiology. Vol 1. Rather LJ, rédacteur. Boston, MA : Science History Publications ; 1985, cité par L.C Low, N. Rajaram, « Virchow 2.0. et la promotion de la santé par les médecins », Can Fam Physician. 2020 Dec ; 66(12) : 887-890. Disponible en ligne.

[3] Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, éditions Payot, 2001, p. 137.

[4] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 211.