ÉDITORIAL : Au nom du pire

Dans un article sur les valeurs de la jeunesse et la culture, le journaliste Michel Guerrin rapporte plusieurs constats sur les nouvelles sensibilités des jeunes générations, par exemple au sujet des artistes qui s’emparent d’une autre culture que la leur : « Cette question de l’appropriation culturelle et son corollaire, la cancel culture, est surtout répandue aux États-Unis, mais elle gagne [en France] le langage de certains jeunes » [1]. Il mentionne des études sociologiques sur les préoccupations des 18-35 ans, qui sont marqués par une forte polarité dans leur positionnement : « deux catégories de jeunes que tout oppose et qui prennent la création en étau. D’un côté, les conservateurs et nationalistes […] se sentent majoritaires et mettent en avant la tradition chrétienne d’une France une et éternelle, pouvant déceler dans la création des signes de décadence. De l’autre, les multiculturalistes, issus de minorités multiples, militent pour une France plurielle, dénoncent toute discrimination, disent la primauté de l’égalité sur la liberté et la fraternité » ; « Ensemble, ces deux jeunesses forment une majorité avec l’identité pour ciment » [2].

Mark Lilla, essayiste américain, a lui aussi relevé ce point de convergence entre la cancel culture et la droite identitaire sous l’ère Trump. Si, en apparence, l’une veut abolir les symboles du passé et l’autre les réinstaurer, en réalité toutes deux tombent dans un pur et simple « affrontement identitaire conduit par la logique des contraires » [3], précise Olivia Bianchi. Or, poursuit M. Lilla, les « symboles de la nation, la religion, et la famille sont plus profondément enracinés dans la nature humaine que la diversité et la tolérance » [4].

Freud notait que la culture a pour fonction de réprimer le penchant naturel de l’homme pour l’égoïsme et l’agression. Et il ajoutait que, du fait de l’existence de cette « hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation » [5]. C’est un combat vital, affirme Freud, car si la culture inhibe, symbolise ou métaphorise la pulsion, elle doit lutter en permanence contre des forces qui lui sont contraires. L’homme doit ainsi renoncer à la satisfaction de sa pulsion et à une part de son identité pour faire œuvre commune : « le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de part l’élévation du sentiment de culpabilité » [6].

Le mouvement de la cancel culture pourrait lui aussi, à courte vue, aller contre la pente de l’homme à dominer et exploiter son prochain. Il a commencé par viser des personnalités, mortes ou vivantes, accusées d’esclavagisme, de racisme, d’agression sexuelle, mais, rapidement, il s’est attaqué à n’importe quelle personne jugée coupable de propos ou gestes offensants. Tandis que le mouvement de la culture, tel que Freud l’a décrit, tend à réprimer, inhiber, refouler les pulsions agressives et permet ainsi leur traitement, l’opération de la cancel culture vise à changer le réel de l’Histoire par l’annulation, c’est-à-dire la volonté de forclore toute pulsion, ce qui est impossible. La cancel culture, pleine de louables intentions, veut faire censurer et interdire tel auteur à l’université [7], déboulonner des statues, changer des noms de rue… Et ce faisant, elle produit un retour dans le réel, un retour réactionnaire encore plus féroce que ce qu’elle tente d’annuler. En traquant et en effaçant toute trace sensible de l’Histoire, la cancel culture participe à créer une impossibilité logique de la traiter, en empêchant justement toute Aufhebung, où « tout recommence sans être détruit pour être porté à un niveau supérieur » [8], comme le définit Jacques-Alain Miller.

À propos du racisme, il signale le caractère illusoire de toute volonté d’effacement ou de remplacement d’un discours par un autre : « les races sont des effets de discours. Cela ne signifie pas simplement des effets de blablabla. Ce n’est pas dire, comme le voudrait tel gentil professeur de médecine, qu’il faudrait prendre les enfants dès la maternelle pour leur expliquer que l’Autre est pareil ; ce serait évidemment plus sympathique que de leur dire que l’Autre est l’Autre. Peut-être serait-il préférable de l’apprivoiser, cet Autre, plutôt que de le nier ? Dire qu’une race est un effet de discours ne signifie pas que cet effet de discours intervienne à la maternelle, mais que ces discours sont là. Ils sont là comme des structures. Il ne suffit pas de souffler dessus pour que ça s’envole » [9].

[1] Guerrin M., « “En découvrant les valeurs de la jeunesse, le monde culturel constatera, en creux, que la liberté d’expression est sacrément ébranlée” », Le Monde, 5 novembre 2021, disponible sur internet.

[2] Dabi F., cité par M. Guerrin, « En découvrant les valeurs de la jeunesse… », op. cit.

[3] Bianchi O., « “Une censure abat son glaive sur des œuvres qu’une relecture arbitraire juge sans discernement racialistes ou racistes” », Le Monde, 29 juin 2020, disponible sur internet.

[4] Lilla M., La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018, p. 11.

[5] Freud S., La Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 55.

[6] Ibid., p. 77.

[7] Cf. Jouan H., « À l’université d’Ottawa, le mot qui ne doit jamais être prononcé », Le Monde, 30 octobre 2020, disponible sur internet.

[8] Miller J.-A., « Point de capiton », La Cause du désir, n°97, novembre 2017, p. 87, disponible sur le site de Cairn.

[9] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », Mental, n°38, novembre 2018, p. 152.




« Cancel culture » : vers un monde sans histoire

La cancel culture nous vient des États-Unis. Ce mouvement y serait né en 2015 selon l’historienne Laure Murat [1] et, selon elle encore, les mouvements #MeToo et Black Lives Matter lui ont emprunté ses modes d’expression et ses pratiques : celles-ci vont du boycott au cyber harcèlement en passant par le sitting et le déboulonnage des statues de personnages jugés s’être très mal conduits à leur époque. Une des actions qui a fait événement est celle du déboulonnage à Bristol de la statue d’un marchand d’esclave, Edward Colston, littéralement arrachée de son socle et précipitée dans le port. Elle a été remplacée par celle d’une jeune femme noire ayant participé au mouvement Black Lives Matter, sous le titre a surge of power, « une montée en puissance » [2]. D’autres ont suivi : celle du général Lee, d’autres sont en sursis comme celle de Colbert.

La statue d’E. Colston est actuellement accueillie au musée de la ville de Bristol. Ceci est pour nous une indication : son entrée au musée a réintroduit la temporalité de l’histoire, le temps long ou profond, pour reprendre la notion mise au point par Braudel [3], et apaisé la vindicte des contempteurs d’E. Colston.

Car l’une des caractéristiques de la cancel culture, ce n’est pas la seule, est précisément l’abolition du temps. Elle rend à la vie ces personnages de l’histoire, elle leur rend leurs mobiles, leurs actions, leurs intentions mesurés à l’aune d’une lecture contemporaine. Nous avons tout à coup affaire à des êtres vivants dont les statues s’animent et interpellent le monde dans un face à face clivant et mortifère.

De ce point de vue, l’expansion de la cancel culture suit le double mouvement de l’évaporation du Nom-du-Père [4] et de la dissolution du réel dans le relativisme [5] ambiant.

En effet, pour Lacan le temps appartient à cette dimension du réel. C’est ce que fait valoir Jacques-Alain Miller dans son cours : « Pour compléter ce bout de réel, il faudrait sans doute ajouter, au moins se poser la question de savoir si le temps, lui, ne serait pas réel. » [6]

Un autre élément vient en renfort : la contraction des espaces et des distances voyagent de conserve avec la dilution du temps. La révolution informatique, la communication instantanée, l’immatérialité des liens entre les hommes et les mondes corrompent le bonheur nouveau des échanges virtuels aussi sûrement que « la chatouille […] finit par la flambée à l’essence » [7].

Les frontières sont poreuses, les époques se mélangent et des personnages disparus depuis des siècles se voient de nouveau jetés dans l’action la plus brûlante. Un monde ouvert a succédé à celui borné par le Nom-du-Père, un monde qui répond à la logique du pas-tout, dont la marque est l’illimité et l’infini.

Gageons que la cancel culture est un autre nom du malaise dans la civilisation, accompagné de son cortège de haine et de ségrégation, qui puise son énergie, comme Freud l’a montré, dans la pulsion de mort.

[1] Murat L., « La “cancel culture”, dernier recours d’une population sans autre voix que l’Internet », Le Monde, 1er août 2020, disponible sur internet.

[2] Le Monde avec AFP, « Royaume-Uni : à Bristol, la statue d’un marchand d’esclaves remplacée par celle d’une manifestante de Black Lives Matter », Le Monde, 15 juillet 2020, disponible sur internet.

[3] On doit à Fernand Braudel la notion du temps long en histoire. Une appréhension de l’histoire sur le temps long en opposition à l’histoire évènementielle, qui infecte maintenant le temps politique ou le temps médiatique.

[4] Tel que le rappelait Jacques-Alain Miller lors de la dernière assemblée générale de l’École de la Cause freudienne.

[5] Paraphrase de Jacques-Alain Miller dans son article « La psychanalyse, la cité, les communautés », La Cause freudienne, n°68, mars 2008, p. 114, disponible sur le site de Cairn.

[6] Miller J.-A., « L’envers de Lacan », La Cause freudienne, n°67, octobre 2007, p. 138, disponible sur le site de Cairn.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 83.




Affaires sensibles…

Que l’artiste toujours précède [1] le psychanalyste, selon la formule de Lacan dans son « Hommage fait à Marguerite Duras », indique l’aptitude des artistes à attraper certains traits saillants de la « subjectivité de [leur] époque » [2]. À ce titre, le dernier album d’Orelsan semble bien de son temps. D’emblée, son titre, Civilisation, interpelle, résonnant avec le célèbre ouvrage de Freud en ceci qu’il y est question du malaise [3]. Dans « L’odeur de l’essence » [4], le single promotionnel de l’album, le rappeur décrit l’état de notre société dans laquelle « tout le monde est sensible, le monde entier devient susceptible, tout le monde est sur la défensive » [5]. Par l’adjectif « sensible », il désigne un insupportable à tolérer la parole de l’Autre.

Il n’y a qu’à faire un saut sur Twitter ou n’importe quel autre réseau social pour vérifier la justesse de son propos : « Plus personne écoute, tout le monde s’exprime […] on s’crache les uns sur les autres, on sait pas vivre ensemble » [6]. Et en effet, des militants woke qui font interdire Les Aristochats [7] sur la plateforme Disney, au prétexte qu’un chat siamois y soit représenté les yeux bridés, à la marque Évian s’excusant d’avoir incité à boire de l’eau le premier jour du ramadan, ou encore des militants trans offensés par un tweet ironique de J. K. Rowling au point qu’elle en reçoive des menaces de mort. Les exemples signalant l’escalade de la susceptibilité ne manquent pas. Le moindre propos a aujourd’hui le pouvoir de déclencher une haine féroce envers celui qui exprime son point de vue, faisant des réseaux sociaux une véritable foire d’empoigne.

Dès lors, comment lire ce phénomène moderne ?

C’est comme si le lien social lui-même était atteint par ce qu’Ernst Kretschmer nommait Der sensitive Beziehungswahn, le « délire de relation des sensitifs ». Si référer ce phénomène à la sensitivité de Kretschmer n’épuise pas la question, il est tout de même frappant de remarquer qu’il s’inscrit dans l’époque de « l’évaporation du père » [8], évoquée par Lacan dès 1967. En annonçant la ségrégation à venir, ce dernier nous éclaire sur le malaise contemporain à l’ère des réseaux sociaux : « Nous croyons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéise les rapports entre les hommes. Je pense au contraire que ce qui caractérise notre siècle, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières. » [9]

Sensible, hautement sensible, hyper sensible, ces signifiants épinglent un trait de la subjectivité de notre époque qui tend à monter toujours plus de barrières entre les uns et les autres.

Et si « la haine les fait basculer dans les extrêmes » [10], comme le rappe Orelsan, la psychanalyse reste une boussole pour s’orienter quant au malaise dans la culture. En effet, elle peut permettre à celui qui en fait l’expérience de se rendre responsable de ce qui le cause et de reconnaître que la haine de l’Autre est une haine de soi en tant qu’au fond de soi gît une irréductible altérité [11].

[1] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192-193.

[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[3] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.

[4] Orelsan, « L’odeur de l’essence », Civilisation, album, France, 2021.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Disney W., Les Aristochats, film d’animation, États-Unis, 1970.

[8] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8, disponible sur le site de Cairn.

[9] Ibid.

[10] Orelsan, « L’odeur de l’essence », op. cit.

[11] Cf. Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020.




Le « point de réversion » *

Les activistes woke ont pris pour habitude de dénoncer toute personne en vue qui aurait enfreint de façon plus ou moins avérée les codes sociaux relatifs à la race ou au genre, codes qu’ils ont eux-mêmes énoncés. Est-ce la colère qui les pousse, celle dont Sénèque repérait en son temps qu’elle enflammait les esprits irritables à la moindre apparence d’injure qui frappe [1] ?

La rage et la colère ne peuvent seules expliquer cette détermination dont l’ambition première est de lutter contre les inégalités et les discriminations de sexes et de races. Quelque chose de plus profond, de plus obscur, œuvre dans ce mouvement dont l’ambition est une réforme des jouissances ; et, plus précisément, de la jouissance phallique conçue comme un principe de domination.

Malgré les nombreux brouillages qui rendent difficile la compréhension des concepts qui sous-tendent ces furieuses volontés, le point visé est très clair : l’effacement du sujet. L’écrasement de la place du sujet dans son adresse à l’Autre est assuré par la notion d’identité devenue le blason de toutes les haines et de toutes les rivalités. En conséquence, l’effacement de l’Histoire se retrouve dans toute entreprise initiée par la cancel culture, qui est l’une des émanations les plus actives du mouvement woke.

Prenons l’exemple commenté par Robert Badinter concernant la notion dite de race. Le conseil municipal de la ville de New York a décidé d’enlever de sa salle des séances la statue de Thomas Jefferson, l’auteur de la déclaration d’indépendance, un des hommes les plus importants de l’histoire des États-Unis. On lui reproche d’avoir eu des esclaves dans sa plantation en Virginie. Robert Badinter le commente ainsi : « Avant la guerre de Sécession, il y avait des esclaves, c’était comme ça ! On ne peut pas demander à Jefferson de se conformer aux normes de notre époque. C’est le crime de rétroactivité, il est coupable d’un crime qui n’existait pas à son époque. Il y a là une lecture de l’histoire à travers les lunettes d’aujourd’hui qui rend aveugle, qui brouille la vue. […] On doit aller vers le passé avec attention, précision et respect, on ne doit pas exiger du passé qu’il soit conforme aux valeurs du présent » [2].

Cet effacement des symboles « caractéristique de la cancel culture » est la parfaite illustration « du point de rebroussement, du point de réversion » [3] à partir duquel les intentions de départ deviennent tyranniques. Ainsi se constitue un espace irreprésentable qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.

* Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du champ freudien », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 54, disponible sur le site de Cairn.

[1] Sénèque, L’Art d’apaiser la colère, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 11.

[2] Badinter R., « Combats, Robert Badinter », entretien avec L. Adler, France Inter, 21 octobre 2021, disponible sur le site de France Inter.

[3] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole… », op. cit., p. 54.




« Cancel culture » – une machine à « faire honte »

Dans ses « Intuitions milanaises », Jacques-Alain Miller propose de déchiffrer « le spectacle du monde » contemporain à partir de la « machine du pas-tout » [1] dans laquelle les barrières sont abolies. Interdire est contradictoire avec la logique du pas-tout : « il n’y [a] plus rien […] qui soit dans la position de l’interdit » [2]. Lacan le présageait : l’interdit d’interdire annonce l’abolition de la honte et l’arrivée de son corollaire : l’impudence. Un effet de structure s’impose alors : « une éclipse du regard de l’Autre comme porteur de la honte » [3]. On constate aujourd’hui que la honte, telle qu’elle est revisitée par J.-A. Miller dans sa « Note sur la honte », est abolie et elle revient sous la forme d’un pousseà-l’obscénité.

La cancel culture en appelle à la justice sociale. En dénonçant une personne ou comportement problématique, on imagine l’empêcher de nuire. Il s’agissait initialement de s’attaquer à des personnes dont la responsabilité pouvait être escamotée, fait de leur position dominante. Cependant, on observe parfois d’autres buts derrière. Par exemple, c’est le cas de cette femme qui, avant de s’envoler de Londres vers Le Cap, a posté un tweet raciste. Treize heures plus tard, le temps de son trajet, elle était licenciée. Ou plus récemment, cette femme trans-militant qui avait sollicité un artiste pour faire dix secondes de voix off sur sa chaîne YouTube. Comme la position de ce dernier concernant la trans-identité fait controverse au sein de leur communauté, elle a été instantanément « annulée ».

Le risque étant de propulser des Social Justice Warriors, des soldats de la justice sociale, à rester pretendument « éveillés » – woke – au point parfois d’être éblouis, aveuglés. L’expansion et la banalisation de cette culture de l’annulation est un syndrome criant du malaise de notre civilisation. Cette humiliation publique, sans limite et immédiate, est un phénomène contemporain. Chacune et chacun est autorisé, à travers des réseaux sociaux, à faire justice et ainsi à participer au spectacle du monde : « Regardez-les jouir pour en jouir » [4]. « [I]l n’y a plus de honte » [5], disait J.-A. Miller. La haine se déchaîne avec obscénité, sans voile.  

La démocratie politique implique qu’on supporte « une fracture de la vérité » [6] et qu’on trouve dans l’autre « non pas un ennemi qui veut ma mort mais un contradicteur » [7]. Ce régime est celui où « la guerre se gagne […] alors qu’on n’en a jamais fini avec [la] confrontation » [8]. Dans le contexte de la culture de l’annulation, s’agirait-t-il, à l’inverse, d’une guerre qui ne cesse pas, car la simple confrontation deviendrait un danger mortel ? Un ségrégationnisme radical est à l’œuvre. La machine du pas-tout s’accompagne de « zones restreintes de certitudes » [9] aux repères toujours plus éphémères, puisque, dans les réseaux sociaux, bien souvent ces repères changent. Ces « bulles de certitude » [10] sont aussi volatiles que des bulles de savon, mais leurs victimes s’avèrent bel et bien réelles.

[1] Miller J.-A., « Intuitions milanaises [2] », Mental, n°12, mai 2003, p. 18.

[2] Ibid., p. 17.

[3] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n°54, juin 2003, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 5.

[4] Ibid., p. 6.

[5] Ibid., p. 7.

[6] Gauchet M., La Démocratie contre elle-même, cité par J.-A. Miller, « Intuitions milanaises [1] », Mental, n°11, décembre 2002, p. 12.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Ibid.

[9] Miller J.-A., « Intuitions milanaises [2] », op. cit., p. 21.

[10] Ibid., p. 16.