ÉDITORIAL : Lacan, toujours

La rentrée éditoriale de l’École de Lacan n’est ni mouvementée ni agitée, elle est volcanique ! La puissance du discours psychanalytique y est pour quelque chose dans cet évènement qui marque le quarantième anniversaire du décès de Jacques Lacan.

Cinq ouvrages à lire, à consulter, à étudier… Une joie pour les lecteurs, une aubaine pour les chercheurs, une surprise pour les analystes, un trésor pour les analysants.

Cette rentrée éditoriale en forme de feu d’artifice propose aux lecteurs, à travers les nouvelles publications des éditions Navarin : un numéro hors-série de la revue du Champ freudien Ornicar ? intitulé Lacan Redivivus, volume dirigé par Jacques-Alain Miller et Christiane Alberti qui rend compte au plus près de ce que fut l’homme Lacan ; puis deux textes de Lacan commentés par Jacques-Alain Miller et publiés dans la nouvelle collection La Divina, La Troisième, suivi de Théorie de lalangue de Jacques-Alain Miller, et Aux confins du Séminaire.

Pour leur inauguration, les Presses Psychanalytiques de Paris, nouvelles éditions de l’École de la Cause freudienne, font paraître : Pourquoi Lacan, sous la direction d’Anaëlle Lebovits-Quenehen et Le Désir de Lacan, sous celle de Bruno de Halleux.

Ce puissant élan, impulsé par le désir de Jacques-Alain Miller, fait de ce mois de septembre un temps d’étude.

L’Hebdo-Blog, Nouvelle série s’est lancé à toute vitesse dans la lecture de ces ouvrages et s’associe ainsi à une rentrée plus que jamais placée sous l’égide de Jacques Lacan.

 

Sont disponibles à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe :

Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021 : cliquer ici.

Lacan J., Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021 : cliquer ici.

Lacan J., La Troisième & J.-A. Miller, Théorie de lalangue, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021 : cliquer ici.

Lebovits-Quenehen A. (s/dir.), Pourquoi Lacan, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2021 : cliquer ici.

De Halleux B. (s/dir.), Le Désir de Lacan, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2021 : cliquer ici.

 




« Redivivus » – Lacan inédit, un cadeau monumental

Lacan, apprend-on dans ce numéro d’Ornicar ? hors-série [*], n’aimait pas parler du passé [1]. Sans doute aurait-il eu le goût de parcourir ce volume dans lequel « jadis » n’est pas isolé, nimbé de lumière, mais diffracté en divins détails qui, mis bout à bout, cernent la logique d’une vie.

Pour construire ce numéro, une pluralité de documents inédits ont été extraits des archives où ils auraient pu rester enfouis à jamais : notes, manuscrit, lettres, comptes rendus de présentations de malades, mais aussi témoignages réalisés et collectés pour la publication. Nombre de ces pièces originales sont reproduites en format image qui donne le sentiment d’un contact avec la graphie singulière de Lacan. Un tel chantier n’aurait pu voir le jour sans le désir de Jacques-Alain Miller, Christiane Alberti et de l’équipe en charge du numéro d’offrir in fine cette création monumentale au lecteur.

Cette vaste entreprise a pour effet immédiat de faire voler en éclat la légende noire du psychanalyste fantasque, avide de pouvoir et d’argent. Dès le premier document, daté de 1934, le profond « Carnet des rêves », ce n’est pas un maître que l’on côtoie, mais un analysant au travail, attentif aux modes de progression de son analyse, notant ses rêves dont il collecte précieusement les zones d’opacité. Autre document précieux, le manuscrit inachevé « Mise en question du psychanalyste », datant de 1963, probable tentative de synthèse de ses années d’enseignement, abandonnée au profit du projet du recueil que seront les Écrits. On y saisit combien le mouvement de l’homme ne tend pas vers l’édification d’une œuvre, mais opère un mouvement inverse : « Il y a des penseurs qui adorent dire : “Je me suis trompé, je recommence autrement.” […] Lacan non, et c’est plutôt par des déformations de type topologique que ça se passe, ces transformations internes, ça se gonfle et se dégonfle. Lacan, c’est comme s’il était born again tous les matins ! » [2]

L’homme échappant à sa persona renaît, d’une certaine façon, au fil des pages, car ce penseur hors pair qui attirait une foule se pressant à ses Séminaires, apparaît là dans la complexité des liens avec ses proches : famille, élèves, interlocuteurs, cherchant à poursuivre son enseignement dans ses combats contre le dogmatisme. Ce sont des instants de sa vie, mal connus, qui se trouvent ainsi éclairés, indissociables de moments cruciaux pour la psychanalyse.  

Mais le précieux, mis à disposition du public, c’est la singularité du lien de l’homme à sa recherche qui se perçoit, par exemple, dans cette lettre à Jacques Aubert écrite au cours d’un voyage à Boston. Il constate qu’on lui demande un travail de chaque instant. Pourtant, écrit-il, s’il travaille énormément, il n’est pas tout entier pris dans les conférences qu’on lui demande : « tel que je suis fait, ça me glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard. Je continue à penser à mes nœuds (qui me coincent l’imagination) et à Joyce (dont je me soucie encore ici) » [3].

Lacan est approché au plus près de la cause qui l’anime, saisi par les témoignages de ceux qui ont été ses analysants. Devenus psychanalystes pour certains et membres éminents de l’ECF, ceux-ci transmettent, dans une série d’articles, les points vifs des rencontres avec leur analyste. Du texte d’Éric Laurent, on retiendra l’effet d’un sourire, celui que Lacan lui destine après qu’il ait donné un exposé au congrès de Caracas : « C’était le même que m’avait adressé Lacan quelques années auparavant, dans un congrès de l’EFP à Strasbourg. […] [Lacan] m’arrête […] et me dit : “Votre exposé, je l’ai compris…” J’en avais retiré l’idée que l’effort de clarté n’est pas incompatible avec le fait de se vouloir élève de Lacan et que la compréhension dont il faut se garder dans la clinique n’est pas celle qui concerne le savoir explicite » [4]. De l’expression du visage, toujours teintée de mystère, un sourire indique le plaisir. Il marque, ici, l’accueil joyeux du travail accompli, une élucidation du réel de la clinique sans langue de bois. Un sourire peut faire interprétation, marquant une césure, une ouverture vers une recherche à venir, l’analyse, en tant qu’elle prolonge cette expérience inouïe pour un corps vivant d’être dans la parole.

La valeur épistémologique et éthique de ce témoignage est l’une des pépites de ce volume qui, une fois la lecture entamée, ne vous lâche pas.

[*] Le numéro hors-série de la revue Ornicar ?, Lacan Redivivus, dirigé par Jacques-Alain Miller & Christiane Alberti, paru aux éditions Navarin en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.

[1] Cf. Miller J.-A., « Aux côtés de Jacques Lacan », conversations avec F. Jaigu, in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 317.

[2] Ibid., p. 318.

[3] Lacan J., « Lettre de Jacques Lacan à Jacques Aubert, 1975 », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série, op. cit., p. 214.

[4] Laurent É., « Apprendre à lire, ou le trajet d’une lettre », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série, op. cit., p. 370.




Entre deux orées

« C’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez. »
Jacques Lacan, « La conférence de Caracas », Aux confins du Séminaire

Quelle rentrée époustouflante, après le nouveau grand chantier de fouilles lacaniennes ouvert par Jacques-Alain Miller en avril 2021, voilà, à peine quelques mois plus tard, que paraît aux éditions Navarin Aux confins du Séminaire [*]. Les confins ce sont les limites extrêmes d’un territoire. Dans son empan sémantique, ce mot évoque aussi bien le fin fond des profondeurs, que le bord. C’est à défaut de fond – nul cul-de-sac dans la topologie lacanienne du sujet – que les confins, littoraux et autres lisières prennent pour nous une si grande valeur. Confins a en partie seulement le sens de bornes historiques, se pliant aux nécessités épistémologiques de la polarisation : depuis la préhistoire de son Séminaire en 1952 jusqu’à celle de la Cause freudienne [1] lors de « La conférence de Caracas ». Ce trajet ne dessine pas une voie pleine, mais un parcours entre deux points d’ouverture, deux moments où Lacan fait un pari en s’avançant vers des élèves en devenir. Ainsi, Aux confins… est le trajet d’un bond entre deux orées.

Premières et dernières prises de parole du Docteur Lacan donc, en public, c’est-à-dire avec ses élèves qu’il avait l’habitude, comme il le dit en 1980, « de les élever [lui]-même » [2]. À la borne extrême du temps où il se trouvait en 1980, dans un geste politique d’ouverture (spatiale et temporelle), Lacan semblait lui-même réaliser qu’il aurait à présent des élèves-lecteurs – d’autant plus lecteurs qu’il ne les a jamais vus l’entendre [3]. C’est dire combien l’enseignement vivant, par la parole en acte indissociable du corps, était son souci, sa tenaille. À Caracas donc, il vient voir ses lecteurs l’entendre avant que de les laisser lire, pariant peut-être que les lectures à venir seront marquées de la voix, du corps, du regard.

Pour plusieurs générations d’élèves-lecteurs, dont la mienne qui n’a pas eu la joie de le rencontrer in effigie, la langue du Docteur Lacan fait étrangement passer la chose vivante qu’elle détaille. Prenons ce seul fragment des Confins… dans le Séminaire Sur l’Homme aux loups où Lacan analyse le célèbre cas freudien : « L’enfant est l’étranger échappant à l’ordre où l’on se reconnaît. » [4]

Cette phrase m’a frappée. En effet, elle ne nous dit pas tout, le pas du lecteur y est nécessaire, elle ne dit pas tout, mais elle nomme de si près le cas qu’elle le fait apparaître, comme seuls les artistes parviennent à rendre présent quelqu’un qui n’est pas là, plus là, ou qui n’existe pas. Cette phrase a une portée générale sur l’enfance comme temps logique (ce qu’on nomme l’infantile), elle situe un point d’exil du sujet (le réel), elle esquisse le mouvement dans le procès de subjectivation (dynamique)… Cette phrase, véritable vers clinique, n’est en rien ornementale, dans sa beauté même réside sa justesse, soit son efficacité d’orientation. Il ne s’agit donc pas tant d’une justesse qui dirait ce qui a été – « ce qui advient et se trémousse sur la scène n’est pas ce qui se passe » [5] –, mais d’un procès où didactique et poétique ne sont pas séparés. S’il faut savoir isoler le S1 du S2 pour les besoins de la Cause, ce n’est certainement pas pour renier les pouvoirs évocateurs du dire, ni pour faire consister les S1 à la place de la Vérité.

Revenons aux confins de cet enfant étranger échappant à l’ordre, celui dont Lacan nous dit, quelques pages plus loin, que le « drame [de son] développement » réside dans une « sexualité fendue en éclats ». Ainsi se disait, en 1952, la préhistoire du traumatisme.

C’est le poème de Lacan, soit son enseignement, que nous trouvons à chaque instant dans le flux de ces lignes, un poème qui puise la rigueur du concept dans les canaux de la jouissance, de lalangue, cet habitat de l’être parlant. Même dans cette œuvre serrée et propédeutique dans laquelle le texte freudien est suivi pas à pas, le plus percutant du style de Lacan nous traverse au point où sa langue touche au corps du lecteur, qu’il enseigne de surcroit.

S’il pouvait dire de lui-même qu’il n’était « pas pouâte-assez » [6], Lacan répudiait pourtant « ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet » [7]. C’est un poème qu’il fut et dont il nous laisse le texte, avec la responsabilité de le lire, de « tirer profit de ce qui figure là l’approche de [son] nœud » [8] et d’en faire usage pour trouver, pour son propre cas, « “la note sensible” au sens musical » [9].

[*] L’ouvrage de Jacques Lacan, Aux confins du Séminaire, texte établi par Jacques-Alain Miller, paru aux éditions Navarin dans la collection La Divina en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.

[1] « Je viens ici avant de lancer ma Cause freudienne », dit Lacan à Caracas (Lacan J., « La conférence de Caracas », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 82).

[2] Ibid., p. 81.

[3] Cf. ibid., p. 82.

[4] Lacan J., Le Séminaire, Sur l’Homme aux loups, in Aux confins du Séminaire, op. cit., p. 25.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 2002, inédit.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 22.

[7] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autre écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.

[8] Lacan J., « La conférence de Caracas », op. cit., p. 83.

[9] Lacan J., Le Séminaire, Sur l’Homme aux loups, op. cit., p. 29.




Le ronron

Un petit bruit, un ronron [*]. Le petit félin tourne, se retourne, se prélasse et laisse entendre cette vocalisation si singulière. Inspiration ou expiration ? C’est un son difficile à discriminer, c’est comme le bruit d’un moteur au cœur de son corps, il vibre tout entier : grrrrgrrrr… « [Ç]a passe par son larynx ou ailleurs […]. Quand je les caresse, ça à l’air d’être de tout le corps » [1]. Le ronron, c’est tout simplement « la jouissance du chat », dit Lacan [2].

La Troisième, magnifique conférence de Lacan à Rome en 1974, démarre par un ronronnement. Elle a comme point de départ la jouissance d’un tel son.

Ronron, lalangue

Déjà, lors de la Première[3], « j’y ai dit ce qu’il fallait dire. L’interprétation, ai-je émis, n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque, ce pourquoi j’ai mis l’accent sur le signifiant dans la langue » [4]. Lacan fait un sort au sens. L’équivoque est la seule manière d’arrêter le tonneau des Danaïdes, dont toujours fuit le sens. Extraire le signifiant dans la langue apparaissait en 1953 comme la seule manière d’arrêter le flot. C’est la préoccupation de Lacan. Il a « ajouté depuis, sans plus d’effet, que c’est lalangue dont s’opère l’interprétation » [5].

Lalangue, vœu–veut, non–nom, d’eux–deux [6], où le son l’emporte. Elle est tissée des homophonies [7]. Lalangue est « l’alluvion » [8]. Elle est constituée de sédiments, des graviers, de boue. Elle est un dépôt des débris. « Lalangue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est plutôt la mort du signe qu’elle véhicule. Ce n’est pas parce que l’inconscient est structuré comme un langage que lalangue n’a pas à jouer contre son jouir, puisqu’elle est faite de ce jouir même. » [9]

Jouer contre son jouir. Quelle indication ! Lalangue est le ronron du parlêtre. Le ronron, précise Jacques-Alain Miller dans son commentaire éclairant de La Troisième, « vient illustrer le rapport de l’homme à sa parole » [10]. Le ronron du chat n’est pas sa langue à lui, c’est sa jouissance. La langue, pour les parlêtres « n’est pas faite d’abord pour dire, mais pour jouir » [11]. Ainsi, la « structure du langage est seconde par rapport au ronron » [12].

Ça ronronne, ça jouit

Si tout le corps du chat vibre de son ronronnement, il en va de même pour l’être parlant, dont cette vibration lui est opaque et excessive, elle est « comme un symptôme du corps, comme un réel » [13]. J.-A. Miller précise : « Le corps vivant jouit, et lalangue est faite de cette jouissance. Mais lalangue mortifie la jouissance du corps » [14].

Cependant, quid de la « jouissance du corps qui ne parle pas » [15] ? S’avancer du côté de l’indicible implique de s’extraire du ronronne-ment.

Lacan pose une question fondamentale : « Alors, si on fait dire à n’importe quel mot n’importe quel sens, où s’arrêter dans la phrase ? » [16] La fonction éminente de la coupure est ainsi explicitée. La question n’est pas : « on coupe ou on ne coupe pas ? », mais « où » coupe-t-on ? Dans quel endroit précis doit passer le scalpel ? La coupure hors sens apparaît comme la seule manière d’arrêter le ronron : « Qu’est-ce qui isole un signifiant ? Ce n’est pas concevable sans l’écriture, sans l’instance de la lettre. » [17] Encore une précieuse indication.

J.-A. Miller se réfère à la pièce Chat en poche de Feydeau lors de sa conférence Théorie de lalangue pour faire entendre que lalangue désigne « lalangue du son, lalangue supposée, celle d’avant le signifiant-maître, celle que l’analyse semble délivrer et déchaîner » [18]. Car avant le signifiant-maître, c’est la lallation, le balbutiement. Citons un extrait :

« Pacarel — Allons ! tendez vos verres… et vous savez, c’est du vin ! Je ne vous dis que ça… il me vient de Troyes, ville aussi célèbre par son champagne que par le cheval de ce nom.

Julie — Mais non papa, le cheval et le champagne, ça n’a aucun rapport. Ça ne s’écrit même pas la même chose.

Pacarel — Pardon ! ai-je dit que… cheval et champagne, ça s’écrit la même chose ?

Julie — Je ne te dis pas !… Mais il y a Troie et Troyes… ce qui fait deux.

Landernau — Permettez… trois et trois font six. » [19]

Combien de choses à dire… Allez lire ce petit opuscule de quatre-vingt-douze pages. C’est une mine. Lacan et J.-A. Miller ne ronronnent point, vous en sortirez éveillé.e.s.

[*] L’ouvrage réunissant deux conférences, celles de Jacques Lacan, La Troisième, et de Jacques-Alain Miller, Théorie de lalangue, paru aux éditions Navarin dans la collection La Divina en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.

[1] Lacan J., La Troisième, in Lacan J., La Troisième, suivi de Théorie de lalangue de J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 8.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237-322.

[4] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 25.

[5] Ibid.

[6] Cf. ibid.

[7] Cf. Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », in Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 57.

[8] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 25.

[9] Ibid., p. 26.

[10] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », op. cit., p. 54.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 58.

[14] Ibid., p. 57.

[15] Ibid., p. 58.

[16] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 30.

[17] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », op. cit., p. 59.

[18] Miller J.-A., Théorie de lalangue, in Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 88.

[19] Feydeau G., Chat en poche, 1888, acte I, scène 1, disponible sur internet.




À propos de « Pourquoi Lacan »

Il existe un mouvement dont on connaît mal l’agent, qui défie le temps et le rend à un paradoxe ; un mouvement délié du commun comme il est lié aux nécessités [*]. L’actualité en est, et la teinte vive et le pointillisme, d’un plan déformé de multiples décalages qui s’imposent pour voir autrement – que l’on s’éloigne, que l’on s’approche, les couleurs qui s’éparpillent ou s’ordonnent façonnent ce que l’on appelle parfois l’univers quotidien, celui des sens. Présentement, l’actualité est éditoriale, avec Lacan ; les quarante ans de sa disparition, cette année 2021, un jalon multiple de dix – un multiple qui compte dans son enseignement.

Cause

Avec Lacan, on ne saurait dire si les présents sont disjoints, ou alors sans cesse réunis dans un voisinage qui attrape chacun et le distingue, de l’Autre à l’Autre qui n’existe pas, puis match retour. Par son nom, Lacan contre Lacan, comme le souligne Jacques-Alain Miller ; ce n’est pas on passe à autre chose dans le genre le bon air serait plus clément ailleurs sortons, au diable les conséquences. C’est, on y est. C’est ce que démontre Pourquoi Lacan [1] sans que les auteurs se soient passés le mot mais sous l’égide d’un nom, puisqu’il n’existe pas de comparaison possible entre les contributions. Un Pourquoi Lacan qui n’a pas de causalité et qui inscrit sa cause, celle dont chacun rend compte.

Style

Soustraire la perception des préjudices de l’habitude, des adhésions ordinaires, des mystifications faciles, du commerce des superlatifs. En russe on dit ostranienie à propos de cette opération ; quelque chose comme la singularisation. Le terme en français est estrangement, qui apparait dans Pourquoi Lacan, évoque ce lointain proche, cette transformation qui change chacun et nous évite les relents de la petite histoire avec la grande Histoire et son H – les deux ne font pas rapport, ce en quoi Pourquoi Lacan n’est ni une biographie de Lacan, ni un bruit de couloir de ceux qui l’ont connu ou de ceux pour qui c’est Lacan après Lacan.

Moment

Ce jour de la quarantième année qui succède au 9 septembre 1981 – ce quarante dont les résonances sont changeantes et se prêtent peu aux assonances – en début de matinée sur les réseaux dits sociaux, un journaliste constate : il y a du monde rue de Rivoli sur des engins à plus ou moins deux roues. Il dit : « Je suis impatient de voir le compteur de passage ce soir. » Dans la rue, certains téléphonent, on entend des phrases qui passent, ralentissent, doublent : « Quand tu vas sur le site, en fait, tu as les chiffres et, mais non, il faut… » Un autre : « Il doit ouvrir le tableau pour regarder si… » Encore un autre : « Sauf s’il dit que l’on doit en parler, mais moi… » On, je, nous, moi comptent sur le tableau. On arrivera à quatre mille le soir, plus demain peut-être ; être impatient.

Les multitudes, précisément. Lacan, concernant le message télégraphique transmis de Paris à New-York, épingle ceci : « le miracle ne serait pas plus grand de télégraphier à deux centimètres » [2]. Le paradoxe nous intéresse : le déplacement doit contenir en même temps un impossible dans l’unité de lieu comme telle. Sans quoi, Lacan parle d’un effondrement du mirage subjectif [3]. Pourquoi Lacan s’oppose au mirage des compteurs et ne connaît pas le temps ; c’est un lieu du moment. 

[*] L’ouvrage collectif, dirigé par Anaëlle Lebovits-Quenehen, Pourquoi Lacan, paru aux Presses Psychanalytiques de Paris en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.

[1] Lebovits-Quenehen A. (s/dir.), Pourquoi Lacan, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2021.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 48.

[3] Cf. ibid.

 




Un désir en corps

Vingt-et-un témoignages.
Vingt-et-une traces d’une rencontre avec un désir en acte.
Vingt-et-un styles.

Le Désir de Lacan[*] s’ouvre sur une leçon inédite du Séminaire « R.S.I. » de Lacan qu’il a prononcée le 19 novembre 1974. Il y annonce tout de go que « si l’analyse est un remède contre l’ignorance, elle est sans effet contre la connerie »[1].

Il est impossible de parler de Lacan sans évoquer son style, « quelqu’un qui élevait sa singularité à la dignité d’un style et qui, infatigablement, cherchait à réveiller »[2], écrit Laura Petrosino. Elle épingle ainsi deux signifiants incontournables quand il s’agit de Lacan : le style et le réveil. Il a fait du style « la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre »[3]. Lacan est, pourrait-on dire, le pionnier de la psychanalyse en acte, « expérience originale »[4] qui se distingue de toute psychanalyse didactique.

Jacques-Alain Miller met cette expérience au centre de la distinction entre la psychanalyse lacanienne et celle de l’IPA : « l’expérience analytique a débordé toute théorie que l’on a prétendu fixer »[5]. Il y a donc un primat de l’expérience sur la théorie. Ce « n’est pas une expérience immédiate, […] humaine, mais une expérience analytique, […] structurée, relevant de ce que Lacan a appelé un discours »[6] ; « [f]ormer est [d’ailleurs] un mot qu’il faut abandonner parce que sa référence est imaginaire »[7]. La formation se conclut toujours par l’identification au formateur : « le savoir qui opère dans l’expérience analytique ne peut pas s’expliciter »[8]. La contingence ainsi que l’ici et maintenant y sont mêlés.

On ne peut pas faire fi de ce qui s’enseigne, de la théorie, des concepts mais, dans l’expérience analytique, J.-A. Miller nous propose de nous mettre en rapport avec ce qui ne s’enseigne pas. Ce qui vient appuyer le lieu d’où ça s’énonce. C’est ce dont témoignent les Analystes de l’École : une énonciation touchée par l’expérience.

Philippe Stasse et Alexandre Stevens, dans ce recueil concocté par Bruno de Halleux, l’affirment chacun à leur façon : la psychanalyse s’occupe du pire, « l’inavouable de la pulsion de mort freudienne que Lacan a pu théoriser en termes de jouissance et d’objet a »[9]. Le désir de Lacan, inextricablement lié à la formation du psychanalyste, trace deux sillons : l’analyse et la pratique, seules voies royales pour élaborer son propre rapport à l’inconscient, puisqu’« être analyste ce n’est jamais que travailler à le devenir »[10]. Le corps retrouve ses lettres de noblesse et notamment « le corps de Lacan en train de parler. Son corps et son énonciation, c’est-à-dire sa présence »[11]. Mettant par là le corps au centre des préoccupations. C’est de la confrontation entre les concepts et l’expérience, ce qui ne s’enseigne pas, que le sujet peut se transformer et modifier son énonciation : « Ainsi […], le psychanalyste n’a plus à attendre un regard, mais se voit devenir une voix »[12].

De cette expérience originale, il ne peut être question dans la psychologie, car en se rapprochant de la science, nous vérifions aujourd’hui plus que jamais ce que Lacan, dans son discours de Rome, avançait déjà, à savoir que la science « réduit […] le réel au mutisme »[13]. Nous en sommes témoins en Belgique avec les dérives catastrophiques que sont les actes d’euthanasie pour raisons psychiques : « Les résistances de toutes sortes à la psychanalyse ne font que cacher le refus de prendre en compte l’horreur de la pulsion de mort. »[14] Il s’agit plutôt d’un ne pas vouloir savoir généralisé avec comme conséquences, d’une part, un renforcement du discours de la science et, d’autre part, en compensation, une inflation des pratiques de bavardage ainsi que des pratiques du corps, pour trouver du sens à ce qui se passe. Dans les deux cas, le réel est bâillonné.

L’objectivation psychologique élude la question de la responsabilité et toute possibilité laissée au sujet de prendre son symptôme à bras le corps. Il s’agit que la conscience laisse la place à la parole et que « cette parole soit entendue ». Sans doute est-ce là un des points fondamentaux de la formation du psychanalyste que nous a transmis Lacan. C’est la seule chance de pouvoir se séparer d’un mode de jouir pulsionnel dévastateur et que surgisse une autre forme d’intranquillité qui serait davantage de l’ordre d’un réveil, un ressort. Une intranquillité vivifiante.

[*] L’ouvrage collectif, dirigé par Bruno de Halleux, Le Désir de Lacan, paru aux Presses Psychanalytiques de Paris en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.

[1] Lacan J., « Jour de grève », texte établi par J.-A. Miller, Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », in de Halleux B. (s/dir), Le Désir de Lacan, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2021, p. 8.

[2] Petrosino L., « L’art d’aimer Lacan », in De Halleux B. (s/dir), Le Désir de Lacan, op. cit., p. 49.

[3] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 458.

[4] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 246.

[5] Miller J.-A., « La “formation” de l’analyste », La Cause freudienne, n°52, novembre 2002, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 6.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 7.

[8] Ibid.

[9] Stasse P., « Le désir de désir », in De Halleux B. (s/dir), Le Désir de Lacan, op. cit., p. 58.

[10] Miller J.-A., « Présentation du thème des Journées de l’ECF 2009 : comment on devient psychanalyste à l’orée du XXIe siècle : perspective de politique lacanienne, seconde intervention », La Lettre mensuelle, n°279, juin 2009, p. 4.

[11] Stevens A., « Rencontre », in De Halleux B. (s/dir), Le Désir de Lacan, op. cit., p. 59.

[12] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit., p. 254.

[13] Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, op. cit., p. 137.

[14] Stasse P., « Le désir de désir », op. cit., p. 58.