ÉDITORIAL : Hamlet, l’écho d’une parole « du type fatal »

Hamlet « accroche quelque chose de notre inconscient à nous » [1], dit Lacan. D’ailleurs, la pièce de Shakespeare avait déjà retenu l’attention de Freud, en témoigne sa Traumdeutung. Lacan commente les avancées de ce dernier dans la première des sept leçons consacrées à Hamlet [2].

Hamlet est chargé par son père de le venger. L’ancien roi du Danemark apparaît sous la forme d’un fantôme pour révéler à son fils qu’il n’est pas mort accidentellement, piqué par un serpent comme on le croit à la cour, mais qu’il a été assassiné par son propre frère. En plus de sa vie, il s’est trouvé ainsi dépossédé de son trône, de son salut et de sa femme, la mère du prince, complice de l’abjection.

Les scrupules d’Hamlet, repoussant constamment l’accomplissement de la vengeance de son père, sont la représentation consciente de quelque chose qui s’articule dans l’inconscient, souligne Freud [3]. Cependant, si ce dernier rapporte les hésitations d’Hamlet à une culpabilité, la mort du père assassiné réalisant un vœu œdipien inconscient, Lacan, lui, le lit autrement. Il s’intéresse, bien sûr, au désir inconscient, mais pour amorcer un virage qui l’emmène au-delà de l’Œdipe. Le désir, à ce moment de son enseignement, n’est plus seulement un effet du signifiant mais plonge ses racines dans la jouissance. Lacan démontre en quoi la tragédie shakespearienne et la temporalité dans laquelle est prise Hamlet, celle d’une décision impossible, concerne l’intrusion d’une jouissance qui n’est pas symbolisable [4] : « quelque chose […] a manqué dans la situation originelle, initiale, du drame d’Hamlet, en tant qu’elle est distincte de celle de l’histoire d’Œdipe, à savoir la castration » [5]. L’acte est impossible, car le sujet comme réponse du réel n’y est pas. Et qu’il y soit suppose une opération par laquelle une part de la jouissance en excès passe au symbolique.

Lacan articule ce défaut de castration à ce qu’Hamlet sait : « Que le père révèle la vérité sur sa mort est une coordonnée essentielle […]. Un voile est levé, celui qui pèse justement sur l’articulation de la ligne inconsciente » [6]. Or, l’on peut supposer « que ce voile doit bien avoir quelque fonction essentielle pour la sécurité […] du sujet en tant qu’il parle » [7]. Cette question du savoir est décisive et fait la différence entre Œdipe – qui ne sait pas quelle part il a pris au réel qui le frappe ainsi que sa lignée – et Hamlet qui, lui, sait.

« Enfermé » dans la parole du père, Hamlet a reçu « une réponse du type fatal » [8]. Au point même où se produit une signification de l’Autre, le fantôme a fait signe au sujet, lui faisant apercevoir ce qu’il y a sous le voile. Le Ghost lui a laissé entrevoir la Chose. À la question « qu’un sujet se pose à lui même de savoir qui parle ? », c’est-à-dire au niveau du « signifié de l’Autre » [9], surgit une réponse aux échos funestes. Effet d’une parole paternelle faisant « fonction de poison » [10], ce message reste obscur et ne pourra être déchiffré.

Lacan trace un circuit logique allant de cet indéchiffrable à ce qui, de la jouissance, ne se chiffre pas dans une dimension inconsciente. C’est une approche de l’énonciation à situer non seulement comme une production de discours mais comme un franchissement. La possibilité, au terme d’« un lent cheminement en zigzag, un lent accouchement » [11], de se confronter à un réel opaque, asémantique. Lacan utilise le héros shakespearien pour servir son propos concernant les effets sur un sujet d’une rencontre avec l’indicible.

En cela, ces sept leçons sont cruciales pour l’expérience analytique.

[1] Lacan J., cité par P. Naveau, in « Hamlet et le désir », Lacan Quotidien, n°349, 2 novembre 2013, publication en ligne.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 279-401.

[3] Cf. Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2010, p. 306.

[4] Cf. Aflalo A., « Raisons et ruses du désir chez Hamlet », Mental, n°32, octobre 2014, p. 97-118.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 296.

[6] Ibid., p. 351.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 352.

[10] Ibid., p. 478.

[11] Ibid., p. 296.




L’Hamlet de Lacan, une tragédie du désir

Nous dira-t-il le sens de ce spectacle ?
William Shakespeare, Hamlet

« Quelle est-elle donc cette œuvre, qui fait de chaque universitaire, de chaque chercheur, de chaque poète qui s’y attelle un véritable metteur en scène ? » [*] [1] Chacun en convient, la pièce agit comme un « filet d’oiseleur » [2], où vient se prendre le désir de l’homme et chacun tombe dans le piège. À l’illusion, préférons la présence réelle d’Hamlet tout entière dans l’instant de sa représentation.

Lire Hamlet n’est pas la même chose que de voir la pièce jouée, car la représentation ajoute quelque chose : la fonction de l’interprète. L’acteur prête son corps au texte, au discours inconscient, « non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel » [3]. Cette thèse de Lacan sur la présence de l’acteur et sa fonction de modèle donne à l’interprétation un corps à trois dimensions. D’abord, imaginaire, car l’acteur prête son corps, sa marionnette, ses membres et sa grammaire pulsionnelle au discours de l’Autre. Et le texte qui est symbolique, avec son inconscient que Lacan qualifie de bel et bien réel. Les trois dimensions de l’être parlant sont ainsi nouées ensemble de façon borroméenne par ce qui fait nœud d’interprétation, plus ou moins réussi, avec plus ou moins de grâce. Il y a donc autant d’Hamlet que d’interprètes. La topologie lacanienne, c’est-à-dire la réunion de l’imaginaire, du symbolique et du réel, apporte une lecture de la pièce, au-delà de l’Œdipe [4].

Il y eût et il y a encore de nombreuses études sur Hamlet, trop sans Lacan. Et trop peu de mises en scènes d’Hamlet qui ont osé parier sur les sept leçons que Lacan y consacre en 1959 dans son Séminaire VI, Le Désir et son interprétation, établi par Jacques-Alain Miller, paru en 2013, de sorte qu’il est maintenant impossible de les ignorer.

Leçon d’interprétation, où lire se fait avec de l’écrit et convoque lettres, poinçons, parenthèses, point d’interrogation, itinéraire, lignes de l’être et de l’existence. La lecture de Lacan est strictement homologue à la composition de ce qu’il appelle alors le gramme. Commencé dans son Séminaire V, Les Formations de l’inconscient [5], le gramme trouve son aboutissement en 1967 sous le nom de graphe du désir dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » [6]. Hamlet réalise le graphe du désir.

Leçon de topologie, où l’espace d’« une structure telle que, là, le désir puisse trouver sa place » [7] revient ici à ce cheminement d’Hamlet, flottant, en zigzag [8]. Où le temps (Father Time) par l’effet de la chose spectrale est hors de ses gonds, où l’espace temps devient vertical, en étage, feuilleté, de plans superposés, ouvert. L’itinéraire d’Hamlet est un entrelacement d’actions qui ne mènent nulle part, le temps a quelque chose d’épuisé, d’inachevé, d’inachevable où l’acte finit par s’accomplir in extremis [9]. Le temps devient kairos c’est-à-dire, instant, occasion quand il se précipite, mobilise la hâte : « Puisque rien dans cette pièce ne l’est jamais [crucial] – sauf sa terminaison mortelle, car en quelques instants s’accumule, sous forme de cadavres, tout ce qui, des nœuds de l’action, était jusqu’alors retardé » [10].

Leçon sur la tragédie moderne contemporaine d’une crise. Elle fut écrite en 1601 au plus fort d’une crise majeure des représentations – littéraire, psychologique, scientifique, politique – qui affecte l’Europe tout entière entre 1550 et 1650 et signe l’entrée dans l’ère moderne. La tragédie d’Hamlet nous fait accéder au sens de S(Ⱥ). C’est le secret de la psychanalyse : « Le grand secret [de la psychanalyse], c’est – il n’y a pas d’Autre de l’Autre. » [11] C’est ce qui fait la modernité d’Hamlet. La révélation faite au prince par le Ghost, le spectre du père, vient comme une véritable intrusion du réel. Ce qui est signifié à Hamlet en ce point S(Ⱥ) sur la ligne de son existence, son père ne peut plus en répondre. C’est sans aucune garantie.

Lacan fixe son mathème comme point de capiton du discours inconscient et tranche : le seul point de raccord entre Œdipe et Hamlet est un point de différence structurale. S’il y a de l’insu chez Œdipe, Hamlet, lui, sait : « Autrement dit, il a la réponse. » [12] Le message d’ordinaire voilé est clairement inscrit sur la ligne de l’articulation inconsciente. Hamlet sait « la trahison de l’amour » [13]. Ce dévoilement est de l’ordre d’une vérité rencontrée et la rencontre avec le Ghost a toutes les caractéristiques de l’horreur. Lacan ajoute que si nous pouvons nous, spectateurs, y croire, c’est que Shakespeare a rencontré la mort (la mort de son père, caractère inaugural de la pièce). Par-là, le dramaturge nous fait accéder à une vérité sans figure, « sans espoir » [14], sans rachat. Notons que ce savoir ne pousse pas à l’action, Hamlet musarde. Lacan fait de ce savoir le ressort de la procrastination, elle est une dimension essentielle de la tragédie du désir du prince. C’est ainsi que la pièce se présente comme une énigme, le conflit est atypique et concerne le rapport d’Hamlet avec son acte, cet acte qu’il renvoie toujours à plus tard. Il doit tuer Claudius, meurtrier de son père, il veut le tuer, il veut le faire et il répugne à le faire.

Le problème se formule ainsi : comment la procrastination d’Hamlet pourra-t-elle être levée ? Au-delà de S(Ⱥ), comment Hamlet pourra-t-il retrouver la voie de son désir, comment le message va-t-il poursuivre son chemin jusqu’à son terme ? (Et Lacan continue le schéma du graphe arrêté en ce point). Dans sa présentation du Séminaire VI, J.-A. Miller apporte une réponse en faisant apparaître qu’Hamlet a recours au fantasme [15] (dont l’usage est de mettre à niveau le désir, et de l’y maintenir). Le fantasme vient comme défense face à l’opacité de ce qui est rencontré, laissant le sujet sans repère de nomination, et dans un état de panique et d’Hilflosigkeit.

Lacan inscrit son interprétation de la pièce dans ce qu’il appelle l’articulation moderne de l’analyse, celle qui cherche à articuler l’objet et la relation d’objet. Ce qui s’écrit : $ ◇ a. Lacan poursuit : « À nous avancer dans cette exploration en utilisant nos appareils symboliques, nous verrons qu’ils sont seuls à faire apparaître, concernant la fonction du deuil, des conséquences que je crois nouvelles » [16].

[*] Version réduite et revue d’un texte préalablement paru dans L’a-graphe. Section clinique de Rennes 2013-2014, novembre 2014, p. 49-57.

[1] Chéreau P. & Stratz C., « Avant-propos », in Wilson J. D., Vous avez dit Hamlet ?, Paris/Nanterre, Aubier/Amandiers, 1988, p. VIL.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 297.

[3] Ibid., p. 328.

[4] Cf. Miller J.-A., « Une réflexion sur l’Œdipe et son au-delà », Mental, n°31, avril 2014, p. 135-142.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998.

[6] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 793-827.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 327.

[8] Cf. ibid., p. 296.

[9] Ibid., p. 295.

[10] Ibid., p. 283.

[11] Ibid., p. 353.

[12] Ibid., p. 351.

[13] Ibid., p. 352.

[14] Ibid., p. 353.

[15] Cf. Miller J.-A., « Une réflexion sur l’Œdipe… », op. cit., p. 135-142.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 397.




Hamlet avec Lacan

Le retour à Freud de Lacan s’est fondé sur une critique des dérives du postfreudisme, au centre de laquelle se trouvait le refus de son puritanisme et de sa théorisation du « désir génital », pensé comme la normalité produite à la fin d’une analyse. C’est contre cette conception du désir – présentée notamment dans un ouvrage [1] publié sous la direction de Sacha Nacht en 1956 et sur lequel il ironise souvent en parlant des « psychanalystes d’aujourd’hui » – que Lacan a proposé une élaboration radicalement nouvelle de la structure du désir dans son Séminaire Le Désir et son interprétation. Lacan fait entendre que le désir n’est pas un aboutissement pacifié d’une relation d’objet normalisée mais, avant tout, un « tourment » [2] que le sujet rencontre quand il n’oriente pas son existence à partir de l’éthique du bien et du plaisir.

Pour en illustrer une des difficultés, Lacan aborde le problème d’Hamlet, son énigme, qui a fait le lit de siècles de commentaires : pourquoi le prince est-il incapable d’accomplir l’acte que son désir devrait lui commander, à savoir venger son père admiré en assassinant son meurtrier, son oncle Claudius qui a épousé sa mère et pris sa place sur le trône ? Lacan lit mot à mot le texte et construit une interprétation de cette énigme à partir du constat qu’Hamlet a été « définitivement aboli dans son désir » [3]. À partir des articulations de la pièce, nous pouvons suivre ce qui donne la raison de cet acte impossible comme des voies de détour qui permettront toutefois son accomplissement, au prix de la mort du héros.

Lacan remarque qu’Hamlet n’est pas incapable d’agir dans sa vie, mais que, pour lui, la castration n’est pas advenue, ce qui lui rend impossible la constitution d’un désir décidé. La raison de cette impossibilité, Lacan l’identifie au désir de la mère qui, comme il le dira pour Antigone l’année suivante, est « l’origine de tout […], une impasse semblable à celle d’Hamlet » [4]. La pièce de Shakespeare est « le drame du désir dans son rapport au désir de l’Autre » [5]. Comment qualifier la particularité de ce désir maternel qui a le pouvoir de faire fléchir le désir de son fils et de lui rendre impossible le deuil du phallus, soit l’assomption de la castration ? Lacan choisit de le dire à partir des traits qu’il fait porter à Gertrude, « abyssal[e], féroc[e] et trist[e] » [6]. Ce qui donne à ce désir une puissance de mortification c’est d’être en fait « moins désir que gloutonnerie, voire engloutissement » [7]. Disons qu’il s’agit davantage d’une jouissance qui ravale le désir en manquant à distinguer entre « un objet digne et un objet indigne » [8] entre le père et son frère, jouissance qu’Hamlet dénonce ainsi : « vivre dans la sueur rance d’un lit poisseux, mariner dans le stupre, faire le câlin et l’amour dans une bauge infecte » [9]. Gertrude, par son remariage précoce, a fait monstration d’une « trahison de l’amour » [10], qui est le message qu’Hamlet reçoit et auquel il consent à l’issue de l’acte III, consentement qui dit la destruction dont son désir a fait l’objet.

Certes, Hamlet avait-t-il fait d’Ophélie l’objet de son désir, mais ce désir il ne peut le soutenir dès lors qu’il sait que sa mère a trahi. Ophélie n’est alors plus qu’un objet de mépris et de rejet et il ne retrouvera ce désir qu’après son suicide, par l’identification au deuil du frère de la jeune fille, Laërte. C’est encore avec lui, double imaginaire, qu’il s’affrontera lors du combat final. Affrontement qui voit Hamlet, mortellement blessé, pouvoir enfin accomplir l’acte commandé par son père. Combat qui est l’heure de vérité où s’affirme l’être du sujet comme sujet de désir, désir dont la particularité, démontrée par Lacan, fait qu’il ne peut plus y accéder qu’au prix de sa vie.

[1] Nacht S. (s/dir.), La Psychanalyse d’aujourd’hui, Paris, PUF, 1956.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 425.

[3] Ibid., p. 488.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 329.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 365.

[6] Ibid., p. 356.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 339.

[9] Shakespeare W., Hamlet, in Tragédies, t. I, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2002, p. 865.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 352.




« Hamlet », une tragédie de l’existence

Nulle ontologie absolue ne se dégage de l’enseignement lacanien. Cependant, la question de l’être y est présente et convoquée à travers des références. À partir de la tirade d’Hamlet « To be, or not to be » [1], Lacan interroge les rapports de l’être au désir.

Vérité sans espoir

La pièce shakespearienne s’ouvre sur la visite d’outre-tombe d’Hamlet père. Le Ghost révèle à son fils que la vérité véhiculée sur sa mort est fausse, Claudius est un félon. La vérité choit au pied de la trahison, laissant le pauvre Hamlet désemparé : à quelle vérité se fier ? D’autant plus qu’un Autre qui « revient des limbes pour dire que l’Autre n’est pas fiable, ne serait-ce pas un Autre trompeur ? » [2] La vérité devient « sans espoir » [3].

La perte de la boussole du désir

Après cette réponse reçue de l’Autre, où chute toute garantie dernière, le prince du Danemark rencontre sa promise, Ophelia. C’est une rencontre qui s’avère aussi funeste que la précédente. En effet, le père mort ayant révélé la tromperie de la reine et chargé son fils de veiller sur la jouissance féminine de celle-ci, le prince éprouve alors : « l’irrémédiable, absolue, insondable, trahison de l’amour » [4], comme le dit poétiquement Lacan. Dès lors, « quelque chose […] ne va pas dans le désir d’Hamlet » [5]. Ayant appris la coucherie de sa mère, il éconduit celle qui était, jusque-là, sa dulcinée. Il opère « la destruction ou la perte de l’objet [phallique] », « le rejette de tout son être » [6]. En effet, et c’est le génie de Shakespeare, Ophelia est littéralement le phallus – ce que signifie, d’une part, sa racine grecque omphalos [7] et ce que redouble, d’autre part, la mention des « doigts d’hommes morts » [8] à son propos.

Le désir, comme « bouclier », s’évanouit. Il ne s’« interpos[e] [plus] entre [le sujet] et l’existence insoutenable » [9], laissant le prince en proie à une douleur d’exister.

To be, or not to be

Cette souffrance, c’est ce qu’expose la célèbre tirade d’Hamlet où il clame : « To be, or not to be, that is the question » [10]. Car l’aveu paternel d’avoir été « fauché dans la pleine fleur de [s]es péchés » [11], donc de n’être pas en règle, conduit le fils, qui n’a pas le luxe de l’ignorance d’Œdipe, de se savoir « coupable d’être. Il lui est insupportable d’être. Avant tout commencement du drame, il connaît le crime d’exister. C’est à partir de ce commencement qu’il est devant un choix à faire, où le problème d’exister se pose dans les termes qui sont les siens, à savoir, To be, or not to be, ce qui l’engage irrémédiablement dans l’être, comme il l’articule fort bien » [12].

La division du prince entre to be et not to be témoigne de l’impossible choix entre les deux. D’un côté le to be implique de supporter les aléas de la vie et, de l’autre côté, le not to be suppose de mourir en s’opposant à ceux-ci :

« Est-il plus noble pour l’esprit d’endurer
Les frondes et les flèches de l’injuste fortune,
Ou de prendre les armes contre les flots adverses
Et de leur faire face pour en finir. Mourir… dormir » [13].

L’impasse d’Hamlet, c’est que, face à son tourment de l’être, la solution du not to be, c’est-à-dire de la mort, n’est pas envisageable, puisque son « drame […], c’est la rencontre […], non avec le mort, mais avec la mort » [14]. En effet, le Ghost a fait de la mort une forme de vie, puisqu’il a témoigné être au purgatoire pour expier ses péchés. Il n’y a donc plus de certitude que ça finisse un jour. Hamlet a perdu foi en la mort [15] et son désir est mis à l’arrêt.

Leurrer l’être

L’issue sera celle du désir. Le rapport d’Hamlet comme sujet à l’objet a se rétablit lors de l’enterrement d’Ophelia où le frère de celle-ci, Laertes, fou de chagrin, saute dans la tombe. Hamlet entend le « verbe de douleur » [16] de ce dernier et le rejoint. Par cette identification, se rétablit le rapport du sujet à l’objet, conduisant le prince à « retrouver […] son désir dans sa totalité » [17]. Car, c’est en tant qu’Ophelia devient « un objet impossible » [18], dont « le sujet est privé […], que ce quelque chose devient objet dans le désir » [19]. Ainsi, cet objet opère, pour Hamlet, comme un « leurre de l’être » [20], tenant à distance la douleur qui lui est liée.

Consentant à une identification, le prince pousse le cri de son énonciation : « This is I, Hamlet the Dane » [21]. Il peut et redire je et réinvestir une croyance en l’Autre, en la providence. Alors qu’il est sur le point de livrer un combat truqué, il énonce un : « Let be » [22], qui signe le choix fait d’un certain to be. Ainsi, Hamlet, cette « tragédie du désir » [23] et de l’existence, se scelle sur une ouverture : la croyance réinvestie du prince dans le signifiant, chargeant son frère d’arme, Horatio, de transmettre son histoire [24].

[1] Shakespeare W., Hamlet, Paris, Flammarion, 1995, acte III, scene 1, p. 204.

[2] Hoornaert G., « Hamlet et la douleur d’exister », L’a-graphe. Section clinique de Rennes 2013-2014, novembre 2014, p. 64.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 353.

[4] Ibid., p. 352.

[5] Ibid., p. 291.

[6] Ibid., p. 380.

[7] Sur le lien Ophelia–phallus, cf. Aflalo A., « Raison et ruses du désir chez Hamlet », Mental, n°32, octobre 2014, p. 104.

[8] « dead men’s fingers » (Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte IV, scène 7, p. 346, et p. 347 pour la traduction).

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 144.

[10] Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte III, scene 1, p. 204.

[11] « Cut off even in the blossoms of my sin » (ibid., acte I, scene 5, p. 118, et p. 119 pour la traduction).

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 293.

[13] « Whether ’tis nobler in the mind to suffer | The slings and arrows of outrageous fortune, | Or to take arms against a sea of troubles, | And by opposing end them. To die, to sleep » (Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte III, scène 1, p. 204 & 206, et p. 205 & 207 pour la traduction).

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 346.

[15] « La mort est du domaine de la foi » (Lacan J., « Conférence à Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 11, disponible sur le site de Cairn).

[16] « phrase of sorrow » (Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte V, scène 1, p. 376, et p. 377 pour la traduction).

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 318.

[18] Ibid., p. 396.

[19] Ibid., p. 387.

[20] Ibid., p. 370.

[21] « Oui, c’est moi, Hamlet le Danois ! » (Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte V, scène 1, p. 376, et p. 377 pour la traduction).

[22] Ibid., acte V, scène 2, p. 404.

[23] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 297.

[24] « draw thy breath in pain, | To tell my story » (Shakespeare W., Hamlet, op. cit., acte V, scène 2, p. 420).




Quand le vouloir manque au désir

Au cours des sept leçons qu’il consacre à Hamlet dans le Séminaire Le Désir et son interprétation, Lacan s’empare du texte de Shakespeare pour élaborer le complexe de castration. Chaque page nous entraîne dans le déploiement d’une lecture lacanienne de la pièce où s’articule le cheminement hésitant de Hamlet allant au-devant de la mort. Le spectre a donné à son fils le commandement de faire cesser le scandale de la luxure de la reine. Cela ne concerne pas Claudius, l’assassin, mais la mère, le désir de la mère. Il lui faut donc venger son père : « Les uns disent qu’il ne le veut pas ; lui dit qu’il ne peut pas ; ce dont il s’agit, c’est qu’il ne peut pas vouloir. » [1]

Comment ne peut-il pas vouloir quand « tout [en lui] le porte à agir » [2] ?

La tâche est conflictuelle pour Hamlet, mais où git le conflit ? Les « scrupules de conscience » [3] qui l’empêchent d’accomplir la tâche que lui ordonne son père sont interrogés dans leur statut de symptôme. Ce qui fait difficulté réside en ce père et fils savent qui a commis le meurtre… Or, l’inconscient du sujet ne se constitue que si l’Autre peut ne pas savoir. Hamlet n’a pas accès à l’Autre de l’inconscient. Son drame subjectif consiste en un désir qui ne choisit pas. Au bout du compte, Hamlet ne peut vouloir tuer Claudius, l’amant de sa mère. Il est identifié à un désir qui ne choisit pas. Porteur du message du père, Hamlet a lancé un appel à l’abstinence de sa mère, mais son appel a échoué. L’action du sujet est alors retombée de la même façon que son adjuration adressée à la reine-mère. Hamlet reste dépendant du désir de la mère, captif.

Il commence même à repousser Ophélie qu’il adorait, au nom de la mère qu’elle pourrait, un jour, devenir. Comment rendre compte d’un tel revirement de l’amour ? En suivant les voies qui rendront possible au sujet l’accès à son acte, Lacan reconsidère le rapport de rivalité du fils et du père. Un père, surpris par la mort dans la fleur de ses péchés [4], qui n’a donc pas payé le crime d’exister et qui exige de son fils qu’il paye à sa place ! Ce qui a manqué dans la situation initiale du drame de Hamlet, c’est la castration – celle de la mère. Il faudra que quelque chose vienne s’y équivaloir.

C’est Ophélie qui fera les frais de ce qu’il n’admet pas chez la mère : qu’elle soit un être de désir. La rencontrant juste après qu’il ait entendu le spectre, il scrute l’image aimable de sa belle comme pour y lire ce qui ne peut se voir. De l’objet aimé et précieux qu’elle incarnait pour lui l’instant d’avant, Ophélie devient objet déchu. Le réel que couvrait la belle image de son visage domine maintenant la perception qu’il a d’Ophélie. Elle est dissoute, détruite comme objet d’amour.

La scène du cimetière est nécessitée par le fait qu’avant la mort d’Ophélie, Hamlet l’avait déjà révoquée. Or, le deuil exige l’objet. Voyant Laërte en train d’embrasser Ophélie, morte, Hamlet se reconnaît en lui. En cet instant, son propre rapport de sujet à Ophélie se rétablit. Ophélie, cher objet petit a qu’il avait rejeté ! Un duel entre les deux hommes est en jeu : s’approprier l’objet du deuil. Au fond de la fosse, ils s’affrontent au plus près du cadavre. Dans ce cimetière, Hamlet, poussé par la perte réelle de son objet d’amour, affronte la mort de l’Autre. L’épisode du deuil n’est pas suffisant, car pour rejoindre l’objet cause du désir qui consiste en un manque auquel aucun signifiant ne supplée, il faut le complet sacrifice de son narcissisme. Ce que Hamlet réalise, frappant le criminel avec « l’arme même dont il se trouve touché à mort » [5].

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi pas J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 329.

[2] Ibid., p. 330.

[3] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2010, p. 306.

[4] Cf. Shakespeare W., Hamlet, 1603, acte I, scène 5.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 294.