ÉDITORIAL : L’impossible, un levier ?

 

« Il est impossible que les hommes et les femmes n’aient affaire qu’à une seule jouissance » [1], indique Éric Laurent. Le rapport sexuel relève d’une impossibilité logique et ne s’écrit pas dans une formule. Entre deux êtres parlants, se glisse toujours un ratage, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.

« L’homme naît malentendu », car il préexiste dans ce que Lacan appelle le « bafouillage de [ses] ascendants » [2], c’est-à-dire la transmission d’un dire, non pas d’un tout-dire, mais d’un dire habité d’un désir, empreint du non-rapport. C’est dans la béance du malentendu que s’ouvre une autre voie, féconde, qu’un savoir préétabli risquerait d’oblitérer. Il s’agit de ne boucher ce malentendu ni par les promesses de la science, ni d’ailleurs par les promesses d’un amour qui pourraient y faire croire. La position de la psychanalyse est de respecter ce malentendu, de le faire advenir parfois, pour exploiter ce qu’il éclaire à l’insu du sujet.

La science, quant à elle, a tôt fait de considérer que l’impossible ne dure qu’un temps, qu’il est dû à un déficit ponctuel des connaissances et qu’un jour ou l’autre, elle pourra tout écrire dans des équations. Que fait la science lorsqu’elle tente de rendre possible un impossible qui, dans certains cas, prend la forme de ne pas pouvoir concevoir un enfant ? En effet, c’est précisément en croyant éradiquer tout impossible que le discours de la science, par ses petites lettres qui fonctionnent toutes seules, peut avoir comme effet de court-circuiter la transmission là où, paradoxalement, c’est ce qu’elle prône.

Jacques-Alain Miller nous indique que la psychanalyse lacanienne pilote sa pratique à partir de la séquence signifiante [3]. Nous nous démarquons d’une position réactionnaire, conservatrice, qui va à rebours de son acte [4]. Le discours de l’analyste, comme il en sera question prochainement au congrès Pipol 10, dont le thème « Vouloir un enfant ? » [5] est brulant d’actualité, ce n’est donc être dupe ni de la tradition ni du progrès. Il n’est pas question de réagir contre ces avancées que nous offrent la science en matière de PMA[6]. C’est une chance pour des hommes et des femmes de devenir parents, tant que ces nouvelles techniques ne se targuent pas de faire croire que le rapport existe en un coup de pipette magique – ce qui viendrait boucher l’accès à une transmission qui est toujours de l’ordre d’une invention dont l’impossible du rapport sexuel est un levier que la psychanalyse permet d’isoler.

[1] Laurent É., « Préface », in Naveau P., Ce qui de la rencontre s’écrit. Études lacaniennes, Paris, Michèle, 2014, p. 11.

[2] Lacan J., « Le malentendu », Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 12.

[3] Cf. Miller J.-A., « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », La Lettre mensuelle, n°267, avril 2008, p.11-15.

[4] Cf. Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 14.

[5] Congrès Pipol 10 « Vouloir un enfant ? Désir de famille et clinique des filiations », 3 & 4 juillet 2021, en visioconférences, informations et inscriptions : www.pipol10.eu/

[6] PMA : procréation médicalement assistée.




À l’impossible, nul n’est tenu – pas si sûr

L’impossible, qui répond au ne cesse pas de ne pas s’écrire, peut laisser le clinicien interdit mais devient un point d’appui inouï lorsqu’il trouve à s’éclairer dans la pratique analytique par l’impuissance.

Héritière de l’ombilic cher à Freud, cette catégorie intéresse Lacan dès le début de son enseignement et transforme la conception du monde de celui qui se laisse subvertir par elle. À la prendre tout à fait au sérieux, elle nous permet de critiquer l’assertion butlerienne selon laquelle la psychanalyse serait marquée par une « fascination pour l’échec », comme nous le rappelle Éric Marty dans son dernier ouvrage [1] en évoquant cette praxis forgée sur le sol de la vieille Europe dans les soubresauts de la French theory. Faire cette référence à l’échec, n’est-ce pas céder encore à l’impuissance, au mirage de l’écriture d’un rapport possible entre les parlêtres, et passer sous silence ce que Lacan a élaboré ?

En forgeant conjointement la catégorie logique de l’impossible et le registre du réel, Lacan livre des balises décisives pour l’orientation de la cure. L’impossible découle ici d’une lecture de la logique modale fondée par Aristote, à ceci près que Lacan n’oppose pas au nécessaire – qui a la charge de l’axiome psychanalytique par excellence, soit le fait qu’il ne peut n’y avoir une seule jouissance susceptible de permettre l’écriture d’un rapport – la modalité du contingent, comme le propose Aristote, mais l’impossible. À la nécessité du « pas que une » jouissance, s’ajoute une autre, impossible en tant qu’elle est ou serait celle « qu’il ne faut pas » [2].

Dès « La direction de la cure » [3], cette perspective se dévoile sous les traits de l’impossibilité pour le désir à être traduit, saisi par la parole, celle-ci étant articulée par la demande. Rejeté des rets du symbolique, l’impossible est sans cesse masqué, repoussé par l’imaginaire qui tente inlassablement de le méconnaître, que ce soit sous l’espèce du fantasme ou du symptôme qui soutiennent un rapport à la jouissance. Un « je ne peux pas » inhérent à la demande d’analyse résonne particulièrement aux oreilles du clinicien, quand il est prononcé par un sujet assujetti à une répétition qu’il voudrait rectifier.

Et la place de l’analyste ? Si Lacan a pu dire, avec une pointe de provocation, que la résistance dans la cure incombe à l’analyste, comment celui-ci peut-il faire jouer ce qui « ne cesse pas », cette « jouissance qu’il ne faudrait pas » dans l’interprétation ? Comment l’interprétation vient-elle faire signe pour le sujet à l’autre chose comme telle et non plus à une impuissance qui appelle une solution identificatoire ou une prescription morale ?

On a l’idée que « taire l’amour » n’y suffit pas. Lacan l’écrit précisément : « Il s’agit dans la psychanalyse d’élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel). » [4] On décèle ici le tremblement de l’acte qui, dans la coupure, suspend la recherche de sens de la chaîne tout en en conservant l’élan métonymique lesté par le désir.

Transformer par l’acte l’impuissance en impossible fait quitter la terre de l’espoir et permet de rencontrer, non pas l’ironie, mais le nouveau, le « nul autre pareil ». La rencontre de l’impossible dans la cure, à laquelle l’analyste donne son écho, préfigure en effet la différence absolue qui barre toutes possibilités d’identification « copie conforme » à l’autre. C’est ce point que les Analystes de l’École démontrent un par un, en tant que la bribe de lalangue, sur laquelle une conclusion est devenue possible, fait la différence absolue – l’« OMO » de Marie-Hélène Blancard [5], pris à la lettre, n’a fait signifiant identificatoire pour aucun. Certes, les analystes demeurent des parlêtres et des modes de passe vont et viennent mais la tension vers cette différence ultime, point d’extimité, reste au cœur de l’expérience. Cette exigence tient à ce point de structure que consacre l’impossible, répondant au manque réel, soit que « le vivant, d’être sujet au sexe, est tombé sous le coup de la mort individuelle » [6].

[1] Marty É., Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, 2021, p. 284 ; et Marty É., « Gender Studies : la première grande enquête philosophique sur l’origine des études de genre et leur conséquence aujourd’hui », entretien avec M. Weitzmann, France Culture. Signes des temps, 4 avril 2021, podcast disponible sur internet.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 55.

[3] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585-645.

[4] Lacan J., « Compte rendu du Séminaire XIX », Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 243.

[5] Blancard M.-H., « Prendre la jouissance à la lettre », La Cause du désir, n°83, décembre 2012, p. 69, disponible sur le site de Cairn.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 186.




À quel impossible sommes-nous tenus ?

Ouvrons Encore, et déplions son chapitre « Le savoir et la vérité » [1] et ses conséquences. Lacan y élabore l’impossible, non pas sur le versant clinique de « l’impossible à supporter » [2], mais d’abord comme ce qui ne peut pas s’écrire. Ce réel, que Lacan situe dans les « impasses de la formalisation » [3], est logé au niveau du rapport sexuel qui ne s’écrit pas. Mais ce n’est pas un constat dont nous serions quitte. Ce qui ne s’écrit pas induit en effet une modalité temporelle, celle du ce qui ne cesse pas, ce qui se répète. Cette répétition diffère de l’insistance du trait qui relève de la nécessité, c’est-à-dire du symptôme [4].

Cette modalité temporelle n’est pas un destin, ça peut cesser de ne pas s’écrire – c’est un des enjeux d’une vraie rencontre et d’une analyse : ce nécessaire du symptôme qui insiste, travaillé par l’impossible du non-rapport, peut avoir chance de faire émerger et de produire à rebours du contingent [5]. Le sinthome, comme évènement de corps, peut alors serrer au plus près ce qui, autrement, ne s’écrit pas.

L’impossible n’est pas unique, il y a des « points-nœuds, points d’impossible » [6] : « l’impossibilité à dire » [7] en est un, qui n’est pas « l’impossible à écrire ». Ce qui ne peut se dire peut s’écrire – Lacan le note d’ailleurs S de (Ⱥ). Mais il situe ce qui ne s’écrit pas dans les « limites, points d’impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique » [8]. Comment l’impossible dessine-t-il une limite ?

Lacan inaugure ce même chapitre d’Encore avec son schéma en triangle [9] pour situer ce que Jacques-Alain Miller souligne comme « trois limites » [10], indexées aux trois termes de S(Ⱥ), Φ et a, termes dépréciés [11], indique Lacan, dépréciés au regard de la jouissance.

« Il y a d’abord une vertu certaine à mettre en série ces trois limites que sont S(Ⱥ), petit a et grand Φ. […] Ces trois lettres nous évitent de nous contenter au singulier de la limite. On saisit la réfraction de cette limite dans trois dimensions. S(Ⱥ) […] concerne la limite de ce qui se dit. Pour le dire de la même façon suggestive, grand Φ […] est à la limite de ce qui se montre. À cet égard, on peut dire que petit a, sur le vecteur du symbolique au réel, concerne ce qui se fait, ce qui est à situer à la limite de ce qui se fait. C’est à quoi Lacan a donné, dans un sens spécialisé, le nom d’acte » [12].

Ces trois limites sont au plus près de notre clinique, tout à la fois individuelle et collective : chacun y discerne ce qui ne peut se dire, se montrer, se faire, et qui n’obéit plus à la logique de la transgression [13]. Rapprochons cette limite de ce qui se montre de ce que J.-A Miller épingle comme « symptôme » de notre univers technique [14] : « Que dit, que représente l’omniprésence du porno au commencement de ce siècle ? Rien d’autre que le rapport sexuel n’existe pas » [15] !

Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ne s’articule plus au couple exception paternelle/transgression de l’époque victorienne. J.-A. Miller évoque à ce propos, le bouleversement propre au XXIe siècle dans les mœurs sexuelles, mais qui se diffuse sans doute au-delà : « désenchantement, brutalisation, banalisation » [16]. Il nous faudrait décliner les conséquences individuelles et collectives de ce moment – le nôtre – où ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire modifie notre rapport aux trois limites évoquées : l’image ne voile plus – du porno aux inventions de l’art contemporain, en passant par la surveillance de l’intime –, le symbolique s’avère toujours plus comme semblant [17] – de la vérité menteuse à la post-vérité –, et les émergences du réel se délient des semblants qui les coincent pour donner de nouvelles tournures à notre lien social : de la ségrégation plus ou moins soft aux nouvelles identifications qui mettent en jeu le corps glorieux. Le martyr peut alors témoigner de la jouissance sacrificielle qui l’anime, comme la bande peut assembler autour d’un acte ceux qui n’ont en commun que l’exil.

On peut lire dans Le Monde « Mourir pour son quartier » [18] comment un pur S1 attaché à la violence de la pulsion non déplacée vient souder le groupe, là où aucune identification ne tient. Lacan évoquait le « comportement […] de troupe […] dans la quête ou la chasse sexuelle [où] les garçons s’encouragent en groupe » [19]. La « norme mâle » [20] n’est ici nullement situable et encore moins aujourd’hui. Dès lors, ce qui ne peut s’écrire ne cesse plus, dans un rapport à « le Hautre » [21] qui peut inclure la haine du prochain dans une jouissance insituable dans l’Autre.

Hors de la bande sans doute, dans des rencontres singulières, chacun peut tisser une manière de faire avec ce qui ne peut se dire, se montrer ou se faire. Passer de l’impossible au contingent de cette nouvelle écriture du symptôme et/ou du lien social est un des enjeux de la psychanalyse dans l’actualité.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 83-94.

[2] Lacan J., cité par M. Czermak, in Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 11.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 85.

[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10 décembre 1997, inédit.

[5] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 539.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p.  118.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 87.

[8] Ibid., p. 86.

[9] Ibid., p. 83.

[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 janvier 1986, inédit.

[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 87.

[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’extimité », op. cit., cours du 22 janvier 1986.

[13] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 119.

[14] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 106, disponible sur le site de Cairn.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 106.

[17] Ibid., p. 113.

[18] Marteau S. & Telo L., « Mourir pour son quartier : la guerre des bandes à Evry », Le Monde, 28 mai 2021, disponible sur internet.

[19] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 97-98.

[20] Ibid., p. 98.

[21] Ibid., p. 99.




La rencontre d’un impossible

La psychanalyse est une pratique de la parole. Freud invente la psychanalyse et fait la découverte de l’inconscient, à partir de ses rencontres avec les hystériques, en leur proposant la talking cure. Leurs symptômes sont d’origine sexuelle dont la cause est refoulée dans l’inconscient. Le rêve est accomplissement de désir et doit être déchiffré comme un rébus. L’interprétation vise alors le sens caché.

L’inconscient est ce qui se lit

Reprenons le rêve de l’injection faite à Irma : « Triméthylamine. Je vois dans le rêve la formule chimique de ce corps […], la formule est en caractères gras, comme si l’on voulait faire ressortir du contexte quelque chose qui serait particulièrement important. […] Ce corps me mène donc à la sexualité, ce facteur auquel j’accorde la plus grande significativité pour la genèse des affections nerveuses que j’entends guérir » [1], dit Freud.

Lacan traduit en termes de métaphore et de métonymie les mécanismes de condensation et de déplacement que Freud avait repérés dans L’Interprétation du rêve. L’inconscient structuré comme un langage, aporie de Lacan, est aussi bien à déchiffrer. L’interprétation vise alors la vérité du sujet.

Il commente ainsi le rêve de l’injection faite à Irma : « la formule en caractères gras qui apparaît au terme, est là pour montrer la solution de ce qui est au bout du désir de Freud – rien de plus important en effet qu’une formule de chimie organique – de même, nous trouvons dans le phénomène du délire […] l’indication que ce dont il s’agit, c’est de la question du signifiant » [2].

Le rêve est ainsi écriture, liée à la rencontre d’un impossible. C’est ce que Lacan formule précisément dans Encore : « il n’y a pas de rapport sexuel – c’est là une formule qui ne peut s’articuler que grâce à toute la construction du discours analytique […]. Tout ce qui est écrit part du fait qu’il sera à jamais impossible d’écrire comme tel le rapport sexuel. C’est de là qu’il y a un certain effet du discours qui s’appelle l’écriture » [3].

« L’inconscient c’est l’impossible »

Lors de sa conférence du 10 novembre 1978, Lacan dit avoir fait un premier déblayage avec son discours : « Ce premier déblayage portait bien sûr sur l’inconscient » [4]. « Bien sûr » est à souligner en référence à l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse développé en 1964. Il a présenté les choses sous la forme qui était déjà engagée du nœud et donne une nouvelle définition de l’inconscient : « L’inconscient c’est l’impossible, à savoir, que c’est ce qu’on construit avec le langage […]. [L’inconscient] tient au Réel et même il le commande. C’est en cela que le langage régit le réel. C’est bien pour cela que j’énonce que le Réel c’est l’impossible, il est tout à fait impossible que le langage régisse le réel » [5].

Par ailleurs, dans la leçon du 4 décembre 1968 de son Séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan énonce que s’il existe une théorie de la pratique analytique, il n’y a pas de théorie de l’inconscient. Il reprend la notion de réel, défini comme impossible, et note une nouvelle définition du sujet : « il n’y a de sujet que d’un dire » [6]. Le sujet est effet de dire : « Dire d’autre part que le réel, c’est l’impossible, c’est aussi énoncer que c’est seulement le serrage extrême du dire, poursuit Lacan, en tant que le dire introduit l’impossible et non pas seulement l’énonce. » [7]

À partir de la rencontre avec un impossible une autre réponse est possible. C’est ce que Lacan note dès 1966, sur le point de rebroussement du symptôme : « l’enveloppe formelle du symptôme […] nous mena à cette limite où elle se rebrousse en effets de création » [8].

La pratique analytique orientée par le réel est une politique du symptôme. Par le serrage extrême du dire, elle vise le hors-sens du symptôme. La rencontre d’un impossible permet une autre réponse, inédite, possible rectification du rapport singulier de chaque Un à sa jouissance, dans la contingence, ce qui cesse de ne pas s’écrire.

La rencontre d’un impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, est ce qui ouvre à l’écriture, à une création, à un effort de poésie [9].

 

[1] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2010, p. 152.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 220.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 35-36.

[4] Lacan J., « Conférences chez le Professeur Deniker, hôpital Saint-Anne, le 10 novembre 1978 », Journal français de psychiatrie, n°41, mai 2015, p. 7, disponible sur Cairn.

[5] Ibid., p. 7-8.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 66.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 66.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie » (2002-2003), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit.




Ce qui ne se raconte pas

Au cœur de la parole, il y a un impossible à dire. Ainsi, la psychanalyse lacanienne ne vise pas la communication, elle s’oriente de ce que le rapport sexuel est impossible à écrire, ce qui ouvre à différentes écritures d’une jouissance qui parcourt chacun à son insu et qui exige satisfaction : « La solitude […] donne un accès à ce qui est impossible à échanger, voire à communiquer » [1]. Le savoir n’a pas d’unité, il est disparate. Lacan ajoute : « Cette solitude, elle, de rupture du savoir, non seulement elle peut s’écrire, mais elle est même ce qui s’écrit par excellence, car elle est ce qui d’une rupture de l’être laisse trace. » [2]

Voyons comment un récit, qui s’apparente à un conte, peut illustrer cette écriture de la solitude. Jean Giono, en 1946, écrit Un roi sans divertissement [3].

L’intrigue se passe dans un pays de montagne, recouvert de neige. Des faits mystérieux se produisent, notamment des disparitions inexpliquées de femmes ainsi que des entailles sur la peau d’un cochon : « On les voyait, est-il précisé, faites avec plaisir » [4].

Le capitaine de gendarmerie Langlois est envoyé mener l’enquête et, tel Œdipe, sa mission est de délivrer les villageois de cette peste.

« Ce n’est pas un monstre » qui a fait cela, conclut Langlois, qui perçoit de quel côté se déchiffre « ce langage barbare, inconnu » [5]. Il emploiera le mot « divertissement », terme qui lui servira de boussole dans son enquête. Le divertissement a ici le sens pascalien – ce que le titre du livre évoque. C’est ce qui permet à cet homme d’esquiver la misère de son existence. Celle-ci est présentifiée, dans le récit, par le blanc de la neige, l’ennui qui couvre les villageois et, ajoutons, le blanc de la page d’écriture.

Les traces de l’assassin se perdent dans les nuages, jusqu’au jour où un habitant le poursuit. Cette longue course entre les deux hommes montre la transformation du poursuivant : « le sang sur la neige […] c’était très beau ».

L’homme sera arrêté et exécuté.

C’est finalement Langlois lui-même qui devient une énigme pour les habitants, l’intrigue passe des événements sanglants au hors-sens du personnage de Langlois.

La narration, par la forme qu’elle prend, rend compte de ce changement.

C’est un « récit polyphonique » [6], indique Philippe Arnaud. En effet, plusieurs voix se succèdent dans la narration, à travers les époques et les styles, directs et indirects, solitaires ou groupés, fragments, interrogatifs. Ainsi, l’énonciation s’échappe, constamment redistribuée. Une note d’ironie se dégage dans l’évocation de ces efforts vains pour savoir.

Langlois est dans la communauté, il a sauvé la cité et il est exilé. Son exil est celui d’un homme qui a rencontré un impossible à partager, un impossible rapport avec les autres.

La scène de fin est racontée par Anselmie, personnage d’idiot faulknérien, ce qui renforce et l’ironie et la tragédie du propos, tout en soulignant la pureté de l’acte et l’incompréhension pour les autres : Langlois fait couper la tête d’une oie, puis il contemple les traces de sang laissées sur la neige. Il reste longuement immobile.

Ici, c’est le bout du chemin de ce qui a parcouru tout ce récit, un trou, un hors-sens qui répond à la question de l’existence, c’est une pure trace, « pas-à-lire » [7].

Le corps de Langlois en est percuté.

Dans son cours « Le lieu et le lien », Jacques-Alain Miller évoque une « théorie de la double écriture » et parle d’écriture pure : « Il y a une écriture qui est liée à la parole, […] une précipitation du signifiant […]. [Et il] il y a une autre écriture […]. C’est le pur trait d’écrit […]. Le nœud borroméen représenté, dessiné, est de cet ordre. Là, il y a écriture mais dénouée de la voix et de la parole porteuse de sens » [8]. Avançons qu’il s’agit de l’écriture de la solitude, écrite avec ça, cet impartageable.

Langlois substitue une cartouche de dynamite à son cigare habituel : « Il y eut au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers » [9]. « C’est une des fins les plus éblouissantes de l’histoire de la littérature » [10], estime Pierre Michon. Certes, mais c’est l’éblouissement procuré au lecteur par la création de l’écrivain. L’écriture est à situer ici comme un phénomène qui opère sur le pourtour du trou [11]. La solitude, irréductible de chacun des personnages à l’égard du réel, se saisit au-delà du récit et de ses péripéties.

 

[1] La Sagna Ph., « De l’isolement à la solitude », La Cause freudienne, n°66, juin 2007, p. 45, disponible sur le site de Cairn.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 109.

[3] Giono J., Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1948.

[4] Ibid., p. 22.

[5] Ibid.

[6] Arnaud P., Essai sur Un roi sans divertissement de Jean Giono. Anatomie d’un chef d’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 95.

[7] Lacan J., « Postface », Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1073, p. 252.

[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 janvier 2001, inédit.

[9] Giono J., Un roi sans divertissement, op. cit. p. 243.

[10] Michon P., « Et voilà pourquoi notre fille est muette », entretien avec A. Castiglione, in Castiglione A. & Sacotte M. (s/dir.), Giono, Paris, L’Herne, coll. Les cahiers, 2020, p. 283.

[11] Cf. Miller J.-A., « Sept remarques de Jacques-Alain Miller sur la création », La Lettre mensuelle, n°68, avril 1988, p. 11.