Éditorial : Au-delà de l’érotomanie

« L’emmerdeuse érotomane est celle qui ne peut s’empêcher de poser la question Est-ce que tu m’aimes ? »
Jacques-Alain Miller, L’Os d’une cure

Si l’érotomanie, dans sa forme psychotique, est la certitude d’être aimé par l’autre, on pourrait dire que dans l’hystérie, elle est une des voies qu’emprunte le sujet pour poser la question de son être ou plutôt de son manque-à-être. Une femme, marquée comme tout parlêtre par une irrémédiable incomplétude et qui, dans son cas, se marque dans le corps, tente d’aller chercher ce supplément d’être dans la parole d’amour, à l’inverse du côté mâle du tableau de la sexuation, lequel met plutôt à la manœuvre un objet fétiche dans le rapport à l’autre sexe.

Elle cherche ce qui la cause chez l’autre : ce « je ne sais pas qui je suis comme femme » fait surgir dans le transfert le sujet supposé savoir quelque chose sur elle, l’analyste comme « tenant-lieu de la cause cachée » [1].

Si l’amour suit la même logique que le savoir, le « je ne m’aime pas » intrinsèque au manque-à-être trouverait sa réponse dans l’émergence d’un sujet supposé aimer dont la femme guette les moindres signes d’amour qui sont autant de signes d’un laisser-tomber qui la ravissent. La parole d’amour, que Lacan met du coté de Ⱥ, rencontre son pendant dans le ravage qui saisit le parlêtre sous la forme d’« une douleur […] qui ne connaît pas de limites » [2].

Le partenaire est alors convoqué via un mode de jouir du signifiant or, comme nous le rappelle Jacques-Alain Miller, « les parlêtres en tant qu’être sexués font couple non pas au niveau du signifiant pur, mais à celui de la jouissance, et cette liaison est toujours symptomatique » [3]. La demande d’amour, cette garantie irréfutable, impossible à donner, ne peut que rater à faire rapport et ouvre un gouffre sans fond qui aspire le sujet.

C’est sans doute la raison pour laquelle J.-A. Miller invite les sujets féminins à « résoudre la question de l’amour c’est-à-dire celle de [leur] érotomanie » [4]. En effet, la clinique nous démontre que cette parole, bien que condition nécessaire pour accéder à l’altérité du féminin, s’avère insuffisante.

Est-ce à dire que ces sujets sont invités à étayer leur mise dans la rencontre amoureuse ? Plutôt que d’offrir leur être, il s’agirait d’engager l’objet a en consentant à incarner « l’objet qui cause le désir d’un homme » [5]. C’est l’invitation que fait Lilia Mahjoub aux hommes : « qu’ils leur parlent à partir de leur fantasme à elles pour accéder à une jouissance » [6].

Résoudre l’écueil de l’érotomanie en passerait pour une femme par le tissage entre amour et objet a, l’amour permettant de faire passer l’objet réel au semblant et de le mettre ainsi en jeu dans une rencontre avec un partenaire pour atteindre sa propre altérité.

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 16 décembre 1987, inédit.

[2] Miller J.-A. « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n°40, janvier 1999, p. 15.

[3] Miller J.-A., L’Os d’une cure, op. cit., p. 74.

[4] Miller J.-A. « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 27 mai 1998.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, inédit.

[6] Mahjoub L., « Érotique féminine et dits de femme » (2019-2020), enseignement prononcé dans le cadre de l’ECF, inédit.




Clérambault, une anatomie des passions

[…] L’érotomanie [*] est un sujet qui « me préoccupe depuis 23 ans », avoue Clérambault à Capgras, au cours d’un échange vif, en 1923, à la Société clinique. Avant lui, cette pathologie avait donné lieu à un certain nombre de publications mettant plutôt l’accent sur l’idéalisme passionné de ces sujets, tel que dépeint par Maurice Dide.

Clérambault n’adopte pas cette perspective. Il veut faire de l’érotomanie une entité à part entière. Il doit, pour cela, démontrer l’existence de formes pures à côté de celles associées à d’autres psychoses. Cette description aboutira à la dissociation du groupe des paranoïaques. L’érotomanie n’est pas à confondre avec un délire d’interprétation. Elle entre dans le cadre des psychoses passionnelles, à côté du délire de revendication et de celui de jalousie. Lors de cette même discussion avec Capgras, Clérambault dira : « C’était la première fois que le Mécanisme Passionnel était donné comme le générateur commun de psychoses diverses, que l’épithète de Passionnel apparaissait comme terme classificateur, et que les trois délires susdits étaient groupés » [1]. Érotomanie, revendication, jalousie entrent ainsi dans le même cadre.

Au contraire des délires d’interprétation qui s’étendent par irradiation, à partir d’un début non localisable, les délires passionnels ont en commun « leurs mécanismes idéatifs, leur extension polarisée, leur hyperesthésie allant quelquefois jusqu’à l’allure hypomaniaque, la mise en jeu initiale de la volonté, la notion du but, le concept directeur unique, la véhémence, les conceptions complètes d’emblée ».

Le postulat fondamental

L’érotomanie est donc un délire amoureux qui repose sur des données constantes, la première et principale étant le postulat fondamental. Il est, pour Clérambault, essentiel. Le supprimer revient à supprimer l’ensemble du délire. « Ce délire est semblable à la larme batavique, qui s’évanouit si vous cassez seulement sa pointe. » [2]

En voici l’énoncé :

« Postulat fondamental : c’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul. (N.B. – Objet ordinairement élevé, notion classique.)
Thèmes dérivés et regardés comme évidents :
L’Objet ne peut avoir de bonheur sans le soupirant.
L’Objet ne peut avoir une valeur complète sans le soupirant.
L’Objet est libre. Son mariage n’est pas valable.
Thèmes dérivés et qui se démontent :
Vigilance continuelle de l’Objet.
Protection continuelle de l’Objet.
Travaux d’approche de la part de l’Objet.
Conversations indirectes avec l’Objet.
Ressources phénoménales dont dispose l’Objet.
Sympathie presque universelle que suscite le roman en cours.
Conduite paradoxale et contradictoire de l’Objet ».

Ces conditions ne sont pas toujours toutes réunies, mais la dernière ne manque jamais : l’objet a, par définition, une conduite paradoxale. S’il hésite, c’est qu’il est timide ou qu’il veut éprouver le sujet, ou bien qu’un ami le domine… Les composantes du sentiment générateur du délire sont l’orgueil, le désir et l’espoir. […]

Fixité et variations

Selon Clérambault, le syndrome évolue en trois phases : espoir, dépit, rancune. Dès la phase d’espoir, des idées de persécution peuvent apparaître, non diffuses, mais centrées sur les incidents de la poursuite de l’objet : des forces s’opposent à l’union. Ces forces ont pour but la séparation d’avec l’objet. L’espoir ne disparaît jamais et, même « inconscient », il persiste. Magnifique formule qui signe l’impossibilité de mettre un terme à la signification de l’amour, aucune explication ne sera jamais définitive. Savoir cela permet de ne pas tomber dans le piège d’un diagnostic erroné. La direction de l’entretien avec le malade – de l’interrogatoire, disait-on à l’époque – devra toujours rechercher non les faits, mais les points de vue du malade qui s’expriment dans des formules spécifiques qu’il s’agit de mettre au jour. Il faut pour cela souvent « actionner »[3] le malade en faisant jouer l’élément espoir qui sert de révélateur ou d’inducteur dans l’entretien. Il y a là une manœuvre nécessaire du médecin. […]

Passion de l’amour et mécanique délirante

[…] Le postulat de base est le nœud idéo-affectif sur lequel repose l’érotomanie. L’irruption de ce postulat dans la vie psychique d’un sujet marque une discontinuité et ce, à l’inverse des délires d’interprétation qui s’inscrivent dans une continuité. C’est l’un des traits qui opposent le passionnel et interprétatif.

En outre, à l’inverse des états passionnels morbides, les délires interprétatifs ont pour base un caractère paranoïaque et une méfiance fondamentale. Ils se développent dans toutes les directions par extension progressive et irradiation circulaire : « Le délirant interprétatif erre dans le mystère, inquiet, étonné et passif, raisonnant sur tout ce qu’il observe et cherchant des explications qu’il ne découvre que graduellement ; le délirant passionnel avance vers un but, avec une exigence consciente, complète d’emblée ; il ne délire que dans le domaine de son désir » [4].

Dans les cas purs d’érotomanie, on ne trouve ni hallucinations ni délire rétrospectif ni mégalomanie : « Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut être dite l’équivalent du postulat ». « On ne voit pas chez lui d’idée-mère d’où sortiraient des chaînes d’idées […]. Supprimez du délire d’un interprétateur telle conception qui vous semble la plus importante, […] vous aurez percé un réseau, vous n’aurez pas rompu les chaînes ; […] d’autres mailles se referont d’elles-mêmes ». Selon Clérambault, il est faux d’affirmer l’existence d’une idée prévalente dans le délire d’interprétation : il y a une multitude d’interprétations. L’idée prévalente concernerait plutôt les délires passionnels. Cependant, ce terme présente l’inconvénient de masquer la mécanique du délire. Il ne fait pas ressortir « la valeur d’embryon logique » inhérente au terme de postulat.

Cet effort de logification l’amène à diviser en deux le groupe des paranoïas, comme l’avaient fait Sérieux et Capgras en opposant les revendicateurs et les interprétatifs. Mais il fait un pas de plus en faisant du passionnel un élément pathogénique à part entière et ce, en créant la catégorie des psychoses passionnelles qui réunit l’érotomanie, les délires de revendication et ceux de jalousie. Dans le même mouvement, il donne à l’érotomanie et à la question de l’amour une place qu’elles n’avaient jamais eue dans la clinique. Le succès du concept tient sans doute à ce que Lacan mettra en évidence : la conviction d’être aimée infiltre la position féminine. Les femmes sont toujours un peu érotomaniaques. Cela fait partie de leur génie. […]

[*] Ce texte est une version réduite et revue d’un texte initialement paru dans La Cause freudienne, n°74, mars 2010, p. 222-242, disponible sur CAIRN.

[1] Clérambault (de) G. G., Œuvres psychiatriques, Paris, Frénésie, 1987, p. 338-339 & 425.

[2] Ibid., p. 338-339, 343 & 354.

[3] Ibid., p. 354.

[4] Ibid., p. 342-343.




Accro à l’amour

Pénia la mendiante rode dans les parages de la fête donnée en l’honneur d’Aphrodite, elle guette la possibilité d’obtenir quelques restes. Elle trouve mieux, Poros, le dieu de la ressource, endormi, cuvant ses excès. L’idée s’impose à elle d’en obtenir un enfant : « elle s’étendit près de lui et devint grosse d’Éros » [1].

Étonnante conception que celle d’Éros dans Le Banquet de Platon. Le projet de Pénia d’abuser Poros dans son sommeil se réalise lors d’une scène digne des théories sexuelles infantiles : aucune érotique ne signale un quelconque usage du corps de l’autre. Éros est le fruit d’une pure ellipse du rapport sexuel.  

L’érotomanie possède quelques affinités avec le mythe dont est tiré l’étymologie. Une contingence plus qu’un plan longuement réfléchi, la naissance d’un amour hors du champ de l’incarnation ; au moins deux similitudes avec cette forme de l’amour que Jacques-Alain Miller nomme « solution érotomaniaque » [2] dans son cours « Les us du laps ».

Un objet circule entre l’amant et l’aimé, mais ce lien ténu, et pourtant puissant, est-il réellement prélevé dans l’épaisseur trouée du corps ? N’est-ce-pas plutôt la captation par sa propre interprétation, d’un geste, d’une parole, d’un regard, d’un rire, qui devient l’objet d’une élucubration ? L’objet prélevé sur le corps de l’Autre est moins cause du désir que saisi à la racine d’une interprétation.

C’est un aspect très marqué du cas présenté par Carlos Dante García dans L’Amour dans les psychoses [3]. « La captive », c’est Alicia, une jeune femme de trente-cinq ans. L’idée, qui lui apparait pendant sa grossesse, et selon laquelle son beau-frère est le père de son enfant, s’est mue en une certitude qui a bouleversé l’entourage familial. Elle exprime de manière impeccable le phénomène transitiviste avec lequel elle est aux prises : elle possède autant qu’elle est possédée par une « idée captive ». « L’idée captive qu’on m’impose n’est pas apparue du jour au lendemain […]. Nous étions dans la chambre, mon beau-frère et moi, et il m’a touchée, il m’a frôlé la main. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il avait quelque chose à me dire, qu’il arrivait quelque chose. Je ne savais pas quoi exactement. […] J’ai pensé que cela avait à voir avec le bébé, mais je n’en étais pas sûre. […] Il y avait quelque chose en lui qui me concernait. [I]l m’a saluée et m’a regardée d’une façon bizarre. […] Immédiatement j’ai pensé : “C’est le père de mon bébé.” » [4]

La fixité de cette certitude durera longtemps. Une intervention, à point nommé de l’analyste, aura pour effet de séparer l’impérieuse nécessité de retrouver le beau-frère et la possibilité de continuer à parler d’amour. En effet, et c’est un autre point remarquable du cas, Alicia « venait parler d’amour ; c’était la tâche qu’elle-même avait proposée » [5].

Au-delà de la structure érotomaniaque, une attache indéfectible lie le signifiant et la jouissance qui donne à la parole d’amour une force toute particulière : « c’est que parler d’amour est en soi une jouissance » [6].

Qui d’autre que l’érotomane s’autorise à lui donner une telle ampleur ? À part peut-être l’analysant… ou bien l’amant courtois qui la chante en illimité !

Le tour de force de l’amour érotomane réside dans sa puissance à exploiter le « désir d’être Un » [7]. Un se jouir poussé dans ses retranchements les plus vifs dont l’autre est l’instrument autant que le prétexte.

La solution érotomane, dans laquelle on assume, « dans la joie, le fait d’être ce que l’Autre désire, d’être la cause de son désir » [8] est-elle un point de butée de l’expérience analytique ? Alicia – dont la certitude d’être captive de son amour pour un homme lié à sa sœur est tenace – trouvera dans l’écriture une façon moins couteuse d’en parler. Le transfert n’est pas sans lien avec ce travail de fond où il est question de résoudre le problème posé par l’amour. Ses écrits nourrissent les séances et vice versa, hors de la scène du monde désormais disponible à d’autres investissements.

[1] Platon, Le Banquet, Paris, Flammarion, 1998, p. 142.

[2] Miller J.-A., « “Les us du laps”. Vingtième séance du cours. Mercredi 31 mai 2000 », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2021, p. 54.

[3] García C. D., « La captive », in Miller J.-A. (s/dir.), L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 21-33.

[4] Ibid., p. 25.

[5] Ibid., p. 29.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 77.

[7] Ibid., p. 12.

[8] Miller J.-A., « “Les us du laps”… », op. cit., p. 54.




L’amour mort : hétérogénéité de l’Autre et effacement du sujet

L’érotomanie psychotique, cette illusion délirante d’être aimé [1], dévoile, peut-être plus que tout autre délire, en quoi l’amour dans les psychoses est, comme l’indique Lacan, un « amour mort » [2]. À partir des textes d’Unica Zürn, nous tenterons de mettre au jour ce que peut signifier cette formule. Cette artiste surréaliste allemande vécut dans l’ombre de son compagnon, Hans Bellmer, et ne fut révélée au grand public qu’en 1971 avec la parution à titre posthume de L’Homme jasmin.

On ne sait définir absolument l’écriture d’U. Zürn. Son amie et traductrice, Ruth Henry, affirme que « chaque mot écrit par Unica est autobiographique », précisant que la « seule force qu’Unica préservait lors de sa chute dans la folie était celle de noter les faits avec un ton observateur distant » [3]. D’où la tonalité particulière de cet écrit, puisque sa rédaction, parsemée de transcriptions d’hallucinations, eut justement lieu lors de « crises » et fut entrecoupée de séjours en clinique psychiatrique. Le pronom féminin de troisième personne du singulier guide son écriture – l’auteure n’écrivant qu’en de rares textes à « je ». Ce qui confère au « elle » du récit un caractère à la fois personnel et impersonnel.

L’Homme jasmin s’ouvre sur la narration d’un souvenir de ses six ans. D’abord un rêve, dans lequel le miroir devient une porte, qu’elle traverse. Elle se réveille au moment de lire le nom sur une carte. Cet onirisme lui fait « si forte impression » [4] qu’elle pousse le miroir pour y chercher la porte. Décontenancée, elle se rend dans la chambre de sa mère, et là une « montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée » [5]. Elle s’enfuit et a sa première « vision » [6] de l’Homme-Jasmin. C’est un homme paralysé, assis dans un jardin fleurit. Devenu « l’image de l’amour », elle « se marie avec lui », « c’est son premier, son plus grand secret » [7]. Et dans les années qui suivront, « elle ne verra, par-dessus l’épaule des hommes sur laquelle elle se penchera, rien que l’Homme-Jasmin. Elle restera fidèle à ses noces d’enfant » [8]. Alors qu’elle est déboussolée, la « présence immobile de cet homme lui dispense deux leçons » : distance et passivité [9].

Cet Autre est si radicalement hétérogène [10] que sa distance, pour utiliser ce terme affectionné et qu’on retrouve dans d’autres écrits [11], assure la non-concrétisation de la relation [12]. Ici, l’amour mort prend l’acception de se marier avec son hallucination, le sujet ne reconnaît pas cet Autre comme lui étant de même nature, mais profondément différent. Cet éloignement, aussi défensif soit-il, semble avoir également été une garantie.

Car, adulte, survient son « premier miracle » : « elle se trouve en face de l’Homme-Jasmin » [13]. La distance salvatrice vole en éclat, il n’est plus paralysé, il lui est apparu [14]. « Le choc qu’elle éprouve à cette rencontre est si violent qu’elle ne le surmontera pas. De ce jour, lentement, très lentement elle commence à perdre la raison » [15]. Selon elle, sa folie ne commence pas avec l’hallucination première, mais lorsque la concrétisation devient possible, lorsqu’apparaît le « double réel et vivant » [16] de l’Homme-Jasmin. Son « aliénation » [17] en l’Autre s’en trouve accrue. Interprétative, aux aguets, elle perçoit partout des indices de sa venue : des lettres brodées sur une serviette, un bruit répété, etc. Dans ses « crises », s’aliénant à l’Autre, elle s’annule comme sujet, tandis que Lui devient le « régisseur » lui faisant « don [d’une] hallucination » [18]. Elle s’en enchante : « Quel programme n’a-t-il pas imaginé pour elle ! » [19] Elle prend ce don pour un signe de cet « amour surhumain » [20] qu’il a, le don d’amour prend là une autre tournure. Dans ces moments, elle peut se trouver distanciée de son corps, devenant « sa propre spectatrice » [21], dans un mouvement presque héautoscopique où, sous l’influence de « l’Homme Blanc » [22], son corps dansant se transforme en oiseau, en tigre, en scorpion, jusqu’à l’auto-transpercement. C’est son existence entière qui est offerte à l’Autre. C’est une autre acception du « tout donner pour être tout » [23], puisqu’au-delà du don il est question du sacrifice dans une relation où les places sont ainsi définies : « Lui, c’est l’aigle qui décrit ses cercles au-dessus du petit poulet masochiste » [24].

Cet Autre, mis en position d’Idéal du moi, a le droit de vie et de mort sur elle. En cela cet « amour mort » se donne aussi à lire comme pouvant entraîner l’effacement du sujet, ce dernier s’abolissant dans l’hétérogénéité d’« un Autre, tellement Autre » [25] qu’il lui laisse tout arbitrage sur sa propre vie. On retrouve là quelque chose de l’automatisme mental [26], au sens où ça s’impose au sujet, devenu automate. On lira ainsi dans L’Homme jasmin les déambulations de cet « elle » dans les rues d’une ville, se laissant guider Lui, quand bien même elle « sait qu’il ne connaît pas cette ville » [27].

Cet amour, certes mort, semble avoir fait symptôme, notamment dans la fidélité indéfectible à ses noces d’enfant et au secret de leur union… à la vie, à la mort.

[1] Cf. Ferdière G., L’Érotomanie. Illusion délirante d’être aimé, Paris, Dion, 1937.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 287.

[3] Henry R., « Rencontre avec Unica », in Zürn U., Sombre printemps, Paris, Écriture, 1997, p. 107.

[4] Zürn U., L’Homme jasmin, Paris, Gallimard, 2018, p. 15.

[5] Ibid., p. 15-16.

[6] Ibid., p. 16.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 287.

[11] Outre L’Homme jasmin, il en est question dans Le Blanc au point rouge (Zürn U., Le Blanc au point rouge, Paris, Ypsilon, 2011, p. 13 & 21).

[12] « L’autre auquel s’adresse l’érotomane est très particulier, puisque le sujet n’a avec lui aucune relation concrète » (Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 53).

[13] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 18.

[14] Cf. ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 70.

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 53.

[18] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 120.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 51.

[21] Ibid., p. 122.

[22] Ibid., p. 50.

[23] Laurent É., « Positions féminines de l’être », La Cause freudienne, n°24, juin 1993, p. 109.

[24] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 22.

[25] Miller J.-A. (s/dir.), « Avant-propos », L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 8.

[26] Cf. Clérambault (de) G. G., L’Automatisme mental, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1992. Et cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 14, 285 & 305.

[27] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 57.




Pas du tout « à la folie »

« La jouissance de l’Autre, de l’Autre avec un grand A, du corps de l’Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’amour. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore

Il y a quelques années, dans une télévision en noir et blanc, Lacan soulignait, ému, son émerveillement face au transfert, de ce qu’un dispositif puisse faire naître, avec quelques artifices, l’amour [1].
Voilà énoncé, en quelques mots, le cœur de la pratique analytique, qui ne manque pas, poursuit Lacan, de paraître lourd à certains de sa connaissance et, avoue-t-il, à lui-même.
Et pour cause, de l’amour, il fait le point central, la question côté femme qui est à traiter dans la cure. En effet, la demande d’amour joue un rôle central dans la sexualité féminine, comme le rappelle Jacques-Alain Miller [2]. C’est, bien sûr, cette demande qui va se faire entendre sur le divan et c’est à cet endroit que le maniement du transfert, peut s’avérer lourd à l’occasion.
Surtout, lorsque Lacan avec audace évoque, pour les parlêtres féminins, la « forme érotomaniaque de l’amour » [3] !
Mais pourquoi diable cette orientation, que l’amour côté femme confinerait à la folie ?

Cet amour fou nous ramène à Clérambault. C’est à partir de son travail – celui que Lacan a poursuivi, débattu et enrichi – qu’une découverte fondamentale a été apportée à la psychiatrie, la seul en trente ans dit Lacan, et qui nous permet d’avoir de solides repères dans la clinique.
Dans l’érotomanie, celle pathologique, c’est la certitude d’être aimé qui assaille le sujet, et qui réalise le rapport sexuel, L’Autre l’aime et jouit d’elle, elle est son objet, de façon entière, sans échappatoire. Une telle position conduit aux destins douloureux, parfois tragiques, des érotomanes.
Cela parce que cet éros, cette certitude folle, a plus à voir avec l’orgueil qu’avec l’amour [4].
Ainsi, l’amour érotomaniaque est à entendre comme ce qui donne la couleur de l’amour du côté féminin, car, de toute évidence, il y a peu de risque de confondre ces deux structures. Là où « la psychose est une sorte de faillite en ce qui concerne l’accomplissement ce qui est appelé “amour” » [5], l’amour, quand il est demande, même illimitée, vient comme réponse à l’impossible du rapport sexuel.

Dans sa belle préface à l’ouvrage de Clérambault, François Leguil relève cette indication du maître : « différence d’intensité n’empêche pas l’identité qualitative des processus » [6], il ajoute, avec une malice réjouissante, que cette indication clinique rigoureuse, si elle avait été entendue, nous éviterait le lot de cas « limites » [7].

Ainsi, la structure ne se déduit pas de la mesure de l’intensité des manifestations, mais du repérage précis des processus. C’est ce que fait Clérambault lorsqu’il isole le Postulat de l’érotomane : sa certitude que l’autre l’aime. De là, suivront les significations qu’elle donnera à son histoire.
À l’inverse, pour celle qui a pour partenaire-symptôme l’Autre barré, Ⱥ, nulle certitude d’être aimée. Bien au contraire, elle passe un temps fou à faire parler cet Autre qui manque, à le faire parler… d’elle. Elle cherche dans ses paroles des signes d’amour et aussi bien traque les manques, les faiblesses ou encore les incohérences, qui ne manquent jamais. Elle peut alors dérouler sa plainte. Sa demande est donc sans fin, car jamais satisfaite.
Lacan relevait le caractère discursif propre à l’érotomane, infatigable épistolière, comme le montreront les lettres d’Aimée, ou encore d’Adèle H. L’amoureuse, quant à elle, est celle qui fait produire à l’Autre un savoir sur elle. Qu’il réponde au Che vuoi ?
Cela exige un amour réciproque, que l’autre réponde, que ce soit pour lui jurer fidélité ou l’envoyer promener, selon le fantasme à l’œuvre.
J.-A. Miller résume l’exigence côté féminin comme étant « parler, aimer, jouir » [8].

La ritournelle raconte que les histoires d’amour finissent mal, en général. De nombreuses fictions se sont passionnées pour ce qui peut virer au drame dans la relation d’amour de transfert entre le patient et l’analyste. Un tel déraillement est en effet spectaculaire et touche certainement au fantasme de ceux qui le réalise.
Mais voilà, pourquoi, face à cet émerveillement du transfert, que nous confie Lacan, et son corrélat de difficultés, ce dernier a fait du contrôle un des piliers de la formation analytique.

[1] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509-545.

[2] Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 79.

[3] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.

[4] Cf. Leguil F., « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », in Clérambault (de) G. G., L’Érotomanie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 20.

[5] Lacan J. « Conférence et entretiens dans des universités nord-américaines. Yale University, Kanzer Seminar. 24 novembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 16.

[6] Clérambault (de) G. G., cité par F. Leguil, in « « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », op. cit., p. 24.

[7] Leguil F., « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », op. cit., p. 24.

[8] Miller J.-A., L’Os d’une cure, op. cit., p. 81.