Introduction à « Question d’École. Le Fake »

Le fake, est au cœur d’une actualité brûlante : Trump, Capitol, vaccins, pandémie, variante du virus, politique, scientifiques, experts… c’est le signifiant roi, pour discréditer l’autre [*]. Il est concomitant de la chute du père et de la montée au zénith de l’objet a [1], il témoigne de l’absence de garantie dans l’Autre, il en est une réponse, il sous-tend le complot.

Le fake est très bien rendu par l’« Air de la calomnie » du Barbier de Séville :

« C’est d’abord rumeur légère
Un petit vent rasant la Terre

Puis doucement, vous voyez calomnie

Se dresser, s’enfler, s’enfler en grandissant
[…]
par un léger murmure
D’absurdes fictions
Font plus d’une blessure

Et portent dans les cœurs
Le feu, le feu de leurs poisons

Le mal est fait, il chemine, il s’avance

De bouche en bouche il est porté
Puis, il s’élance
C’est un prodige en vérité

Mais enfin rien ne l’arrête
C’est la foudre, la tempête »

Le fake, rien ne l’arrête, c’est la foudre, la tempête. Il court les médias, les réseaux sociaux, il arrive sur nos divans, … alors pour une journée, on l’arrête et on le questionne, on lui fait rendre gorge, on le lit et l’analyse. L’École de la Cause freudienne n’allait pas le laisser filer sans rien dire.

Meg Ryan est assise en face de Billy Cristal dans un restaurant américain. Dans une scène aujourd’hui mythique elle va mimer un orgasme qui laisse le pauvre Billy Cristal pantois, lui qui venait de lui dire qu’il saurait reconnaitre immédiatement une femme qui simulerait. Certitude virile mise à mal. Fake orgasm dit-on en anglais. En tant que spectateur, nous assistons à une mise en abîme du fake : nous sommes au cinéma, nous savons que c’est faux, que Meg Ryan joue le rôle de quelqu’un qui joue le rôle de quelqu’un qui simule un orgasme, mais il y a un effet de vérité qui fait que nous rions. Le fake est présentifié, la vérité est effet dans le corps.

La prestation de Meg Ryan à peine terminée, un serveur demande à une cliente ce qu’elle veut. Celle-ci répond en désignant Meg Ryan : « la même chose qu’elle ». Le fake implique que l’on y croit, même si on sait que c’est fake. Le fake est une satisfaction, une jouissance qui vient boucher, comme tous les discours en dehors du discours de l’analyste, le trou du non-rapport sexuel.

Le restaurant où s’est tournée cette scène mythique de Quand Harry rencontre Sally [2] organise désormais tous les ans un concours de fake orgasm [3]. On vient y rire du brouillage entre énoncé et énonciation.

Mais le brouillage entre énoncé et énonciation ne fait pas toujours rire : Sur France inter, ce 13 janvier 2021, Roger Cohen, grand éditorialiste au New York Times disait combien la question de la vérité chez Trump était complexe, car elle élève la franchise, le « je dis ce que je pense » au rang de la vérité, indépendamment du vrai ou du faux qu’impliquent les faits [4]. Et, comme pour le fake orgasm, n’y croient que ceux qui font l’insondable choix d’y croire et qui, pour mieux y croire, peuvent parfois lui donner les accents de la certitude. La conception même d’alternative facts, donnée par Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump fait vaciller la notion de vérité et de débat. Cela se résume par un : « vous avez votre opinion, j’ai la mienne », c’est le relativisme absolu qui soutient un autre absolu : la croyance en La vérité, la mienne celle de l’Un-dividu. Cette position renvoie en miroir que c’est l’autre qui est fake, quels que soient les faits. Ainsi, vérité et fake sont sur le même plan dès qu’il s’agit d’élever la vérité au rang d’une vérité Une, d’un absolu de vérité, cela mène à la haine, la ségrégation, le racisme. Ce qui s’est passé au Capitol le montre : cinq morts, la démocratie foulée au pied, le fake, ça a des effets dans le réel ! Il nous revient d’analyser les enjeux de ces discours qui se radicalisent.

Le brouillage entre énoncé et énonciation dans le fake renvoie au paradoxe du menteur, qui peut se formuler ainsi : la proposition « je mens », est-elle vraie ou fausse ? C’est un résumé du paradoxe initial : « Tous les crétois sont menteurs, c’est moi Épiménide le crétois qui vous le dit ». Paradoxe dont on dit que Philétas de Cos, qui fut précepteur de Ptolémée II, mourut d’épuisement de vouloir le résoudre. Il aurait rédigé lui-même son épitaphe :

« Je suis Philétas de Cos,
C’est le [paradoxe du] Menteur qui m’a fait mourir
Et les mauvaises nuits qu’il m’a causées. »

En fait, Philétas de Cos n’a rien rédigé, cette épitaphe est apocryphe, un fake, donc. Néanmoins, elle est là pour nous signaler combien ce paradoxe est retors pour celui qui s’y frotte.

La révélation freudienne de l’inconscient résout le paradoxe du menteur : « je » est toujours menteur, la vérité est à découvrir. La sincérité demandée par Freud à ses analysants n’est donc pas garantie de la vérité, mais d’une mise au travail d’une énigme.

Lacan va s’attaquer au paradoxe du menteur dans son Séminaire « L’identification ».

Les « deux lignes que nous distinguons comme énonciation et énoncé nous suffisent pour que nous puissions affirmer que c’est dans la mesure où ces deux lignes s’embrouillent et se confondent que nous pouvons nous trouver devant tel paradoxe qui aboutit à cette impasse du “je mens” […] c’est […] à savoir que je peux à la fois mentir et dire de la même voix que je mens. Si je distingue ces voix, c’est tout à fait admissible. Si je dis : “Il dit que je mens”, cela va tout seul, cela ne fait pas d’objection, pas plus que si je disais : “Il ment”. Mais je peux même dire : “Je dis que je mens.” […] [s]i je dis “Je sais que je mens”, cela a encore quelque chose de tout à fait convainquant qui doit nous retenir comme analystes, puisque […] l’original, le vif et le passionnant de notre intervention est […] pour nous [de nous] déplacer dans la dimension exactement opposée, mais strictement corrélative, qui est de dire : “Mais non, tu ne sais pas que tu dis la vérité”. Ce qui va tout de suite plus loin. Bien plus : “Tu ne la dis si bien que dans la mesure même où tu crois mentir, et quand tu ne veux pas mentir, c’est pour mieux te garder de cette vérité.” » [5] Lacan résout le paradoxe du « je mens » en faisant surgir un nouveau paradoxe, lequel porte alors sur la vérité elle-même.

Croire, mensonge, vérité, nous voilà au cœur de notre « Question d’École ».

Nous retrouvons ce paradoxe dans la blague juive rapportée par Freud : « deux juifs se rencontrent dans un train. “Où tu vas ?”, demande l’un. “À Cracovie”, répond l’autre. “Regardez-moi ce menteur !”, s’écrie le premier, furieux. “Si tu dis que tu vas à Cracovie, c’est bien que tu veux que je croie que tu vas à Lemberg. Seulement moi je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors pourquoi tu mens ?” [6] » Le côté on ne me la fait pas du fake est formidablement illustré. « Intention, défi on se défile, défiant on se défend, refoule, renâcle, tout lui sera bon pour ne pas entendre que le “pourquoi me mens-tu à me dire le vrai ?” de l’histoire qu’on dit juive » [7] fait surgir le fameux : « La vérité est sœur de jouissance », le mensonge aussi, le fake également, toute parole pour tout dire. « Dès qu’on parle, on complote », dit Jacques-Alain Miller, à lire dans Lacan Quotidien [8].

Ce n’est pas pareil de repérer les leurres, les semblants, les fictions, les ruses de l’inconscient et la manipulation consciente des faits.

« Nulle vérité ne saurait se localiser que du champ où cela s’énonce » [9]. Impossible de saisir les enjeux de la vérité en psychanalyse sans interroger la jouissance en jeu, la jouissance singulière de celui qui parle, trace dans son énonciation.

Je remercie J.-A. Miller d’avoir attiré mon attention sur cette citation du logicien Tarski qui propose une définition de la vérité qui est l’envers du fake : « If the definition of truth is to conform to our conception, it must imply the following equivalence : The sentence “snow is white” is true if, and only if, snow is white. » [10] Que l’on peut traduire par : « Si la définition de la vérité est conforme à notre conception, elle doit impliquer l’équivalence suivante : la phrase “la neige est blanche” est vraie si, et seulement si, la neige est blanche. » Ainsi, la vérité vraie serait une tautologie, terrain nettoyé de la jouissance, un pur énoncé détaché de la ligne de l’énonciation. La vérité pure est froide et déshabitée. Lacan y répond ainsi : dans la parole, ce n’est pas ce qu’elle dit qui est à interpréter, c’est le fameux qu’on dise : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [11]. Lacan précisera : « Mais l’artifice des canaux par où la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde, voilà, l’on conviendra, ce qui vaut que ce qui s’en lit, évite l’onto-, Toto prend note, l’onto-, voire l’onto-tautologie. » [12] Ainsi, l’interprétation ne vise pas la vérité tautologique, la vérité de l’énoncé, mais une autre vérité qui ne peut se dire, celle d’une énonciation qui tient compte d’un corps qui dit, d’une jouissance qui se pare de mots pour se dire au-delà et en-deçà du sens des mots. Là, ce n’est plus la vérité qui est au cœur de la pratique, ni le sens, mais le savoir sur le sinthome, ça-voir dira Lacan. Voilà pourquoi : « la psychanalyse n’est pas une science, c’est une pratique » [13].

La neige est blanche si et seulement si la neige est blanche, alors nous pouvons ajouter « la terre est bleue comme une orange » d’Éluard, ce qui n’est pas moins vrai ou ce mot attribué à Shakespeare : « Quand la neige fond, où va le blanc ? »

L’énonciation fait résonner le vrai du côté du poème, car, comme le disait Lacan, nous ne sommes pas poètes, mais poèmes [14], nous sommes donc des traces de corps à lire.

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Cf. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 414.

[2] Reiner R., When Harry Met Sally, trad. Quand Harry rencontre Sally, film, États-Unis, 1989.

[3] Cf. « Quand Harry rencontre Sally : un concours d’orgasme simulé pour les 30 ans du film culte », Le Figaro, 15 juillet 2019, disponible sur internet.

[4] Cohen R., in « Roger Cohen : une vie de correspondance au New York Times », entretien avec S. Devillers, France inter. L’Instant M, disponible sur internet.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 15 novembre 1961, inédit.

[6] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 218.

[7] Lacan J., « Postface au Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 504-505.

[8] Miller J.-A., « Dès qu’on parle, on complote », Lacan Quotidien, n°909, 21 janvier 2021, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 70.

[10] Cf. Speaks J., « Tarski’s theory of truth », 2 mars 2005 p. 2, disponible sur internet.

[11] Lacan J, « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449.

[12] Lacan J., « Postface au Séminaire XI », op. cit., p. 507.

[13] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Massachusetts Institute of Technology. 2 décembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 53.

[14] Cf. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 572.




Fake en trois dimentions

Fake : Pourquoi le titre de cette « Question d’École » est-il en langue anglaise, me suis-je demandée [*]. Question que je poserais volontiers aux organisateurs et à moi-même bien sûr, puisque depuis des années, avec obstination et donc débilité, car la débilité est la croyance au possible, j’essaye d’y faire passer l’orientation lacanienne.

S’invitent immédiatement deux éléments. Le premier, nommons-le « domination » : la langue anglaise est la modalité de discours qui domine aujourd’hui les médias dans le monde. Elle s’est imposée comme langue à vocation universelle. Il est probable que le développement de plus en plus fin des technosciences dans le domaine de la traduction produira un retournement dialectique qui viendra bientôt à bout de ce rejeton de l’universalisme.

Car les langues sont multiples. Depuis toujours, c’est Babel. Depuis toujours aussi, à ce que nous sachions, une langue tend à s’imposer aux autres comme dominante, de façon plus ou moins étendue, plus ou moins contraignante. Les langues participent du politique, de la domination, et donc de l’oppression comme de la libération.

Certaines langues cessent d’être des langues vivantes. Elles ne demeurent alors dans la culture qu’en tant que langues mortes. Que les langues relèvent du multiple et qu’elles soient mortelles, en fait des langues vivantes. Leur dynamique repose sur des échanges, des emprunts, des traductions. Un exemple parmi tant d’autres est l’apparition en français du terme « spoiler », aujourd’hui remplacé par « divulgâcher », néologisme condensant « divulguer » et « gâcher », une invention, donc. L’utilisation de fake relève de cette dynamique de l’emprunt.

Fake : prenons les choses maintenant par l’aléatoire, tel que nous l’offre l’actualité.

Dans ce cas, l’aléa a un nom : Trump. Lisa Kudrow, humoriste, invente le personnage de Jeanetta Grace Susan, attachée de presse de Trump, et dans une pastille de trois minutes, elle condense le rapport de l’ex-Président des USA avec les fake news qu’il dénonce, et donc sa position quant au vrai. Son interprétation de la parole trumpienne la dévoile plus complexe que ce qui s’appelle en général l’intox. Le mode dominant de la parole trumpienne renvoie à la catégorie du déni, n’était un point digne d’être souligné. Elle subvertit, en effet, la différence entre la vérité et le mensonge par l’affirmation successive d’évidences contradictoires. On retrouve là le mot d’évidence qui a triomphé dans de nombreux articles universitaires sous le terme « Evidence-based practices ». Curieusement, ce mode, mis en avant par le discours trumpiste, en dévoile le biais : il s’agit d’en finir avec toute possibilité que le dire puisse avoir des conséquences sur celui qui l’énonce : « Non, je n’ai jamais affirmé cela », ou « J’ai toujours affirmé cela ». Si le dire est un acte, on passe dans ce cas à une succession de passages à l’acte, empêchant toute possibilité d’établir les conditions dudit acte. Si le franchissement du Rubicon par Jules César est un acte, on peut dire que la rhétorique de Trump procède de la disparition du Rubicon dans un déni sans fin.

Vous aurez compris qu’après avoir mis en jeu le symbolique d’abord, puis l’imaginaire dans l’abord du thème choisi pour « Question d’École », j’ai choisi pour méthode de le soumettre, ainsi que Lacan le conseille, à l’épreuve des trois dimensions, ce trois dont il a pu dire en 1980 à Caracas, en parlant du trois de Freud : « Voilà : mes trois ne sont pas les siens. Mes trois sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. J’en suis venu à les situer d’une topologie, celle du nœud, dit borroméen. » [1]

Fake : Subversion par la psychanalyse.

« Dis-moi la vérité. »
« Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. »
« Cesse de mentir, tu étais encore sur ta console, ton portable ? Tu crois que je ne te vois pas. »
« Qu’est-ce que tu me caches ? »
« On nous cache quelque chose. »
« Il, elle m’a trompé(e) il, elle a abusé de ma confiance, il elle m’a fait croire que… »
« Menteur, menteuse ! »
« Tu ferais mieux de te taire. »
Et « prendre les campanules pour les fleurs de la passion » [2], comme l’écrit le poète.

La vérité est, en effet, d’abord une passion de l’être, de l’âme. Mais c’est un mur.

Quelle passion ? La passion de la domination, du contrôle, du tout savoir, et contrairement au dicton bien connu, « tout savoir et rien payer », cette passion a un prix exorbitant, celui de la servitude et de la débilité.

Il me vient une tendresse pour les complotistes qui sont les champions de la vérité, avec un V majuscule, de véritables croyants, qui sont persuadés que tout a un sens et qui, un peu canailles quand ils ne sont pas délirants, pensent que le sens leur est perpétuellement dérobé.

La psychanalyse, depuis Freud, avec Lacan célébrant, dans le Séminaire de Caracas, « l’idée géniale, l’indice d’une pensée plus délirante qu’aucune de celles dont j’ai jamais fait part », et avec Jacques-Alain Miller mettant en évidence le décrochage entre le vrai et le réel [3], a totalement subverti la question de la vérité. Ce n’est pas un hasard si on ne peut lire un texte de Lacan sans tomber sur la question de la vérité. Car c’est sur ce point que vole en éclats le souci du vrai dont l’apparition du mot fake est le nouvel avatar.

La psychanalyse a en effet opéré un renversement inouï sur la question de la vérité.

Tout d’abord en définissant son champ. Le champ de l’inconscient est celui de la parole et du langage. S’y démontre que « la parole est obscurantiste » ainsi que le dit Lacan sous le titre « Lumière ! » dans son Séminaire « Dissolution » ! Il ajoute : « C’est son bienfait le plus évident » [4]. En renversant la passion de la domination, y compris sur soi-même, et en asséchant la jouissance de la curiosité, fut-elle retournée en un « je ne veux rien savoir », sans la moindre trace de lutte contre la vérité, la psychanalyse en opère une subversion radicale.

Elle part du déploiement de la parole analysante. Elle en fait un principe, celui de l’association libre, qu’il serait préférable de qualifier de « forcée », forcé à « tout dire ». « Qu’est-ce que veut dire “tout dire” ? Ça ne peut pas avoir du sens » [5], dit Lacan. C’est l’adieu au sens et l’abandon à la dérive. Lacan fait alors remarquer qu’à l’entrée dans le dispositif analytique se produit une chose étrange. L’analysant en vient à se centrer sur sa famille, son enfance, son papa, sa maman, etc. Cette fiction anime différentes nuances du vrai. Elle devient une succession de valeurs de vérité. Pourtant, il y a des faits en psychanalyse, des faits, des effets, de dire. Un corps parlant, progressivement, s’en extrait, une anatomie verbale.

Revenons à deux textes fondamentaux de Lacan sur la vérité.

« Dans la bouche de Freud », la vérité dit « Je suis donc […] l’énigme de celle qui se dérobe aussitôt qu’apparue, hommes qui tant vous entendez à me dissimuler sous les oripeaux de vos convenances […]. Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle » [6]. Ce passage extrait de « La chose freudienne » écrit en 1956 est un texte si beau et si fort qu’il appelle une lecture mot à mot, que je ne ferai pas ici. Je soulignerai seulement son instantanéité, sa dérobade assurée : « elle ne peut que se mi-dire ». Au moment même où on croit attraper la vérité, il ne reste de son apparition que ces oripeaux que sont le sens et la croyance.

Lacan reprend ce « Moi la vérité, je parle » le 1er décembre 1965, en ajoutant : « Prêter ma voix à supporter ces mots intolérables “Moi, la vérité, je parle…” passe l’allégorie. Cela veut dire tout simplement tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage, […] que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle » [7]. De cela, il découle que la vérité organise la parole analysante et y entre en fonction de cause, matérielle.

Le troisième affranchissement est alors possible.

Le pas suivant sera en effet de transformer la vérité, devenue cause matérielle de l’inconscient, en motérialité, la matière sonore. Le virage s’opère du sujet au corps parlant, de l’inconscient déchiffrable à l’inconscient réel. Comme le dégage J.-A. Miller, si la vérité fait couple avec le sens comme déchet qu’elle-même produit, « la vérité – je précise, c’est de mon cru, j’essaye, dit J.-A. Miller – [est] menteuse sur la jouissance » [8].

Le passage du sujet au corps parlant efface la vérité : un réel traumatique vient prendre la place qu’elle occupait. À la fiction vient se substituer la fixion, fixité d’un événement de corps qui fit trauma ou « plaisir exquis », laissant sa marque. L’équivoque et le malentendu, voire le silence, sont les clefs de l’interprétation. Elle fait apparaître un réel hors sens là où c’était le délire du sens ou l’ivresse de la parole.

De cette prosopopée que j’ai citée, Lacan soulignait qu’elle produisit, dès qu’il la formula, un malentendu. C’est ce terme qui reviendra en 1980 comme titre d’une des dernières séances du Séminaire : « Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. […] [L]a psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu » [9].

De cette autre écriture de fixion, prélevons le « x ». L’inconnu qui fait indice du réel dans le corps, c’est l’inconnu du féminin. Allez écouter la chanson d’Alain Souchon « Sous les jupes des filles ». Pensez à ce tableau de Courbet acheté et recouvert par Lacan. Ce x décomplète le tout, il échappe à la prétention d’universalité à laquelle conduit immanquablement la vérité, fut-elle masquée dans le fake. Je me laisserais bien aller à la dérive de lalangue qui est le sésame de la psychanalyse, mais la bienséance l’interdit.

C’est ce rapport imprévisible, et sérieux, à la dérive de lalangue qui fait que je suis folle : folle de l’efficacité de la psychanalyse qui tient à sa docilité à se faire la dupe de lalangue.

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Lacan J., « Le Séminaire de Caracas », L’Almanach de la dissolution, Paris, Navarin, 1986.

[2] Chanson d’Y. Montand, et paroles de L. Ferré : « L’Étrangère », Olympia 81, 1982.

[3] Cf. Miller J.-A., « Rêve ou réel ? », Ornicar ?, n°53, novembre 2019, p. 99-112.

[4] Lacan J., Le Séminaire, « Dissolution », leçon du 15 avril 1980, « Lumière ! », Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 7.

[5] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Colombia University. Auditorium School of International Affairs. 1er décembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976 p. 44.

[6] Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 408-409.

[7] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 867-868.

[8] Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du désir, n°92, mars 2016, p. 84.

[9] Lacan J., Le Séminaire, « Dissolution », leçon du 10 juin 1980, « Le malentendu », Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 12.




D’un discours qui contre le fake

Pour aborder le fake, je partirai de ce que le discours de l’analyste lui oppose [*]. D’abord, et de toute évidence, la vérité menteuse. Dans la structure, il n’y a rien de plus opposé au fake que cette vérité qui ment sans volonté de tromper, cette vérité qui ment parce que le réel est ainsi fait qu’elle ne peut le dire sans reste, que face à la fixité du réel, elle varie aussi à l’envi. Une vérité qui ment donc, mais qui ment aux antipodes du fake.

Ce qui fait que la vérité ment dans le moment même où elle dit vrai, tient au fait même qu’elle se réfère au réel, qu’elle tâche d’enserrer ce réel. Le fake, lui, trompe son monde parce qu’il rejette le réel, n’en veut rien savoir. Il trompe son monde mais aussi, si souvent, celui qui s’en fait l’auteur ou l’écho. Combien de complotistes ne croient-ils pas dur comme fer au fake et à ses news ? On peut donc, bien sûr, opposer la vérité menteuse au fake. D’ailleurs, dans un même passage de « Télévision », Lacan nous dit d’une part que « la vérité tient au réel » au point où elle y trouve sa limite, comme nous le pointe Jacques-Alain Miller, et d’autre part, et en même temps : « Je dis toujours la vérité » [1].

Mais il est un autre terme que nous pourrions opposer au fake, un terme employé au moins deux fois par Lacan : celui de truquage. Certes le truquage semble d’abord proche du fake. Le fake s’oppose à la vérité qu’il foule au pied, comme le truquage s’oppose, a priori, à la réalité dans laquelle il introduit l’illusion. Le fake serait ainsi à la vérité ce que le truquage est à la réalité. Pourtant, la façon dont Lacan en use à deux reprises nous porte à les opposer drastiquement, à considérer que là où le fake procède d’une forclusion du réel, le truquage relève au contraire d’un maniement du réel qui n’a rien d’illusoire. Pour explorer cette voie, je m’appuierai sur deux références : « La conférence à Genève sur le symptôme » [2] de 1974 et l’autre de 1978, « Conclusions du IXe congrès de l’École freudienne de Paris » [3].

Commençons par la première. Se référant au cas du petit Hans qui souffre d’une phobie des chevaux, Lacan nous dit : « L’intervention du professeur Freud médiée par le père est tout un truquage, qui n’a qu’un seul mérite, c’est d’avoir réussi. » [4] Sans entrer dans le détail dudit truquage, relevons que Lacan épingle là l’opération analytique comme telle.

Quatre ans plus tard, Lacan reprend ce mot alors qu’il s’interroge en ces termes : « comment se fait-il que, par l’opération du signifiant, il y ait des gens qui guérissent ? » [5] Et voici la réponse qu’il apporte : « C’est une question de truquage. Comment est-ce qu’on susurre au sujet qui vous vient en analyse quelque chose qui a pour effet de le guérir, c’est là une question d’expérience dans laquelle joue un rôle ce que j’ai appelé le sujet supposé savoir. […] Le sujet supposé savoir, c’est quelqu’un qui sait […] le truc, puisque j’ai parlé de truquage à l’occasion. Il sait le truc, la façon dont on guérit une névrose » [6].

Dans ce second passage, le truquage procède explicitement du truc. Or le truc est défini par le Bloch & von Wartburg – dictionnaire étymologique cher à Lacan – comme une « manière d’agir habile et secrète » [7]. Pour revenir à ce qu’a fait Freud avec Hans, Lacan ne dit pas quel effet de vérité a opéré, bien plutôt donne-t-il à ce qui a opéré le nom de truquage, pointant tout à la fois l’habileté de l’analyste et le secret de cette habileté. Ce secret, je ne l’entends pas comme un savoir qui serait précieusement gardé par ceux qui le détiennent. Ce secret tient plutôt à ce que les analystes ne savent pas qu’ils en savent quelque chose [8]. C’est devant ce savoir qui ne se sait pas que Lacan saisit l’occasion d’enseigner, prenant appui sur un trou dans le savoir pour en inventer un nouveau.

Le résultat du truquage analytique consiste, comme on le voit avec ces névroses qui guérissent, en la conversion d’une jouissance dont on souffre, en une jouissance dont on se satisfait. L’une des façons possibles de comprendre le passage du symptôme au sinthome est qu’il tient non tant à une cession de jouissance qu’à une réorientation de la jouissance, à un réinvestissement dans ce qui devient la marque de fabrique d’un sujet [9]. Sur le sinthome, je renvoie notamment au cours d’orientation lacanienne de J.-A. Miller de 2005-2006 : « Illuminations profanes ».

On dira en effet de tel sujet qui s’y prend spécialement bien dans un domaine, ou qui s’y retrouve, que « c’est son truc ». Eh bien, le truquage analytique consiste à ce que la poussée constante de la libido stagnant dans le symptôme trouve à se loger dans le truc propre à l’analysant. Le truquage analytique lui permettrait ainsi de trouver sa manière habile et secrète de s’y prendre. Faire fonction d’analyste est d’ailleurs manifestement le truc de certains analysants devenus analystes.

Avec le truc, on se situe dans un registre qui est en-deçà de la vérité menteuse, car le truc ne ment pas – et comment mentirait-il, puisqu’il ne parle pas et procède du maniement ? Pas plus que l’angoisse, la satisfaction ne trompe. Passer d’une souffrance quant à la jouissance à un usage de cette jouissance, voilà l’opération propre au truquage analytique qui en réconcilie un certain nombre avec ce qui leur semblait d’abord impossible à supporter. Et je tiens que cette satisfaction prémunit d’un recourt au fake pour faire front contre le réel, puisque, justement, elle s’en fait l’indice d’un usage satisfaisant.

À peine Lacan a-t-il évoqué le truquage de Freud qu’il évoque certaines de ses propres élaborations comme des trucs. Et sans doute son truc consiste-t-il à élaborer un savoir qui rende compte du truquage analytique. Sa satisfaction apparait alors teintée d’une insatisfaction qui la travaille sans l’amoindrir, le poussant à remettre sur le métier une élaboration de savoir sur ce qui opère alors. Loin du fake et de son savoir en toc, dogmatique, clos sur lui-même, qui prétend dire tout le réel, il en dit justement pas-tout, mais toujours plus et autrement, permettant ainsi à ce savoir de continuer à tenir au réel. Et c’est aussi le truc des lacaniens que de suivre Lacan dans cette voie.

Je me référais tout à l’heure à l’étymologie du truc pour faire saillir ce que le terme de truquage recouvre. Référons-nous pour finir à l’étymologie du fake – terme attesté en 1775 dans l’argot criminel londonien. Son origine est incertaine, mais il dériverait de l’allemand fegen : balayer. De fait, le fake nettoie, et pas seulement la vérité. Laurent Dupont l’a relevé : les effets du fake sont réels. Il arrive en effet qu’il incite à balayer des vies. C’est sensible dans « Les animaux malades de la peste » [10] de La Fontaine ou dans ces propagandes aux effets meurtriers. Le fake a récemment failli coûter cher à la démocratie américaine. Opposer le truquage analytique au fake est ainsi crucial, et plus encore.

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509. Et sur la vérité menteuse, cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul » (2011), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit.

[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 7-22, disponible sur internet.

[3] Lacan J., « Conclusions du IXe congrès de l’École freudienne de Paris », La Cause du désir, n°103, novembre 2019, p. 21-23, disponible sur internet.

[4] Et Lacan poursuit : « Il arrivera à faire supporter la petite queue par quelqu’un d’autre, à savoir en l’occasion sa petite sœur. » (Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 14).

[5] Lacan J., « Conclusions du IXe congrès… », op. cit., p. 22.

[6] Ibid.

[7] Bloch O., von Wartburg W., Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 2008, p. 654.

[8] Cf. Lacan J., « Conférence à Louvain », La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 13, disponible sur internet.

[9] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Illuminations profanes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10 janvier 2006, inédit.

[10] La Fontaine J., « Les Animaux malades de la peste », Fables, deuxième recueil, 1678-1679, livre VII, disponible sur internet.

 




Duplicité, leurre, tromperie – de qui se moque-t-on ?

Parions que le « premier » Lacan peut déjà largement nous orienter sur ce qu’emporte la question actuelle du fake [*]. Ma référence sera unique. Elle date de 1957, Lacan s’adresse à la Société française de philosophie. Sa communication figure dans les Écrits, sous le titre « La psychanalyse et son enseignement » [1].

Lacan s’y attelle à introduire la dimension de l’inconscient pour ceux qui n’y seraient pas rompus et à rectifier ce que les psychanalystes depuis Freud en ont fait. Il ne suffit pas de dire « que le symptôme soit symbolique », relevant d’un quelconque « symbolisme » [2], objecte-t-il. Qu’entend-il par-là ? Il le dit, et c’est crucial pour notre question : le symptôme « n’est pas une signification » [3] – cachée, enfouie, profonde. Actuel, Lacan raille ceux – situés du côté des psychologues, et qui s’appuient, dit-il, « de préjugés politiques » (sic) – qui se font une conception de l’inconscient comme entité… « confiné[e] » [4]. Dans le fil du Séminaire III, il insiste : il est insuffisant de dire que la psychanalyse enseignerait qu’il y a un sens aux symptômes [5] – disons un sens caché aux choses.

Ce que la psychanalyse enseigne, martèle-t-il, c’est que l’inconscient, « ça parle » [6]. C’est la dimension structurée comme un langage de l’inconscient qu’il tient à démontrer. Le symptôme a la structure d’un texte, dont « la vérité […] est dès lors à situer entre les lignes » [7]. Il peut être lu parce qu’il est lui-même inscrit dans un processus d’écriture. C’est très différent que de considérer qu’il comporte un sens dernier caché. L’inconscient délivre, précise-t-il, « une vérité de provenance différente » [8].

Pour qualifier la dimension signifiante de l’inconscient et de ses effets, Lacan recourt à toute une déclinaison sémantique se référant à une méconnaissance fondamentale chez l’être parlant. Méconnaissance qu’il situe comme une conséquence des identifications imaginaires qui constituent son moi et qu’il s’agirait de « traverser ».

Mais l’inconscient, en tant qu’« il est soutenu par une structure […] identique à la structure du langage » [9] , n’est pas en reste dans ce registre. C’est une structure qui se fonde de la « duplicité [sic] qui soumet à des lois distinctes les deux registres qui s’y nouent du signifiant et du signifié » [10]. Un hiatus traverse donc la connexion entre ces deux registres. C’est par ce hiatus que l’inconscient délivre un message. Il « trahit » [11] un conflit qui demande à être lu, peut et doit, dès lors, être interprété. Le symptôme, « formation particulière de l’inconscient », n’est pas une signification, mais une « relation à une structure signifiante qui le détermine » [12] et à laquelle l’être parlant est aliéné [13] (sic).

Cette aliénation foncière, Lacan a des mots magistraux pour en dessiner les contours. L’être humain est « condamné », par la structure duplice de l’inconscient, à en être la « marionnette » [14]. Le signifiant domine les significations et fonde – par ce qu’il appelle joliment des « lambeau[x] de discours » qui vous ont frappés, marqués – le « chiffre transformé » qui fait de vous son « alphabet vivant » [15]. Il constitue le sujet de l’inconscient comme un « rébus » qui recèle non pas un sens, mais un code dont il faut l’articulation pour pouvoir lire ce que Lacan appelle une « signification tendancieuse » [16] de son vécu.

Cet « attache[ment] à un lambeau de discours plus vivant que sa vie même » [17] n’a pas que des effets dans le seul registre du signifiant. Lacan, à cette époque où, selon Jacques-Alain Miller, il dispose d’une théorie simplifiée du fantasme [18], considère que ces effets passent à l’inconscient et se concrétisent dans la pantomime même de chacun, déterminent jusqu’aux conduites du sujet [19]. D’où le terme de marionnette de son inconscient, et ce que Lacan délivrera à titre de seul espoir possible dans « Télévision » : « tirer au clair l’inconscient dont vous êtes sujet » [20] – afin d’isoler les bouts de réel par lesquels vous êtes mus.

Le point clé, pour la question qui nous occupe aujourd’hui, est, me semble-t-il, le suivant.

Cette aliénation dont nous sommes le « chiffre », cette duplicité qui nous « leurre » [21] et nous mène par le bout du nez, déterminant notre existence, relève du registre de l’inconscient freudien. Lacan croit nécessaire de préciser que la loger dans le registre de la structure du langage, que « le signifiant imprime dans l’inconscient » du névrosé, situe les choses « à dix mille pas plus haut que la question de savoir de qui il [le névrosé pris ici comme paradigme] se moque » [22] !

Autrement dit, ce n’est qu’à méconnaitre ou à rejeter la structure fallacieuse de l’inconscient qu’on rabat la question à ce niveau. Après le psychologue, c’est le neurologue que Lacan prend comme paradigme de ce ravalement : quand la science s’immisce dans la psyché et ignore les lois propres à l’inconscient freudien, qui relèvent, elles, d’une syntaxe propre au signifiant.

C’est un truisme qui colle aux basques de l’hystérique qu’elle fait « semblant », qu’il y a une facticité théâtrale aux symptômes qu’elle présente. Retournons la question, dit Lacan, si l’on veut se mettre à la hauteur des effets de l’inconscient : « Qui le névrosé trompe-t-il ? ». En guise de réponse, il vaut mieux, conclut-il, poser « la question de savoir pourquoi le névrosé “se trompe” » [23].

Les névroses (prises comme paradigme) sont autant de réponses, dit Lacan, à cette structure de l’inconscient qui le détermine. C’est une « erreur de tenir ces réponses [que sont les symptômes et conduites névrotiques] pour simplement illusoires. Imaginaires, elles ne le sont même que pour autant que la vérité y fait paraître sa structure de fiction » [24].

Il y a là un réel. Un réel qui répond de l’inconscient. La conséquence que j’en tire, c’est que ce n’est qu’à le méconnaitre, au sens du refoulement, que peut faire florès en psychologie la catégorie contemporaine du « pervers manipulateur ». Ce n’est qu’à le rejeter, au sens de le forclore, que la paranoïsation politique du monde peut se développer. Ce sont les formes contemporaines où la structure de l’inconscient fait retour.

La facticité propre à la structure de fiction du signifiant se rabat alors au champ de l’autre et du mensonge. Ce n’est plus le névrosé qui se trompe, mais lui, l’autre, qui nous trompe, c’est son discours qui est faux. Ce n’est plus l’inconscient, c’est l’autre qui me manipule. C’est la notion même de vérité qui, touchant au réel, disparaît. Elle est versée à la fausseté de l’autre et de l’Autre, qui cachent le sens d’une vérité dernière et manipulatrice, dont le monde serait la marionnette.

J’aime à croire qu’une psychanalyse peut conduire à produire une lucidité qui nous sépare un tant soit peu de l’adhérence à la suggestion – toujours débile ou délirante, en tout cas grotesque – tout en nous rendant un peu mieux à même de répondre du réel en jeu.

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 437-458.

[2] Ibid., p. 437 & 443.

[3] Ibid., p. 445.

[4] Ibid., p. 442.

[5] Cf. Lacan J. Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 14.

[6] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », op. cit., p. 437.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 443.

[9] Ibid., p. 444.

[10] Ibid., nous soulignons.

[11] Ibid., p. 439.

[12] Ibid., p. 445.

[13] Cf. ibid.

[14] Ibid., p. 446.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 446 & 447.

[17] Ibid., p. 446.

[18] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 décembre 1982, inédit.

[19] Cf. Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », op. cit., p. 451.

[20] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 543.

[21] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », op. cit., p. 446 & 452.

[22] Ibid., p. 450 & 451, nous soulignons.

[23] Ibid., p. 451, nous soulignons.

[24] Ibid.




Parler à l’heure du fake

 « Le réel dit la vérité, mais il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit » [*] [1]. « Une chose fausse », un fake, « n’est un mensonge que si elle est voulue comme telle, […] si elle vise […] à ce qu’un mensonge passe pour une vérité » [2] et que l’autre y croit.

Comment peut-on parler aujourd’hui au moment où science et neurosciences confondues destituent la dimension de la parole propre à l’humain en prenant les symptômes comme les dires pour des faits de réalité établis où le réel disparait ? Comment parler aujourd’hui au moment où les tenants des discours, de l’hystérique, du maître, et insidieusement de l’universitaire, glissent par identification ou idéal scientifique vers cette destitution, en prenant les mots au pied de la lettre ? On assiste à un appauvrissement de la pensée dans ce que l’on appelle les échanges. Il s’agit d’échanger, soit de troquer des signifiés qui, plus que des mots, deviennent des noms qui estampillent. L’interlocuteur se voit projeté dans un système binaire d’oppositions et renvoyé au classement. Les débats médiatiques concernant des sujets de société ont cette coloration stérilisante. À quoi pouvons-nous rapporter cette radicalité nouvelle de la parole qui fait le lit du fake ? 

Freud a inventé la psychanalyse à partir des hystériques, c’est-à-dire du Proton pseudos du symptôme, lieu de l’impossible à dire, lieu du réel. Le mensonge, déjà, n’était pas l’opposé de la vérité, mais le moyen de l’atteindre, jamais toute la vérité, une vérité traversée par le savoir inconscient.

Lacan est arrivé à la psychanalyse par le biais de la psychose. Cette prise au sérieux de la psychose, qu’il a intégrée à la fin de son enseignement dans la signification générale de l’inconscient nommée dès lors parlêtre, lui a permis de développer, de montrer et d’illustrer une autre modalité de la parole que celle de la vérité menteuse dans l’accès au réel. On peut y reconnaître le semblant et sa valeur d’habillage du vide, les enchaînements métonymiques, le discours qui ne se capitonne pas et qui indique un rapport particulier au dire dont l’objet est insaisissable. Laissant souvent en matière de criminalité l’opinion dans une attente insoutenable, toutes sortes d’interprétations viennent y répondre. On méconnait aujourd’hui que le néologisme, signifiant de l’Autre, fixe une signification insolite pour le sujet lui-même. La certitude, autre modalité de dire le réel, fait lien, mais sans dialectique. Le S1 dans ce cas étend ses conséquences de jouissance, sans rencontrer le S2 du savoir qui détermine la castration. La paranoïa dans sa « mission de vérité » [3] l’illustre. Quant au moi mégalomane, il imprime son style au dialogue – affabuler, n’exister qu’au travers du récit, n’est pas mensonge, mais déréalisation, mortification du sujet.

C’est dire que le lieu d’où l’on parle, réel coloré de ces différenciations n’est pas sans conséquence dans le rapport à la vérité. Ne pas ignorer qu’il y a un pousse-à-dire derrière ce qui se dit, et que celui-ci n’est pas de l’ordre imaginaire, où chacun pourrait se reconnaître, mais qu’il est la singularité même, devrait être au principe de la conversation, de la dispute dans son sens premier : examiner, raisonner, critiquer, mettre à plat, arriver à l’os précisément parce que la vérité ne peut être que mi-dite. Hors du savoir inconscient, conscience et intentionnalité sont aux commandes et leur foisonnement instaure un registre du discours au raz d’un pragmatisme matérialiste qui destitue les autres discours.

S’il y a nécessité de rappeler une dimension Autre que celle de la cybernétique de la parole, c’est que cette dernière chemine dans les profondeurs du goût. Que dire de la manière dont elle est véhiculée ? Que dire de la jouissance qui, allant de pair avec cet enfermement, ne peut que s’en échapper ?

De fait, sur fond du discours capitaliste dont la caractéristique est la séparation du discours du maître et du savoir, de l’objet et du sujet, des modes de communication inédits se sont développés : les réseaux sociaux. Aux dires d’un grand dirigeant des médias : « C’est une première dans l’histoire de l’humanité : un organisme comme Facebook [par exemple] qui centralise les règles de la parole pour plus de deux milliards d’individus » [4]. Il fait remarquer que des éléments aussi différents que l’information, l’influence et la conversation, se trouvent mêlés sur lesdits réseaux. Autant dire que cette masse moderne a tout à voir avec le discours du maître même sous l’apparence d’une lalangue ou chacun vient se loger, se montrer, l’incarner.

Dès lors, l’idée que les gouvernements, les corps intermédiaires, en tant qu’institutions, en soient exclus, est une évidence, et que certains gouvernants relèvent du « pouvoir grotesque », au sens de Foucault [5].

Dans cette langue des réseaux sociaux tout se trouve. Il n’y a rien d’étonnant à y voir surgir des personnalités paranoïaques ou mégalomanes, tyrans aux pieds d’argile, prophètes aux petits pieds, rassembleurs. En effet, quoi de plus fascinant, que le sujet de la certitude ? Ainsi se forment des « niches idéologiques » selon l’expression de Pascal Ory [6]. C’est ce qui en fait le point de cristallisation des haines et des ségrégations propres aux complotismes. C’est le principe ici, dans les réseaux sociaux, démultiplié de la propagande dont le journal de Goebbels donne des indications : « Elle doit se limiter à un petit nombre d’éléments et les répéter éternellement » [7]. Les niches idéologiques sont à différencier de la publicité, dont on sait par avance qu’elle est mensongère et changeante.

Le discours universitaire, ou pseudo universitaire, les écrits, les essais, les récits et les témoignages en s’offrant à la critique et de fait à la justice s’éloignent du fake comme tel, bien que ceux-ci les récupèrent. Mais peut-être manque-t-il à l’opinion, aux médias, pour les lire, l’idée que le parlêtre c’est l’inconscient comme parole, pas sans jouissance. Le discours analytique ne l’a jamais négligé, au contraire il dit toujours, bien que sans cesse renouvelée, la même chose. L’éthique des conséquences, est là sur le terrain dans le dispositif de la passe où se fait la transmission du réel dessiné à travers l’expérience concrète d’une analyse. Il s’y démontre dans l’évidement de l’évidence dont le faux se soutient [8], qu’« il n’y a pas de vérité sur le réel, puisque le réel se dessine comme excluant le sens » [9]. C’est pourquoi s’agissant de la parole à l’heure du fake, il y a urgence à ce que la psychanalyse s’avance à éclairer les autres discours, comme dit Lacan, sur ce qu’il en est de l’inconscient et son réel.

 

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit.

[4] Patino B., « Sur Facebook, l’information est structurellement défavorisée », Le 1, n°252, 5 juin 2019, publication en ligne.

[5] Foucault M., Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 1999, cité par C. Salmon, in La Tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque, Paris, Les liens qui libèrent, 2020, p. 33.

[6] Ory P., « Préface », in Hamon R. & Trichet Y. (s/dir.), Les Fanatismes aujourd’hui. Enjeux cliniques des nouvelles radicalités, Toulouse, Érès, 2018, p. 24. Et cf. également : Ory P., « L’individualisme de masse à l’ère du populisme », entretien, Mental, n°39, juillet 2019, p. 125-148.

[7] Goebbels J., Journal. 1933-1939, Paris, Tallandier, 2007, p. 22.

[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », op. cit.

[9] Ibid., leçon du 15 mars 1977.




Un vaccin contre les illusions ?

Le thème de cette journée « Question d’École » invite à un abord psychanalytique du fake afin de saisir sa place et sa fonction à partir d’un discours radicalement différent, fondé sur la singularité [*]. Il m’inspire une réflexion autour de ce qui fait aujourd’hui communauté humaine.

Faisons l’hypothèse que le fake tendrait à devenir la norme du discours courant à l’époque de l’Autre qui n’existe pas. La vérité se trouve mise à mal du fait même qu’il n’y a plus le grand Autre garant du vrai, d’où l’émergence d’une multitude d’imposteurs déguisés en maîtres qui se prennent pour l’Autre et instaurent un régime particulier de la vérité. C’est un fait de discours. Le fake relève d’une habileté qui puise dans toutes les ressources du langage pour prospérer avec à la clef la production d’une jouissance généralisée.

Le fake attaque l’Autre, lui cogne dessus, pour s’instituer lui-même comme la nouvelle référence sur le principe du « c’est vrai parce que je l’veux ». Ce n’est pas sans nous évoquer l’enfant qui prend ses désirs pour des réalités et réalise ses vœux par le simple fait de les énoncer. Le fake est donc performatif.

Si Lacan nous enseigne que la personnalité a la structure de la paranoïa [1], le fake est un discours qui lui va comme un gant : l’individu, le citoyen, le consommateur, le jouisseur trouve là matière à exprimer sa blessure intime sous le mode de la revendication. Aussi, le fake serait une insulte adressée à l’Autre méchant. On voit là combien le fake trouve à s’enraciner dans quelque chose de profond, un rapport à la jouissance dont chaque individu se trouve privé, spolié. L’usage politique du fake est à cet égard pervers, dans la mesure où il fait fi de la castration incluse dans le consentement à l’exercice de la parole.

Le fake autorise à dire tout et son contraire ; il admet paradoxalement une souplesse qui peut forcer l’admiration tellement c’est gonflé. Dites n’importe quoi, cela produira toujours quelque chose, et, en fonction de ça, vous pourrez toujours réajuster le tir et reprendre la main : tel pourrait être l’adage, le mode d’emploi à l’usage des prophètes du fake.

Le discours fake prospère sur l’illusion des lendemains qui chantent. Il régénère ainsi l’Autre moribond. Même si, au fond, personne n’est dupe, il faut user de cette mécanique qui n’est qu’une machine à produire de la jouissance mauvaise.

Tout cela ne serait rien si le fake n’avait pas d’incidence sur le lien social. Or il opère comme un dissolvant. Loin de faire communauté, malgré les apparences, il convoque des Uns-tout-seuls, déboussolés et en mal d’idéal. Ces uns, ce sont des Un-dividus, produits, ou déchets, du discours capitaliste. Le fake produit un effet délétère sur le lien social, s’appuyant sur l’illusion, la croyance et le mensonge, avec pour conséquence d’exacerber la haine, la traîtrise et la ségrégation, en lien avec la pulsion de mort. Nous reconnaissons là ce à propos de quoi Lacan nous a mis en garde quant aux effets conjugués du développement du capitalisme associé au discours de la science. Tel un cancer, le fake comme production langagière se propage dans tout le corps social.

Dans son fameux texte « Une fantaisie », Jacques-Alain Miller dévoile une convergence du discours de la civilisation hypermoderne et du discours de l’analyste [2], avec comme point fixe « la montée au zénith social de l’objet […] a » [3]. À l’aune de cette remarque, l’actualité du fake n’apparait-elle pas sous un nouveau jour ?

Cela invite à considérer la nature du collectif au fondement d’une école de psychanalyse, à l’heure où la vérité se diffracte et où l’Autre n’a plus de consistance. Nous avons là un type de collectif particulier dont la but est de veiller à maintenir vivante l’orientation lacanienne dans une époque traversée par les soubresauts du réel. À distance des idéaux de fraternité, notre communauté est fondée sur le rapport de chaque-Un à la cause analytique ; une communauté d’« épars désassortis » [4], comme Lacan les qualifie.

Un collectif fondé sur le un par un, ce n’est pas équivalent à l’individualisme. Le discours analytique opère à l’envers de l’individualisme qui, lui, va contre le collectif. Si l’individu s’inscrit dans le discours capitaliste, le sujet divisé, le parlêtre aussi bien, est le produit du discours analytique.

Dans le Séminaire XX, Lacan indique qu’il s’agit de faire collection du signifiant [5], indiquant là qu’il y a un point commun, une langue commune à partir de l’Un. Et lorsqu’en 1977, il définit la psychanalyse comme « autisme à deux » [6], n’est-ce pas pour indiquer qu’une langue n’est pas préexistante, mais qu’elle se constitue de la somme des particularités ? Le un n’est donc pas nécessairement un individualisme, mais il est aussi le germe de toutes les particularités communes.

Au-delà de la vérité, il y a le réel de la jouissance. La psychanalyse lacanienne est un traitement du réel de la jouissance par la pratique discursive, une pratique qui distingue deux statuts du signifiant : le signifiant en tant qu’il est articulé à un autre signifiant (S1-S2) et le signifiant tout seul, l’Un.

L’expérience, toujours en cours, de deux mandatures consécutives au sein du conseil de l’École de la Cause freudienne, sous deux présidences différentes, témoigne pour moi de cette structure à l’œuvre, basée sur la confiance et le respect, soit le transfert à la cause analytique. Faire cause commune, non pas la cause qui est devant et derrière laquelle on court sans cesse, mais la cause qui nous pousse vers quelque chose d’inconnu et que l’on désire plus que tout, car on en connaît un bout sur les effets de civilisation qu’elle nous permet d’obtenir. Cette forme de gouvernement n’est pas celle des sages, mais celle des êtres parlants aux prises avec un réel qui, pour le coup, tente de faire communauté. Être à cette place-là, c’est certes une responsabilité et un engagement, mais c’est d’abord et avant tout un pari. Impossible d’imaginer à l’avance ce que cela implique, car cela relève de la logique de l’acte. Un peu comme l’expérience analytique en quelque sorte.

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 129-130.

[2] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 17.

[3] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 414.

[4] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.

[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 22.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 13.