Éditorial : Mode de jouir au féminin

« Partout, le plein fait le visible de la structure, mais le vide structure l’usage » [1].

Dans son livre Mode de jouir au féminin, Marie-Hélène Brousse s’emploie à un vrai tour de force : transmettre ce qui échappe à la transmission. En mettant d’emblée le vide, distinct du trou, au centre de la filiation, elle en fait un « espace-clé » pour l’enfant qui lui permet de s’inscrire dans une histoire. C’est parce que « le désir du parent […] vise un point au-delà de l’enfant » [2] – dont elle montre les accointances avec le féminin – que le vide trouve place.

Ces questions ne sont pas sans rejoindre ce que dit Lacan à propos du sel de la biographie : c’est dans la façon dont le père et la mère ont « offert au sujet le savoir, la jouissance et l’objet a » qu’il y a quelque chose à « explorer » [3]. Le « mode de présence sous lequel lui [à l’enfant] a été offert chacun des trois termes » [4]. Ce mode de présence – dans le meilleur des cas – ne résonne-t-il pas avec cette énergie du vide au centre d’un « nouage de l’ordre du réel » [5] ?

De ce vide, il en est question dans l’analyse, puisque la « place de l’analyste mobilise un vide de sens qui devient un plein d’énergie : désir hors sens, mais pas hors corps » [6].

Dans cet essai, M.-H. Brousse explore cette dimension avec l’appui de sa rencontre avec des chercheur en physique quantique [7]. Elle part d’un point qui va contre toute intuition : le vide est quelque chose qu’il y a, le distinguant du rien, pour le faire résonner plus près d’« Yad’lun » [8].

De ces entretiens avec les chercheurs, M.-H. Brousse isole, non sans audace, trois signifiants : le vide, les ondes gravitationnelles et les trous noirs. Trois signifiants qu’elle va mettre à l’épreuve du tableau de la sexuation et de dires d’analysants.

Le vide, à la fin de l’analyse, n’est sans doute pas le même qu’au début ; mieux appréhendé dans ses entrelacs avec l’angoisse, repéré comme phénomène quand le symptôme se trouve dénudé de la défense, il n’en reste pas moins vide. Ce vide, quel est-il ? Est-il si vide que cela ? Constitue-t-il la condition du désir de l’analyste ?

[1] Cheng F., Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991, p. 57.

[2] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 51. Disponible sur ECF-Echoppe.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 332.

[4] Ibid.

[5] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 43.

[6] Ibid., p. 55.

[7] Barsuglia M., Brousse M.-H. & Mabille D., « The real and the metaphoric in physics » & Brousse M.-H., De Georges P. & Pépin C., « The perfection of the void », The Lacanian Review, n°7, printemps 2019, p. 14-27 & 28-50, cités par M.-H. Brousse, in Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 15.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 127.




Réponses – si on peut dire – à une question

Christiane Alberti — Ton ouvrage Mode de jouir au féminin [1] porte sur un féminin non genré, dans une tentative sans cesse à renouveler d’attraper le féminin, sur une voie où hommes, femmes, … ne sont plus rien que couleurs, comme le dit Lacan. « La couleur n’a aucun sens », mais elle opère comme différentiel.

Tu évoques dans ton ouvrage des modalités de jouissance au féminin, que tu condenses dans cette énonciation forte : « je suis la barre même » [2], à distinguer soigneusement d’une position d’intrigue hystérique où il s’agit pour un sujet de se faire énigme, à l’occasion jusqu’au mutisme.

D’emblée, les fragments cliniques dont tu fais une série m’ont évoqué un développement de Jacques-Alain Miller dont je cite un extrait : « La femme n’existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n’existe pas, mais que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose. » [3]

Du vide de « La femme n’ex-siste pas » [4], une jouissance est possible, jouissance corrélée au manque d’un signifiant pour dire La femme, donc une jouissance non résorbable dans le langage, jouissance du corps, au-delà du phallus.

Dans ce sens, tu soutiens et éclaires qu’au lieu de ce vide, on peut y rencontrer un plein énergie. Un plein d’énergie dans un lieu vide. Je dirai que ce qui se présente comme un trop de vie déborde le sujet par intermittence.

Cette énergie ne trouve-t-elle pas son medium privilégié dans les équivoques de la langue, au joint du signifiant et du réel, en deçà du sens, lalangue comme support d’une jouissance du corps non sexuée, a-sexuelle qui vide l’être, où s’accentue le caractère non fixé en termes d’être, une variabilité, coupant radicalement avec toute fixité en termes de position sexuée ? Pour autant, cette voie n’implique pas, selon moi, et en serais-tu d’accord, de soutenir qu’il y aurait une écriture ou une parole féminine ? Et ce, quelle que soit la sensibilité extrême des femmes aux mots qui peut éclairer certains excès du néo-féminisme et même si, à lire Le Carnet d’or de Doris Lessing [5], on serait tenté de dire : il n’y a qu’une femme qui puisse écrire cela !

En tout cas, cette voie privilégiée de la langue, n’éclaire-t-elle pas ce que Lacan entend par « l’instance sociale de la femme » [6], à savoir l’incidence dans le social des innovations, inventions, que l’on peut qualifier de féminin, au sens où elles transcendent l’ordre du contrat [7], dépassent le commun de la loi et, en ce sens, ont des répercussions sur la société toute entière ? Jaillissements contingents qu’aucun signifiant-maître ne collectivise.

Marie-Hélène Brousse — Avant de poser ta question, tu rappelles le dire de Jacques-Alain Miller : « La femme n’existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n’existe pas, mais que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose. » C’est exactement cela !

C’est de ce vide que je suis partie, j’en ai fait le centre du dessin que je propose [8] m’inspirant du schéma [9] qui se trouve dans le Séminaire XX, Encore, titre éminemment équivoque, en corps, dans le corps. Ce schéma s’appuie aussi sur le conseil de Lacan de toujours aborder les phénomènes cliniques en psychanalyse à partir des trois dimensions de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Guidée par ces deux indications de chemins, je me suis avancée dans le continent noir ! La notion de vide, je l’avais mise à l’épreuve en me faisant enseigner par deux spécialistes de la physique quantique, autour d’une définition du vide l’opposant au rien et la spécifiant des trous noirs. Bref, un vide qui est un plein.

À ta première question, « ce vide, comme le fait l’équivoque au joint du signifiant et du réel coupe-t-il radicalement avec toute fixité en termes de position sexuée ? », je réponds oui tout à fait. À ta deuxième question sur l’extension impossible de l’adjectif féminin à l’écriture et à la parole, je réponds oui aussi.

À ta troisième question reprenant ce que Lacan appelle « l’instance sociale de la femme » et les innovations qu’elle produit non collectivisables, je ne suis pas sûre de répondre oui, car je pense que Lacan appellera par la suite ce qu’il nommait alors « instance sociale », un discours. Or un discours, sauf le discours analytique, est toujours un mode de domination qui collectivise un signifiant-maître. Je vais déployer un peu comment tes trois questions résonnent ou raisonnent pour moi.

Posons d’abord que je parle du féminin et non de La femme mais pas plus des femmes. En fait je parle tout autant des hommes puisque certaines des paroles que je cite furent énoncées par des hommes.

Le discours et même les discours en général s’ordonnent, qu’on le veuille ou non, d’une part, de l’approche biologique c’est-à-dire de la perspective de la reproduction et, d’autre part, de l’approche par les identifications, toujours genrées. Je suis au contraire partie des corps parlants. Même si l’histoire montre que les diverses organisations du lien familial ont, de différentes façons, toujours voulu limiter la parole des dites femmes sur la place publique – la foire dit Lacan –, jusqu’à preuve du contraire même celles qu’on nomme « femmes » ont toujours été des êtres parlants. Elles appartiennent à la même espèce, l’espèce humaine, que lesdits hommes et vivent dans le même lieu, le lieu du langage. Donc, dès qu’on dit les hommes et les femmes on glisse vers l’universel et le tout. C’est pourquoi Lacan prend soin de dire les « dits-hommes », les « dites-femmes ».

Parler du féminin oblige à s’affranchir de la mère. Rappelons l’affirmation de Lacan dans « Télévision » selon laquelle l’inconscient ne connaît que la mère [10] : l’inconscient de Freud, l’inconscient déchiffrable, celui de l’Œdipe, sans aucun doute, mais pas l’inconscient réel, celui non des parlêtres mais des corps parlants. D’où le premier texte de ce petit ouvrage sur les mutations de la fonction maternelle telles que Lacan en fait l’analyse politique dans le Séminaire XXI « Les non dupes errent » [11]. Pour parler du féminin, il faut sortir des mères qui sont des hommes presque comme les autres. Je dis presque parce qu’elles sont déterminées, certes de façons différentes, mais toujours par cet objet a, l’enfant, en tant qu’il est sorti d’elles.

Une fois qu’on a opéré cette coupure entre femme et mère il reste à en opérer une seconde entre femme et féminin. Femme renvoie toujours au binaire structural du fonctionnement des signifiants, tandis que substantiver l’adjectif féminin permet de renvoyer à un mode de jouir spécifique, que Lacan envisage comme supplémentaire à la jouissance d’organe et à la jouissance phallique (fonction castration). Comme tu le dis dans ta troisième question, cette jouissance est fondamentalement non collectivisable et j’ajouterai non localisable dans les différentes zones érogènes découpées sur le corps par ses orifices.

Il s’ensuit que le féminin en tant que mode de jouissance n’est pas le propre des « femmes ».

C’est la raison pour laquelle, comme toi, je ne pense donc pas qu’on puisse parler d’une écriture ou d’une parole féminine sauf à retomber dans la perspective du discours et des identifications, perspective qui fait fonctionner le sexe comme elle fait fonctionner la race, l’âge ou le caractère par exemple. Tu dis, à propos du Carnet d’or de D. Lessing, qu’il est difficile de ne pas se dire : « il n’y a qu’une femme qui puisse écrire cela ! » Je te répondrai que le « il y a » associé dans ta formulation à « une femme », la met, cette écrivaine, dans une position d’exception : celle qui répond à ∃x tel que non Φ de x. Pourquoi pas ? Sans doute je penserai alors à son style qui est unique et qui touche en toi quelque chose de la propre singularité de ton rapport au monde et à lalangue. Pourquoi rabattre sur son sexe ou son genre cette singularité qui touche à son rapport à la langue quand elle s’en sert, d’une façon qui touche en toi la tienne. Et, par ailleurs, c’est une jouissance qui est d’un autre ordre que celle du corps, ce n’est pas un orgasme.

Venons-en à la barre. Tu attrapes là le point auquel j’aboutis à partir de ces dires analysants sur une forme de jouissance qui surprend ceux ou celles qui les éprouvent. J’en ai proposé une formulation : se faire la barre elle-même [12]. Ce sont des expériences assez rares signalées par ceux ou celles qui les ont rencontrés comme survenant par surprise, inédites. Elles échappent à toute localisation issue du découpage par les zones érogènes. Se produit un trou noir dans l’Autre du symbolique et de l’imaginaire, et se manifeste une présence du corps entier liée à la disparition de toute représentation, laquelle toujours est articulée au fantasme. C’est donc une jouissance sans la barrière du fantasme, hors détermination quelle qu’elle soit. Par l’expression « se barrer » je tente d’attraper le fait que coïncident un moment le corps parlant avec ce que J.-A. Miller appelle le « plus personne » [13] : dé-subjectivation, dés-objectivation.

Merci à toi, de m’avoir lu avec tant d’élégance !

[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020. Disponible sur ECF-Echoppe.

[2] Ibid., p. 94.

[3] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 7.

[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.

[5] Cf. Lessing D., The Golden Notebook, trad. Le Carnet d’or, Paris, Albin Michel, 1976.

[6] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 736.

[7] Cf. ibid.

[8] Cf. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 78.

[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 83.

[10] Cf. Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 509-545.

[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent » (1973-1974), inédit.

[12] Cf. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 93.

[13] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 juin 2008, inédit.




Petite note aux lecteurs de « Mode de jouir au féminin »

Ce livre que tu as entre les mains, cher lecteur, en dépit de son apparence tranquille et savante, est une machine, un appareil dont il vaut mieux savoir qu’on n’y entre pas sans ressentir quelques effets.

L’objet nous est présenté à la manière de Dalí, enfant à la plage soulevant la surface de l’eau comme un tapis. Marie-Hélène Brousse, elle aussi enfant, elle aussi à la plage, se trouve prise dans un circuit – aller-retour-aller-retour –, du littoral de la mer aux pieds de sa mère enceinte. Munie d’un seau, l’enfant s’est mis à la tâche de « vider la mèr(e) » [1]. C’est du sérieux, dans les deux sens du terme, puisque le geste fera série.

Projet impossible, dira-t-on, voué à l’échec. Et bien non, pas d’échec quand un impossible se laisse tisser, troiser [2], par la machinerie du sinthome, moyennant un transfert analytique, et pas sans le consentement du sujet.

Dès lors, désir de la mère et désir de l’analyste devront être sérieusement dissociés, ainsi que M.-H. Brousse le détaille, d’abord par son travail d’analysante, par son élaboration comme psychanalyste ensuite. Ce livre est le témoignage vivant de la manière dont elle a su trouver à chaque moment de son existence d’autres plages pour poursuivre cette tâche du vidage.

Une trouvaille a vu le jour au cœur de cette tâche, trou-vaille, oserais-je dire, lorsque l’auteur indique sa rencontre cruciale avec ce que Jacques-Alain Miller a dégagé comme « la place de plus personne » [3], comme étant la place de l’analyste. Dès lors, la notion de vide accompagnera et orientera le trajet, puisque, paradoxalement, ce vide n’est ni la fin du voyage ni le dernier mot.

Pour faire place au désir de l’analyste il faudra encore vider le vide. La place de ce désir, s’il y en a une, implique de produire, dans l’expérience du transfert, non seulement un vidage de l’Autre, maternel ou linguistique, mais aussi bien de dégager un trou au cœur même de la subjectivité.

En effet, tous les vides ne sont pas équivalents, et le vide qui importe à la fin d’une analyse, seule la machine de l’équivoque arrive à le perforer. C’est pourquoi je trouve particulièrement éclairante la formule de M.-H. Brousse : « c’est l’équivoque qui met au travail la matière sonore et donc corporelle du langage » [4].

Arrivé à ce point, cher lecteur, tu te diras : un parcours pareil pour arriver à quelle destination ? En guise de réponse, je n’ajouterais à cette question que les mots de Lacan dédiés un jour à François Cheng : « notre métier est de démontrer l’impossibilité de vivre, afin que de rendre la vie tant soit peu possible » [5].

Et, puisque toi aussi tu auras pris goût au vidage, tu te demanderas : quid alors de la jouissance féminine ? Tu étais prévenu, mais je préciserai qu’en dépit de son apparence de livre, cet appareil que tu as entre les mains, a accompli sa fonction de perforation. Tu pourras alors te plonger dans la seconde partie de ce livre.

[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 20. Disponible sur ECF Echoppe.

[2] Cf. ibid., p. 42 : « Les êtres parlants, au temps de la forclusion, sont “troisés” ».

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 juin 2008, inédit. Et : Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 23 : « “la place de plus personne”. Cela a résonné en moi, dans le contexte d’une rencontre, que je vais évoquer, avec la notion de vide ».

[4] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 55.

[5] Lacan J., in « François Cheng et Jacques Lacan », L’Âne, n°4, février-mars 1982, disponible sur internet, cité par M.-H. Brousse, in Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 53.




Érotisme du vide

Elle dit

De la jouissance féminine, nous n’avons que des « témoignages sporadiques » [1], disait Lacan. C’est que le silence constitue le plus souvent « une guise du langage et de la parole » [2] dans l’expression du pas-tout qui confine structurellement à l’indicible. Pourtant, les paroles analysantes laissent entendre entre les lignes de leur bien-dire certaines expériences de cette jouissance Autre. Ainsi est-ce au plus près de ce qui se dit dans les analyses que Marie-Hélène Brousse s’est laissée saisir par le surgissement et la répétition de « signifiants épars » [3], essaim dont elle a fait liste, afin d’explorer ce qu’il en est, à notre époque, de la jouissance féminine.

Ce procédé met d’emblée en évidence que le « féminin » selon l’approche lacanienne ne relève d’aucune biologie du sexe, ni du genre tel qu’il est produit par les discours de pouvoir, mais d’une autre dit-mension, relative au lieu d’où parle l’être parlant, à ce qui s’y inscrit comme paroles et à ce qui s’y éprouve.

De la positivité du vide

Ce lieu, que l’on a coutume dans notre champ d’appréhender comme un lieu d’inexistence (lié à ce que le signifiant de « La femme » n’existe pas), M.-H. Brousse l’aborde d’une façon nouvelle et originale comme « vide qu’il y a » [4]. Là où le langage produit un vide d’être au lieu de l’Autre sexe, un trou inassimilable, ce vide « produit une énergie qui se déploie selon différentes voies » [5], il est « ex-sistence d’une jouissance délocalisée » [6]. La trouvaille de l’auteur consiste ainsi à saisir ce vide dans sa positivité, « comme mode de jouir au féminin » [7] : « cette absence d’elle-même en tant que sujet produit une existence sous la forme paradoxale d’un vide dans le corps » [8].

Une jouissance quantique

Les concepts de « vide » et d’« ondes gravitationnelles » des « trous noirs » [9] qui sont empruntés à la physique quantique, une fois plongés dans la psychanalyse lacanienne, produisent des effets de savoir. Les particules quantiques qui peuvent être à deux endroits en même temps, qui sont à la fois des objets ponctuels et des ondes, manifestent des propriétés qui ne sont pas sans faire écho au mystérieux dédoublement de la jouissance côté femme. En effet, la jouissance féminine n’est pas du même ordre que l’effraction ou l’envahissement du corps par la jouissance caractéristique de la psychose. La jouissance côté féminin de la sexuation est simultanément dans le symbolique et hors symbolique. Elle suppose l’inscription dans la fonction phallique à partir de laquelle s’opère le décrochage vers l’Autre jouissance. La jouissance féminine du corps, « entre une pure absence et une pure sensibilité » [10] selon Lacan, comporte un aspect déchaîné et hors limite, mais qui demeure bornée par un point de fixité. Une jouissance quantique, pourrait-on dire.

Vider la mère

Les deux parties de l’ouvrage pivotent autour de cette notion de « vide ». Dans la première, l’auteur démontre que là où le déclin de la fonction paternelle laissait présager une extension du domaine des mères, on assiste en réalité à la montée en puissance de la « parentalité ». « Le discours de l’époque a vidé la mère de famille au profit du parent-tout-seul d’un enfant-tout-seul. » [11] Pour autant, le désir de ce parent hybride, de ce « LOM parent » [12], qui investit l’enfant, ne s’y arrête pas et s’élance au-delà, préservant l’espace d’un vide essentiel pour le sujet enfant [13]. « Aujourd’hui[,] […] le point de fuite du désir du parent est le féminin, quel que soit le sexe ou le genre par lequel le parent s’auto-identifie – le féminin ou du féminin, et non les femmes » [14]. Vidage et vide opératoires, donc, pour lire un bouleversement de civilisation qui, en atteignant la mère, touche « aux piliers même de notre architecture mentale » [15].

Trois guises du vide

L’acmé de ce lumineux ouvrage réside dans le spectaculaire schéma [16] sur lequel M.-H. Brousse situe les différents modes d’expérimentation de ce vide féminin, qui se décline principalement en trois modalités d’effacement : effacement du nom (symbolique), effacement de l’image (imaginaire), effacement du lieu, du temps, de l’Un (réel). L’anonyme, le caché, la disparition, mais aussi la désobéi-sens, la solitude, le silence constituent autant d’échappées au « mécanisme d’effectuation du sujet » [17]. L’auteur nous permet de lire très concrètement ces déprises subjectives à même les dires des analysant·e·s qu’elle rapporte, et d’y saisir comment « la jouissance de la barre elle-même » [18] est la clef de cette autre satisfaction.

Nul doute que ce que ce livre décapant débouche les oreilles à l’ordinaire de cette jouissance incommensurable !

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.

[2] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 68. Disponible sur ECF Echoppe.

[3] Ibid., p. 69.

[4] Ibid., p. 52.

[5] Ibid., p. 15.

[6] Ibid., p. 82.

[7] Ibid., p. 57.

[8] Ibid., p. 76.

[9] Ibid., p. 15.

[10] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.

[11] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 42-43.

[12] Ibid., p. 51.

[13] Cf. ibid.

[14] Ibid., p. 52.

[15] Miller J.-A., in « Le parlement de Montpellier », journées UFORCA des 21 & 22 mai 2011, inédit.

[16] Cf. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 78.

[17] Ibid., p. 80.

[18] Ibid., p. 93.




Le vide qu’il y a

Une petite fille de deux ans et demi, alors en vacances dans une ville de bord de mer, occupe chacune de ses journées à répéter, inlassablement, la même action : elle va remplir son petit seau d’eau de mer, pour le vider, ensuite, aux pieds de sa mère alors enceinte du petit frère à venir.
Le rivage-la mère – la mère-le rivage.
« C’est sérieux », confie la narratrice de ce souvenir, auteur de l’ouvrage. « J’ai un objectif clair et à moi-même formulé : je vais vider la mère. » [1] Et, quelques lignes plus loin : « Au point où j’en suis de ma vie, je remarque que si je n’ai pas constaté alors mon échec à vider la mèr(e), eh bien, c’est que je n’ai jamais cessé de tenter de le faire ! » [2]
C’est bien cet élan pour faire surgir le vide qui traverse, voire perce Mode de jouir au féminin de Marie-Hélène Brousse.
C’est le vide qu’il y a, rendu éclairant dans ce livre, qui fait saillir tant la place de l’analyste que la position féminine, rendue telle par la logique du pas-tout.

L’apport de ce concept se décline selon plusieurs plans. La notion de vide permet de concevoir tout autant la place de l’analyste comme « place de plus personne » [3] – vidée de subjectivité, de désir hors sens, mais pas hors corps –, que la jouissance Autre qui ne serait pas localisée dans un espace délimité, mais une jouissance aux limites floues, aux effets diffus, qui rendrait le sujet autre à lui-même.
Du vide jaillirait donc de l’énergie.
Conception apparemment paradoxale si l’on suit une logique différente de celle des travaux de la physique quantique. C’est pourquoi la rencontre de l’auteur avec deux physiciens quantiques est rapportée, et que l’enseignement qui en a découlé traverse l’ouvrage. Les concepts de « vide », d’« ondes gravitationnelles » et de « trous noirs », ont surgi au cours des entretiens explique l’auteur, concepts qui « se sont avérés opératoires dans l’abord de la jouissance féminine des corps parlants en analyse » [4].

Comment penser le vide ? Le vide qu’il y a et non pas le vide d’un il n’y a pas ?
En l’opposant au rien tout d’abord. Là où le rien pointe ce qui a été, le vide ouvre un espace ; là où le rien se constate, le vide ne s’attrape pas ; là où le rien fait signe de limites, le vide serait cette « énergie noire », vide quantique, moteur de l’accélération de l’expansion de l’univers.
« Le rien est essentiellement lié aux limites de la place, place où on constate ce rien, où on le formule, alors que le vide est une dimension sans limites » [5], explique Jacques-Alain Miller.

Étienne Klein, physicien, philosophe des sciences, dans un entretien filmé disponible sur l’éclairant ABC Penser, L’Abécédaire de la pensée contemporaine [6], prend l’exemple du dessin de taureau de Picasso. Plusieurs lithographies, à regarder dans un certain ordre, représentent un taureau ; plus que cela : sa substance, son essence. La première représente l’animal : un taureau réaliste, gras, massif, charnu. Petit à petit, les dessins visent l’épure. À chaque nouveau dessin, le taureau se trouve peu à peu débarrassé de sa graisse ontologique… À la toute fin, explique le physicien, nous avons un dessin très épuré, fait d’une vingtaine de traits. Et si, par la pensée, nous retirons l’un de ces traits, il n’y a plus de taureau… Picasso a dessiné le minimum qu’un taureau doit posséder pour être un taureau. Cet exemple permet de penser le vide quantique. C’est, explique É. Klein, le minimum que doit posséder l’espace pour contenir potentiellement la matière qui nous entoure. C’est donc un moteur, une matière invisible : « vide de matière » et « plein d’énergie » [7].

À la lumière du concept de vide, nous lisons autrement la jouissance qui se trouve du côté féminin des formules de la sexuation : « jouissance de la disparition » [8] intermittente, pas complètement, pas tout le temps. Ce sont ces moments de dessaisissement où le sujet disparaît, ces moments de disparition qui peuvent pousser aux extrêmes, moments où le gouffre, l’anéantissement, l’abîme, font surgir ce vide qu’il y a. À le toucher du doigt, à l’éprouver, se révèle cette jouissance Autre qui peut y être conjointe.
Et si, de cet espace, pouvait jaillir, justement, cette énergie qui ferait du basculement entre centre et absence, l’élan vers… ? C’est, nous semble-t-il, l’enseignement et la lecture que nous avons faite de ce livre : il est un espace où la disparition – celle d’un temps – fait se déployer une énergie joyeuse.

[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 20. Disponible sur ECF Echoppe.

[2] Ibid., p. 20-21.

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 juin 2008, inédit.

[4] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 15.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 avril 1990, inédit.

[6] Cf. Klein É., « Le vide n’est pas le néant », entretien, ABC Penser. L’Abécédaire de la pensée contemporaine, 22 octobre 2020, disponible sur internet.

[7] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 24.

[8] Ibid., p. 92.