Éditorial : « Ne te détourne plus, ni ne rumine »*, Hommage à Jacques Aubert

Jacques Aubert est intervenu au Séminaire de Lacan le 20 janvier 1976. Son exposé est celui d’un lecteur minutieux qui s’est glissé avec délicatesse dans la moterialité de l’écriture de Joyce en commentant, pour l’occasion, un extrait d’un des épisodes d’Ulysse : « un petit bout de “Circé” » [1]. Un bout de dialogue à partir duquel Jacques Aubert part à la recherche de ce qui, de Joyce, se « faufilait » [2] entre les lignes.

Sensible à la « brutalité » [3] de l’usage du signifiant chez Joyce, Jacques Aubert traverse le texte lentement, entre « élucubrations et tâtonnements » [4]. Belle leçon pour les lecteurs découragés par cette langue que Joyce éttiiiiiire, coup-e et ret-orde pour faire entendre la sonorité de la voix dans le signifiant. 

En introduisant l’exposé de Jacques Aubert, Lacan avoue être « embarrassé de Joyce comme un poisson d’une pomme » [5]. Quel est cet embarras ? Il précise que l’usage raffiné de l’anglais le rend difficile à lire, car Joyce « désarticule » [6] la langue, en coupant les phrases, en en faisant un usage qui ne se préoccupe pas de l’effet de sens. Lacan note que Jacques Aubert a le talent de suivre les fils [7], seule façon d’attraper ce qui se tapit derrière cette langue en glissade.

Dans la postface de la nouvelle traduction d’Ulysse intitulée « Écrire après Joyce », Jacques Aubert, qui a dirigé cette traduction, évoque « une anecdote rapportée par Frank Bugden : Joyce a passé une journée sur deux phrases (la traductrice aussi, pour les traduire !). Budgen : “Vous cherchez le ‘mot juste ?’ – Non, dit Joyce. Les mots, je les ai déjà. Ce que je cherche, c’est la perfection dans l’ordre dans les mots de la phrase. Il y a un ordre qui convient parfaitement […] Perfumes of embraces all him assailed. With hungered flesh obscurely he mutely craved to adore. Vous pouvez voir par vous-même combien il y aurait de façons différentes de les arranger.” » [8] Ce qui importait à Joyce était la sonorité de lalangue, ce qui se tisse entre la phrase et le corps.

« La sagesse joycienne […] consiste pour chacun à se servir de son sinthome, de la singularité de son prétendu “handicap psychique”, pour le meilleur et pour le pire, sans aplatir le relief sous un common sense » [9], écrit Jacques-Alain Miller en annexe au Séminaire XXIII.

Jacques Aubert, le sinthome.

* Joyce J., « Télémaque », Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 19.

[1] Aubert J., « Exposé au Séminaire de Jacques Lacan », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 171.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 173.

[4] Ibid., p. 177.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 74.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 75.

[8] Aubert J., « Postface. Écrire après Joyce », in Joyce J., Ulysse, op. cit., p. 978.

[9] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 243.




Jacques Aubert, hommage au cantonnier

D’aussi loin que je me souvienne, j’aime (peut-être plus que tout) les « lecteurs » qui, de façon inventive, font d’un texte écrit une architecture et ne cessent de la parcourir, d’y revenir, de dériver dans les espaces qui s’y déploient, avec leurs recoins secrets et autres culs-de-sac. Ces derniers sont bien plus passionnants que les larges avenues où règne en maître le principe dit de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » [1] Belle foutaise qui vérifie la phrase de Lacan : « sottise, qui se redit dans les lettres, de quoi la faute, comme toujours, revient aux spécialistes » [2] !

À cet amour, il faut lui donner son nom de passion, pris chez Descartes, qui le distingue du « se rendre aimable » : l’admiration. Le « lecteur » ne crée pas cette architecture – elle lui préexiste. Mais, sans lui, elle demeure morte. L’architecture textuelle n’est pas une, elle est plurielle, contradictoire, rhizomatique. Chaque lecture en invente une nouvelle. Un texte, lorsqu’il est connu, prend de l’âge, marque son temps, devient architectures superposées, emmêlées – un palimpseste. Le « lecteur » que j’aime (c’est-à-dire que j’admire) n’est pas occasionnel. Il ne cède jamais, il y voue toute sa vie. Il est topographe et promeneur, parfois alpiniste. Il repère et parcourt – et sa vie est là-bas, à Babel.

J’ai rencontré Jacques Aubert au milieu des années 1990 à l’occasion de ma thèse [3] à Paris 8. La conversation tutoyée entre nous commença mezzo voce et, au fil des années, elle s’est poursuivie, jusqu’à aujourd’hui. Un « lecteur » se reconnaît à ceci : même lorsqu’il vous dit bonjour ou vous parle du plus banal, il engendre un récit – soit un texte et une énonciation qui épelle les promenades, passages et transitions. Vous voilà aussitôt logé dans un bout de récit. Jamais je n’ai éprouvé autre chose avec Jacques : que le récit ne soit pas au-dehors, en plus ou un exercice. Le récit est la vie. Ce, parce que « le vrai est toujours neuf » [4]. Jamais il ne m’ennuya.

Chaque fois que je voyais Jacques, je lui reposais la même question. Je m’en excusais presque sachant que je l’interrogeais, frontalement (donc grossièrement), sur son amour d’un anglais disloqué, démantibulé, réinventé par Joyce qu’il traduisait ou mieux décryptait. La question était indiscrète. L’été, invité dans sa maison de campagne en Provence, « La Chapelle », je lui reposais la question sachant que le temps ne nous était pas compté. Chaque fois, il répondait par des saynètes qui apparemment n’avaient aucun rapport avec sa recherche : les loirs qui, la nuit, faisaient la sarabande dans les combles, l’anglais que pendant son service militaire il enseigna à la fille d’un colonel, un incroyable périple pour vendre une 2CV pur jus, etc. La description était fine, avec ses effets sur l’auditoire, non sans les détails qui introduisaient un suspens avant la chute. Quelle chance ! Car jamais il ne fut psychologue de sa lecture/passion pour Joyce. Il sut toujours éviter l’obscène de la psychobiographie. La preuve ? Dans son « Exposé au séminaire de Jacques Lacan », prononcé le 20 janvier 1976, Jacques Aubert livre une lecture qui force le respect et l’intelligence de ce qu’est lire un texte posé comme « illisible »[5]. Que dit-il ? Je cite en sept points, presque au hasard, ce qui fait non pas protocole (« frotti-frotta littéraire »[6]), mais pratique :

  1. Suivre un texte [7]
  2. « par petits morceaux » [8]
  3. en se faufilant (= « conscience du faufil » [9])
  4. pour le faire fonctionner [10]
  5. afin d’y repérer dans ses entrelacs [11]
  6. hors la « pièce définitive » [12]
  7. « ce qui fait mine de trou » [13].

Je cite : « Car cela se tient, cela fonctionne, et des choses se passent justement à côté de ce qui fait mine de trou. Justement le tour de main de Joyce consiste, entre autres choses, à déplacer […] l’aire du trou de manière à permettre certains effets » [14]. Il ajoute : « à côté justement de ce qui fait mine de trou il y a les déplacements de trou et il y a les déplacements du nom du père » [15].

Au début de son exposé, Jacques Aubert se crée un nom de lecteur : il se dit « cantonnier » parce qu’il questionne les « accotements » de l’écrit joycien plutôt que la « voie royale ». Mais l’expression qu’il utilise, dans son équivoque, fait mouche : devant Lacan, il tient des « propos à la cantonnier » [16]. Chacun a entendu : des propos à Lacan… tonnier. N’est-ce pas une belle illustration de comment « faire litière de la lettre », pas sans le trou où passe a litter [17] ?

 

[1] Boileau N., « Chant I », L’Art poétique, in Œuvres poétiques, vol. I, France, Imprimerie générale, 1872, p. 209, disponible sur internet.

[2] Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 765.

[3] Pour laquelle il écrivit une postface dans sa version publiée : Aubert J., « Postface », in Castanet H., Pierre Klossowski. Corps théologiques et pratiques du simulacre, Bruxelles, La Lettre volée, 2014.

[4] Jacob M., cité par J. Lacan, in « Propos sur la causalité psychique », Écrits, opcit., p. 193.

[5] Aubert J., « Préface », in Joyce J., Ulysse, Paris, Gallimard, 2013, p. 7. Sur le lien lecture/texte à propos d’Ulysse, p. 36 : « une œuvre résistant pareillement à la lecture : plutôt qu’un roman, un texte ; autrement dit, selon la tradition, la comparution d’un fragment d’écriture autorisant à relancer la parole ».

[6] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 12.

[7] Cf. Aubert J., « Exposé au séminaire de Jacques Lacan » in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 177.

[8] Ibid., p. 174.

[9] Ibid., p. 171.

[10] Cf. ibid., p. 177.

[11] Cf. ibid.

[12] Ibid., p. 171.

[13] Ibid., p. 177.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 182. Et pour l’exemple appliqué au mot mud/mother : cf. p. 178-179.

[16] Ibid., p. 171.

[17] Lacan J., « Lituraterre », opcit., p. 11.




Jacques Aubert et Virginia Woolf via Joyce

Jacques Aubert, professeur émérite à l’université Lyon 2, membre d’honneur de l’École de la Cause freudienne, nous a quittés.

Il laisse une place vide dans notre champ.

Son nom nous évoque immédiatement celui de Joyce, dont il introduisit l’œuvre à Lacan. Et c’est encore lui qui – il le rappelle dans l’avant-propos qu’il accepta généreusement d’écrire dans l’ouvrage collectif Virginia Woolf, L’écriture, refuge contre la folie [1] – proposa à Lacan de faire l’ouverture, en juin 1975, à la Sorbonne, du Symposium International James Joyce : « Il m’avait alors demandé une semaine de réflexion. Mais dans le séminaire il met en exergue le fait qu’il vient de passer huit jours où ? – je vous le donne en mille. À Londres » [2].

Pourquoi vous embrouiller ici avec la Sorbonne, Londres, et bientôt Dublin… ?

Il se trouve qu’en 2011, Jacques Aubert questionnait le désir de Lacan dans son Séminaire « R.S.I. » : Lacan n’est pas allé à Dublin, « lieu de bien des imaginaires, joyciens tout particulièrement, ce qui, après tout et tant qu’à faire, était concevable. Mais justement il est allé du côté de ce lieu qui est entre les lignes, le lieu de la langue, l’anglaise, celle d’Anglaises telle que la Reine Victoria ou Virginia Woolf » [3]. Il est allé du côté de « lalangue anglaise », celle qui, précise Lacan, « fait […] obstacle » [4] à l’inconscient.

Et en 2012, Jacques Aubert ne changea-t-il pas lui aussi d’orientation en allant de Dublin et Joyce à Paris via Londres en se consacrant à la direction de la traduction des Œuvres romanesques de Virginia Woolf [5] ?

2008, Joyce et Virginia, lettre et littérature

Pourquoi peut-on si vite ressentir que, dans l’esprit de Jacques Aubert, Joyce et V. Woolf étaient inséparables, et pourquoi ce sentiment de l’incommensurable nécessité de Joyce afin d’aborder les vagues woolfiennes, chez celui qui, durant des décennies, veilla à les traduire tous deux ?

Au cours d’une journée organisée autour de l’écriture de V. Woolf en 2008, Jacques Aubert distinguait ainsi les deux écrivains : « ce qui a aimanté l’écriture de Virginia Woolf, c’est la littérature plutôt que la langue » [6], « elle est peut-être restée un peu prisonnière de la littérature anglaise, sinon de la langue anglaise. Elle s’y “adosse”, s’y appuie tout en lui tournant le dos » [7], pendant que Joyce, lui, lecteur passionné des dictionnaires [8], malmena la langue.

V. Woolf, avançait encore Jacques Aubert, expérimenta plusieurs écritures en les relisant sans cesse, toujours insatisfaite, ce qui fait qu’elle s’avéra « plus difficile à traduire que Joyce » [9].

2011, « Avant-propos. C’est pas tout ça ! »

Dans l’avant-propos, « C’est pas tout ça ! », de l’ouvrage collectif évoqué, écrit par Jacques Aubert, la large place accordée à Joyce est encore saisissante, surprenante en toute première lecture. Avançons que Jacques Aubert s’adosse sur Joyce pour nous parler de V. Woolf : il évoque « Finnegan’s Wake, le lieu de la véritable dimension d’une parole comme jouissance autour du linge sale de la ville et de la culture[,] support de tous les malentendus possibles entre les deux rives, et le bla-bla comme produit privilégié de ce ratage. Encore fallait-il, n’est-ce-pas ? mettre cela en œuvre expérimentalement avec le fonctionnement d’Ulysses, pour passer à Finnegan’s Wake ». Puis il accoste V. Woolf : « c’est moins dans son œuvre que dans sa vie, en son crépuscule, que l’on, ou plutôt qu’elle, trouvera définitivement la rivière, par un froid matin de mars : une Ouse qui, elle, ne la ratera pas » [10]. Il conclut que Joyce « avait su se déblayer de la question de la garantie », en inscrivant « la lecture au cœur de l’écriture », quand « Virginia Woolf s’y essaiera à sa manière », sans parvenir à « une suppléance qui fasse bordure à sa jouissance » [11].

Deux illisibilités

Le 2 juin 2012, Jacques Aubert est interviewé sur France culture [12]. Alain Veinstein lui pose d’emblée cette (notre !) question : « Est-ce Joyce qui vous a amené à Virginia Woolf ? »

Il répond affirmativement : ce qui l’avait attiré vers la lecture de Joyce touche à la dimension de l’illisibilité. C’est « une autre façon d’être illisible » qu’il rencontre avec V. Woolf, « une façon d’être lue d’une manière qui n’était sans doute pas celle que Virginia Woolf avait au cœur d’elle-même, il y avait quelque chose d’un autre ordre du rapport au langage et au tragique ».

Sans doute chercherons-nous encore ce quelque chose, au cœur.

[1] Cf. Aubert J., « Avant-propos. C’est pas tout ça ! », in Harrison S. (s/dir.), Virginia Woolf. L’écriture refuge contre la folie, Paris, Michèle, 2011.

[2] Ibid., p. 10-11.

[3] Aubert J., « Avant-propos. C’est pas tout ça ! », op. cit., p. 11.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, Ornicar ?, n°4, octobre 1975, p. 93.

[5] Woolf V., Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2002.

[6] Aubert J., « Positions », in Duroux F. (s/dir.), Virginia Woolf. Identité, politique, écriture, Paris, INDIGO & Côté-femmes, 2008, p. 91.

[7] Ibid., p. 92.

[8] Cf. ibid., p. 91.

[9] Ibid., p. 90.

[10] Aubert J., « Avant-propos. C’est pas tout ça ! », op. cit., p. 15.

[11] Ibid., p. 16.

[12] Aubert J., « Du jour au lendemain. Virginia Woolf », entretien avec A. Veinstein, France culture, 2 juin 2012, disponible sur internet.




Jacques Aubert et le « Nego » de Joyce

J’ai entendu Jacques Aubert pour la première fois le 20 janvier 1976, au Séminaire de Lacan à la faculté de droit de la rue Soufflot à Paris. Il y a prononcé l’exposé qui a marqué sa venue vers l’enseignement lacanien [1], intrusion fulgurante ayant largement contribué au moment Joyce avec Lacan [2] marqué de l’invention par Lacan du sinthome. Joyce, cet écrivain irlandais majeur du XXe siècle avec lequel on n’en a jamais fini, selon ses vœux mêmes, prévoyait de donner du travail aux universitaires pour très longtemps.

Lacan y a pourtant fourni une scansion décisive avec le symptôme devenu là sinthome, invention dans la veine joycienne. Il y fut amené par ce subtil, incisif et innovant universitaire lyonnais l’invitant à intervenir au Ve Symposium International James Joyce à la Sorbonne, dont le produit fut le texte « Joyce le Symptôme » [3]. Jacques Aubert devint à la suite membre de l’École freudienne de Paris (membre non-analyste, comme on disait, ce qui montre une fois de plus que les analystes ont à apprendre de ce qu’on leur amène !), puis de l’École de la Cause freudienne. Il l’est resté jusqu’à la fin.

À l’occasion, en 2005, des 34e journées de l’ECF sur « Les leçons du sinthome », à la suite de la parution du Séminaire XXIII, je fus amené, comme directeur des dites journées, à solliciter Jacques Aubert d’y contribuer. Sa retraite universitaire n’avait pas entamé sa proximité avec Lacan, il y était à sa place. Il proposa avec joie d’intervenir, dans la veine de ses travaux plus récents sur Joyce marqués de sa rencontre avec Lacan. Il y a trace de ces circonstances dans les publications de l’ECF, dans La Lettre Mensuelle [4] dit en avance sous le titre « Ego nominor N…ego », lors d’une Soirée de la Bibliothèque, et dans La Cause freudienne sous le titre « Histoires d’opâques » [5], reprise pour publication de son intervention aux journées.

Le rappel d’une telle « négociation », non sans une veine ironique toute joycienne, introduit là ce qu’il appelle le « Nego » de Joyce (chronologiquement le premier de ses néologismes selon Jacques Aubert), plus précisément le « N… ego », renvoyant à « L’écriture de l’ego » qui fit le titre de la dernière leçon du Séminaire de Lacan. Jacques Aubert se sert du « Portrait of the Artist » [6], premier écrit publié de Joyce et brouillon du Portrait of the Artist as a Young Man. Je me souviens de la voix de Lacan en préconisant la lecture dès le départ, dans une édition bien précise en anglais qu’on avait du mal à se procurer.

De fines remarques sur la lettre n, remplaçant pt dans le néologisme lacanien du sinthome, ouvrent le ban. Elle se repère aussi comme faisant apparaître le « sin », soit le péché en anglais, terme si prégnant pour Stephen Dedalus, avatar de Joyce jeune dans ses premiers livres. Cette lettre, n, désigne couramment non pas une lettre, mais l’espace de la lettre, non seulement son lieu, mais ses limites, le lieu en tant que limite. Elle fait trou, mais trou limité, autrement dit, faux trou, puisqu’il a vocation à être occupé. Les espaces situés après et avant lui font, eux, vrai trou, renvoyant à la notation de nombre de la lettre. Nous sommes là renvoyés au plus près du dernier Lacan.

Jacques Aubert poursuivit avec des considérations multiples sur le maniement de l’ego par Joyce, pour insister sur le n devenu majuscule, qui, accolé à l’ego, aboutit à une « nomination qui prend tout son poids d’être la figure d’une apparente négation de cet ego » [7]. Le nom « Nego » dont Joyce s’affuble va au-delà (et aussi bien en-deçà) d’un costume, il participe à partir de « N… ego » de l’espace du non, du nom, et même du pronom (ego), nomination minimale, virtuelle et pluralisante, dessinant, conclut Jacques Aubert, le cadre de « la pluralisation des Noms-du-Père » [8].

Nous y sommes, à la jointure de ce que Lacan a introduit depuis longtemps, la pluralisation des Noms-du-Père, et de l’avènement du sinthome joycien. Nous sommes sur le fil du père-symptôme, si crucial dans le legs du dernier Lacan. Que ce soit aussi occasion de marquer dans ce legs la touche de Jacques Aubert, de son apport « l’air de ne pas y toucher » résonnant avec les effets qu’il a laissés.

Même pour ceux qui ne l’ont pas côtoyé, il a touché les élaborations de Lacan, avec son élégance et son incroyable érudition associée à un travail des plus productifs pour notre bénéfice.

Merci à Jacques Aubert…

 

*En référence à l’intervention de Jacques Aubert aux 34e journées de l’ECF « Les leçons du sinthome » en 2005.

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 171-188.

[2] Cf. Aubert J. (s/dir.), Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987.

[3] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565-570.

[4] Cf. Aubert J., « Ego nominor N… ego », La Lettre mensuelle, n°240, juillet/août 2005, p. 52-56.

[5] Cf. Aubert J., « Histoires d’opâques », La Cause freudienne, n°62, mars 2006, p. 99-113.

[6] Cf. Joyce J., « A Portrait of the Artist », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 313-320.

[7] Cf. Aubert J., « Ego nominor N… ego », op. cit.

[8] Ibid.




Jacques Aubert, le savoir-faire docile du lecteur

« On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire » : ainsi Lacan salue dans l’artifice joycien « ce qui donne à l’art dont on est capable une valeur remarquable » [1]. Il rend aussi hommage à l’art de Jacques Aubert qui, lors de son exposé au Séminaire, tient son auditoire en haleine en suivant le fil des effets de sens sans cesse « renvoyés à tout à l’heure, […] déroutants » [2]. En effet, Jacques Aubert ne prend pas le parti du maître de la grand-route du signifiant. Il annonce qu’il va plutôt se tenir sur les accotements et y aller « à la cantonnier » [3] – entendons aussi bien : à la cantonade. Il travaille dans les sous-couches, il « sous-pose », et se contente de dégager des « petits morceaux », pourtant révélateurs d’aspects cruciaux du fonctionnement du chapitre « Circé » dans Ulysse.

Pour cela ce lecteur éminent sait se faire docile à la langue du texte, aux déplacements de tel ou tel signifiant. Attentif aux répétitions et variations il se garde bien de « faire […] pièce définitive » du sens [4]. Comme Bloom qui suit le fil de ses pensées jusqu’à ce qu’un « arrangement rétrospectif » [5] se produise, il se met à l’écoute de ce qui se faufile entre les lignes, d’un chapitre à l’autre, voire d’un écrit de Joyce à un autre. L’écriture dans « Circé » se fonde sur la mise en scène quasi hallucinatoire de paroles, de lieux d’où ça parle dans un jeu d’appels et de réponses fusant de toutes parts. Et l’énigme réside dans le fait que, malgré cet éparpillement, « cela se tient, cela fonctionne » [6]. Il y a là sans doute, pour Joyce, une façon singulière de traiter l’objet voix par l’écrit, mais pas seulement.

Dans le dialogue avec son père, la voix de Bloom se montre « porteuse […] d’un certain savoir-faire sur le signifiant. Cette précaution, cette habileté à supposer, à sous-poser, on voit qu’elle se propage, selon une logique […] articulée à la j’en ai marre, marabout… » [7] : autrement dit, une logique métonymique. Dans « Circé », le masque théâtral (persona) se fait l’occasion d’un jeu de cache-cache et d’effets de voix sans fin, si bien que « Autour de ce nom propre […] quelque chose s’articule et se désarticule en même temps » [8]. Et tout cela semble faire plaisir à Bloom comme si une jouissance se faufilait en même temps qu’une certaine pluralisation du Nom-du-Père. Bien plus, tout peut « per-sonner », c’est-à-dire faire du nom du père un jeu de résonances. Le savoir-faire joycien consisterait alors à détourner la fonction propre du nom – ce qui ne veut pas dire la renier – par une « décomposition » de l’« identité phonatoire » [9] : une telle ruse s’appuie sur les capacités modulatoires de la langue anglaise.

Il faut une oreille toute aussi fine et rusée de la part du lecteur. Jacques Aubert repère les « torsion[s] de voix » [10] à l’œuvre dans l’équivoque (« the father’s name that poisoned himself », décline les variations signifiantes que permettent, par exemple, l’allitération et la consonance dans moly/Molly. Il nous fait saisir que le texte joycien ne se noue pas tant à la manière d’un tissu, comme l’étymologie le suggère, mais plutôt à la façon d’un entrelacs, figure dominante de l’art graphique irlandais. Lacan a sans doute pressenti quel savoir-faire on pouvait tirer de ces boucles qui se tiennent ensemble sans que puisse opérer le bouclage de la signification, en raison d’un glissement infini de la chaîne métonymique. Qui plus est, ces tours et détours aménagent des trous auxquels ils font cadre en même temps, ce qui est aussi vrai d’un nœud borroméen [11].

Selon Jacques Aubert, la série d’effets de voix de « Circé » produit « une sorte de cascade » qui « semble faire glisser du côté de la mère » [12] et de la religion, bouche-trou imaginaire. Le tour de main de Joyce quant à lui consisterait plutôt à faire glisser le trou, de même qu’il déplace le nom du père, et ceci en passant par le versant acoustique du signifiant. Ainsi, même si la parole paternelle est contestée sur le versant du signifié, quelque chose semble en passer par le truchement de la « personnation » [13], « du côté de la phonation peut-être, et par exemple dans ce quelque chose qui “mérite de vivre” dans la mélodie » [14]. Autrement dit, dans une écriture adressée à l’oreille au travers des effets de voix du signifiant, et qui laisse passer la jubilation vivante de l’élangues [15].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 61.

[2] Ibid., p. 75.

[3] Aubert J., « Exposé au Séminaire de Jacques Lacan », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 171.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 172.

[6] Ibid., p. 177.

[7] Ibid., p. 177-178.

[8] Ibid., p. 173.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 96. Et p. 76 : Lacan rappelle que c’est « la phonation qui transmet la fonction propre du nom ».

[10] Ibid., p. 95.

[11] Cf. ibid., p. 148.

[12] Aubert J., « Exposé au Séminaire de Jacques Lacan », op. cit., p. 178.

[13] Ibid., p. 187.

[14] Ibid.

[15] Cf. sur ce point l’article de Nicole Borie, « L’élangues, énigmatique sinthome », La Cause du désir, n°106, novembre 2020, p. 55-59.