Éditorial : La folie, le fou

« À partir de quand est-on fou ? » [1] demande jaclaque han [2] le 10 février 1976 en s’adressant à Jacques Aubert, présent dans la salle.

« Joyce était-il fou ? » [3], cette question sera le fil rouge du « jaspinage » [4] de Lacan. Il regrette de ne pas avoir eu James Joyce sur son divan. En même temps, il note que l’écrivain « y était peu disposé » [5]. Entendons bien que la question de Lacan, rappelle ce qu’il a souligné depuis le début de son enseignement : « ce n’est pas un privilège que d’être fou » [6]. Une autre manière de dire, avec trente ans d’écart : « Ne devient fou qui veut » [7].

Quelle est la question posée lors de cette séance mémorable ? Le chapitre V du Séminaire Le Sinthome permet de toucher du doigt, en s’appuyant sur l’écriture de Joyce, que le nœud qui attache réel, symbolique et imaginaire peut alternativement se dénouer et se renouer. En effet, il est possible de trouver une suppléance au dénouement et Joyce, en se faisant un nom, a tissé un maillon pour raccommoder ledit nœud. Il a remédié [8] pour ainsi éviter que le nœud ne parte « en floche » [9].

C’est une question de subtilité. Parler de la folie pour la psychanalyse comporte un autre nouage : celui qui rassemble clinique, politique et éthique.

La question de la folie, des folies, est mise au travail dans ce numéro de L’Hebdo-Blog, Nouvelle série [10].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 77.

[2] Cf. Ibid., p. 89.

[3] Ibid., p. 77.

[4] Ibid., p. 87.

[5] Ibid., p. 79.

[6] Ibid., p. 87.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 24.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 88.

[9] Ibid.

[10] Textes préparatoires écrits dans le cadre de la « Semaine Lacan à Nantes. Vérité de la folie. L’enseignement de Lacan », septembre-octobre 2020, informations sur le site de l’ACF-VLB : associationcausefreudienne-vlb.com.




Folie, liberté et consentement

Ne pas reculer devant la folie ? Lacan dans ce texte de 1946, donne de sérieux éléments pour s’orienter. Pas une fois on ne lit dans son propos que la folie serait déficit, mais qu’elle est, au contraire, « vécue toute dans le registre du sens » [1]. Ne pas reculer devant la folie, c’est rejoindre la pratique analytique, Lacan indiquant qu’aucune « praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cœur de l’expérience, est le noyau du réel » [2].

Il est arrivé à Jacques-Alain Miller de compléter la sorte de vade-mecum qu’il avait pu donner, à l’occasion à des praticiens, à ceux qui ne reculaient pas, mais au contraire allaient à la rencontre du fou. Le voici : « Devant le fou, devant le délirant, n’oublie pas que tu es, ou que tu fus, analysant, et que toi aussi, tu parlais de ce qui n’existe pas. » [3] Ce rappel est avant tout un appel à être à la hauteur de celui que l’on prétend rencontrer et qui s’inscrit dans ce que fut le pas de Lacan dans sa dispute avec Henri Ey à propos de la folie. Car, à lire le texte de cette dispute aujourd’hui, nous sommes saisis par sa brûlante actualité et par le fait que ce pas soit toujours à refaire. Ce pas quel est-il ? Disons-le simplement : de considérer que la cause est dans le sujet, heureuse formule de Jean-Louis Gault, il y a bien des années, qui touchait juste par la simplicité de son énoncé et toutes les conséquences que l’on se devait d’en tirer. La cause est dans le sujet veut dire que le praticien qui s’affronte à la folie doit faire ce pas que fait Lacan et qui consiste à installer, « au cœur de la folie, un sujet responsable, responsable du sens qu’il donne. Du seul fait que le rapport de cause à effet est là contesté par Lacan [dans ses « Propos sur la causalité psychique » [4]] dans sa dimension physique, on ne peut faire appel, pour expliquer la folie, qu’à une ‘‘insondable décision de l’être’’, qu’à ‘‘un insaisissable consentement à la liberté’’ » [5].

Il s’agit donc de ne chercher la cause, ni du côté du cerveau, ni de celui du gène ou d’un supposé « appareil psychique », pas plus que du côté de la famille, voire de la société. Dire que la cause est dans le sujet laisse place à un sujet capable de lire autrement les phénomènes de sens dont il est le siège. Lui permettre d’avoir un aperçu sur la manière, « la façon » disait Lacan, dont un sujet répond à ce qui le concerne soudainement dans son existence : une difficulté dans son travail, dans son couple, la naissance d’un enfant, etc. Si dans le monde physique le principe de cause à effet a fait ses preuves, dans le monde des choses qui relèvent des êtres parlants, il en est tout autrement.

En effet, une liberté s’y exprime qui met à bas tout principe de cause à effet. L’artiste en cela nous enseigne [6]. Prenons un exemple en une part de l’œuvre de Sophie Calle. Une petite phrase, à la fin d’un mail d’un homme à qui elle était liée par amour, un homme qui rompt par courriel et qui conclut sa missive ainsi : « Prenez soin de vous. » Une tête d’épingle, si l’on considère la phrase en elle-même, une banalité, même. Mais il y a surtout la façon dont cette phrase a fait attentat pour S. Calle et la manière dont elle a remué le ciel et la terre de son art pour ni « avaler » ce poison que peut être un dit, ni le méconnaitre, c’est-à-dire se taire. S. Calle diffracte alors sa réponse – réponse du sujet, décision de son être, mais aussi consentement à ne pas rester en plan –, en cent-sept réactions, chantées, filmées, photographiées, écrites, par des femmes célèbres, d’autres moins connues, une femelle perroquet et deux marionnettes, faisant de ce moment intime un espace, double, exposition puis un livre comme une grille de mots croisés. Et ceci en différentes expositions à travers le monde. À sa manière, elle non plus n’a pas reculé.

[1] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 166.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 53.

[3] Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, 1993, p. 13.

[4] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », op. cit., p. 151-193.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 2 décembre 1987, inédit.

[6] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.




L’une des leçons de la folie

Dans son texte « Sur la leçon des psychoses », Jacques-Alain Miller souligne combien la question de la folie est une question éthique qui s’inscrit au regard du devoir de bien dire [1].
Il souligne que la thèse de Lacan, dans « Propos sur la causalité psychique »[2], celle de la liberté dans la folie, est la seule propre à distinguer les maladies neurologiques de la folie proprement dite. J.-A. Miller précise dans ce texte que ce débat Henri Ey-Lacan « n’est pas clos », « il se poursuit de nos jours, et […] nous sommes appelés à y tenir notre place, en tant qu’analystes »[3]. Les adversaires de la causalité psychique de la folie ne sont plus les tenants de l’organo-dynamisme mais il s’agit de « praticiens de la biologie moléculaire qui, elle, relève de plein droit du discours de la science »[4]. Les neurosciences, le cognitivisme, aimeraient réduire l’être humain à une machine dont on pourrait restaurer un parfait état de marche. « L’illusion scientiste consiste à rêver qu’il sera possible bientôt de tout calculer de l’activité humaine réduite à des comportements objectivables »[5], indique Éric Laurent.

Quelques « remédiations neurocognitives et réhabilitation psycho-sociale » ont ainsi le vent en poupe, aujourd’hui, à l’hôpital psychiatrique. Elles prétendent remédier à tout et apprendre au fou : comment parler, comment se laver, comment manger, comment sortir de chez soi, comment se réinsérer, comment réussir à se remettre sur le marché de l’emploi, etc. Est-il encore possible, aujourd’hui, de laisser simplement le fou parler ? Dire – comme tel patient me le disait récemment – que, dès l’enfance, il n’adhérait pas aux grandes significations humaines : travailler, gagner de l’argent, fonder une famille, n’ont jamais eu de sens pour lui. Il s’est construit ainsi. Chacune des étapes importantes de sa vie l’a conforté dans ce choix. Il aime apprendre par lui-même, autodidacte, créatif dans bien des domaines, il aime cette liberté dans laquelle il s’épanouit. À quarante ans, les programmes de remédiation cognitive qu’on lui propose provoquent des angoisses paniques, des idées noires. La relation aux autres le terrorise et l’exigence sociétale de « faire comme tout le monde » pèse de tout son poids de culpabilité sur sa vie. Il sait, lui, qu’aucun programme, protocole ou molécules chimiques ne feront naître, comme par magie, en lui, un désir normatif qui n’a jamais existé. C’est dans le cabinet de l’analyste, me dit-il, qu’il peut dire ce qu’il n’oserait dire à personne, la vérité sur son être : « Je suis comme je suis, je ne contrôle pas mes pensées, mes angoisses. » Et aussi : « J’ai fait des choix, depuis longtemps, de véritables choix, qui ont forgé ma personnalité. Je ne peux pas me conformer, devenir quelqu’un d’autre, changer d’histoire. » Il précise que le désir de travailler ne lui a pas été transmis. Tous les matins, il voyait sa mère partir au travail en larmes. « Le travail me faisait peur. Je me suis toujours dit que je ne voudrai jamais ça. » J.-A. Miller indique que la « psychanalyse accompagne le sujet dans ce qu’il élève de protestations contre le malaise civilisationnel […]. Tout un chacun sait aujourd’hui qu’il trouvera dans la psychanalyse une rupture dans les injonctions conformistes dont il est pressé de toutes parts » [6].

Dans une publication de L’Envers de Paris, Clotilde Leguil écrivait ceci :

« La noblesse de la psychiatrie réside dans une clinique spécifique, capable de faire valoir la signification des symptômes et leur articulation avec l’histoire d’un sujet. Cette clinique s’apprend en allant à la rencontre du fou. L’approche des neurosciences revient, elle, à exclure la dimension du sujet et à faire de la folie le résultat d’une erreur de programmation. Le fou du même coup, n’aurait plus rien à dire en propre de sa maladie. » [7]

Le maître mot aujourd’hui en psychiatrie, pour faire face à la suroccupation des lits, est : « Faire vite, gagner du temps. » Mais un temps précieux ne serait-il pas gagné si l’on prenait au sérieux le réel de la folie ? Combien de projets impossibles à réaliser sont montés… puis échouent … On dit alors que le patient « met en échec son projet », qu’il « recule à chaque fois que les choses se concrétisent ». Ce patient avait pourtant dit qu’il ne pourrait jamais vivre seul, que sitôt livré à lui-même, les hallucinations l’envahiraient et qu’il n’aurait d’autre recours que l’alcool pour ne pas réaliser ce qu’elles lui ordonnaient : se jeter par la fenêtre. À ne pas vouloir entendre la folie, à nier le réel qu’elle comporte et qui ne peut se résorber, les hospitalisations courtes et répétitives s’enchainent. De plus en plus de passages à l’acte suicidaires ont lieu, alors que les patients venaient de sortir d’hospitalisation. Faut-il dire qu’il est utopique de laisser croire qu’une hospitalisation de trois jours viendrait à bout d’une angoisse de l’être qui s’est soudainement dévoilée, à l’annonce de ce divorce, à l’arrivée de cet enfant, au moment de ce deuil ? Une brisure radicale, provoquée « au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet » [8] peut-elle se résorber, par rééducation, en quelques jours ? Ce que le fou dit, qui est vrai, et qui ne peut se résorber par aucune remédiation cognitive, concerne l’importance du délire, auquel il tient comme à lui-même. Il dit également l’importance du transfert, comme pilier au long cours de sa prise en charge, levier du traitement. Il dit aussi la fonction de nouage de l’institution dans la prise en charge de sa souffrance.

[1] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’ECF, n°13, juin 1987, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 95.

[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151-193.

[3] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », op. cit.

[4] Ibid.

[5] Laurent É., « L’illusion du scientisme, l’angoisse des savants », Mental, n°27/28, septembre 2012, p. 21.

[6] Miller J.-A., « Parler avec son corps », Mental, n°27/28, op. cit., p. 130.

[7] Leguil C., « La folie avec Lacan, une affaire de parole et de langage », Horizon, n°64 / Confluents, n°72, 2019, p. 21.

[8] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 558.




Une vérité qui touche au réel

« Si quelque tare est décelable dans le psychisme avant la psychose, c’est aux sources mêmes de la vitalité du sujet, au plus radical, mais aussi au plus secret de ses élans et de ses aversions, qu’on doit la pressentir, et nous croyons en reconnaître un signe singulier dans le déchirement ineffable que ces sujets accusent spontanément pour avoir marqué leurs premières effusions génitales à la puberté » [1].

 

Ainsi s’exprime Lacan dans son texte de 1938, lorsqu’il aborde l’hypothèse du rôle causal des complexes familiaux dans le déterminisme de la psychose. À la lecture de ces quelques lignes qui datent d’avant son « Propos sur la causalité psychique » [2], il est déjà très clair qu’à la logique neuropsychiatrique du déficit, Lacan oppose celle de la faille, comme le relève Jacques-Alain Miller dans son cours intitulé « Tout le monde est fou » [3].

Cette faille nous indique-t-il, Lacan va la situer en 1946 entre le moi et l’être. Il va la rapporter à la division dont tout sujet fait l’objet du fait qu’il parle, autrement dit au fait que l’être humain est fondamentalement un aliéné dans le langage, un être affronté au problème de la signification. Il va en faire la source d’une possible « infatuation du sujet », tout se jouant pour celui-ci au niveau des identifications qui comblent cette faille et dans l’attrait qu’elles exercent sur lui. C’est dans ce « dynamisme » que Lacan verra le risque du virage de la folie.

Mais dans sa notation clinique suscitée, qui date de l’époque de sa thèse, il est remarquable qu’une telle faille lui apparaît dans le « déchirement » dont témoigne le sujet psychotique à l’occasion de sa rencontre avec la jouissance sexuelle à la puberté. C’est même là un signe singulier de la folie nous dit Lacan, que ce tourment indescriptible qu’occasionne pour le sujet ses premiers éprouvés orgasmiques. Dans la clinique, cela va d’ailleurs parfois jusqu’à porter atteinte au sentiment d’unité même de son corps, expérience dont on mesure qu’elle a toute la dimension d’un attentat.

Quel lien y a-t-il alors entre la faille que Lacan loge dans l’aliénation du sujet au langage, à quoi il rapporte la causalité psychique, et celle qui se révèle dans l’attentat sexuel dont témoigne si radicalement le psychotique ? Ce lien, c’est l’impasse que tout être qui parle rencontre lorsqu’il tente de se représenter ce à quoi le confronte spécialement la jouissance sexuelle, et que Lacan désignera plus tard comme le réel.

D’ailleurs, comment ne pas lire la désignation même du réel dans le terme choisit par Lacan d’« ineffable » ? Le réel c’est par définition l’ineffable. C’est ce qui vous laisse sans recours, parce qu’il n’y a pas de mots pour le dire, et qui s’éprouve dans l’écart entre le corps qu’on a, ce corps qui jouit, et ce qui en répond au niveau de l’être.

Ainsi, la vérité dont nous témoigne la folie est une vérité qui touche au réel de notre condition de parlants. C’est une vérité sur l’insensé de tout discours, qui n’est jamais qu’une construction à partir des mots de l’Autre, pour donner un sens à des phénomènes qui fondamentalement n’en ont pas. Notre collègue Véronique Voruz nous l’indiquait en ces termes, dans une récente interview à l’Antenne Clinique Brest-Quimper [4]. Il se passe des choses dans nos corps qui fondamentalement nous échappent ajoutait-elle, choses auxquelles nous cherchons à donner un sens à l’aide des discours ambiants dans lesquels nous évoluons, pour tenter de produire en nous une homéostase.

En citant à sa suite Lacan dans son Séminaire D’un Autre à l’autre, nous pourrions donc dire que la vérité de la folie est une vérité sur le « destin [d’]égaré » [5] de l’être parlant. Or cette vérité prend toute son acuité dans la confrontation au réel du sexe.

[1] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 67.

[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151-193.

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 30 janvier 2008, inédit.

[4] Voruz V., « ‘‘Tout le monde est fou’’. Dans l’après-coup de la nomination d’Analyste de l’École », entretien, Antenne clinique de Brest-Quimper, 29 septembre 2019, disponible sur le site de YouTube.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 48.




La folie comme risque de la liberté

Dans son texte « Sur la leçon des psychoses » [1], Jacques-Alain Miller extrait la thèse de Lacan selon laquelle : « Le fou, c’est l’homme libre » [2]. Il l’épingle comme un incontournable de l’abord des psychoses : « faute d’entendre ce dit que le fou est l’homme libre, pour ce qu’il est, c’est-à-dire l’axiome même de l’expérience psychanalytique des psychoses, celle-ci nous restera fermée à jamais » [3]. D’incontournable, il en fait un préalable à l’élaboration lacanienne et structurale des psychoses dans la « Question préliminaire… » [4].

Il saisit le ressort essentiel de la forclusion et son « insondable décision de l’être » [5], comme ne pouvant être que celui d’une position subjective, seule manière selon lui d’inscrire la psychose au « registre de l’éthique » [6]. Quelle valeur a en effet cette « insondable décision de l’être » si elle n’est pas le résultat d’une position subjective ? J.-A. Miller avance qu’on pourrait, à bien des égards, n’en rien vouloir savoir. L’entériner, au contraire, ouvre à un champ d’orientation solide pour la pratique.

Le ressort de la psychose n’est donc pas celui d’un déficit, mais d’une position subjective de refus des indentifications communes, de l’inconscient, du discours du maître, d’une quelconque transmission des signifiants – un refus de l’aliénation signifiante. La liberté étant le pendant de ce refus, celle-ci n’est pas sans risque :

« C’est bien parce que les identifications ne sont rien si elles ne sont pas attirantes, que la folie est un risque, le risque même de la liberté. Car la folie consiste à se déprendre de l’attrait des identifications qui ont effet de masse pour se laisser – le mot est de Lacan – ‘‘tenter’’ par le risque de la folie. » [7]

J.-A. Miller en tire une leçon sans équivoque :

« les étourdis, qui voient bien que la folie est rejet de l’inconscient, c’est-à-dire du discours du maître comme imposture, en quoi elle est révoltée, voire révolutionnaire, je les dis étourdis parce qu’ils ne reconnaissent pas dans le psychotique le maître que, du même coup, il incarne, ou dont il accouche – le paranoïaque est pourtant là pour le lui apprendre » [8].

Il finit son texte en ramassant des conséquences cliniques brillantes :

« ‘‘L’homme est né libre et partout il est dans les fers’’ – c’est ce qu’a lancé dans le monde celui qui est devenu le ‘‘promeneur solitaire’’. Un analyste, qui n’est pas un promeneur solitaire, mais un assis en compagnie, ne saurait reprendre ce mot qu’à le modifier en ces termes : l’homme est né dans les fers, les fers du signifiant, et partout il est dans les fers – sauf l’aliéné, en effet, qui a rejeté la séduction du père, mais au prix de son âme, voire de la forme même de son corps. Il n’a point voulu échanger la jouissance pour le signifiant du père, et la jouissance lui est restée intime, tandis que le signifiant du père lui était forclos. Dès lors, la liberté en effet est son lot, car il n’a point placé en l’Autre la cause de son désir. Savait-il qu’il serait voué par là, logiquement, à ce que l’Autre l’aime et le poursuive de ses assiduités jusqu’à la persécution ? » [9]

Au refus et ses conséquences, nous pourrions opposer le consentement qui peut être recherché dans la pratique avec le sujet psychotique. Ne serait-ce qu’un consentement au lien à l’autre, via le fait d’aller, voire accepter d’aller rencontrer un autre, qu’il soit aussi bien analyste que psychiatre, psychologue ou infirmier – pour faire référence aux structures psychiatriques qui me sont familières.

Un consentement qui équivaudrait à une certaine entame de cette liberté.

 

[1] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’ECF, n°13, juin 1987, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 94-97.

[2] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », conférence au cercle d’Études dirigé par Henri Ey, 10 novembre 1967, inédit.

[3] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », op. cit., p. 94.

[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531-583.

[5] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 177.

[6] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », op. cit., p. 95.

[7] Ibid., p. 95.

[8] Ibid., p. 96.

[9] Ibid.




Henri Ey, Lacan et la vérité

Critique d’une théorie organiciste de la folie

L’organo-dynamisme d’Henri Ey, s’oppose au titre de la « Semaine Lacan » [1] : « La vérité de la folie ».
Pendant la période de la seconde guerre, Lacan dit s’être éloigné de tout propos, il ne s’est pas exprimé pendant toutes ces années qu’il considère comme « l’humiliation de notre temps » [2].
Il fait appel à Fontenelle, philosophe, écrivain et homme de science né en 1657, neveu de Corneille – pour la petite histoire.
Lacan nous dit s’être abandonné, pendant toute cette période, à un fantasme, tel Fontenelle quand celui-ci formule : « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. » [3] Et Lacan d’écrire : « Je me suis abandonné après Fontenelle, à ce fantasme d’avoir la main pleine de vérités pour mieux la refermer sur elles. » [4]
Il en confesse le ridicule, car, dit-il, « il marque les limites d’un être au moment où il va porter témoignage » [5].
Belle leçon d’humilité.
Lacan confesse son fantasme d’avoir dans les mains des vérités, en cette période de folie. Ce texte, pourquoi effectivement ne pas le considérer comme le début d’un nouveau mouvement lacanien ? Il ouvre sa main pour libérer les vérités qu’il a confinées pendant un certain temps. Et sa main s’ouvre sur la vérité de la folie.
Au début de son texte, Lacan annonce le propos de son intervention : « s’attacher à une critique de l’organo-dynamisme de Henry Ey […] pour démontrer […] qu’elle n’a pas les caractères de l’idée vraie » [6] ; et il continue : « La question de la vérité conditionne dans son essence le phénomène de la folie, et qu’à vouloir l’éviter, on châtre ce phénomène de la signification par où je pense vous montrer qu’il tient à l’être même de l’homme » [7].
La folie devient constitutive de l’homme et liée à la question de la vérité. De là, la critique que fait Lacan à H. Ey : son système de pensées le ferme à la vérité du psychisme et par là même à celle de la folie.

Qu’est-ce qu’une idée vraie ?

Pour répondre à cette question vertigineuse, Lacan nous conduit d’abord vers Descartes, puis vers Spinoza. Ce dernier a formulé qu’une idée vraie est une idée qui doit être en accord avec ce qui est idée par elle (devoir au sens de nécessité, au sens mathématique).
Lacan considère que la doctrine de H. Ey fait plutôt la preuve du contraire d’une idée vraie, car le développement de sa doctrine est en « contradiction croissante avec son problème originel et permanent » [8].
Ce problème, précise Lacan, c’est le problème des limites de la neurologie et de la psychiatrie. Ce problème, me semble-t-il, est toujours présent.

[1] « Semaine Lacan à Nantes. Vérité de la folie. L’enseignement de Lacan », septembre-octobre 2020. informations sur le site de l’ACF-VLB : associationcausefreudienne-vlb.com.

[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151.

[3] Fontenelle, cité par F. M. Grimm, in Correspondance littéraire philosophique et critique, t. II, Paris, Furne, 1829, p. 97, n°1, cité par L. Sokolowsky, in « Ruse de la Raison, folie politique », Lacan Quotidien, n°845, 22 juin 2019, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[4] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », op. cit.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 153.

[7] Ibid., p. 153-154.

[8] Ibid., p. 154.