Éditorial : Assèchement

Comment l’analyste opère-t-il dans la cure avec la fuite du sens ? Cette « fuite dont la béance du rapport sexuel est responsable : soit ce que je note de l’objet (a) » [1], dit Lacan. Il démontre que les effets du non-rapport sexuel se déploient notamment dans le chiffrage des formations de l’inconscient, dans ce que Freud appelait les processus primaires – lesquels témoignent qu’une parfaite équation entre les sexes ne peut s’établir : « à ce que jamais puisse s’écrire ce rapport, ajoute Lacan : […] le langage […] [n’en fait] jamais trace autre que d’une chicane infinie » [2]. C’est dans des tours et détours infinis que l’inconscient tente de chiffrer le non-rapport et d’en récupérer un plus-de-jouir. Pour s’orienter dans ce chiffrage incessant, Freud cherchait le sens sexuel, et s’y arrêtait. Lacan va au-delà et envisage cette fuite comme l’indice même de la béance fondamentale de l’être parlant, en en faisant la visée de l’analyse.

Dans son article « Le mot qui blesse », Jacques-Alain Miller indique ainsi que l’interprétation doit permettre de « reconduire le sens à la jouissance » [3], en révélant ce que le sens doit à celle-ci. Il en dégage un principe à l’œuvre dans l’inconscient : « ne fait sens que ce qui fait jouir » [4]. L’interprétation, dit-il dans son cours « La fuite du sens », devient donc un « concept des plus problématiques dès lors […] que le mode de jouir est installé au cœur de l’expérience analytique » [5].

L’interprétation lacanienne ne s’arrête pas au déchiffrage du sens sexuel, même si l’analyste en use. Elle « pointe au-delà, vers l’inexistence du rapport sexuel » [6]. D’ailleurs, Lacan précise bien que ce « n’est pas parce que le sens de leur interprétation a eu des effets que les analystes sont dans le vrai, puisque même serait-elle juste, ses effets sont incalculables » [7]. Pas de technique ni de savoir transmissible de l’interprétation ; celle-ci se mesure à l’aune de son impact sur le mode de jouir propre au sujet, et à partir de son absolue singularité.

Face à la fuite du sens, l’analyste s’oriente vers un assèchement de la joui-sens, une réduction de l’empan sémantique du chiffrage, jusqu’à ce que l’espace des formations de l’inconscient n’ait « plus aucune portée de sens (ou interprétation) » [8].

[1] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 554.

[2] Ibid., p. 556.

[3] Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne n°72, novembre 2009, p. 136.

[4] Ibid.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 22 novembre 1995, inédit.

[6] Miller J.-A., « Le mot qui blesse », op. cit., p. 135.

[7] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande… », op. cit., p. 558.

[8] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.




Witz et inconscient réel

Freud écrit Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [1] en 1905, quelques années après L’Interprétation du rêve [2]. Le travail du mot d’esprit est mis en continuité avec celui du rêve, mais ce qui les rassemble au-delà est la question de ce qu’ils satisfont. C’est la question de Freud tout au long de son ouvrage, : quel est le ressort de la satisfaction, du rire que produit le Witz ?

Freud en vient très vite à ce qui se satisfait de la pulsion, notamment dans les mots d’esprit tendancieux. Il constate, par exemple, que là où la pulsion sexuelle est empêchée, là où la marque de la castration se fait sentir, le Witz met en fonction le regard qu’il présente comme une pulsion partielle. La satisfaction de l’objet regard se substitue à la castration venant ainsi illustrer l’écriture du mathème / – ϕ.

Nous pouvons en déduire que le jeu avec la langue permet une satisfaction pulsionnelle détournée. Freud présente très finement un mécanisme du mot d’esprit à double détente : le jeu avec la langue produit une satisfaction tout en servant d’alibi pour laisser passer une autre satisfaction, celle de la pulsion, en stoemelings [5] comme diraient les Bruxellois. Ainsi le Witz se met aussi bien au service de la pulsion que du refoulement. Il procure une satisfaction pulsionnelle de substitution.

C’est aussi la définition que donnera, plus tard, Freud du symptôme. La différence notable réside en ce que le mot d’esprit – même si on peut répéter celui qu’on a entendu – ne surgit qu’une fois, alors que c’est la répétition qui caractérise le symptôme. La satisfaction en jeu n’est d’ailleurs pas la même : si celle du Witz répond au principe de plaisir, la satisfaction du symptôme va au-delà dudit principe pour confiner à la pulsion de mort.

Cela renvoie à deux statuts de l’inconscient que Lacan différencie dans son Séminaire XI [6]. Il distingue, parmi les quatre concepts fondamentaux, l’inconscient et la répétition. Il situe la répétition du côté de l’automaton, du programme inconscient écrit qui impose sa loi dans la répétition même. Par contre, « dans le rêve, l’acte manqué, le mot d’esprit, [ce qui frappe dit Lacan] c’est le mode d’achoppement sous lequel ils apparaissent » [7]. Nous sommes là plutôt du côté de la tuché. Lacan met ici l’accent d’une part sur la coupure de la chaîne signifiante, la discontinuité, et d’autre part sur la surprise, la trouvaille. Il est frappant de lire qu’il articule déjà dans le Séminaire XI l’inconscient à un réel. C’est dans la béance de la coupure entre S1 et S2 qu’il le situe, « rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé » [8].

Dans son ultime texte, la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » [9], appelé aussi « L’esp d’un laps » [10] par J.-A. Miller, Lacan revient sur ces questions. La première phrase a déjà été maintes fois commentée : « Quand l’esp d’un laps, soit […] l’espace d’un lapsus [on peut dire aussi un mot d’esprit ou toute autre formation de l’inconscient], n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient ». Il ajoute : « On le sait, soi. » [11] Lacan rapporte cet inconscient au réel, mais peut-être d’une façon différente par rapport au Séminaire XI. Il n’évoque plus la coupure entre deux signifiants, mais le signifiant tout seul, S1, dans son moment de surgissement, avant qu’il ne se rapporte à un second signifiant, avant qu’il ne s’articule dans un savoir.

Un lapsus, un mot d’esprit, ou un rêve qui n’a plus aucune portée de sens ou d’interprétation oriente vers la fin de l’analyse. Il se peut – c’est surprise, rencontre, tuché, contingence – qu’au moment même où surgit une formation de l’inconscient, elle n’a pour l’analysant plus nécessité de s’interpréter du côté du sens. Le « On le sait, soi » indique qu’il s’agit alors d’un bout de lalangue, qui s’accompagne d’une satisfaction liée à la certitude que ça y est, que c’est ça, que c’est fini, qu’il ne s’agit plus d’en rajouter. Et le « soi » précise d’ailleurs bien qu’il s’agit d’un savoir qui n’est plus articulé à l’Autre. C’est ainsi que la fin de l’analyse peut avoir la structure d’un mot d’esprit.

Ce qui est remarquable, c’est que Lacan réfère cet inconscient réel à Freud, « théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire) » [12]. Le dernier Lacan fait ainsi retour au premier Freud.

 

[1] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

[2] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010.

[3] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, op. cit., p. 227.

[4] Ibid., p. 235.

[5] « En stoemelings » est une expression empruntée au néerlandais qui signifie « en douce, en cachette ».

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.

[7] Ibid., p. 27.

[8] Ibid., p. 26.

[9] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571-573.

[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.

[11] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », op. cit., p. 571.

[12] Ibid.




Dit interprétatif et Witz freudien : pas sans la présence de l’analyste

Selon Freud [1], le Witz tendancieux, qualifié à la fois d’obscène et d’agressif, de cynique et de sceptique, est un énoncé signifiant qui permet de reconnaître quelque chose de la pulsion [*].
Le Witz joue sa partie par rapport au refoulement. En effet, selon Freud, la civilisation comme l’éducation ont une grande influence dans la formation du refoulement. Dès lors une censure opère et les « possibilités de jouissance primaires […] se trouvent perdues en nous. […] le Witz offre le moyen d’annuler rétroactivement le renoncement et de regagner ce qui a été perdu » [2].
Pour qu’il y ait éclat de rire, l’auditeur doit partager les mêmes inhibitions que le sujet spirituel [3] afin d’obtenir, en un éclair, une levée du refoulement. Ce n’est pas celui qui énonce le Witz pulsionnel [4] qui rit le premier, mais l’Autre, afin que l’effet revienne, par ricochet, à l’énonciateur.
Le Séminaire Encore est comme une sorte de reprise du Witz : l’inconscient n’y est pas seulement un vouloir-dire mais un vouloir-jouir, dès lors que le signifiant n’est plus seulement lié au sens, mais aussi à la jouissance. Le parlêtre se trouve de ce fait dans un monologue, puisque le statut de l’Autre, mis à l’épreuve de la pulsion, se trouve ainsi réduit à une substance de l’objet a. Il est réduit par Lacan à n’être finalement que semblant face à la jouissance en question.

Pas sans l’oreille de l’Autre / Pas sans la présence de l’Autre

Du côté où « ça jouit », il n’y a pas d’Autre. C’est seulement par le biais de l’inscription dans un discours « qu’on a une chance […] de pouvoir interpréter, et de faire limite au pas de dialogue » [5]. À partir de là, le statut de l’interprétation est réinterrogé.
Dans la dix-huitième leçon de son cours « La fuite du sens », Jacques-Alain Miller se réfère au texte « L’étourdit » [6] dans lequel Lacan place l’interprétation sur trois niveaux : l’homophonie, la grammaire et la logique. À savoir, sur le non-sens surgissant du sens, sur la construction fantasmatique et sur la logique qui vise la pulsion. Le mot d’esprit aussi ! D’ailleurs, les Witz tendancieux qui s’attachent à l’apparence logique impliquent la pulsion.
Prenons l’exemple, mentionné par Freud, du « Professeur ivrogne » [7] :
Un homme qui s’adonne à la boisson gagne sa vie, dans une petite ville, en donnant des leçons particulières. Mais on apprend peu à peu son vice, et à la suite de cela, il perd la plupart de ses élèves. On charge l’un de ses amis de le rappeler à une meilleure conduite.

  • « Vous savez », lui dit celui-ci : « Vous pourriez avoir les leçons les plus intéressantes de toute la ville si vous vouliez bien cessez de boire. Je vous en prie, faites-le ».
  • « Vous en avez un toupet », répond l’autre indigné : « Je donne des leçons pour pouvoir boire, dois-je cesser de boire pour obtenir des leçons ! »

Comme Lacan le démontre dans son dernier enseignement, l’effet de vérité se révèle ici impuissant au regard de la jouissance.
L’analysant vient avec son inconscient. Celui-ci relève du discours du maître produisant une jouissance, alors que l’opération de l’analyste va consister à faire passer ce produit à l’état de cause. Comme pour le Witz, une interprétation troue le lien entre la petite cause et le petit effet, puisqu’à partir d’une petite cause se produit un effet disproportionné : la satisfaction de la pulsion.
Dans le Witz comme dans l’analyse, la présence de l’Autre est requise pour qu’échoie, de façon rétroactive, au « sujet spirituel » ou à l’analysant souffrant ce qui lui revient en propre. Pour qu’il y ait éclat de rire, l’auditeur doit avoir le même type d’inhibition que le sujet spirituel.
Dans la blague citée, la pulsion orale fait écho à l’auditeur et, par son rire, revient alors au sujet spirituel d’entrevoir la satisfaction de la pulsion au-delà du refoulement. Par ricochet, il peut ainsi choisir d’en rire.
L’analyste a charrié la chaîne signifiante de son analysant et peut, dès lors, viser la pulsion en jeu par son interprétation, en drillant le voile du refoulement.
Une interprétation qui a valeur de Witz ne nous libère pas de la pulsion, mais le quantum d’énergie circule un peu autrement dans les rets du sens dans lesquels l’analysant s’était lui-même emberlificoté, ignorant la pulsion à l’œuvre.

[*] Intervention dans le cadre de l’atelier de lecture 2019-2020 de l’ACF-Belgique, 14 mai 2020. Le cours étudié était celui de J.-A. Miller : « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours des 17 avril, 15 mai et 22 mai 1996, inédit.

[1] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 188-189.

[2] Ibid., p. 196.

[3] Ibid., p. 275.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, cours du 17 avril 1996, inédit.

[5] Ibid., cours du 14 février 1996.

[6] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 491-492.

[7] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 116.




À la lettre

« L’interprétation […] n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque » [1].
(Jacques Lacan, « La Troisième »)

L’enseignement de Lacan n’est pas Un. Jacques-Alain Miller l’a réparti en trois : l’enseignement inaugural, l’enseignement classique et le dernier enseignement. Dans chacun de ces temps d’enseignements, la conception de l’interprétation varie chez Lacan, parce qu’elle est liée à l’évolution de la définition de l’inconscient.

Dans le premier enseignement, l’inconscient, perçu comme interprétable, est « structuré comme un langage » [2]. Avec Lacan, dans « Fonction et champ de la parole et du langage », nous dirions que « c’est une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet » [3], le sujet historise par une parole pleine. La trouvaille de Lacan a été de construire l’inconscient à partir de la linguistique afin de l’extraire de l’imaginaire et de ne pas verser dans une lecture psychologisante saturée de sens [4].

Donner du sens équivaut à boucher les trous du savoir, ce qui va à l’encontre de la psychanalyse qui vise le hors-sens. Lacan donne une autre direction à la cure : « Il faut prendre le désir à la lettre » [5], « le désir c’est son interprétation » [6]. Nous sommes loin de la traduction d’un énoncé dans une autre langue qui dirait le mot ultime sur le désir. La parole pleine est pleine de vide et, par ce vide, elle crée le désir. Lacan prône la « vertu allusive » de l’interprétation [7] qui opère dans la béance de ce qui se dit et qui échappe aux mots – et ce, parce qu’elle indique plus qu’elle ne donne [8]. Chaque interprétation pousse à l’élaboration et, en ce sens, l’équivoque est paradigmatique.

Dans l’enseignement classique, l’interprétation vise les objets pulsionnels avec l’objet a comme semblant de réel. Elle doit viser la jouissance – laquelle est silencieuse, n’a pas de signifiant, est en dehors, « inter-dite » –, non pour nommer l’objet a, ou pour lui reconnaître la consistance que l’analysant lui accorde, mais pour le réduire à son essence de rien. L’équivoque, en jouant du cristal de la langue, oriente le sujet vers le hors-sens. Il s’agit de faire émerger l’objet a qui, lui, n’a pas de sens.

La clinique est alors la mieux à même d’en faire saisir la portée, la visée. Une femme rencontre une première analyste après un drame, alors qu’elle est sur le point d’accoucher de son second fils. Elle trouve réconfort auprès de cette analyste qu’elle finit par quitter parce qu’elle « s’ennuie ». Vient une parenthèse enchantée, un nouvel amour, un troisième enfant, tout va bien. Puis rien ne va plus avec son compagnon dont elle soupçonne l’infidélité. Sur les conseils d’une collègue, elle décide d’appeler une deuxième analyste avec laquelle « elle ne s’ennuiera pas ».

Elle ignore ce qui l’amène à « se sentir ou à se mettre à l’écart », « à compliquer les choses ». Elle ne comprend pas non plus ce besoin de « réparer » qu’elle évoque dès la première séance et dont elle ne saisit ni le sens ni les coordonnées. Tout cela constitue « ses embarras ». L’analyste fait résonner le mot embarras en jouant avec la langue maternelle de la patiente et lève la séance. Un acte qui vise à faire entendre le hors-sens produit par la coupure.

Plusieurs interprétations, à partir de signifiants issus de la langue maternelle de la patiente, eurent des effets. Et si l’analyste posa cet acte, c’était que dans ses dires et ses « inter-dits », quelque chose était là en attente. Le premier effet fut de mettre l’inconscient au travail. Un désir inédit de savoir s’empara de la patiente qui se précipita dans le travail analytique. À la place de l’ennui, émergea la surprise qui la réveilla.

Les interprétations s’appuyaient sur l’équivoque par homophonie entre deux langues et visaient lalangue de l’analysante nourrie des signifiants de la langue maternelle. Ainsi ces interprétations l’ont menée aux racines de sa névrose, dévoilant un réel embarrassant.

Concluons avec J.-A. Miller : « Ce qui est donc intéressant, c’est que le signifiant de non-sens soit calculé de façon à révéler au sujet quelle est sa position. […] C’est pour ça qu’il faut que ça ait quand même un peu de sens. […] Il faut, comme le dit Lacan, une ombre de sens. […] L’équivoque, ça veut dire qu’on vous livre un signifiant qui permet l’écart interprétatif. C’est un énoncé, si l’on peut dire, ouvert, c’est-à-dire un énoncé qui ne détermine pas de façon univoque le signifié, et qui donc vous oblige à y mettre du vôtre » [9].

[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 20.

[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 269.

[3] Ibid., p. 252.

[4] Laquelle lecture pourrait se formuler : « je vais vous dire pourquoi ceci ou comment cela ».

[5] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 620.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 2 février 1966, inédit.

[7] Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit., p. 641.

[8] Cf. ibid. C’est l’allégorie du doigt levé du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 12 juin 1996, inédit.




Belvédère

Comment interpréter Lacan lorsque nous sommes confrontés à deux thèses qui se contredisent ? Jacques-Alain Miller nous livre sa méthode, exemple à l’appui [1].

En 1960, Lacan affirme que « la jouissance est interdite à qui parle comme tel » [2]. Mais dans son Séminaire XX, Encore, il soutiendra que « l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, […] l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et […] ne veuille rien en savoir de plus » [3]. Comment Lacan passe-t-il de la première thèse à la seconde ?

Pour répondre à ces questions, J.-A. Miller commence par fixer la position à partir de laquelle il va considérer l’expérience analytique. Il choisit la préface que Lacan a donnée en 1973 à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits [4]. C’est ce point que J.-A. Miller nomme un « belvédère », c’est-à-dire un lieu grâce auquel il va « organiser le paysage » [5] pour s’enseigner de ce que Lacan nous apprend lorsqu’il tend cet arc de « Subversion du sujet… » jusqu’à Encore.

Un belvédère sert « à considérer alentour la situation : d’où vient Lacan ? où il va ? où nous en sommes ? […] D’où vient Lacan par rapport à ce point et où il s’en va ? » [6]

On découvre alors ce qui s’apercevait déjà au temps du Séminaire III, à savoir une révélation du type de lien au sein du couple signifiant/signifié, et qui laissait déjà présager le thème de la fuite du sens [7].

Ce petit exemple suffit à nous rendre attentif à la fonction du belvédère au principe de notre compréhension rétrospective (et prospective) de l’orientation lacanienne. Le choix du moment « belvédère », lui, est tributaire de l’attention du lecteur qui relève (ou non) une affirmation contredisant une thèse antérieure.

Que fait J.-A. Miller ? Il lit « Lacan contre Lacan, ça veut dire contre le Lacan du rapport de Rome, de “L’instance de la lettre”, ou au moins à côté de lui, et je le lis en revanche avec notre Lacan, le Lacan qui opère le virage que j’ai dit avec son Séminaire Encore, et, au-delà, avec ce qui est indexé des lettres R.S.I. » [8].

J.-A. Miller relève, avec Lacan, que « le langage n’est pas l’être parlant » [9]. Voilà une disjonction radicalement posée, qui « prend à revers l’ensemble de cet enseignement » [10]. C’est armé de cette thèse que J.-A. Miller va parcourir les étapes de l’enseignement de Lacan : « L’instance de la lettre » de 1957, « La signification du phallus » de 1958, « Subversion du sujet » de 1960, et enfin « Position de l’inconscient » de 1960. Cette relecture fait apparaître l’effort constant de Lacan pour tenter de réduire cette disjonction et de « ramener l’être parlant au langage » [11], jusqu’au renversement qu’il effectue dans le Séminaire Encore.

J.-A. Miller en arrive à la formule suivante : $ corps vivant. Ce qui signifie : le sujet du signifiant n’est pas le corps vivant.

Il ne s’agit pas de nier le fait que Lacan ait été amené « à formuler des propositions évidemment contradictoires en fonction du moment de son élaboration » [12]. L’orientation que nous donne J.-A. Miller vise à reconstituer « la problématique d’ensemble qui peut conduire Lacan à dire ceci ou cela » [13]. Pour ce faire, il faut identifier les difficultés avec lesquelles Lacan est aux prises relativement à sa thèse de départ, qu’il a repérée comme caractérisant tel moment de son élaboration. Le processus d’élaboration de Lacan livre son intelligence dès lors que l’on saisit les « difficultés qu’il s’efforce de résoudre, […] par des formules dont il accumule des témoignages de vraisemblance. Les solutions qu’il amène au cours de son enseignement déplacent les lignes et se trouvent reportées à d’autres difficultés. […] C’est ça qui m’intéresse, dit J.-A Miller : le type de problèmes qui surgit quand il est aux prises avec la tâche de rendre compte de l’expérience analytique à partir de ce qu’il appelle le sens de l’œuvre de Freud » [14].

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 29 novembre 1995, inédit.

[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 821.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.

[4] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 553-559. J.-A. Miller donne cette référence dans son cours du 29 novembre 1995.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 29 novembre 1995.

[6] Ibid.

[7] Cf. ibid. J.-A. Miller se réfère à la séance du 6 juin 1956 du Séminaire III (Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 293-306).

[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 10 avril 1996.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 10., cité par J.-A. Miller, in « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 28 février 1996.

[10] Miller J.-A. : « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 28 février 1996.

[11] Ibid.

[12] Ibid., cours du 3 avril 1996.

[13] Ibid.

[14] Ibid.