Éditorial : Freud et l’attentat sexuel

« Chez Freud, comme chez Lacan, la jouissance, le style de jouissance d’un sujet, est toujours lié […] à un premier évènement de jouissance, à un évènement de valeur traumatique. Ce sujet relève donc essentiellement, dans sa sensibilité, de l’Autre, de ce qui lui vient de l’Autre » [1].

L’évènement de jouissance est-il toujours un attentat ? Voici une question qui parcourt ce numéro essentiellement clinique en direction des prochaines journées de l’École de la Cause freudienne dont le titre ne laisse pas indiffèrent : « Attentat sexuel » [2].

Retour à Freud [3]. Vous connaissez la phrase. Lacan a dépoussiéré les textes freudiens, extrayant des multiples enseignements. C’est sans doute le pouvoir d’éveil des textes de l’inventeur de la psychanalyse qui a été attaqué quand le maître moderne songeait à les enlever du programme de philosophie en classe de terminale [4]. Freud dévoile que la rencontre avec le sexuel percute, laisse une trace – toujours scandaleuse.

Retour au cas. Ce numéro est exclusivement constitué d’une série de cas : les Cinq psychanalyses de Freud lues à partir d’une seule et même question, celle qui vise à cerner quel a été l’évènement de jouissance qui a fait attentat et quelle a été la réponse du sujet ? Le cas, « la méthode de l’exemple » [5] si chère aux psychanalystes, permet de faire entendre le plus singulier du sujet. Un cas est un cas, indique Éric Laurent, « s’il témoigne et de l’incidence logique d’un dire dans le dispositif de la cure et de son orientation vers le traitement d’un problème libidinal, d’un problème de jouissance » [6]. Les cinq cas freudiens sont ici d’une richesse inépuisable.

Retour aux J-50. Avant d’aborder le cas Dora, Freud note : « si naguère l’on m’a reproché de n’avoir rien dit sur mes malades, on me blâmera maintenant d’en trop parler » [7]. Le bien-dire est mis à l’épreuve dès qu’un psychanalyste s’avance en présentant un cas. L’exercice comporte toujours un risque.

Ce numéro de L’Hebdo-Blog, Nouvelle série, est l’ouverture d’un bal. À partir de mercredi, une série de cas, issus de la littérature analytique et de la littérature tout court, arriveront dans nos boîtes mails, envoyés par la direction des 50e journées de l’ECF. Vous découvrirez des portraits qui cherchent à cerner au plus près ce qui fait attentat sexuel – et ce, toujours au singulier. Nous avons hâte de commencer à les lire. Pour le moment, la première cadence revient à Freud…

[1] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n°78, juillet 2011, p. 186.

[2] Cf. le blog préparatoire aux 50e journées de l’École de la Cause freudienne « Attentat sexuel » : attentatsexuel.com

[3] Cf. Lacan J., « Intervention sur l’exposé de Michel Foucault ‘‘Qu’est-ce qu’un auteur ?’’ », Bulletin de la Société française de philosophie, n°3, 1969, p. 104.

[4] Cf. les numéros de Lacan Quotidien : n°829, 7 avril 2019 ; n°830, 9 avril 2019 ; n°833, 17 avril 2019 ; n°835, 23 avril 2019 ; et n°842, 3 juin 2019, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[5] Laurent É., « Liminaire », XXXe journées de l’École de la Cause Freudienne, Paris, EURL-Huysmans, 2001, p. 19.

[6] Ibid., p. 20.

[7] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1999, p. 1.




Dora : attentat plutôt qu’affront

« L’incident avec M. K… – la déclaration suivie d’un affront – fournissait à notre malade Dora le traumatisme psychique que Breuer et moi avions, dans le temps, affirmé être la condition préalable indispensable à la formation d’un état hystérique. » [1]
Freud fait référence à la scène dite du lac. Dora aurait été traumatisée par la déclaration que lui a faite Mr K. et par l’affront qui a suivi : personne ne l’a crue quand elle a raconté cette scène, Mr K. l’a niée et a mis cela sur le compte de l’imagination de Dora. Son père, quant à lui, a considéré qu’elle avait été victime d’une fiction qui s’était imposée à elle. Après cet événement, l’état de Dora s’est aggravé : en plus des symptômes apparus dès l’enfance, elle devient dépressive, irritable et a des idées suicidaires dont elle fait part dans une lettre découverte par ses parents. De plus, elle ne supporte plus la relation de son père et de Mme K. alors qu’elle la soutenait jusque-là. Son père décide de l’amener chez Freud.
Au cours de l’analyse du second rêve fait par Dora pendant la cure, Freud repère un autre élément. Il insiste pour avoir des détails sur cette scène et apprend que Dora a giflé Mr K. après qu’il lui ait dit : « Vous savez que ma femme n’est rien pour moi » [2]. Une note de Freud indique : « Ces paroles vont nous fournir la solution de l’énigme. » [3] Dora, en bonne hystérique, anime le désir de savoir de Freud qui l’interroge. Il apprend que Mr K. avait dit la même phrase à une jeune gouvernante à laquelle il avait fait des avances et que la jeune fille avait raconté cette scène à Dora. Là se situerait l’affront. D’après Freud, Dora n’a pas été offensée par les sollicitations de Mr K., mais s’est sentie traitée comme une domestique. Une note est ajoutée par Freud [4] : le père de Dora avait employé la même phrase en parlant de sa femme, ce qui réduit l’importance accordée à la gouvernante. C’est ainsi que ces deux hommes, non initiés « aux bonnes manières » [5], parlent de leurs femmes.

Lacan, dans son Séminaire sur La Relation d’objet, élèvera ce trauma à la dimension de l’attentat. Même s’il n’en parle pas en ces termes à propos de Dora, l’attention qu’il porte sur la fonction du voile nous incite à prendre en compte l’effraction que comporte sa levée. À cette effraction, c’est par la gifle donnée à Mr K. que Dora a répondu.
Dora, pour mettre en forme sa question « qu’est ce qu’une femme ? », a à sa disposition le quatuor constitué de son père, Mme K., Mr K. et elle-même. Qu’est ce que son père aime au-delà d’elle en Mme K ? Qu’est ce que Mr. K. aime au-delà de sa femme chez Dora ? Cet au-delà inatteignable l’intéresse et reste voilé dans l’utilisation qu’elle fait de ce quatuor : aimée par son père, elle est le voile qui recouvre l’amour de son père pour Mme K. ; et Mme K., censée être quelque chose pour Mr K., est le voile qui recouvre l’amour de Mr K. pour Dora [6]. Ce qui est voilé, c’est le vide, l’absence du signifiant de La Femme. La femme a une affinité avec le semblant qui fait croire qu’il y a quelque chose là où il n’y a pas.
La phrase de Mr K., traduite par Lacan, du côté de ma femme « il n’y a rien » [7], rabat ce rien sur le voile qu’était Mme K. Le voile déchiré fait surgir le vide et fait chuter Mr K. de son statut d’homme : sa femme n’est pas le phallus comme signifiant du désir et Dora ne peut trouver son être de signifiance qu’elle attend de la parole de cet homme.
Laure Naveau nous l’a démontré avec pertinence dans son texte sur « La pudeur et le voile » : « L’attentat sexuel ne concerne pas que les corps, il concerne aussi les mots et les phrases, soit un certain usage de la parole, qui ravale, qui blesse, qui diffame » [8].
Il n’est pas étonnant que Dora soit dépressive après cette scène dans laquelle a été dépréciée la femme qui représentait pour elle l’énigme de la féminité. Et ne peut-on pas voir dans l’appendicite survenue neuf mois après – interprétée comme un équivalent de grossesse par Dora qui y voit le lien par quoi elle reste nouée à Mr K. – le ravalement de la femme en tant que mère ?
Freud se demande s’il n’aurait pas dû, pour empêcher que Dora ne le quitte, exagérer la valeur qu’avait pour lui sa présence [9], ce semblant aurait sans doute été nécessaire.

[1] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 17.

[2] Ibid., p. 73.

[3] Ibid., note 2, p. 73.

[4] Ibid., note 1, p. 80.

[5] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 562.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 143.

[7] Ibid.

[8] Naveau L., « La pudeur et le voile », DESaCORPS, n°4, 12 juin 2020, publication en ligne (attentatsexuel.com).

[9] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », op. cit., p. 82.




Le petit Hans et son indocile « fait-pipi »

Il y a plus d’un siècle, Freud a découvert l’existence d’une sexualité infantile et d’une pulsion sexuelle qui se révélait perverse polymorphe [1]. Dans ses Cinq psychanalyses [2], il démontre son argumentation théorique des Trois essais sur la théorie sexuelle [3] sur un versant clinique. Il donne la parole pour la première fois à un enfant, le petit Hans [4]. Qu’est-ce qui cause problème à cet enfant et fait, pour lui, attentat sexuel ?

À trois ans, Hans manifeste un intérêt pour une partie de son corps, son pénis réel, qu’il nomme son « fait-pipi ». Il veut savoir si sa mère en a un, elle aussi. Sa réponse affirmative semble le laisser perplexe. Puis, il observe à partir de trois ans et demi le « fait-pipi » des animaux. Il se met à distinguer le vivant qui en a un et l’inanimé qui n’en a pas. La curiosité sexuelle de Hans est particulièrement vive à l’égard de ses parents. Il les observe et les questionne sur leur possession d’un « fait-pipi », leur taille. Il trouve le sien trop petit et pense qu’il va grandir.

Peu avant ses trois ans et demi – qui sont marqués par un événement traumatique, la naissance de sa petite sœur Anna –, Hans « est surpris par sa mère, la main au pénis » [5]. Il « constate soudainement qu’il a un petit organe qui bouge » [6]. Cet enfant ne dispose pas de signifiant pour dire ce qui s’éprouve dans son corps. « Si le tout-petit rencontre la réalité sexuelle sur son propre corps, cette jouissance n’est cependant en rien autoérotique. En témoigne l’invasion déchirante que connaît le petit Hans dans ce symptôme phobique, qui condense cette jouissance qui l’assaille et qu’il rejette de toutes ses forces. Le symptôme se forme au point où la réalité sexuelle fait effraction, dans le contexte de l’intimité qu’il connait avec sa mère et du type de père qu’il a. » [7]

Ici, la menace de castration est portée par la mère – et non par le père – qui lui dit : « Si tu fais ça, je ferai venir le Dr A… qui te coupera ton fait-pipi. Avec quoi, feras-tu alors pipi ? » [8] Freud constate que l’enfant répond sans culpabilité à sa mère. La menace de castration est sans effet sur lui. Éric Laurent indique l’importance de « distinguer les deux choses : la menace de la mère – “on va te la couper” – et la naissance de la sœur qui vient juste après. Pour Hans, ce sont deux évènements qu’il va falloir faire tenir ensemble : à quoi sert donc le “fait-pipi” dans l’engendrement des enfants et comment lui est-il possible de supporter ce que veut dire la naissance de la sœur ? Quel est le désir qui met au monde cette sœur dont il est jaloux, dont il dit d’emblée : “Moi, je n’en veux pas. On la ramène” » [9]. On lui explique alors que ce n’est pas possible, qu’il sera le grand et elle, la petite. C’est avec cette paire signifiante que Hans va construire des mythes.

Lorsque sa phobie, qui est « une protection contre l’angoisse » [10], éclot à l’âge de quatre ans et neuf mois, Hans a peur des grands animaux, notamment du cheval qui n’est pas pour autant le pénis réel – il « est en cette occasion, la place où doit […] venir se loger le pénis réel » [11]. Pour que la jouissance intrusive parvienne à se localiser hors-corps, il en passera par trois opérations : l’enraciné, le troué et l’amovible sans oublier la vis qui permettra que l’objet soit détachable.

[1] Freud S. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.

[2] Freud S., Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1995.

[3] Freud S. Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit.

[4] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 93-198.

[5] Ibid., p. 95.

[6] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Yale University, Kanzer Seminar. 24 novembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 22.

[7] Terrier A., « Argument. Part. 3 », Attentat sexuel, 50e journées de l’École de la Cause freudienne, Paris, 14 et 15 novembre 2020, disponible sur le site des journées de l’ECF : attentatsexuel.com

[8] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », op. cit., p. 95.

[9] Laurent É., « Le petit Hans et son ‘‘fait-pipi’’ », La Cause du désir, n°64, octobre 2006, p. 29.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 281.

[11] Ibid.




Une parole humiliante

« Un homme jeune encore, de formation universitaire » [1] a entendu parler de Freud à partir de ses théories sexuelles. Dès sa première rencontre avec Freud, il met au premier plan des données relatives à sa vie sexuelle.

À l’âge de quatre ou cinq ans, il raconte une scène qui se déroule avec « une jeune et très belle gouvernante […]. Un soir, elle était étendue, légèrement vêtue, sur un divan, en train de lire ; j’étais couché près d’elle. Je lui demandais la permission de me glisser sous ses jupes. Elle me le permit […]. Elle était à peine vêtue, et je lui touchai les organes génitaux et le ventre, qui me parurent singuliers. Depuis, j’en gardai une curiosité ardente et torturante de voir le corps féminin » [2].

Le patient de Freud raconte ensuite deux autres scènes érotiques avec des gouvernantes successives. L’une d’elles, qu’il rapporte, l’a touché plus particulièrement. Il en ressentit de l’humiliation et il pleura. À l’âge de sept ans, il entendit sa gouvernante dire à la cuisinière : « Avec le petit, on pourrait déjà faire ça, mais Paul […] [(le patient)] est trop maladroit, il raterait certainement son coup » [3].

Freud précise ensuite que ce patient, connu depuis comme l’homme aux rats, relève d’une « névrose obsessionnelle complète, à laquelle ne manque aucun élément essentiel […]. Nous voyons cet enfant sous l’empire d’une composante de l’instinct sexuel, le voyeurisme, dont la manifestation […] est le désir de voir nues des femmes qui lui plaisent » [4].

Pour compléter le tableau de la névrose, le patient indique à Freud que chaque fois qu’un tel désir érotique surgit, un sentiment d’inquiétante étrangeté l’envahit. Désir obsédant d’un côté, crainte obsédante de l’autre, tel est le tableau du noyau infantile de sa névrose.

La raison de sa venue est pourtant toute autre. À l’âge adulte, deux événements contingents précipitent ses symptômes obsessionnels. La perte de son lorgnon et la rencontre d’un officier qui lui raconte le supplice des rats, supplice particulièrement épouvantable pratiqué en Orient.

Je ne reprends pas ici l’impasse complète dans laquelle le patient se retrouve à vouloir rembourser le prix de son lorgnon. Je me limite seulement à l’histoire rapportée par le capitaine cruel pour y noter l’expression complexe et bizarre du patient, que Freud traduit comme étant « l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée » [5].

Quelle est cette jouissance par lui-même ignorée ? Pas à pas, Freud la décline dans le décours de la chaîne signifiante du patient.

Il y a son ambivalence amour haine à l’égard du père, la faute de celui-ci d’avoir cédé sur son désir en épousant la fille (riche) d’un industriel plutôt que la fille (pauvre) dont il était amoureux. Notons aussi une autre faute du père qui, joueur, avait perdu au jeu les fonds de son régiment et n’avait pu rembourser un camarade qui l’avait sauvé en lui avançant la somme due.

Le signifiant de la névrose, ici, celui qui fait le nœud de sa jouissance par lui-même ignorée est le signifiant rat. On trouve alors différentes significations attachées à ce signifiant, lequel équivoque autant par ses significations que par sa seule sonorité.

Son père était un joueur, un Spielratte, un rat de jeu, en défaut de payement ; il y a la quote-part qui se dit en allemand Rate, proche du Ratten (rat) et qui permet d’associer l’argent avec le signifiant rat. Le patient en fera un véritable étalon monétaire, « Tant de florins – tant de rats. » [6] Par un jeu d’associations, Freud décline le signifiant rat comme l’organe phallique, puis comme signifiant des enfants dans une légende rapportée par Ibsen [7] (La demoiselle aux rats).

Posons que ce signifiant Rat est l’enveloppe d’une jouissance par lui-même ignorée, une jouissance indicible, une jouissance dont le sujet a horreur et qui, dans le même temps, l’aspire inéluctablement.

Dans les derniers chapitres de son Séminaire sur les Formations de l’inconscient, Lacan nous rappelle l’importance de la formule verbale pour le névrosé obsessionnel. L’« obsession est toujours verbalisée » [8].

L’homme aux rats nous illustre cet accent mis sur la verbalisation. L’attentat sexuel, pour ce sujet, s’est joué davantage sur les paroles humiliantes de la gouvernante et sur le signifiant rat que sur ses investigations sexuelles, investigations facilitées par les gouvernantes successives…

[1] Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 201.

[2] Ibid., p. 202-203.

[3] Ibid., p. 203.

[4] Ibid., p. 204.

[5] Ibid., p. 207.

[6] Ibid., p. 238.

[7] Ibsen H., Petit Eyolf, 1894.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 470.




Le consentement de Schreber

Cela commença comme un rêve entre les eaux du sommeil et de l’éveil : qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement [1] ! Cette idée n’aurait pu émerger si elle ne s’était manifestée en cet interstice temporel où la censure est moins forte. Néanmoins le sujet ne put la faire sienne. Il la repoussa mais elle lui revint dans le réel : « Ainsi s’ourdit un complot contre moi, écrit-il, […] que mon corps, […] changé en un corps de femme, soit alors livré à cet être humain en vue d’abus sexuels et soit ensuite ‘‘laissé en plan’’, […] abandonné à la putréfaction » [2].

Peut-être, comme le suggère Freud, la frustration de ne pouvoir devenir père l’a-t-elle poussé à cette rêverie qui lui permettrait ensuite d’engendrer. Mais la misogynie de l’époque, pour cet homme à qui tout réussissait sauf de devenir père, ne lui permettait pas d’assumer cette idée délirante. Il en conclut que c’était la volonté d’un Autre, de son médecin d’abord, et puis de Dieu lui-même. Et les voix, ces coquines, s’en donnaient à cœur joie pour se moquer du président de la Cour d’Appel de Dresde. Elles l’appelaient « Miss Schreber » [3].

Mais comment Schreber en vint-il à accepter son sort d’objet sexuel, lui qui avait mené une vie d’ascète jusque-là. Comment finit-il par consentir à sa transformation en femme ? D’emblée tout son être y objectait, s’en indignait, refusait l’émasculation. Ce projet ignominieux le révoltait, il en perdit le sommeil, l’appétit et même la vie. Le sujet plongé dans un état de stupeur catatonique, abandonné de toute énergie, assista à son propre enterrement. Le service des coquines ne manqua pas de lui signaler la date de son décès et son annonce dans la « rubrique nécrologique » [4]. Sans cette régression topique au stade du miroir[5], et cette annihilation de toute identification où le sujet pouvait se reconnaître, il n’aurait sans doute pas été possible pour lui d’opérer ce renversement du délire de persécution en délire de mégalomanie mystique.

Un compromis put alors voir le jour, il avait une mission : être la femme de Dieu, accepter l’éviration et engendrer plein de petits êtres schrébériens. Ce projet étant remis à l’horizon de l’infini, il put poursuivre sa vie en attendant et maintenir ce petit rêve glouton qui avait avalé toute sa vie à la réduction d’un noyau délirant. Il y a dans l’histoire de ce cas une guérison par le consentement, ce que Freud a appelé la réconciliation [6] et Lacan le « compromis » [7]. Ce consentement restitue au sujet une place éminente : « être la femme qui manque aux hommes ». Sa mission est brillante et son sacrifice expiatoire. D’objet avili, moqué, abusé, il devient la femme procréatrice, sauveuse de l’humanité.

Le consentement, la réconciliation ou l’acceptation seraient-ils la voie de la résilience comme une certaine sagesse voudrait nous le faire croire ? Avançons l’hypothèse que l’histoire de Schreber ainsi que celle de Vanessa Springora, bien que radicalement opposées, nous enseignent que c’est le passage de la position d’objet à celle de sujet qui ouvre la possibilité d’une guérison. Par le consentement au projet divin remis aux calendes grecques, Schreber se réapproprie son corps et redevient sujet. Il n’est plus l’objet sexuel de ses persécuteurs soumis à l’assouvissement de leur lubricité. Quant à V. Springora, c’est en reprenant la main, ou plus exactement la plume, sur son histoire qu’elle sort du « qui ne dit mot consent », qu’elle prend le chasseur à son propre piège. « Parce qu’écrire, c’était redevenir le sujet de ma propre histoire » [8], dit-elle.

[1] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Points, 1985, p. 63.

[2] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, cité par S. Freud, in « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides) (Le Président Schreber) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 270-271.

[3] Ibid., p. 272.

[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 567.

[5] Ibid., p. 568.

[6] Freud S., « Remarques psychanalytiques… », op. cit., p. 283.

[7] Lacan J., « D’une question préliminaire… », op. cit., p. 564.

[8] Springora V., Le Consentement, Paris, Grasset, 2020, p. 202.




Freud détective

« L’homme aux loups » est le cinquième et dernier cas du recueil intitulé Cinq psychanalyses [1]. Ce texte, paru en 1918 sous le titre « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », décrit l’analyse de Sergueï Pankejeff : « un jeune Russe riche, explique Freud, que j’ai pris en analyse à cause d’une passion amoureuse compulsive » [2].

Lorsqu’il rencontre Freud en 1910, le patient a vingt-trois ans et souffre depuis cinq ans de graves crises suite à une blennorragie, qui le rendent « dépendant des autres et […] désadapté à la vie » [3]. Mais c’est à sa névrose infantile, survenue entre quatre et dix ans, que le psychanalyste s’intéresse tout particulièrement.

Pourquoi la lecture de ce texte est passionnante, et pourquoi a-t-il suscité tant de polémiques et de réinterprétations, bien après la mort de S. Pankejeff en 1979 ? Tout simplement parce qu’il se lit comme un roman policier, une enquête minutieuse sur un attentat sexuel – Freud préfère le mot séduction  oublié par la victime elle-même. On parlerait aujourd’hui de cold case, avec ce style fait « d’enveloppement chronologique » [4], de flash-backs et d’hypothèses criminelles successives, « qui donne le côté détective de ce cas » [5].

L’histoire comprend, outre Sergueï, peu de personnages : les parents, un couple névrotique et absent ; Anna, la sœur aînée dévergondée de deux ans plus âgée ; Nania, la nourrice vouée corps et âme au jeune Sergueï et, enfin, la gouvernante anglaise, alcoolique un peu toquée.
Ce qui met Freud sur la piste d’un attentat sexuel, c’est le brutal changement d’humeur du jeune Sergueï à la date très précise de trois ans et demi. Ses parents, qui reviennent d’un voyage d’été, retrouvent leur fils transformé : l’enfant, habituellement « très doux, très docile et même tranquille » [6], devient mécontent, irritable et violent. La métamorphose est saisissante, au point que les parents craignent de ne pouvoir l’envoyer à l’école, car « tout l’offensait » [7].
Freud pose rapidement la date de Noël comme point de départ du changement, puis fait peser les soupçons dans un premier temps sur la gouvernante anglaise. Sergueï se souvient en effet d’une allusion directe de cette dernière à la castration : « Regardez donc ma petite queue ! » [8]

Mais le suspense fait long feu, car l’inspecteur Freud ne lâche pas son témoin d’un signifiant. Rapidement, le patient délivre un souvenir d’initiation sexuelle, par sa sœur Anna. Cette scène se déroule peu avant le changement d’humeur de Sergueï, soit à trois ans et trois mois. « Montrons-nous nos pan-pan », propose la corruptrice, qui n’est pas à son coup d’essai, comme Sergueï l’apprendra d’un cousin plus âgé. Elle lui réserve d’ailleurs le même traitement : elle s’empare de son membre, joue avec tout en lui racontant que Nania fait la même chose avec tout le monde, avec le jardinier par exemple, qu’elle met tête en bas en lui saisissant les organes génitaux.

Cette affaire eut par la suite une cascade de conséquences : délaissant sa sœur comme objet d’amour, Sergueï choisit sa Nania devant qui il manipule son pénis, comme il avait vu faire sa sœur. La réaction de la nourrice est sans appel : elle promet au jeune Sergueï une blessure à la place de son membre s’il persiste. La castration prend pour le jeune garçon un tour inattendu.
Déçu et en colère, il détourne encore sa tendance libidinale passive (être touché aux organes génitaux) vers un nouvel objet : son père.

Fin du chapitre III, nous ne sommes qu’au début de l’intrigue, et le lecteur découvrira bientôt comment Sergueï Pankejeff devint l’homme aux loups.
Mais nul doute, pour Freud, que cet attentat, s’il favorise le développement sexuel de Sergueï, aura des effets définitifs sur son caractère et sur sa sexualité, « qui sans cela eût peut-être été parcourue avec autant de facilité que chez d’autres enfants ».

[1] Freud S., Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1954.

[2] Freud S., « Lettre du 13 février 1910 à S. Ferenczi ».

[3] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 325.

[4] Miller J.-A., « L’Homme aux loups », La Cause freudienne, n°72, novembre 2009, p. 116.

[5] Ibid.

[6] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », op. cit., p. 331.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 334.