Éditorial : Body

Il est fréquent d’entendre qu’il n’en fait qu’à sa tête – c’est déjà lui en supposer une, et, du coup, compter jusqu’à deux. Est-ce avec cette tête qu’advient une mentalité ? Pas sûr, mais des pensées, des idées, oui et puis, tout un tralalala : des histoires et des symptômes. C’est là le corps décerné, celui qui nous vient de l’Autre.

Pour une part seulement, pas pour tous, pas tout le temps, le corps est cette surface où s’inscrit la trame de la vie qu’il supporte, alors le sujet croit pouvoir se compter deux, tel que l’indique la fréquence de la formule « j’ai une relation compliquée avec mon corps… » : son corps et lui, ça fait deux.

Quelquefois, ce partenaire devient tellement Autre, que tout partenariat en est rompu, le sujet ne peut s’accommoder à ce corps, et ce n’est plus tout à fait de relations dont il s’agit alors, même compliquées ; mais bien d’étrangeté – tel ce jeune homme expliquant comment il doit disposer ses jambes et ses bras dans le lit, de façon à ne pas sentir le contact de son propre corps. L’en-trop de corps indique parfois la proximité du trou.

D’apparence donc, le corps est la plus concrète des dimensions du parlêtre, mais il n’en est pas moins le registre le plus difficile à appréhender d’être à la jonction de la chair et du sujet, entre biologie, sphère et ombilic où la pulsion circule – elle-même tresse de vie brute et de rencontres trop ou troumatiques.

Plusieurs dimensions se nouent, dans le meilleur des cas, sur son dos, il est alors support d’un nouage qui l’institue lui-même dans sa consistance. Allez donc vous représenter pareille chose ! Ce n’est pas pour rien que Lacan, dans son dernier enseignement, cherche – avec l’aide de la topologie, du tore, des nœuds, des chainoeuds, des ficelles, des couleurs même et ce, jusqu’à la poésie du souffle [1] – à serrer ce point au-delà la représentation, au-delà du manque, au-delà de l’ineffable même.

Jusqu’à cette scansion : le « réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient » [2] qui inaugure un savoir nouveau : le « mode d’inscription, c’est un trou. La marque réelle, c’est un trou qui fait que des signifiants deviennent inoubliables pour celui qui les a reçus » [3]. Scansion qui pourrait bien être, comme ce numéro en témoigne, une invitation à « faire varier le thème du corps dans la dimension de l’imaginaire » [4].

[1] « Voyez-vous, notre métier est de démontrer l’impossibilité de vivre, afin de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l’extrême béance, pourquoi ne pas l’élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le vide est Souffle et que le souffle est métamorphose, vous n’avez de cesse que vous n’aurez donné libre cours au souffle qui vous reste » (Lacan J., cité par F. Cheng, in L’Âne, n°25, février 1986, p. 55).

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 118.

[3] Laurent É., « L’inconscient et l’événement de corps », entretien, La Cause du désir, n°91, novembre 2015, p. 25.

[4] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 108.




Corps mal ficelés, détachements et indifférences

Pas plus qu’avoir un corps, éprouver des affects ne va de soi. Le type d’indifférence qu’on connait à Joyce, et que l’épisode de la raclée illustre spécialement, n’est pourtant pas universel, tant s’en faut. Une courte vignette clinique nous le montrera. Mais revenons un moment à Joyce et à son rapport aux affects pour mettre en valeur la fonction de l’indifférence dans ces deux cas.

Joyce

La pensée de se faire tourmenter en classe, dévêtu, par un camarade efféminé, suscite chez Joyce un plaisir étrange qui le fait frissonner. S’associe à ce fantasme le souvenir de scènes de fustigation par des prêtres. Ces souvenirs lui reviennent d’autant plus facilement que leurs menaces, qu’il ressent sans danger pour son intégrité corporelle, leur donne un air stupide. Mais le souvenir d’un mendiant menaçant les enfants doit, lui, être chassé, car la cruauté de son regard le terrorise comme s’il y avait là un péril qui pouvait l’atteindre dans sa chair.
Joyce se laissait tourmenter plus souvent qu’à son tour, notamment par Connolly qui traquait les aveux de sa vie amoureuse et lui extorquait le nom de ses poètes favoris. Il se souvient de sa lâcheté méchante lors de l’épisode de la raclée. Mais, très vite, il se sent surtout dépouillé de sa colère comme un « fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre » [1]. Cette fois-là, il ressent seulement du dégout, pas la moindre jouissance, comme Lacan le relève. L’indifférence de Joyce est originaire et définitive comme tend à le montrer le souvenir d’une autre punition injuste – des coups de fouets sur les mains, administrés par le préfet d’études – qui l’avait déjà plongé dans un excès de frayeur secouant tout son corps et durant lequel il avait plaint ses mains « comme si elles n’étaient pas à lui, mais à quelqu’un d’autre » [2]. Une fois l’humiliation passée, il n’en voudra pas plus à ce préfet qu’à Wells de lui avoir plongé la tête « dans le fossé des cabinets » [3].
Si l’amour et la haine, décrits dans les livres qu’il lit, ont peu de réalité pour Joyce, c’est qu’ils sont toujours éprouvés trop furtivement pour se constituer en passion durable. Faute de rencontrer l’amour qui le transfigurerait en lui permettant de surmonter sa faiblesse, sa timidité et son inexpérience, il renouvelle sans cesse le choix de la femme humiliée qui le laisse trop vite indifférent, mais lucide. Il jouit ainsi lui-même de tourmenter l’autre en lui prouvant son égoïsme. Quand il se plaint de l’Autre indifférent qui voisine avec l’Autre méchant, c’est pour mieux faire l’impasse sur sa propre indifférence qui lui permet de neutraliser ses passions. Aussi, ce qui apparait comme son égoïsme indéracinable et rédempteur le rend insensible au destin de la nation. Notons toutefois que si l’indifférence de Joyce trouve une limite, elle se rencontre dans son rapport à la langue : on le sait sensible à l’ignominie d’un vers.

Jean

Jean s’est effondré, il y a deux ans, à la suite d’une chute dans la rue. L’immobilisation longue qui s’en est suivie lui donne le sentiment que la vie le laisse tomber. Avant cette chute, et en dehors de moments très épisodiques, il s’était toujours senti protégé par la vie. Depuis, ça ne va plus. Il retrouve alors en séances le souvenir d’un double laissé tomber dont il a pâti très jeune quand sa mère a failli perdre la vie et que son père en a profité pour quitter la maison. Il apparaît également que son usage du silence le préserve depuis toujours d’une séparation d’avec sa mère qui ne supportait pas une sœur trop bavarde et l’avait éloignée de la maison.
Deux effets notables surviennent alors : d’une part, il éprouve ce qu’il nomme « des émotions directes » et, d’autre part, il renouvelle son lien à son fils. Jusque-là, il n’éprouvait les émotions qu’après-coup. Il ne pouvait ainsi « vider son sac que hors émotion ». Il n’est donc plus indifférent. Au moment même où un corps vivant s’attache à lui, son rapport au temps change également. Il peut désormais anticiper la séparation d’avec son fils sans se sentir laissé en plan.
Joyce a un corps. Jean, pas. Leur indifférence n’est pas la même. Pour Joyce, cette indifférence originaire signale la perte du corps qu’il a, alors que la même indifférence témoigne de ce que Jean n’en a jamais eu du fait de la forclusion. L’égo indéracinable de Joyce répare la faute, alors que Jean, qui n’a pas d’autre ego salvateur que son fils, peut basculer en place de déchet. La version du père de Joyce, en passe par un amour conditionnel pour le père, alors que Jean ne pardonne pas au sien de l’avoir laissé tomber. Pour Jean, le rejet concomitant du souvenir et de l’affect concerne un point de forclusion. Il n’en est pas question pour Joyce qui chasse le souvenir tandis que l’affect tend à se détacher. Le détachement est autre chose qu’un point de forclusion.

[1] Joyce J., « Portrait de l’artiste en jeune homme », Œuvres, t. I, 1901-1915, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 611.

[2] Ibid., p. 580.

[3] Ibid., p. 544-545.




La lamelle, un mythe lacanien

L’objet a, sous son versant détachable ou cessible, est présenté par Lacan dans « La Troisième » en 1974, comme étant un éclat du corps [1]. Jacques-Alain Miller rappelle que « c’est dans le Séminaire L’angoisse que l’on voit ces objets a capturés par Lacan à même le corps » [2]. Lacan s’appuie sur le mythe de la sphère d’Aristophane présenté dans Le Banquet de Platon [3] pour en tirer son propre mythe, celui de la lamelle. Il s’en sert afin de saisir l’objet a qualifié tour à tour par lui « d’ineffable », « bien à part », ou encore de « paradoxal », « unique », « insensé » [*].
Quand Lacan introduit le mythe de la lamelle en 1960 [4] (repris en 1964 [5]), à la croisée de l’historiette, du mythe et de la topologie, c’est sur un ton enjoué. Il qualifie d’abord celle-ci de crêpe ultraplate qui passe partout, sous les portes. Vient aussi le terme de « fantôme » qui s’envole et qui court insaisissable. Mais c’est aussi, dit-il, l’organe de la libido en tant que pur instinct de vie. La lamelle, est cette présence du vivant dans la parole du sujet qui s’adresse à l’analyste, ce qui le « pousse » à parler [6]. L’objet a s’y localise.

Sur les brisées d’Aristophane

C’est dans une logique de perte, de clocherie, d’incomplétude aussi bien, et de discordance entre signifiant et jouissance, que Lacan amène son mythe de la lamelle. C’est sur les brisées d’Aristophane qu’il commence. À la sphère, Lacan associe l’œuf : « Considérons cet œuf dans le ventre vivipare où il n’a pas besoin de coquille, et rappelons que chaque fois que s’en rompent les membranes, c’est une partie de l’œuf qui est blessée […] Eh bien ! Imaginons qu’à chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue un fantôme s’envole, celui d’une forme infiniment plus primaire de la vie » [7]. Nous retrouvons ici la cause comme « fantôme ».
Lacan continue : « À casser l’œuf se fait l’Homme, mais aussi l’Hommelette » [8], Hommelette rebaptisée « lamelle » [9]. « Cette image et ce mythe nous paraissent assez propres à figurer autant qu’à mettre en place, ce que nous appelons la libido » [10] ; libido comme organe « irréel […] [mais] en prise directe avec le réel », ajoute-t-il en l’articulant au montage pulsionnel freudien [11]. Dès lors, nous arrivons à l’énoncé essentiel : « Notre lamelle représente ici cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produise par les voies du sexe » [12], ce dont le Séminaire XI se fait l’écho de la façon suivante : « C’est ce qui est justement soustrait à l’être vivant de ce qu’il est soumis au cycle de la reproduction sexuée. Et c’est de cela que sont les représentants, les équivalents, toutes les formes que l’on peut énumérer de l’objet a. » [13] Le « sujet » se constitue au champ de l’Autre, là où un premier signifiant le représente pour un autre signifiant, le « rapport à l’Autre est justement ce qui, pour nous, fait surgir ce que représente la lamelle – […] le rapport du sujet vivant à ce qu’il perd de devoir passer, pour sa reproduction, par le cycle sexuel » [14].

Historiette, mythe, mathème, topologie ?

Avec la lamelle, le sujet ne va pas chercher sa part perdue dans l’autre, comme dans le mythe de la sphère, avec la recherche d’une complétude imaginaire auprès du partenaire. L’objet perdu c’est « son propre complément anatomique ». Ce que perd le nouveau-né à sa naissance ce n’est pas sa mère mais son complément anatomique. Ce que les sages femmes appellent « le délivre » [15], c’est une part de lui-même, une part de vivant. Ce « fantôme » qui s’envole, c’est une part de vie qui se sépare du sujet : c’est « la division du sujet, entre celui qui est désormais destiné à s’inscrire dans les signifiants de l’Autre et cela qui ne peut s’y inscrire mais qui, tel un fantôme, causera son désir et fera de son fantasme un château hanté » [16]. C’est un organe irréel, un faux organe, en prise sur le réel : un objet qui cause le désir quand il manque, qui provoque l’angoisse quand il revient, trop présent. Alexandre Stevens dit que la lamelle, mythe moderne, est un « quasi-mathème » [17] qui montre ce point où le sujet est divisé entre signifiant et jouissance, entre sujet parlant et sa part de vivant.
Pour Pierre Malengreau [18], le mythe de la lamelle c’est, au-delà de l’historiette, une construction topologique qui fait apparaître surface, trou et bord. Le vivant qui se perd, c’est cette part non élaborable de jouissance qui fait trou. Ainsi, il met en avant ce « qui pousse à parler », mobilise la parole en analyse selon la sensibilité de chaque parlêtre. P. Malengreau aperçoit que le repérage chez le sujet de ce qui se jouit dans sa parole le confronte à un choix.
« Cette lamelle est organe, d’être instrument de l’organisme. Elle est parfois comme sensible, quand l’hystérique joue à en éprouver à l’extrême l’élasticité » [19], explique Lacan. Ceci résonne avec la psychanalyse comme clinique du « vivant », que P. Malengreau évoque en ces termes : il y a une sensibilité « qui erre dans la langue au point d’être impliquée dans la moindre parole. […] Comment cette sensibilité s’accroche dans une psychanalyse ? » [20]

[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 21.

[2] Miller J.-A., « Les objets a dans l’expérience analytique », La Lettre mensuelle, n°252, novembre 2006, p. 10.

[3] Platon, Le Banquet, Paris, Flammarion, 2007.

[4] Lacan J., intervention lors du congrès de Bonneval, 1960.

[5] Cf. Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, p. 829-850 ; et cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 171-182.

[6] Malengreau P., « Lamelle », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique, Paris, École de la Cause freudienne, coll. rue Huysmans, 2008, p. 203.

[7] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 845.

[8] Ibid.

[9] Pour s’opposer à la sphère extra-pleine, pleine comme un œuf, la lamelle en biologie est une structure, plate ou vésiculaire, formée par deux membranes parallèles entre elles, une couche de cellules.

[10] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 846.

[11] Ibid., p. 847.

[12] Ibid.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 180.

[14] Ibid., p. 181.

[15] Le délivre est l’ensemble du placenta, des membranes amniotiques et du reste du cordon.

[16] Stevens A., « La lamelle, un mythe moderne », Quarto, n°57, juin 1995, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 45.

[17] Ibid., p. 46.

[18] Malengreau P., « Lamelle », op. cit., p. 203.

[19] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 848.

[20] Malengreau P., « Lamelle », op. cit., p. 201.

[*] Ce texte, remanié par l’auteure, a été initialement publié sous le titre « La lamelle, un mythe de Lacan », Suites & Variations. Actes des travaux du Bureau de Rennes de l’ACF-VLB, septembre 2008, p. 17-25.




Le corps à soi-même méconnu

Mon, ton, son : ce sont les déclinaisons langagières d’avoir un corps, ce que le sens commun donne comme une évidence dans le champ sensible des sujets. La multiplication des pratiques actuelles qui enjoignent chacun à écouter son corps en sont des versions contemporaines. La psychanalyse a fait vaciller ce credo coriace. C’est avec le Séminaire Le Sinthome que Lacan déclare qu’on ne s’y retrouve pas avec le corps et c’est tant mieux, avertit-il. On y délaisse la pure clarté du mentis enim oculi spinozien – les yeux de l’âme –, cet éblouissement que l’on rencontre au début d’une analyse dans une apothéose du signifiant, du sujet ponctuel et évanouissant. On quitte aussi les rivages familiers de l’imaginaire qui soutenait l’image du corps unifié au prix de la castration. Lacan a montré par ailleurs qu’elle répondait parfaitement aux principes euclidiens du plan. « Captivés au départ par une géométrie » [1], c’est un corps qui s’enlève sur fond d’un rêve de toute éternité. À partir du Séminaire suivant, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre » [2], J.-A. Miller extrait le constat suivant : « à savoir que la géométrie, c’est pour les anges, c’est-à-dire pour ce qui n’a pas de corps, pour l’âme sans relation avec l’existence du corps » [3]. L’existence du corps ne s’équivaut ni à l’image spéculaire, ni à la représentation sphérique, ce corps « comparable au sac » [4] comme a pu le dire sans ambages Lacan.

Cependant, c’est avec les yeux de l’âme qu’on pourrait être tenté de lire cette phrase du Séminaire XXIII : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. »[5] On pourrait y faire éclore le foisonnement narcissique et idolâtre de l’image du corps. Mais de quel corps parle-t-on ? Ou encore, comme Lacan le souligne quelques pages plus haut, on pourrait rester dans « le ronron des vérités […] premières »[6]. Celles qui renvoient, non sans ironie, à un fondement éprouvé de la psychanalyse doté à certains égards de la solidité d’une démonstration cartésienne, celle d’une vérité arrimée, depuis Freud, au champ de l’expérience analytique. Elle s’étaye d’une référence, d’« une gravitation à l’acte sexuel »[7], à savoir cette pensée de l’être qui adore un autre corps entre méprise et mépris, sans savoir de surcroit ce que ces corps-là ont à faire.

Or, lire le « parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a », c’est lire une nouvelle vérité première.
D’abord sur le mode d’un franchissement : « il ne faut pas penser sans le corps » [8], sauf à le faire de la bonne façon, dit J.-A. Miller. Mais aussi sur le mode d’une radicalité que J.-A. Miller nous permet de saisir dans son cours « Pièces détachées ». En effet, Lacan fait valoir dans cette phrase la dimension première du rapport corporel sur celui de l’inexistence de rapport au niveau sexuel. De plus, ce rapport corporel n’est pas un rapport à « ce qu’il y a dans le corps, c’est un non-savoir » [9] qui signe la méconnaissance du corps qu’on a. Lacan fait jouer la réversion du parlêtre : vit de l’être / être vide affine au trou, trauma foncier. « Cet éclairage lie le narcissisme de l’adoration du corps comme surface d’inscription du trouma » [10], précise Éric Laurent. L’expérience analytique est l’expérience d’une longue exfoliation pour entrevoir quoi ? Un bric-à-brac : ce comble de la méconnaissance du corps alors même que le rapport corporel est la seule consistance du parlêtre. L’analyse peut permettre d’opérer une infraction à la croyance – cette vie de l’être – et à l’adoration du corps – avers du « parlêtre [qui] adore son corps parce qu’il croit qu’il l’a ». Il s’agit d’un consentement à un corps dont le nouage, la consistance, dépêtrés de l’idée d’éternité, mettent l’accent sur l’instance de vie.

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 28.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », inédit.

[3] Miller J.-A., « Le rêve de réveil », La Cause du désir, n°104, mai 2020, p. 17.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 28.

[5] Ibid., p. 66.

[6] Ibid., p. 64.

[7] Ibid.

[8] Miller J.-A, « Le rêve de réveil », op. cit., p. 17.

[9] Miller J.-A, « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 1er juin 2005, inédit.

[10] Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin, 2016, p. 95.




« Cet événement de corps qu’est la jouissance » *

Le corps de l’être parlant ne tourne jamais rond, il n’obéit pas aux attentes, il n’en fait qu’à sa tête, échappant à ce que le sujet voudrait et souhaiterait de lui. Les analysants viennent souvent parler à l’analyste de certains dérèglements du corps qu’aucune médecine n’a su expliquer, ni guérir.

Dans ces cas, pouvons-nous toujours parler, d’« événement de corps », selon l’expression utilisée une seule fois par Lacan [1] ? Jacques-Alain Miller précise que cette formulation est une condensation concernant le langage, puisqu’il « s’agit en fait toujours d’événements de discours qui ont laissé des traces dans le corps. Et [que] ces traces dérangent le corps » [2]. Ces traces sont donc l’effet d’une « affection traçante de la langue sur le corps » [3], et c’est justement ceci, cette percussion même, qui fait d’un symptôme un événement de corps. La formulation de symptôme, comme événement de corps, implique toujours la question de la jouissance, du fait qu’on ne jouit que parce que l’on a un corps, et que la jouissance aussi est comme telle un événement de corps.

Mais si J.-A. Miller dit que la jouissance « est un événement de corps » [4], il ne manque cependant pas de préciser de quelle jouissance il s’agit. Il fait la différence entre la jouissance qui tient à la transgression de l’interdit – celle d’origine œdipienne, interdite en première instance, pour pouvoir être atteinte ensuite – et la jouissance au-delà de l’interdiction, non pas articulée à la loi du désir, mais une jouissance « de l’ordre du traumatisme, du choc, de la contingence, du pur hasard […], elle est l’objet d’une fixation » [5]. Il y a une part de jouissance qui échappe à la dialectique du désir (interdiction – permission) et qui reste impossible à symboliser, non résorbable, indicible.
Si les mots manquent pour la dire, si même le dire analysant ne trouve pas la médiation signifiante pour la cerner, quelque chose émerge parfois de façon inattendue, avec un effet d’effroi ou de surprise pour le sujet. Telle analysante, au milieu d’une séance, est d’un coup saisie par une horrible sensation de dégoût qui lui fait serrer les dents et contracter les muscles sur le divan. Elle se couvre les yeux avec les mains, sans par ailleurs s’empêcher de fixer le mur de mon cabinet, là où un tableau birman affiche trois animaux fantastiques : les figures arrondies sont parsemées de pierres de verre et entourées de petites perles. Ce n’est pas le contenu figuratif du tableau qui cause la réaction de la patiente, mais c’est la vue des petites perles incrustées dans le tissu damassé qui provoque l’insupportable. Elle y reconnaît la répétition de quelque chose qui se réveille à chaque fois que, sur une surface, des petits bouts de matière en relief émergent, comme s’ils voulaient pousser et trouer la surface. Sans le recours des mots, son corps frémit et « souffre » face à cette configuration. Comme dans la scène de L’Homme aux rats [6], une jouissance inconnue fait irruption, hors médiation signifiante et hors sens. C’est une réitération qui « commémore une irruption de jouissance inoubliable » [7].
Ce ne sera qu’à en passer par les défilés des signifiants, et cela grâce à plusieurs tours d’associations libres et à plusieurs séances, pour que la patiente puisse nommer une série de fixations qui avaient fait « trauma ». La vue des varices en relief de sa mère lors de la grossesse de sa sœur cadette, la vue des traces laissées par la roue d’une moto dans la chair d’un homme accidenté. Il lui faudra enfin arriver à parler de ses propres irritations et boursouflements de peau qui apparaissaient à certains moments donnés, autant d’événements de corps portant les traces du réel de sa jouissance. Les constructions signifiantes ultérieures ont été certainement importantes, mais le moment inaugural, qui a permis à la patiente d’avancer dans son travail analytique, a été cette déflagration de jouissance hors sens, dans le corps, sans parole, trahie seulement par le grincement, le gémissement et le frisson. Accueillir sans interpréter ce moment d’excitation déroutante a été la position de l’analyste, ce qui a permis de cerner de plus près le réel de la jouissance en question.

C’est ainsi que nous entendons l’indication clinique de J.-A. Miller énonçant que, dans son dernier enseignement, Lacan « invite la pratique analytique à se centrer sur la jouissance comme événement de corps » [8]. Il nous enseigne ainsi à opérer à partir d’un Autre, qui n’est pas seulement l’Autre de la parole et du désir, mais d’un Autre qui est le corps, un corps « qui n’est pas ordonné au désir, mais qui est ordonné à sa propre jouissance » [9]. De nouveaux horizons s’ouvrent grâce à cette subversion lacanienne qui traite la jouissance à partir de la jouissance de l’Autre, mais où « l’Autre en question, c’est le corps » [10] !

* Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 11 mai 2011, inédit.

[1] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 569.

[2] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 44.

[3] Ibid., p. 47.

[4] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n°78, juin 2011, p. 205.

[5] Ibid.

[6] Cf. Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 207.

[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 23 mars 2011.

[8] Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n°122, juillet 2019, p. 13.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 25 mai 2011.

[10] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », op. cit., p. 203.