Éditorial : Intranquillités

Un jour que je rentrais fatiguée, j’allumais la radio sur le chemin qui me conduisait vers la paix du soir. Là, sur France Culture, une voix douce surgit pour m’inviter à la sérénité : calme, respiration, méditation… On m’invitait à me « recentrer » sur mes fonctions physiologiques et mes émanations moïques. La série de conseils portés par cette voix hypnotique avait eu raison de mon attention quand l’animateur fit soudain remarquer à la voix qu’il était peu question de sexualité dans ses livres ; la voix approuva, et indiqua que cela ne faisait pas problème dans sa vie. Je fus immédiatement réveillée ! Voilà l’os.

Il n’y a pas à dénier leur valeur à ces douces thérapeutiques du bien-être, elles valent comme berceuses et parfois même opèrent un répit dans des vies à flux tendu. Susurrées à nos oreilles elles chassent à l’occasion les mauvais rêves : tu peux dormir. Jacques Lacan faisait tinter, lui, une tout autre musique : tu peux savoir ! Tu peux savoir quelque chose de ton être de vivant quand bien même est-il promis à la mort ! Mais tu peux aussi rêver que tu as l’éternité devant toi. Il s’agit donc d’un choix, et nous le savons, aucun choix n’est sans reste. Le reste que nous avons en partage, analystes et analysants, est justement ce qui ne se partage pas, et de cet impartageable nous faisons « notre objet ».

En nous appuyant sur la proposition de Serge Cottet, lors de la journée « Question d’École » de 2011 [1], nous pourrions distinguer une « intranquillité d’aliénation » d’une « intranquillité de séparation » [2]. La première laisse le sujet en proie à la nuit de l’angoisse ; la seconde, qui parfois lui succède, est une intranquillité qui pousse à décrypter « la ribambelle […] de l’inconscient » [3]. Au joint des deux, il y a le pas d’une décision, une façon de se rapporter à la vie.

Ce n’est pas un pur éloge de l’intranquillité que nous visons là, dans ces temps de perplexité, ni non plus en général. Institués en régime permanent, l’intranquillité comme le réveil seraient intolérables à la vie. De ce que nous faisons de l’instant où ils surgissent dépend notre accès à une « Autre scène », à l’énigme et à l’étrangeté, qui peuvent nous porter au-delà de nous-même, avec un symptôme pour seule transcendance.

Appuyer l’acte tout contre cette cause extime, miser sur cet objet précaire, cela n’a rien de tranquillisant mais, au fond, qui veut encore être tranquille ?

[1] « Question d’École. Lacan et l’intranquillité du psychanalyste », Paris, 5 février 2011.

[2] Cottet S., « La critique du psychanalyste par Lacan », Supplément à La Lettre mensuelle, octobre 2011, p. 19-28.

[3] Dupont L., « Argument. Part. 1 », Attentat sexuel, 50e journées de l’École de la Cause freudienne, Paris, 14 et 15 novembre 2020.




Une intranquillité radicale

L’évocation du titre du livre de Fernando Pessoa [1] lors d’une conversation avec Jacques-Alain Miller, un signifiant pris au vol, un néologisme dans la langue française, a créé un effet de surprise pour qualifier la pratique et l’enseignement de Jacques Lacan [*]. Comme dans une séance d’analyse, il arrive un moment où s’impose un qualificatif, un signifiant qui semble être au plus près de ce qui veut se dire, avec l’affect qui l’accompagne et qui fait dire : « c’est ça ! ». L’intranquillité du psychanalyste, pour qualifier le work in progress de l’expérience analytique, est-ce le dernier mot ?
L’analysant le sait ; rapidement, il découvre qu’il reste à dire, encore et encore, pour cerner ce qui fait l’os de ce qui le fait parler, désirer, penser, jouir. L’analysant qui s’engage dans l’expérience renonce à sa tranquillité, du moins à celle dont il rêvait, celle que ses symptômes ont bousculée, celle qui rendait ses rêves inaccessibles. Cette tranquillité que promet le thérapeute : l’assurance de continuer à rêver et donc, à dormir.
La définition du dictionnaire la désigne comme ce qui est calme, sans agitation ni mouvement, comme l’eau qui dort, une absence de désordre et d’agitation dans les esprits, introduisant à la quiétude et à la sérénité. C’est ce que Sénèque défendait dans son texte « La tranquillité du sage » [2]. Il y parle de son ami Sérénus en proie à un malaise moral inexplicable, qui le consulte sur le moyen de rendre la tranquillité à son âme malade. Sénèque lui donne alors une série de conseils dont aucun en particulier n’est capable d’assurer la paix de son âme mais dont l’ensemble le conduit à ce bien-être auquel il aspire. Sénèque lui recommande d’abord de ne pas se laisser entrainer au défaut si commun de se lancer à corps perdu dans mille distractions afin de se fuir soi-même. Le poids de l’ennui n’en retombe ensuite que plus lourdement sur le cœur. On peut s’occuper, prendre part aux affaires publiques et même s’en faire un devoir, et si cette carrière vous est fermée celle de l’étude vous est toujours ouverte, l’étude qui vous donne cet honorable repos que Cicéron a si bien appelé : otium cum dignitate [3]. Pour Sénèque, il faut se garder de vivre tout à l’extérieur, en dehors de soi ; la paix, la tranquillité, et par suite le bonheur, résident, selon lui, dans la possession de soi-même et la pureté de la conscience. Le malheur pourrait renverser, mais non terrasser l’homme qui vit en paix avec lui-même, l’âme du sage serait, pour lui, inébranlable. Les conseils du philosophe stoïcien sont vains cependant à constituer cette tranquillité comme idéale, ne préservant pas le sage des mauvaises rencontres, ni de son fantasme.
À ce sommeil idéalisé, la psychanalyse a répondu par l’appel à un réveil réaliste qui négative cette tranquillité, car le pousse-à-jouir du surmoi ne laisse pas le sujet en paix. D’une intranquillité fondamentale, Freud a fait son instrument pour traiter cette aspiration du parlêtre à rêver. J. Lacan, lui, l’a formalisé. Nul recours dans l’imaginaire, pas plus dans le symbolique, au point que, pour définir le réel en jeu, il utilisera la topologie comme pointe ultime de son enseignement pour tenter d’aller au-delà de ce qui ne peut se dire de ce réel en jeu, comme J.-A. Miller l’a décrypté dans son dernier cours [4].
« Où se trouve votre pendule ? » me demandait un analysant, lors d’entretiens préliminaires, après quelques années passées sur un divan réglé par le standard d’un post-freudien, exprimant ainsi sa crainte de voir sa tranquillité analysante prise en défaut. Il l’avait pourtant quitté sur le constat du peu d’effets de cette routine.
Les témoignages nombreux ont montré ce qu’avait d’insolite, de surprenant, de dérangeant, la pratique du psychanalyste J. Lacan. La mise en pièce des standards de l’expérience analysante, comme autant de refuges à la tranquillité, accompagnait la théorie qu’il construisit au fil de son Séminaire. Une théorie de la formation de l’analyste toujours en mouvement, qui traquait dans les instruments mis en place dans son École et dans le groupe, la menace d’une tranquillité retrouvée.
Comment aujourd’hui faire de cette intranquillité du psychanalyste J. Lacan notre boussole, pour l’action lacanienne, pour la construction toujours à refaire d’une École que l’Autre social pousse à être le refuge de ceux dont le métier impossible menace la volonté du maître de le laisser jouir en paix ?
Pour cela, nous devons témoigner publiquement encore et encore, avec J. Lacan, de ce qui fait la pertinence et l’efficace de la psychanalyse pour traiter le malaise qui submerge toutes les sociétés qui aspirent, coûte que coûte, à la tranquillité. Les dictatures veulent assurer la tranquillité des peuples, la globalisation économique aussi, la technocratie le fait à coups de règlements et pourtant, ce n’est qu’intranquillité qui en advient, celle du symptôme. La psychanalyse, à en faire son moteur, demeure radicalement contemporaine.

[1] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2011.

[2] Sénèque, De la constance du sage, suivi de De la tranquillité de l’âme, Paris, Gallimard, 2016.

[3] « Otium cum dignitate » est une expression latine attribuée à Cicéron et qui signifie « La paix avec dignité » ou « Noble oisiveté ». Cf. Cicéron, La République. Le Destin, Paris, Gallimard, 1994.

[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 19 janvier 2011, publié sous le titre « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n°78, juin 2011, p. 151-164 pour ce premier cours.

[*] Ce texte est initialement paru dans Le Point du Jour, n°21, 22 janvier 2011, p. 5-6, version relue par l’auteur.




L’étrange d’un déjà connu

« De ne plus croiser de visages me manque ». Ce dit de l’une en séance, pourrait l’être de beaucoup d’autres. À bien y penser, sa portée est plus universelle : ce n’est pas la solitude, seulement le manque des autres, leur absence. C’est dépeuplé. Pas des visages familiers, ni ceux de proches, seulement des visages. Ceux qui, anonymes, évocateurs, indifférents, mêlés, cachés, offerts, peuplent le quotidien de nos chemins parcourus. Plus rien ne fait signe de ces autres de l’altérité, l’Autrui est passé à la trappe. À peine se souvient-on que de ce multiple des visages juste devinés ou reçus en plein figure, de leur diversité, de ce qu’ils étaient supposés porter d’histoires singulières, permettait au notre de s’y fondre tout en y trouvant les repères d’où s’en distinguer. C’était dans le monde d’avant. Les visages ont laissé la place aux regards qui, derrière les fenêtres, voient sans être vus. Un autre type de mutation, pas du bon côté. Aller dans la rue expose à être mal regardé, désapprouvé dans un regard croisé, par un excès de zèle à s’identifier à l’un d’une police des bons comportements. Cela fait l’époque étrange, un déjà connu. On est à Nevers pour éviter Hiroshima. L’alternative aux particules, c’est l’isolement, chez soi. L’ennemi est – voilà un trait constant – sournois. Tous peuvent être visés, touchés. Enfin, pas tous, la discrimination va bon train à partir de critères qui, essentiellement, touchent au corps. Alors, racisme et cynisme affleurent, puis s’affirment. Il semble toujours préférable que ce soit un autre qui soit touché par cet ennemi qui, pour être invisible, n’en est pas moins d’un tel poids de réel que, de le croiser, peut conduire à la mort. Il faudrait donc que quelques-uns se sacrifient à ces Covids obscurs qu’on serait allé malencontreusement déloger des profondeurs de la nature, pour que les autres en réchappent. La foule des convaincus est prête à collaborer !

« De ne plus croiser de visages me manque ». Certes mais, dans cet aujourd’hui, pour ceux que l’on croise, la gestuelle a changé, elle est faite de gestes barrières censés neutraliser ce qui pourrait se transmettre de l’un à l’autre. Le visage focalise les entrées et sorties possibles du mal ; il faut donc le masquer. C’est raisonnable mais, avant que cela ne soit généralisé, celui qui le porte est regardé par celui qu’il croise comme suspect d’être vecteur ; c’est sa crécelle et l’on s’écarte de lui. La suspicion s’étend, les directives régissent les rapports sociaux, la vigilance de beaucoup est exacerbée. Ce n’est pas la moindre des intranquillités. Agir pour le bien de l’autre – le pire de la bonne conscience – ne s’encombre pas de ces notions. L’objectif est d’introduire dans la société une segmentarité qui détermine une hiérarchie des utiles à la reprise de la productivité en contrepoint de ceux qu’il faut protéger. La protestation a été immédiate. Personne ne peut être défini par des critères qui le discrimineraient. L’avenir n’est pas écrit, soutient Axel Kahn. Choisir est encore ce qui dit le plus propre à chacun. Insinuerait-on l’idée d’un en-trop ? Au-delà d’un certain point la seule liberté qui resterait serait de laisser s’éteindre cette flamme qui vit encore. Ça porte même un nom, le glissement. Tout est prévu mais, de glissade en effondrement, le dommage peut être terrible. Funeste malentendu. De partout le bruit des bombes à fragmentation porteuses de mort accompagne, au quotidien, le cortège comptabilisé des visages de morts, de malades, de rescapés. La métaphore de la guerre, toujours et encore.

« De ne plus croiser de visages me manque, celui de l’analyste aussi. » Y a-t-il encore une place pour l’amour ? Il se vérifie que, du moins, il y en a une pour l’amour de transfert. La psychanalyse est là pour soutenir que si l’on rêve un monde d’après qui soit autre, ce n’est pas en maintenant l’inconscient dans une éternisation du sommeil qui engourdit et s’oppose à tout réveil.

 




L’imprévisible

Un tas de gravats déversés au hasard :
le plus bel ordre du monde.
(Héraclite, « Fragment 124 »)

Soit deux mots : intranquillité et éveil. Ils ont tous deux leurs lettres de noblesse. L’intranquillité acquiert la notoriété par l’éloge qu’en fait Pessoa dans le livre (posthume) du même nom [1], comme traduction du portugais Desassossego. Elle résonne comme plus poétique et digne que la banale inquiétude, à laquelle il faut bien pourtant l’identifier. On la retrouve, comme adjectif, dans l’autobiographie de Gérard Garouste [2]. Chez l’un comme l’autre, l’expression nomme l’état d’agitation anxieuse d’un sujet en perpétuelle alerte, sous la menace de l’Autre qui le contraint à se tenir aux aguets. Intranquille est le guetteur qui veille sur la cité en guerre, aussi bien depuis les remparts de Troie que depuis la ligne Maginot. Le sommeil ne lui est pas permis, ni la quiétude, lot de celui qui se croit à l’abri du danger. Le roman remarquable de Dino Buzzatti, Le Désert des Tartares [3], montre le caractère désespérément vain de cette attente infinie du surgissement de l’ennemi. Inspiré de la même époque tragique, Le Rivage des Syrtes [4] de Julien Gracq dit aussi l’impuissance de la veille obstinée face à l’inquiétante étrangeté. Tout se passe comme si ces défenses étaient vouées, par définition, à l’échec. Comme si elles n’étaient que l’anticipation de la catastrophe annoncée.
Intranquillité et veille sont liées. Le premier terme dit l’affect du « qui-vive », avec sa couleur d’anxiété et d’appréhension. Le second dit une sorte d’idéal, une disposition de l’être qui serait l’opposé du sommeil et du rêve, comme abandon passif au destin. C’est ce que dit Béatrice à Dante, quand elle chemine, avec lui, au Purgatoire. Il serait temps qu’il laisse enfin son discours de somnambule au profit de l’éblouissement de la vérité : « non parli più com’om che sogna » [5]. C’est ce qu’elle attend de celui qui accède à la révélation du divin. Mais le poète sait que c’est une aptitude au-delà de l’humain, inaccessible par les voies de la parole :

« Trasumanar significar per verba
non si poria » [6].

Dante sait que l’éveil est « transhumain ». Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une place insigne dans la mystique indienne comme dans le bouddhisme, l’une et l’autre des cultures que je ne connais guère que de seconde main par Hermann Hesse et Romain Rolland. Il appartient alors aux marchandises d’importation, à ces objets de la pensée orientale que l’Europe découvre dans ses crises morales du XXe siècle débutant, non plus sur le mode de l’exotisme fasciné et condescendant de l’époque baroque, mais comme une ouverture à l’Autre dont on espère qu’elle élargisse l’horizon. La Connaissance de l’Est [7] apporte alors fraîcheur et lumière du Levant.
Dans ce lot de notions exogènes, l’éveil voisine avec le grand Tout et le sentiment océanique, dont on sait quel sort Freud lui a réservé, le reliant aux effluves de l’illusion narcissique. Ce n’est pas à l’Orient qu’il s’avoue fermé, mais à un spiritualisme qu’on dirait aujourd’hui New age, et dont il perçoit, chez Jung notamment, le danger d’obscurantisme et de confusion. La suite n’a fait que confirmer ses inquiétudes et justifier ses réserves.
Il y a chez Rabindranath Tagore de délicieux moments où l’éveil montre le bout de son nez, comme union de l’âme et du sens divin, avec vision immédiate du réel. Le voile de Maya se déchire et les illusions perceptives se trouvent dissipées. Bref, il y aurait ainsi, et c’est le charme de toute mystique, un au-delà du nuage d’inconnaissance, un accès direct à l’impossible. C’est sans doute ce à quoi objecte le dernier Lacan, malgré ses espérances topologiques (imaginer l’impossible à dire) : il n’y a pas d’accès. Autrement dit : pas de réveil.
C’est une conclusion de Lacan. Car lui-même a pu prétendre que si Freud, aussi bien qu’Aristote, rêvaient, lui pouvait revendiquer le réveil. Passée cette touche quelque peu mégalomaniaque, son enseignement ultime met plutôt l’accent sur le fait qu’on passe sa vie à rêver et que l’inconscient lui-même n’est que le rêve perpétué au-delà du sommeil. À tout prendre, le seul réveil possible est l’irruption traumatique du réel qui se charge bien de nous arracher à notre évanescence.
Tout cela n’est pas sans rapport avec ce dont bruissent les médias par nos temps de contagiosité. Les Cassandre, Pythies et autres Sibylles foisonnent, qui nous disent sur tous les tons qu’elles nous avaient bien prévenus du danger. Et le bon peuple en mal de Grands Ya qu’à et de Providence se prosterne devant ces vigies autoproclamées. Plus d’un se complet dans la nostalgie du temps où l’avenir était prévisible et tracé. La main de Dieu pour les uns et les lois du matérialisme historique pour d’autres permettaient naguère, ou jadis, à qui le voulait une connaissance sans faille des lendemains, espérés ou redoutés. Alors, où sont nos dirigeants ? Que n’ont-ils prévu l’imprévisible ? Le terrorisme, les catastrophes naturelles ou cette pandémie ? Que n’ont-ils programmé le hasard, emmagasiné masques, tests, vaccins contre ce qui n’existait pas encore ?

C’est méconnaître ce que nous apprenons dans les cures sur la façon qu’a le réel de cesser de ne pas s’écrire : il n’apparait et ne survient qu’à l’improviste. Contingence, rencontre et événement ouvrent sur cet imprévu qui surgit sans prévenir. C’est même ce qui risque de nous conduire à inventer un nouveau discours (au sens de lien social), quand l’exceptionnel devient ordinaire.

[1] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2011. Version originale portugaise publiée sous le titre : Livro do Desassossego.

[2] Garouste G., L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.

[3] Buzzatti D., Le Désert des Tartares, Paris, Robert Laffont, 1949.

[4] Gracq J., Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951.

[5] Ce qui peut se traduire par : « tu ne parles plus comme un homme qui rêve » (Dante A., « Le Purgatoire. Chant XXXIII », La Divine Comédie, XIVe siècle, disponible sur internet.)

[6] Ce qui peut se traduire par : « Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire » (Dante A., « Le Paradis. Chant I », La Divine Comédie, op. cit.)

[7] Claudel P., La Connaissance de l’Est, Paris, Mercure de France, 1973.




« Sur la brèche »

Depuis le mois de mars 2020, l’humanité entière – les soignants en première ligne – est sur la brèche, suite à l’extension inattendue de la pandémie de coronavirus qui a fait basculer le monde. Voilà que l’univers indifférent et arrogant de la mondialisation est devenu un monde incertain, traversé par le tragique de l’existence.

Le monde d’avant, devenu rêve

Bien que l’irruption de ce réel mette en échec le savoir, il force aussi à s’interroger sur ce qui nous arrive, comme si ce virus avait quelque chose à nous apprendre sur nos vies, celles d’avant, celles d’après, celles d’aujourd’hui. L’histoire continuera-t-elle comme avant ? Cette question posée par Etienne Balibar [1], nous concerne aussi en tant qu’analystes. Allons-nous retrouver le monde de la psychanalyse que nous avons connu ou deviendra-t-il un rêve ?
Comment répondre à ce phénomène, dénué d’intention et acéphale, qui a mis un point d’arrêt à l’accélération folle des productions et des déplacements tout en nous confrontant à l’interruption brusque de la vie analytique telle que nous la connaissions ? Certains penseurs mettent le doigt sur le point de bascule que nous rencontrons. Cette crise ne nous révèle-t-elle pas, comme le dit Edgard Morin « l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisible les évidentes complexités du réel » [2] ?
D’un point de vue intime, cette déflagration mondiale nous fait serfs d’une situation historique, dont les ondes se répercutent sur nos corps. Si le point d’arrêt mis à une course folle allège le surmoi, il confronte aussi l’être parlant à une solitude nouvelle. Le confinement, comme choix forcé, fait surgir, pour certains, l’angoisse d’être réduit à des corps. C’est soudain tout le monde d’avant qui semble n’être plus qu’un rêve, face à ce réel.

Psychanalyse sur la brèche

L’expression « sur la brèche » [3] m’est alors revenue comme une indication de Lacan concernant la passe. C’est l’expression qu’il choisit en 1967 pour faire valoir une position propre au climat du dénouement de l’analyse. Celui qui s’avance vers la fin de son analyse, intranquille, est sur la brèche de résoudre les problèmes cruciaux de son analyse. C’est la rencontre avec un réel mettant en échec le savoir qui l’a mis sur la brèche. Lacan dit ainsi du réel qu’il « n’a d’ex-sistence qu’à rencontrer, du symbolique et de l’imaginaire, l’arrêt » [4]. Le climat de dénouement, de dérangement, de discords entre le signifiant et le corps, peut se traduire comme dénuement face à la rencontre de ce qui ne se laisse plus déchiffrer.
La situation exceptionnelle que nous traversons a mis les analysants et les analystes sur la brèche, plus que jamais. Car il est impossible de répondre avec du savoir à ce qui se joue là.
La crise du COVID a fait s’évanouir la réalité pour confronter chacun à l’inattendu du réel.
Cette pandémie nous met sur la brèche en nous confrontant au réel comme trou noir dans le discours de la science. Elle nous met sur la brèche en faisant apparaître le pouvoir destructeur d’une hyperactivité humaine qui se retourne contre la vie. Elle nous met sur la brèche en nous privant d’une pratique analytique avec les corps parlants – nous obligeant, le temps de cette crise, à inventer d’autres liens. Enfin, elle nous met sur la brèche en nous apprenant qu’il est impossible de transmettre l’expérience de la passe « virtuellement » et nous apprend par là même ce qui fait la valeur inouïe de cette invention de Lacan.

[1] Balibar E., « L’histoire ne continuera pas comme avant », Le Monde, 24 avril 2020, p. 25.

[2] Morin E., « Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat », Le Monde, 20 avril 2020, p. 28.

[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 244.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 50.