Tu dois savoir

Ce n’est pas sans un léger tremblement sans doute qu’aujourd’hui nous échangeons nos vœux à l’orée d’une nouvelle année que nous espérons meilleure que la précédente, tout en redoutant la forme que revêt ce qui fait notre quotidien à chacun, en prise avec le collectif, au sein des institutions qui maillent notre existence, de notre vie intime à l’échelle de la nation comme au-delà.

Et l’évidence avec laquelle s’est dégagée l’idée de ce premier numéro de 2017 a partie liée sans conteste avec cette temporalité : comment ne pas en effet dédier ces pages, nouvelles à bien des égards vous le verrez, à l’élan qui est plus que jamais celui de notre communauté, celui qui a permis dans ces quelques jours de la fin 2016 de se lever vent debout contre un projet de loi abracabrantesque ; cet élan qui fait la somme formidable et assez inouïe à l’échelle d’une École de psychanalyse et de ses nombreuses ramifications de tout ce qui s’écrit, se dit, se publie, se transmet.

C’est pourquoi il nous a paru plus que bienvenue, nécessaire, d’accueillir ici, aujourd’hui et lundi prochain, ceux qui s’avancent pour donner à entendre, questionner et remettre sur le métier dans leurs enseignements les notions cliniques, théoriques, les thématiques et les concepts qui font notre héritage à la suite de Freud, Lacan, Miller et quelques autres.

Quel autre choix en effet que de redoubler d’effort pour apprendre, comprendre, expliciter et divulguer la façon dont notre pratique peut éventuellement et humblement permettre d’infléchir le réel, le modeler parfois, se tenir au plus près de lui qui de toute façon aura toujours un temps d’avance et montre plus que jamais l’actualité de la notion d’après-coup ? Il n’empêche qu’en amont, cette année encore, à Paris comme en région, en déplaçant vos corps parlants ou en les mobilisant grâce aux appareils qui resserrent l’espace et le temps en un clic, vous pourrez entendre Pierre-Gilles Guéguen, Pierre Naveau, Jean-Luc Monnier mais aussi les nouveaux A.E : leur travail et l’expérience qui est la leur sont bien à même de maintenir vivace ou redonner du souffle à cette libido sciendi, ce désir de savoir, cette curiosité qui bien loin de la vanité qui la fit redouter des Pères de l’Église ouvrit à ce Tu peux savoir dont Lacan nomma une de ses revues.

Aussi est-il temps, au nom de toute l’équipe de l’Hebdo-Blog qui pour l’occasion a revêtu une nouvelle robe, de vous souhaiter qu’en 2017, le savoir soit au cœur de vos vies, non dans l’illusion que notre groupe, notre orientation, nous permettraient de tout comprendre, ni dans le pessimisme que provoquent parfois la lucidité et le dessillement. Mais dans ce saut toujours renouvelé entre le désir et la possibilité d’en savoir plus, et peut-être bien même, aujourd’hui plus que jamais, dans cet imbrication profonde entre le désir et l’obligation, pas celle de l’inhibition ou du débridement du surmoi, mais celle de notre engagement et de notre éthique, qui nous permet aujourd’hui de lancer : Tu dois savoir.




Névrose, psychose et perversion : la pragmatique de Lacan dans le Séminaire IV, entrevue avec Pierre-Gilles Guéguen

L’Hebdo-Blog : Il pourrait paraître étonnant, alors que notre champ est engagé, à la suite de l’enseignement de Jacques-Alain Miller, dans l’étude du tout dernier Lacan, de faire un retour[1] au Séminaire IV qui pourrait apparaître comme classique, tourné vers le rôle du symbolique, celui du phallus également, notamment dans la dialectique entre l’être et l’avoir, dans le lien entre la mère et l’enfant.

Pouvez-vous nous expliquer comment l’idée vous en est venue, et, sans dévoiler le contenu de votre enseignement, en quoi ce séminaire est « déjà un séminaire sur la jouissance », pour reprendre les mots de votre argument, et comment le corréler au manque d’objet et à la question du désir ?

Pierre-Gilles Guéguen : Il est exact que Jacques-Alain Miller nous guide dans le dernier Lacan. Mais en même temps il s’agit pour nous de ne rien abandonner de Lacan et de ne pas se laisser séduire  par un chronologisme qui n’aurait pas lieu d’être. Le dernier Lacan n’invalide en rien le premier. J’ai choisi le Séminaire IV sur la relation d’objet car il correspond à un moment très clinique de l’enseignement de Lacan où il commence à proposer les éléments d’une logification de la clinique, sans avoir encore complètement à sa disposition les outils que lui donneront bientôt la linguistique structurale,  celle de Jakobson notamment.

Par ailleurs il nous oriente dans des cas véritablement complexes dans lesquels les frontières entre névrose, psychose et perversion sont poreuses. Ainsi par exemple en va-t-il du cas de la jeune homosexuelle, du cas de Sandy la jeune phobique, du cas de Hans tout spécialement, qu’il développe avec une inventivité inouïe. Mon ambition serait de pouvoir relire ce Lacan qui émerge alors de sa période de « retour à Freud », avec les outils que nous propose le Lacan d’après la césure de « Radiophonie », moment où il s’éloigne de sa période structuraliste

H.-B : En 1956, dans le Séminaire IV, Lacan avance et travaille dites-vous avec des concepts qui sont encore ceux de la psychanalyse de son époque. Il n’hésite pas à discuter les concepts de l’IPA, à partir de sa clinique. C’est un Lacan pragmatique, soulignez vous. Pouvez-vous nous en dire plus ? Avez-vous  l’idée que ce pragmatisme est l’indice de son souci de cerner un réel dans l’expérience analytique, notamment sur la question de l’image et du narcissisme (vous évoquez la clinique contemporaine et « le renouveau des pathologies nécessitant un “raboutage” de l’imaginaire ») ?

P.-G. G. : Certainement. C’est justement l’objet d’une lecture rétroactive (Nachträlich) : nous pouvons relire ce Séminaire avec les concepts apportés ultérieurement notamment ceux de jouissance et de réel. Au passage nous nous servirons de ce que le cours de J.-A. Miller et les recherches d’UFORCA nous permettent de mieux appréhender aujourd’hui. Alors qu’on voit une certaine clinique s’égarer dans des inventions du type « pervers narcissiques », alors que le DSM s’effondre, nous sommes mieux à même grâce au dernier Lacan et notamment à partir du séminaire sur Joyce de savoir que l’image de la bonne forme ne résout pas toutes les questions cliniques. Le livre publié par E. Laurent, L’envers de la biopolitique nous est également d’un précieux recours sur ce point et bien d’autres.

H.-B. : Le séminaire IV est en somme un séminaire très actuel, pouvez-vous nous dire en quoi il anticipe en particulier sur les questions contemporaines concernant la famille ?

P.-G. G. : Ce qui est actuel c’est la clinique. Ce qui est passionnant dans ce Séminaire c’est que Lacan n’évite aucune des difficultés qui se présentent tant dans la définition de l’objet ou dans la reconsidération de l’amour, que dans la remise à jour de la question de la perversion et du fétichisme. Loin de répéter Freud, il creuse au contraire les paradoxes que Freud lui-même avoue à la fin de sa vie ne pas avoir résolus, concernant notamment la castration. Bien évidemment la famille en tant qu’idéal social de l’époque victorienne en prend un sacré coup. On peut dire que c’est une anticipation non seulement de Lacan mais de Freud lui même.

Je voudrais ajouter que la lecture de ce Séminaire est particulièrement destinée à ceux des plus novices qui l’abordent pour la première fois et les inviter à ne pas craindre de poser les questions qui leur viennent à l’esprit.

[1]    Le cours de Pierre-Gilles Guéguen se tient au local de l’ECF les mardis 21 février, 14 mars, 18 avril, 16 mai et 13 juin 2017, CF http://www.causefreudienne.net/activites/en-regions/grand-paris/




Witz, interprétation et jouissance : P. Naveau dévoile les perspectives de son enseignement

L’Hebdo-Blog : Votre enseignement, au local de l’ECF, vise à suivre le fil qui concerne le nouage entre l’inconscient et la pulsion. Prendre comme point de départ le Séminaire V, celui du Lacan structuraliste, de l’Autre comme lieu du signifiant, des jeux de la métaphore et de la métonymie, cela signifie-t-il que la jouissance et la notion d’un reste non traité par le signifiant sont déjà contenues en germe dès cette période de l’enseignement de Lacan ?

Pierre Naveau : Comme l’a souligné J.-A. Miller dans sa conférence de Rio de 2016, Lacan, au début de son enseignement, a séparé la technique de déchiffrage de l’inconscient et la théorie des pulsions1. Dans cette même conférence, J.-A. Miller met l’accent sur « une ponctuation essentielle » relative au dernier enseignement de Lacan. En évoquant « le mystère du corps parlant »2, Lacan indique, selon J.-A. Miller, que « l’inconscient et le corps parlant sont un seul et même réel ». Le fait que l’homme parle avec son corps implique que « la parole, en retour, affecte le corps sous la forme de phénomènes de résonances et d’échos ». À cet égard, avance J.-A. Miller, « il y a équivalence entre inconscient et pulsion pour autant que ces deux termes ont une commune origine – l’effet de la parole dans le corps ». « L’inconscient dont il s’agit dès lors, a-t-il ajouté, n’est pas un inconscient de pure logique, mais un inconscient de pure jouissance. » Ce mouvement, ainsi mis en lumière par J.-A. Miller, qui va d’une séparation entre inconscient et pulsion vers leur équivalence, me sert de référence, de point d’appui, de boussole. C’est pourquoi, j’ai annoncé, lors de la première soirée, que je partirai des premiers textes de Freud sur les formations de l’inconscient et du Séminaire V en ayant comme objectif d’aller au cœur même de l’articulation signifiante afin d’y surprendre la jouissance qui est en jeu. L’interprétation du rêve de la belle bouchère montre ainsi que c’est la jouissance de la privation qui l’emporte dans la partie à trois qui se joue alors. Il est, en fait, proposé de relire le Séminaire V à la lumière des Séminaires XX, XXI, XXII, XXIII et XXIV.

H. B. : En quoi le Witz freudien, comme dans cette histoire amusante du mendiant qui s’offre du saumon à la mayonnaise, peut-il nous instruire sur la façon dont les formations de l’inconscient donnent, au-delà de la logique du signifiant, une indication précieuse à propos d’« un mode de jouir de l’inconscient » ?

P. N. : Le bienfaiteur, qui a donné de l’argent au mendiant, lui reproche d’utiliser cet argent pour s’offrir du saumon à la mayonnaise. Il s’étonne que le mendiant ait pensé à s’offrir ce mets. Quand on se trouve dans une situation comme la sienne, on ne s’accorde pas une telle dépense ! Une jouissance ne se fait-elle pas entendre dans l’immédiate réplique du mendiant : « Quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger du saumon à la mayonnaise et, quand j’en ai, je ne dois pas en manger. Quand dois-je manger du saumon à la mayonnaise ? » ? La jouissance ne vient-elle pas de la manière dont la réplique fait naître le malentendu ? Il y a, ici, une sorte de plaisir à ne pas s’entendre sur les mots qu’on emploie. À la fin de son commentaire, Freud fait remarquer que la position du mendiant implique que es gibt nichts Höheres als den Genuss, qu’il n’y a rien qui soit au-dessus de la jouissance. Le terme de « jouissance » (Genuss) est donc venu sous la plume de Freud lui-même. Une préférence est alors donnée, note-t-il, à la jouissance immédiate, dans la mesure où, précise-t-il, nul ne sait de quoi sera fait le lendemain. Il est clair que la jouissance dont il s’agit dans ce cas est à l’opposé de celle qui est en cause dans le rêve de la belle bouchère. La jouissance, qui refuse le renoncement, passe outre, est la jouissance de la gourmandise.

H. B. : Votre travail tourne autour de l’articulation entre l’interprétation comme déchiffrage et l’interprétation comme visant la jouissance. Pensez-vous que l’interprétation a changé au XXIe siècle ? À cet égard, le psychanalyste lacanien est-il encore un passionné du déchiffrage, alors même que, dans le dernier enseignement de Lacan, pour le dire vite, c’est le hors-sens de la jouissance Une qui a la primauté ?

Le terme de « déchiffrage » est également utilisé par Lacan dans son dernier enseignement. Le déchiffrage de la jouissance peut d’ailleurs être entendu comme indiquant, à la fois, que la jouissance se déchiffre et que l’on jouit du déchiffrage. Dans « Télévision », Lacan soutient que « ce que Freud articule comme processus primaire dans l’inconscient, ce n’est pas quelque chose qui se chiffre, mais qui se déchiffre (…) – la jouissance elle-même ». Un peu plus loin dans « Télévision », il parle de « la vertu du gay sçavoir » en affirmant qu’« elle consiste non pas à comprendre, à piquer dans le sens, mais à le raser d’aussi près qu’il se peut sans qu’il fasse glu pour cette vertu ». Il ajoute que cette vertu consiste alors à « jouir du déchiffrage ». Dans son « Introduction à l’édition allemande des Écrits », Lacan précise que « le travail est reconnu, à l’inconscient, du chiffrage – soit ce que défait le déchiffrage ». Deux pages plus loin, il revient là-dessus en disant que « l’inconscient est un savoir qu’il s’agit de déchiffrer puisqu’il consiste dans un chiffrage ». Cette phrase doit se lire dans le sens où elle indique que, pour le psychanalyste, il s’agit, par conséquent, de déchiffrer la jouissance qui s’est chiffrée dans l’articulation signifiante et qui, par là-même, lui donne chair. Dans sa conférence de Paris de 2014, J.-A. Miller a ainsi pu dire que l’on est passé de « l’interprétation dont le sens est la vérité » à « l’interprétation dont le sens est la jouissance ». L’accent s’est donc déplacé de la vérité à la jouissance. Il convient de remarquer, à cet égard, que l’usage des termes de « chiffrage » et de « déchiffrage » suppose que ce dont il est question dans la jouissance, ce soit une écriture. L’on se situe alors au point de croisement entre le signifiant qui s’entend et la lettre qui se lit. Le symptôme, par exemple, est quelque chose qui, en tant que mode jouir de l’inconscient, se lit.

À l’occasion de l’étude que je propose des formations de l’inconscient, je m’efforce ainsi de saisir ce qui constitue, dans l’articulation signifiante, la jouissance à déchiffrer.

1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Seuil, 1966, p. 261.

2 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, 1972, p. 118.




“Actualité de la sublimation”, conversation avec Jean-Luc Monnier

L’Hebdo-Blog : Vous avez choisi, dans votre enseignement à Rennes, d’aller contre une certaine doxa d’inspiration psychanalytique qui professe l’échec de la sublimation face au triomphe de la pulsion et de l’objet. En quoi peut-on dire que la sublimation dans son lien au sinthome apparaît comme une solution particulièrement appropriée à notre malaise dans la culture dans ses formes les plus contemporaines ?

Jean-Luc Monnier : Freud a très peu varié sur cette question de la sublimation, au changement de but il a apporté en 1933, dans son texte « Angoisse et vie pulsionnelle », le changement d’objet. Sans doute sa conception de la sublimation est-elle paradoxale, notamment parce qu’elle est indemne de refoulement et pourtant conséquence de la répression sociale de la pulsion ou conséquence encore de la désexualisation de la libido après son passage par le moi.

Mais plutôt que de considérer la sublimation comme un concept imprécis, flou, il faut au contraire, comme Lacan nous l’a appris, plutôt considérer sa parenté en tant que paradoxe avec le réel.

Il y a plusieurs textes importants concernant la sublimation, mais il y en a un qui me paraît peut-être plus propre à approcher la réponse à votre question ; ce texte s’intitule « Pour introduire le narcissisme ». Dans ce texte Freud différencie très précisément sublimation et idéalisation.

Au regard de ce texte, je ne crois pas que « La montée au zénith social de l’objet », en un mot son triomphe, soit synonyme d’échec de la sublimation : sans doute marque-t-il plutôt sa promotion, si l’on considère comme le fait Lacan que ce sont les objets créés par l’homme (au sens générique) qui viennent peupler le vide de la chose.

À contrario, le monde contemporain est un monde dans lequel l’idéalisation, bat en retraite depuis déjà un certain temps : alors certainement nos sociétés occidentales contemporaines sont celles du triomphe de la pulsion mais toujours plus sublimée à la mesure même de l’effacement de l’idéal.

Et c’est sans doute là que s’assure l’une des prises de la sublimation et du sinthome.

H.B. : Vous proposez de mettre à l’étude la nouvelle approche de la sublimation à partir notamment de la notion d’escabeau, un terme introduit par Lacan à la lecture de Joyce.  Cela permet de penser la sublimation avec le corps qui n’est plus celui de l’image captée par le miroir.  Comme l’indique Eric Laurent dans son livre L’Envers de la biopolitique , Rembrandt, dans ses autoportraits, manipule l’image d’une telle façon qu’il traverse le miroir, qu’il traverse le corps image. Comment le saisir ?

J.-L. M. : Je me suis réglé en effet pour mettre à l’étude ce terme de sublimation sur ce la proposition de Jacques-Alain Miller dans son texte « L’inconscient et le corps parlant » : « L’escabeau, c’est un concept transversal. Cela traduit d’une façon imagée la sublimation freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme. Et voilà un rapprochement qui est proprement de l’époque du parlêtre. »

La sublimation « version » escabeau permet de la penser avec le corps comme trou. C’est-à-dire un corps non plus capté par l’image dans le miroir et validé par l’Autre mais décerné par la frappe signifiante sur la substance vivante.

Néanmoins l’image est toujours convoquée, mais d’une autre manière, elle surgit et la sublimation comme « croisement avec le narcissisme » revisite la version freudienne de 1915 dans la mesure où le narcissisme s’inscrit dans un rapport de croyance. Lacan le précise clairement dans cette citation issue de la conférence de Nice : « Le phénomène lacanien », que rappelle Eric Laurent dans son livre : « l’homme aime son image comme ce qui lui est le plus prochain, c’est-à-dire son corps. Simplement son corps, il n’en n’a aucune idée, il croit que c’est moi. Chacun croit que c’est soi. C’est un trou. Et puis au-dehors il y a l’image. Et avec cette image, il fait le monde . » Nous sommes là dans un au-delà du miroir, sa traversée si on peut dire.

Rembrandt n’est pas le seul peintre à s’être représenté dans le miroir, Van Eyck, Dürer, Velasquez dans les Ménines avant lui se sont peints « dans le miroir ». Mais Rembrandt, Eric Laurent le montre dans son livre, cherche à soutirer à l’image quelque chose d’autre. Ce n’est plus le « je suis là », de Van Eyck ou le « je suis moi » de Velasquez. Ce n’est pas non plus l’inventeur du selfie[1].

Il y a dans les auto-portraits une intention, une logique ? qui se lit notamment dans la durée et la persévérance de l’entreprise -près de 100 auto-portraits sur plus de 40 ans- et dans la précision des stigmates singuliers de la vie.   Rembrandt tente de saisir ce qui du corps ne se laisse pas voir mais dont les auto-portraits témoignent  : la jouissance. Et c’est de ce point de vue, si l’on peut dire, en exploitant l’équivoque de Lacan dans Joyce le sinthome, que Rembrandt traverse le miroir et touche au hors-sens. Et c’est de ce même point de vue que l’on peut entendre l’expression «  manipulation de l’image » : il s’agit de faire dire à l’image quelque chose de l’éprouvé du corps, de ce qui « se sent »[2], et cela a les plus étroits rapports avec ce qu’est une analyse quant à la place que Lacan donne à l’imaginaire dans son tout dernier enseignement.[3]

H.B. : Vous vous intéressez à Bacon, y a-t-il pour lui aussi une traversée ?

J.-L. M. : Je pense que l’on peut répondre à votre question par l’affirmative : son œuvre et ses commentaires sur celle-ci témoignent de la place qu’a cette oeuvre pour lui : il y traque le hors-sens et l’extime de la chose dans ses « représentations » moëbiennes du corps humain. La crucifixion, thème important dans sa peinture, dont Bacon dit qu’elle « est une armature magnifique à laquelle on peut accrocher toutes sortes de sensations et de sentiments », n’est pas sans référence à la nature de sa jouissance masochiste. Son art y puise sa puissance et sa violence dans une perspective sublimatoire où l’imaginaire se connecte directement au corps.

H.B. : Le prochain congrès européen de psychanalyse, Pipol 8, se tiendra en juillet à Bruxelles, et s’intéresse à la clinique hors-les-normes : les artistes que vous étudiez ne peuvent-ils donner une illustration précieuse du caractère unique et sur-mesure du sinthome pour un sujet qui s’en soutient dans l’existence ? Et pour un artiste comme Joyce, notamment, dirait-on que sinthome et sublimation sont synonymes ?

J.-L. M. : L’équivalence est plutôt entre escabeau et sublimation comme le note Jacques-Alain Miller dans la « note de fil en aiguille » dans l’édition du Séminaire Livre XXIII, p. 208 intitulée Escabeau=Sublimation. Dans son texte l’inconscient et le corps parlant il précise le rapport existant entre escabeau et sinthome en les répartissant selon deux modes de jouissance qui, ordinairement, ne se recouvrent pas : la jouissance de la parole et du sens relève de l’escabeau, tandis que la jouissance du corps relève du sinthome. Cependant elles ne s’excluent pas l’une l’autre : l’extraction de l’une, celle de l’escabeau, est coextensive de l’autre, celle du sinthome.

La singularité de Joyce est d’avoir fait converger sinthome et escabeau et la conséquence se porte sur son écriture qui est une écriture hors-sens. Elle est désabonnée de l’inconscient, c’est-à-dire que Joyce court-circuite la lalangue et opère une fusion entre la lettre et le langage, mais de surcroît, fait remarquer Lacan, c’est une écriture à énigmes : c’est une affaire d’énonciation, l’énigme portée à la puissance de l’énonciation.

Le séminaire de Jean-Luc Monnier se tiendra à Rennes les jeudis 26 janvier, 9 mars, 28 avril et 11 juin : http://www.sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2016/10/2016-2017_programme_rennes_seminaireecf.pdf

[1] Alaster Sooke, « Did Rembrandt invent the selfie ? » http://www.bbc.com/culture/story/20141009-did-rembrandt-invent-the-selfie

[2]  Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 565.

[3] Nous nous référons à la proposition de Jacques Lacan L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile a mourre « Connaître [ son symptôme] veut dire savoir faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, savoir le manipuler, savoir, ça a quelque chose qui correspond à ce que l’homme fait avec son image, c’est imaginer la façon dont on se débrouille avec ce symptôme. »




« Inconscient et pulsion, les résonances de la parole », retour sur le cours de P. Naveau

Les fêtes de fin d’année s’achèvent… 2017 commence… avec de nouvelles énigmes à déchiffrer ! Si vous voulez prendre un peu d’avance et découvrir, par exemple, pourquoi l’on fait des cadeaux à une femme, précipitez-vous pour écouter les enseignements de Pierre Naveau à l’ECF, disponible sur Radio Lacan, « Inconscient et pulsion, les résonances de la parole ». Pourquoi fait-on un cadeau à une femme que l’on aime et que l’on désire ?… Vous y découvrirez que le seul fait qu’il s’agisse du cadeau d’un bijou évoque le sexuel.

Pierre Naveau, en s’appuyant sur la lecture éclairée du cours de Jacques-Alain Miller, répond à cette question en ces termes : « Faire un cadeau à une femme, cela la vise en tant qu’elle manque de ce qu’on lui donne. C’est à une femme en tant que castrée que s’adresse donc ce cadeau. » Mais il y a aussi bien d’autres raisons sans doute d’offrir des cadeaux à une femme…. « Ce peut être pour suppléer à une impuissance – comme c’est le cas du père de Dora qui attise la jalousie de sa fille en offrant des bijoux à Mme K. Ou ce peut être une manière de lui rendre hommage …. »

Dans tous les cas, que ce soient des bijoux ou des paroles, il est difficile de donner… la pulsion de rétention est toujours à l’œuvre et se cache derrière la générosité. Il est toujours plus facile de ne rien donner que de donner ce que l’on n’a pas…. « Car toujours je donne ce que je ne veux pas donner, je donne sur le fond de ce que je ne veux pas donner », c’est aussi bien ce qui fait le prix de ce que je donne – paroles ou cadeaux. « Il y a un « je ne veux pas donner » qui est oublié » et qui est pourtant fondamental. « La générosité trouve son fondement dans l’égoïsme. »

Pierre Naveau souligne que Lacan, tout au long de son enseignement, ne perd jamais de vue la corde de la pulsion qui est en jeu… « Quel est le destin de la pulsion ? » C’est avec cette corde solide qu’il aborde ces questions : « Que sait un homme ? » Un homme croit savoir ce que veut l’Autre – mais il ignore que ce qui passionne une femme c’est le pas tout, ou le peu, ou le rien. C’est là-dessus que l’homme trébuche, est intrigué, dérouté. » Et qu’est ce qui fait le prix d’un homme pour une femme ? Si c’est son organe, ne serait-ce pas pour qu’une autre l’en prive ? Ce serait là l’envers de la jalousie, souligne Pierre Naveau, que Lacan nomme, dans son séminaire XVII, jouissance de la privation. Et « que veut une femme ? ». C’est en dépliant avec précision et clarté le rêve de la belle bouchère, analysé par Freud, Lacan et Jacques-Alain Miller, que Pierre Naveau parcourt pour nous les différentes étapes de la réalisation de désir, côté féminin.

Vous les découvrirez en écoutant le premier épisode de l’enseignement de Pierre Naveau, qui prend pour point de départ le séminaire V. Où se situe l’écart entre ce qu’elle demande et ce qu’elle désire ? Pourquoi avoir envie de ce dont elle ne veut pas ?

Quel que soit le trajet pulsionnel, propre à chaque une, qui va du désir à la demande, il y a un réel incontournable : « les chaînes signifiantes sont branchées sur le corps et sont faites de substance jouissante. » C’est de cette substance jouissante que s’originent nos symptômes…