La Bibliothèque et le courage de savoir

 « Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer,  que ce soit pour  sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité  et les fouler aux pieds. »

                                                                                Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)

La Bibliothèque de l’École est un instrument polyvalent à la disposition de la psychanalyse d’orientation lacanienne. C’est d’abord un lieu destiné à l’étude. De nombreux chercheurs, étudiants et praticiens de la psychanalyse viennent y travailler dans le calme. Cet espace se veut fidèle à l’esprit de la psychanalyse : l’ouverture sur la cité et le désir de savoir se conjuguent.

La Bibliothèque, c’est aussi l’équipe de ceux qui en assurent le fonctionnement au quotidien. Notre participation au réseau FIBOL (Fédération internationale des Bibliothèques d’orientation lacanienne) se traduit par des échanges avec nos homologues à l’étranger ainsi que par l’envoi d’articles à la revue en langue espagnole Colofon[1]. La chronique « L’avez-vous lu ? » diffusée par ecf messager donne un aperçu des nouvelles acquisitions par le biais de courts articles. Une nouvelle interface du moteur de recherche Alexandrie, recensant les documents accessibles sur place et en ligne, vient d’être mise en ligne. Des astuces indispensables à la recherche documentaire sont consultables à partir de l’onglet « Mode d’emploi ».

La troisième fonction de cet outil précieux consiste à promouvoir l’actualité éditoriale de notre champ. Les soirées de la Bibliothèque sont issues de nos coups de cœur, entre étonnement et curiosité. La dernière, consacrée à la présentation du livre d’Yves Depelsenaire L’Envers du décor (ou l’art de la guerre toujours recommencée) avec Gérard Wajcman, a permis d’inaugurer un dispositif de projection d’images sur un grand écran. Nous avons appris que la guerre toujours recommencée, c’est la guerre qui revient toujours à la même place et qui fait trou dans la représentation. L’art et la psychanalyse nous aident à maintenir un rapport véridique au réel au-delà du sentiment d’irréalité et de méconnaissance systématique du monde, selon les formules inoubliables de Lacan dans « La Psychiatre anglaise et la guerre ».

Vous pourrez lire ici-même des échos de cette soirée par Luc Garcia. Également, l’évocation par Marina Lusa de l’avant-dernière soirée sur le livre, jadis introuvable, Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive d’Ernst Sellin avec Rodolphe Gerber. Enfin, dans le cadre d’un travail collectif sur le thème crucial du sacrifice, un article rédigé par Karim Bordeau sur l’impératif kantien. Nous vous en souhaitons bonne lecture.

[1]http://www.wapol.org/fr/campo_freudiano/Template.asp?Archivo=Federation-internationale-des-Bibliotheques.html




Dieu est mort, plus rien n’est permis

La figure de Moïse poursuivit Freud « toute sa longue vie. »[1] Cet intérêt avait déjà trouvé à s’exprimer dans son essai sur la célèbre statue de Michel-Ange publié anonymement en 1914. Au début des années 1930, face aux nouvelles persécutions, cet intérêt pour Moïse revint avec force.

Rodolphe Gerber rappelait que L’homme Moïse n’aurait probablement pas vu le jour s’il n’y avait pas eu le Moïse d’Ernst Sellin, éminent exégète protestant. Ce fut dans les recherches bibliques de ce dernier que Freud trouva l’appui scientifique nécessaire pour soutenir qu’« au cœur de la religion d’Israël, il y a le meurtre du père fondateur de cette religion.»[2]

Ce meurtre refoulé du Grand Homme, décelé par Sellin chez le prophète Osée, apporta à Freud la clef qui lui permit de résoudre l’énigme de l’origine du monothéisme juif. Certes, Sellin n’affirmait pas que Moise fut égyptien. Ceci, c’était une construction de Freud. À cet égard, Lacan fit la remarque fondamentale qu’en procédant de la sorte, Freud extirpa toute racine raciale du monothéisme juif[3]. En outre, si Freud n’ignorait pas que les développements de Sellin relatifs au meurtre de Moïse étaient hasardeux, ils avaient néanmoins « tous les trais de la vraisemblance. »[4] La vraisemblance n’est pas nécessairement le vrai et la vérité n’est pas toujours vraisemblable[5]. Freud cherchait à se démarquer de la façon dont les scolastiques et les talmudistes abordaient les textes bibliques en faisant valoir que la vérité intéressant la psychanalyse appartient à un autre registre  que celui de l’événement factuel.

Jacques-Alain Miller relevait que Freud eut besoin de Moïse pour rendre raison de la souveraineté du signifiant Un et qu’à travers le prisme lacanien, on aperçoit qu’aucun « Dieu est mort » ne saurait délivrer les êtres parlants du pouvoir qu’ont sur eux le signifiant Un[6]. Il n’est guère étonnant que Lacan ait repris l’interrogation sur le Moïse de Freud au moment où il introduisit les quatre discours dans L’envers de la psychanalyse. Lacan chercha à lire et commenter le livre de Sellin. Le 15 avril 1970, il invita André Caquot, éminent spécialiste de l’histoire et des civilisations sémitiques,  pour présenter l’ouvrage auquel Freud s’était référé. Caquot ne décela aucune trace du meurtre de Moïse dans le livre d’Osée.

Rodolphe Gerber estime que le terme d’Entstellung, qui signifie changer l’aspect de quelque chose et aussi changer de place, est la notion-clé. Freud écrivait : « Dans bien des cas d’Entstellung de texte, nous pouvons nous attendre à trouver caché, ici ou là, l’élément réprimé et dénié même s’il est modifié et arraché de son contexte. Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces. »[7] La vérité de l’Enstelleung, c’est donc l’impossible effacement.

Freud a conçu, écrit et publié son Moise comme un défi. « J’ai passé toute ma longue vie à défendre ce que je considérais comme la vérité scientifique, même quand la chose était gênante et désagréable pour mon prochain. Il me faut donc prendre des risques. »[8] Nulle autre attitude ne sied à celui, qui sa vie durant, affronta la majorité compacte.

Ce texte est issu d’une soirée de la bibliothèque de l’ECF consacré une à la présentation du livre Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive d’Ernst  Sellin, traduit et commenté par R. Gerber, Paris, Éditions du Félin, 2015. Soirée à écouter sur  www.radiolacan.com/fr/topic/806/3.

[1] Lou Andreas Salomé : Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal d’une année (1912-1913), Paris,    Gallimard, 1970, p.254.

[2] Ernst Sellin, Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive, op.cit., p.70.

[3] Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, op.cit., p. 38.

[4]  Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p.120.

[5]  Ibid. p.80.

[6]  J.-A. Miller «  Psychanalyse, Religion », La Cause freudienne, n° 55, oct. 2003, Des Gays En Analyse ?, p.5.

[7]  Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, op.cit., p.115.

[8]  Freud à Charles Singer, lettre du 31 octobre 1938, in Sigmund Freud, Correspondance 1873-1938, Paris, Gallimard, 1966,  pp. 494-495.

 




Scènes de batailles

Au départ cette phrase de Jacques Lacan : « Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme une scène de bataille » [1].

Cette phrase fut le point d’appui d’Yves Depelsenaire pour son livre L’envers du décor (ou l’art de la guerre toujours recommencée), invité de la Bibliothèque de l’ECF, le 26 septembre dernier, en compagnie de Gérard Wajcman.

Des canons disparus

La guerre change selon les époques, et l’époque du marché mondial indexe un type de guerre qui reste à investiguer. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Qu’en est-il de ce que la guerre, les guerres plus exactement, engagent dans des formes qui changent (les tranchées alignées des Ardennes n’existent plus), et se donnent à des usages très novateurs des instruments qu’elles emploient (les drones notamment), qu’il s’agit d’en extraire une lecture renouvelée ?

C’est comme cela qu’Yves Depelsenaire s’est investi dans ce livre-puzzle. L’auteur dira qu’il s’est étonné de constater que le titre du livre n’ait jamais été employé jusqu’alors. Ce n’est pas un hasard, le livre est incomparable parce qu’il s’origine d’un choix : aborder ce réel de la guerre en établissant une lecture orientée par la psychanalyse d’œuvres d’art désassemblées dans un corpus étendu. Le livre devient cet envers du décor au service d’interprétations qui prêtent à conversation – c’était justement le cœur même de la soirée de la Bibliothèque : converser. Redisons-le, il ne s’agit pas ici de psychanalyse appliquée. Il s’agit d’un travail d’élucidation aux conclusions sans cesse à renouveler.

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La chasse

Gérard Wajcman dira non seulement que le régime de la guerre a changé, certes, mais surtout soulignera en quoi : ce n’est plus celui de la bataille, mais celui de la chasse. Chasse avec les drones, chasse avec l’œil, chasse de chacun et courses-poursuites individualisées aux effets de brouillages régulièrement ravageants. Y. Depelsenaire reprendra ce point pour souligner l’importance, selon lui majeure, dans le tableau de Manet L’exécution de Maximilien, de la guerre propre, dite plus souvent chirurgicale. On se rappelait d’ailleurs à l’occasion combien ce terme de chirurgical reste définitivement exclu du vocabulaire du colonel Tart qui ne l’aime pas du tout, lui qui fut un des premiers commandant du centre de pilotage des drones US au Nouveau-Mexique dans les années 2010. Les invités noteront à cette occasion les effets psychiques délétères pour certains pilotes de drones, de détruire depuis un bureau fermé des cibles éloignées de plusieurs milliers de kilomètres, pour prendre l’apéritif ensuite le soir en famille. Sera mentionné à ce propos le témoignage de Brandon Bryant, ce pilote de drone de 27 ans, qui avait fini par rêver en infrarouge.

Rêver. Le terme reste freudien, désormais. De Freud, nous savons cela : les fragments ont leur dignité en ceci qu’il sont à déchiffrer. À l’appui de cette astreinte qu’impose d’ailleurs l’orientation analytique du déchiffrement, Y. Depelsenaire commentera l’impressionnante création de Richter, War Cut, qui se déduit de photographies de l’attaque en Irak de 2003, qui constituent le point de départ du tableau, reprises et retravaillées par le peintre en de nombreuses étapes ultérieures, et font apparaître le caractère brulant de la guerre. Dans le livre, en prenant appui sur cette œuvre de Richter, Depelsenaire écrit ceci, dans un chapitre central du livre « Bouts de réel » : « Du réel de la guerre, ne s’attrapent jamais que des bouts. »

C’est à cette tentative éminemment analytique que le public venu à la soirée de la Bibliothèque a participé. Un rythme rare s’est fabriqué la soirée durant grâce à Yves Depelsenaire et Gérard Wajcman.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 105.




L’impératif kantien et le sacrifice de l’objet

Dans son célèbre Séminaire XI Lacan formule : « L’expérience nous montre que Kant est plus vrai ( que Spinoza et son Amor intellectuallis Dei ), et j’ai prouvé que sa théorie de la conscience, comme il écrit de sa raison pratique, ne se soutient que de donner une spécification de la loi morale qui, à l’examiner de près, n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice, à proprement parler, de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine ⎯ je dis bien, non seulement au rejet de l’objet pathologique, mais bien à son sacrifice et à son meurtre. C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade. »[1] De ce point de vue le désir de l’analyste n’est pas un désir pur.

La cause qui cause

Quelle cause, interroge Kant, détermine l’éthique de mes actions ? C’est une liberté d’agir déterminée par la forme d’une loi déterminant un devoir sans qu’un quelconque motif pathologique, lié à la sensibilité, puisse y intervenir : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »[2]

Si la volonté de savoir est celle de dépasser les limites déterminées par le schématisme de l’imagination, lié mystérieusement à l’entendement, alors intervient un concept de la causalité qui pour Kant est celui de la liberté : «La loi de la causalité par la liberté, c’est à dire un principe pratique pur, forme ici de toute nécessité le point de départ et détermine les objets auxquels il peut seulement être appliqué.» [3] Dans La critique de la raison pure le concept de cause est logé dans l’entendement, donnant ainsi une réalité objective aux phénomènes et une nécessité logique à leur articulation. La loi de causalité rend possible l’expérience dans la mesure où celle-ci est ce que je reçois dans un certain ordre temporel, ordre de succession et de continuité [4]. Mais de cette cause, entendue ici comme être d’entendement pur, « nous ne savons, ni ne pouvons savoir absolument rien de déterminé» nous dit Kant. En s’en remettant seulement à l’expérience empirique, à l’habitude, à la récurrence de certains phénomènes, le concept de cause serait insaisissable : « Son universalité et sa nécessité seraient donc purement fictives et n’auraient pas de véritables valeur générale »[5] puisqu’elle reposerait sur une induction. Cela s’accorde par ailleurs chez Kant à un certain refus de la perspective créationniste : «Quand cette origine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère, elle s’appelle alors création. Une création ne peut être admise comme événement parmi les phénomènes, puisque sa seule possibilité romprait l’unité de l’expérience. »[6]

Les objets simplement conçus par l’entendement sont pour Kant des êtres intelligibles, des noumena. Il s’agit donc de choses en tant que celles-ci ne sont pas objets d’une intuition sensible et échappant à la causalité d’ordre phénoménale [7]. La raison intervient à ce niveau comme faculté des principes permettant de reconnaître le particulier dans le général par des concepts détachés des intuitions du temps et de l’espace. Intervient alors une autre source de causalité qui «pousse » (trieb) à s’élever jusqu’à l’inconditionné dans la pensée des choses en générale. Et c’est là que s’introduit le concept kantien de liberté comme «Idée de la raison». Avec l’entendement j’entends les perceptions que m’offre l’expérience, avec la raison je veux comprendre l’intégralité du phénomène dans une régression du causé à la cause qui détermine celui-ci. La raison vise une transcendance, c’est à dire une unité absolue des phénomènes ; remontant la chaîne des conditions elle entre ainsi en conflit avec elle-même en se heurtant à l’inconditionné d’une première cause et à l’antinomie du fini et de l’infini [8] selon qu’on envisage la trame des choses selon une causalité libre ou non : « La causalité de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre. »[9] Mais pour Kant l’existence d’une telle unité reste problématique puisque qu’elle n’est pas donnée objectivement dans une expérience sensible ou scientifique ; c’est à ce niveau que la moralité et son exigence, dont nous sentons le poids réel, entre en jeu : « l’idée de la raison pratique peut toujours être donnée réellement, in concreto, bien que partiellement, et même est-elle la condition indispensable de tout usage pratique de la raison »[10].

Le signifiant maître et l’impératif

Le concept de liberté est repris dés les premières lignes de La critique de la raison pratique. La raison pratique a affaire à celui-ci, lequel doit être dégagé de toute référence à des phénomènes pathologiques ou sensibles. Ainsi la loi morale dépouillée de toute accointance aux objets de l’expérience sensible détermine « ma liberté » c’est à dire « une autonomie » du libre choix. « La loi morale est en fait, nous dit Kant, une loi de la causalité par liberté, partant une loi de la possibilité d’une nature supra-sensible […]. Ainsi la loi morale détermine ce que la philosophie spéculative devait laisser indéterminé, à savoir la loi d’une causalité dont le concept n’était que négatif dans cette dernière, et elle procure pour la première fois à ce concept de la réalité objective. »[11] Kant compare ainsi l’inconditionné d’une cause première à une place vide que viserait la raison pure. « Or, cette place vide, nous dit-il, la raison pratique la remplit par une loi déterminée de la causalité dans un monde intelligible (de la causalité par liberté), c’est à dire par la loi morale. »[12] Celle-ci devient ainsi une garantie de l’application d’une cause première libre qui, dans la théorie, nous échappe. La signification d’une causa noumenon ne relève donc pas de la theoria mais de la praxis, et cette signification, selon Kant, est déterminée par la forme d’une maxime universelle. La volonté libre devient de ce fait l’objet d’une causalité qu’une loi détermine formellement a priori . Cette loi morale pose un autre ordre de causalité qui s’accorderait alors avec la volonté libre. La causalité comme noumène, opposée à celle qui ordonne les phénomènes dans le temps, est le fait que le sujet veut se penser hors des conditions sensibles ou temporelles, comme « cause-de-soi ». Mais une telle autonomie ne peut s’appuyer que sur une loi universelle ; ce qui est plutôt contradictoire avec ladite liberté postulée, car cette loi s’impose comme venant d’un Autre. Ce qu’aperçoit très bien Kant à certains endroits de sa Critique ⎯ d’où d’ailleurs ses postulats de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu quant à la réalisation impossible, sinon de façon asymptotique, de la loi pratique telle qu’il l’articule. Celle-ci, qui n’est conditionnée par aucun objet ou motif pathologique, s’impose au sujet comme pur commandement articulée par la voix de la conscience morale, ⎯ et aboutissant à la limite au sacrifice des objets d’affection. L’impératif de jouissance ⎯ et son implication sacrificielle quant aux objets ⎯ causé par le signifiant maître, se situe à ce niveau topologique.

Dans cette veine, Lacan montre en effet, dans son texte Kant avec Sade, que la volonté dite libre de Kant n’est pas sans lien topologique à la volonté de jouissance dont Sade semble vouloir faire le pivot d’une nouvelle République. Tentant d’articuler la cause ultime du sujet du désir Kant montre à sa façon que « le plus-de-jouir tient à l’énonciation, qu’il est produit par le discours, et apparaît comme effet. […] C’est l’objet, formule Lacan, de mon écrit Kant avec Sade. La démonstration y est faite de la totale réduction du plus de jouir à l’acte d’appliquer sur le sujet ce qu’est le terme (a) du fantasme par quoi le sujet peut-être posé comme cause-de-soi dans le désir.»[13] Kant rend compte, dans son discours même, de l’hétéronomie d’un sujet au regard de l’autonomie d’un objet non-spéculaire, le plus-de-jouir.

Le chiffre et le capitalisme

L’impératif catégorique comme pur commandement tient somme toute à la contingence d’un S₁, d’un signifiant-maître[14], dont la maxime kantienne à prétention universelle serait le tenant lieu. Le pouvoir du chiffre, qui cheville si puissamment aujourd’hui le discours du capitaliste, est devenu source nouvelle d’impératifs (Kant de ce point de vue est un prodrome) et de commandements inédits ; le S₁, réduit en effet au « stupide petite bâton » du chiffre, est à la place de la vérité (voir plus bas le mathème) ; ce qui se pose alors comme l’agent, à la place du semblant, est le sujet divisé, ⎯ divisé par l’objet plus-de-jouir produit par le savoir mathématique que le chiffre commande. L’assujettissement au signifiant-maître de l’impératif est donc un élément pivot du discours du capitaliste. C’est en quoi celui-ci rejette ou sacrifie si l’on peut dire « les choses de l’amour ».

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[1] Lacan , Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, collection Points, 1973, p.06.

[2] Kant E , Critique de la raison pratique, Editions Quadrige- PUF, Paris 1943, p. 30.

[3]  Ibid., p. 14.

[4]  Kant E, Critique de la raison pure, Editions G-F Flammarion, Paris 1987, p. 225.

[5] Ibid., p. 229.

[6] Ibid., p. 229.

[7] Ibid.,  p. 275.

[8] Les célèbres formules quantiques de la sexuation de Lacan ne sont pas sans s’y référer.

[9]  Kant E, Critique de la raison pure, op. cit., p. 386.

[10]  Ibid.,  p. 325.

[11]  Kant E., Critique de la raison pratique, op.cit., p. 47-48.

[12] Ibid., p. 49.

[13]  Lacan J, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre , Seuil, 2006, p.18.

[14]  Lacan J, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 33 : « Le signifiant commande. Le signifiant est d’abord impératif.»