Les facettes du corps

Sur le chemin du Xème Congrès de l’AMP, les textes de l’Hebdo blog de cette semaine attrapent quelques-unes des facettes contemporaines sous lesquelles se présentifie le corps parlant. Pornographie, internet, numérique… sont des mots dont le parfum de nouveauté se fait insistant tant ils exigent encore et encore interprétation.

Or, pour en percevoir le parfum, n’y-a-t-il pas à en être nimbé ? ça parle du corps tout autant que ça passe par lui. Il faut avoir été effleuré, voire marqué, par ces déclinaisons contemporaines pour se risquer à en dire et en écrire quelque chose.

Ce qui serait « symptôme de cet empire de la technique »[1] s’accueillerait alors en deux temps : d’abord l’affect dans le corps de ces signifiants nus d’effets de signifiés, ensuite l’effort de signifiantisation dont l’articulation des signifiants permette que surgisse l’étonnement, puis l’interprétation. Les échanges nourris qui ont lieu dans les ACF, ainsi que les publications, trahissent cet effort qui ne s’en tient pas à l’étonnement.

Tenter d’épingler ces mots du discours dans lequel nous baignons, c’est aussi l’apanage des « Flashs Scilicet » dont nous entamons cette semaine la série au travers des occurrences « excès », « pornographie » et « anatomie ».

Ce qui est nouveau continue de l’être puisqu’il appelle interprétation. C’est dire à quel point la psychanalyse continue de susciter l’étonnement.

Mais cette semaine, c’est aussi le dernier numéro de La Cause du désir qui est à l’honneur au travers d’un entretien avec Marie-Hélène Brousse : le trou de ces Journées qui n’ont pas eu lieu ne peut être bouché et ce numéro “porte la trace de l’explosion subjective que nous avons vécue”.

La forme même de la revue est un concert de voix : à découvrir, vite…

[1] Miller J.- A., « Orientation », Le corps parlant, Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, p. 25.




Les Journées qui n’ont pas eu lieu

 

Hebdo blog : Un numéro de La Cause du Désir sur les Journées de l’ECF ? On avait perdu l’habitude…

Marie-Hélène Brousse : Oui, mais ces 45èmes Journées de l’École de la Cause freudienne sont uniques. Préparées avec sérieux et fantaisie à la fois, le désir aux commandes, par toute l’École et les ACF, elles n’ont pas pu avoir lieu du fait des attentats qui ont eu lieu à Paris dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015. Donc, tout en faisant partie de la série inaugurée par les Journées qu’avait organisées Jacques-Alain Miller, elles s’y inscrivent de façon singulière : comme un trou. Autant dire qu’elles portent la marque du réel dans le symbolique de la série.

H. B. : Une façon de boucher ce trou ?

M.- H. : Pas du tout. Il est inscrit à jamais et, de là, le titre du numéro : « Les Journées qui n’ont pas eu lieu ». C’est le nom que La Cause du Désir leur a donné.

Ce numéro est un témoignage à plus d’un titre. Du travail de préparation et d’élaboration clinique qui les avaient précédées. Du trauma individuel qu’a constitué chez chacun des participants et des inscrits leur annulation, conséquence du coup qui a été porté ce jour-là à la France et à Paris comme mode de vie et jouissance, et, au-delà, aux traces des Lumières, qui, elles-mêmes, n’ont pas été sans terreur.

Mais aussi des effets de ce surgissement d’un réel qui prenait de plein fouet, toujours différemment, les amants de la psychanalyse. De la vigueur du désir pour celle-ci, de la lutte entre désir et jouissance dont le discours analytique est fait.

H. B. : En quoi cela en fait-il un numéro différent ?

M.- H. : Vous verrez. Pour ma part, ce qui m’a sauté aux yeux lorsque j’ai mis la touche finale à son ordonnancement, au cours et après le formidable travail d’équipe qui a lieu au comité de rédaction de la revue (depuis les responsables de rubriques jusqu’aux rédacteurs adjoints en passant par les correcteurs, les artistes qui lui donnent sa robe, Philippe Metz et Gérard Wacjman, nos graphistes, Justine Fournier et Cécile de l’Atelier Patrix), c’est que manquait le point de capiton. Les Journées le produisent pour chacun.

Cette fois il n’avait pas eu lieu. Le numéro portait la trace de l’explosion subjective que nous avons vécue. Fait de textes plus courts que d’habitude, il se présente plus éclaté, plus fragmentaire : un concert de voix, de positions singulières sur Faire couple. Seules les rubriques Cas et Restes, c’est-à-dire les deux parties les plus cliniques de chaque numéro de LCD, ont résisté à cette fragmentation.

Deux cours fondamentaux de Jacques-Alain Miller, dégageant les coordonnées de ce qui fait ou ne fait pas couple chez le parlêtre, permettent cependant au lecteur d’opérer un changement de perspective sur les liaisons inconscientes.

Enfin, une conversation à chaud après les attentats entre l’un des invités des J 45, l’écrivain David Grossman, Christiane Alberti et Gil Caroz, qui constitue un moment de vérité d’une rare intensité.

H. B. : Un numéro autre par conséquent ?

M.- H. : Oui, réellement autre et symboliquement même.

H. B. : Il sera disponible quand ?

M.- H. : Il est parti depuis le 1er avril chez les abonnés et il est en vente au local de l’École de la Cause freudienne et sur ecf-echoppe.com depuis cette date, puis avec un petit délai par notre diffuseur Volumen dans les librairies et sur Amazon.




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Par l’entremise du net

Entremetteurs, les sites web le sont tous… mêmes gratuits.
La firme InterActivCorp possède Meetic et son évolution l’application Tinder. Différentes sources montrent que dans 47% à 66% des cas la motivation est le sexe et le coup d’un soir, le « fast sex ». Après avoir engrangé un maximum d’adeptes, Tinder lance une version payante pour continuer à voir défiler les photos dont les plus addicts ne pourront se passer. Tinder joue avec la règle et n’est pas très loin de se faire intermédiaire d’un commerce douteux. Nombre de fans de « fast sex » déçus de Tinder vont chez Okcupid qui permet de lever la dernière inhibition en renseignant le « casual sex » dans les critères de recherche. L’affaire Ashley Madison, site qui favorise les rencontres extraconjugales, ressemble à un démantèlement d’un réseau dans sa version Web. Ce n’est pas tant pour ses millions d’hommes dont un hacker a révélé l’identité avec les drames qui s’en suivent, mais plutôt par l’étude des 5.5 millions de fichiers des femmes (contre 31,5 pour les hommes) relayée par le seul journal La vie . L’entreprise au final a créé des « femmes imaginaires », ces hommes parlaient, dépensaient de l’argent cette fois-ci pour bien du virtuel. Le journal Capital montre comment l’infiltration de la finance dans l’exploitation de la rencontre est profonde. Il titre une page qui résume les quarante entreprises qui font le business du sexe dans le monde, du site aux magazines, en passant par les entreprises de sex toys, aux supports techniques financiers. Un doute s’installe à sa lecture, ce qui pouvait furtivement se vouloir être des révélations incongrues devient son envers, un conseil d’investissement dans les entreprises du CAC 40 qui les hébergent . Allons plus loin. Les sites internet, même gratuits, rapportent tous de l’argent. La première source de revenus est la publicité. De nombreuses régies multiples et variées proposent des publicités adaptées à votre public selon de multiples procédés. Si le site est gratuit sans publicité, sa vente est programmée pour recueillir les données des clients. Dans ces sites de rencontres, même les plus gratuits, se joue une affaire commerciale dont l’entremetteur est caché derrière une multiplicité de facturations et quelques semblants quand il en reste.

Erotique du temps 2.0.
Internet est manifestement un accélérateur de rencontres étudiées ici sous le registre commercial. Un des idéaux contemporains recherché des internautes est de profiter de l’instant présent en multipliant les rencontres et en repoussant le moment d’une plus durable qui introduirait un amour et sa jouissance de la parole. Le net introduit une érotique du temps à l’envers de l’hystérique qui elle, instaure la continuité temporelle du désir sur la jouissance, c’est sa défense. Ici, la continuité temporelle se fait sur la jouissance avant le désir, s’il daigne faire signe. Cette position n’est qu’une autre version de la forclusion du temps sur continuité de jouissance. « Je suis incapable d’aborder quelqu’un au bar sans mon appli, je suis addict à Tinder : 70 coups en un an, je suis jalouse si une fille lorgne mes plans cul, j’ai subi une désynchronisation, j’ai eu l’impression de faire l’amour avec une machine, ou celui qui ne rencontre pas malgré des essais sur les sites » sont autant de témoignages d’une jouissance qui rate, même sur le net. Pas seulement, c’est aussi un Autre du signifiant bien là sur la toile. Jacques-Alain Miller donne à cet idéal « une fonction qui mérite d’être considérée comme motrice dans la cure analytique », mais un idéal comme nom du réel qui donne la possibilité à l’analysant de s’en plaindre et la chance d’entrevoir ce qui se joue pour lui. Parce que ces nouveaux symptômes sont rencontrés dans les cabinets d’analystes en place de cet idéal, « Il ne s’agit pas de rendre les armes devant ce symptôme et d’autres de même source. Ils exigent de la psychanalyse interprétation. »

Les Inrocks, n° 1026, juillet, août 2015.
La vie, n°3659, octobre 2015.
HYPERLINK “http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/tinder-et-meetic-vont-entrer-par-la-petite-porte-en-bourse-931292.html”http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/tinder-et-meetic-vont-entrer-par-la-petite-porte-en-bourse-931292.html
Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », Mental, n°22, avril 2007, p.19.
Le nouvel observateur, « La nouvelle révolution », n° 2646, juillet 2015, p. 35-36.
Miller J.-A., L’expérience du réel dans la cure analytique, cours de 1998-1999, non publié, première leçon.
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La cause du désir, n°88, 2014, p 107.




Flash Scilicet – Excès

« Excès »[1], Mieux que la MMA

Lorsque les grands adolescents ne sont pas en prise avec leur image, ils s’éprennent de défis variés comme « les parcours » et la ville devient leur lieu d’exploits les plus extrêmes.

Parfois, cela ne suffit pas à traiter les phénomènes qui surgissent au lieu du corps, lors d’un exercice qu’ils n’avaient pas prévu : le chagrin d’amour.

Tous les soirs de la semaine il a essayé de s’apaiser avec la pratique d’un sport de combat très violent, mais cela n’a pas fonctionné. Il me dit qu’il y a comme un petit espace – me montrant un écart entre ses doigts – qui reste en bouillonnement et c’est pour cela qu’il a accepté de venir me parler. Vu l’état d’Arnold, 15 ans, il va falloir me montrer plus opérationnelle que la MMA (Mixed Martial Arts) pour traiter ce volcan.

Il étouffe. Il pense qu’il doit s’extraire de quelque chose, mais il ne sait pas de quoi. Il réalise avec surprise qu’il n’a plus ce truc pesant en lui, depuis la dernière séance. Je lui demande des précisions sur le choix de son sport : « Depuis tout petit, j’ai besoin de cette adrénaline, je me sens toujours en rage ». Cette variante de la boxe permet tous les coups. Devant mon étonnement, il me précise qu’il y a des règles et qu’il ressort de la séance de sport le corps couvert de bleus. « Je ne veux pas me faire mal » conclut-il avec assurance. Cette rage, elle était là bien avant sa rupture amoureuse. Il nous reste à faire en sorte que des séances, il en sorte avec moins de bleus à l’âme et qu’il découvre d’autres manières de parler avec son corps.

[1]   Ratier F., “Excès”, Scilicet – Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, pp. 122-124.




Flash Scilicet – Anatomie

« Anatomie »[1]     Un corps sans bord

Dans Under the skin[2], Scarlett Johansson incarne une alien d’apparence humaine en chasse dans un Glasgow miteux. En veuve noire, elle dépouille littéralement de leur intérieur les hommes qui se sont laissés tenter. Seules resteront leurs enveloppes flottantes entre deux eaux.

Si cet alien nous apparaît comme un instrument froid au service d’un Autre macabre, pour le sujet-alien il en va tout autrement. La rencontre fortuite avec son reflet dans un miroir poussiéreux va être décisive. Ne serait-elle pas une femme ? L’idée lui vient alors de se fondre dans la foule féminine du Glasgow chic. Trop affairée par le succès apparent de l’entreprise – être semblable aux autres femmes – elle chute : basculement décisif.

Aussi la nouvelle victime qu’elle approche au hasard des rues ne la convoite pas. Défiguré par des excroissances, lui qui ne s’est jamais autorisé à désirer une femme incarne l’humanité d’Elephant Man, soit ce qui reste quand les oripeaux imaginaires tombent : un homme divisé face à son désir.

Si le scénario funèbre a jusque-là bien fonctionné, cet homme va apparaître comme un véritable grain de sable. « Pour faire naître en moi, un désir pour toi, » semble-t-il lui dire, « il faudra plus que ta peau ». De fait, il aura la vie sauve, et pour elle se pose de nouveau la question de son être : que faut-il pour être une femme désirable ?

Commence alors une longue errance dans la lande écossaise d’une alien qui travaille sans relâche à dénouer sa question. Recueillie chez un « taré »[3], elle restera perplexe devant le show télévisé d’un comique écossais. Les mots ne font pas mouche pour elle, assignée à résidence d’un Autre non barré. Lui reste alors son corps, l’image de son corps.

Il croit voir une femme plus que désirable, comme tombée du ciel, venue de nulle part. Elle se croit femme, elle en a les formes. Aussi, quand il commence à lui faire l’amour, il est contraint de s’interrompre en plein élan. Elle se précipite sur le bord du lit et cherche à la lueur d’une lampe ce qui manque à sa simili enveloppe humaine : le vagin. Elle en est dépourvue.

Déjà prisonnière d’un Autre non barré, voici maintenant qu’elle découvre un corps sans orifice, donc sans bord, à la topologie sphérique, qui ne peut accueillir les modalités de la pulsion, lui barrant l’accès à la jouissance de ce bord absent.

Finalement, rien ne lui manque et c’est dans la plus grande perplexité que son errance se redouble, la ramenant à son point de départ : un désarrimage total du monde humain. Elle repart alors à nouveaux frais. Et c’est dans la forêt que va se jouer le dénouement du film.

La nature recèlerait-elle les racines du désir féminin ? Qui ose encore le croire aujourd’hui ? Assurément pas J. Glazer.

[1]  Meza A., “Anatomie”, Scilicet – Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, pp. 38-40.

[2] Under the Skin, film de Jonathan Glazer, Juin 2014. Qui signifie littéralement « Sous la peau ».

[3] Comme il est qualifié dans le film.




Flash Scilicet – Pornographie

Pornographie[1]  À qui l’heureux corps ?

Les élans du sexe, s’ils sont pris dans la trame du symbolique, ne se plient pas aisément aux prescriptions sociales. Havelock Ellis[2] l’avait noté : « le fait essentiel et intime du mariage, à savoir le coït sexuel, ne peut être un contrat, ni soumis à un contrat » sauf à en faire « une farce sinistre ». Les corps physiquement accordés ne peuvent ignorer l’incidence du réel, à l’occasion fauteur de trouble.

De nos jours, le porno se mêle fréquemment de la partie. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit du home-porno : un couple hétérosexuel utilise volontiers la caméra ou l’appareil photo au cours des relations, à la satisfaction de chacun.

Mais un jour, l’homme découvre dans un tiroir un DVD qui détaille les exploits de sa compagne avec un amant précédent. Elle lui avait parlé de cet homme mais bien sûr sans décrire leurs modes de jouir. Ainsi commence le tourment : il décide de ne pas lui parler de sa découverte, mais ne cesse d’y penser et il est parasité par telle image indélébile qui nourrit sa douleur. À partir de là, il bute sur la question : qui de lui ou de l’autre est le meilleur partenaire de la dame ? Par volonté de maîtrise, il intensifie notablement la fréquence de leurs rapports mais son angoisse subsiste.

L’existence du DVD le réduit à être un œil vorace, un sujet capté par l’image d’une jouissance qui lui échappe. C’est sa position de voyeur. En même temps, au-delà de cette image trop réelle, ça le regarde. Ce que Lacan thématise dans le Séminaire XI comme le point lumineux, le point de regard en provenance de l’Autre, le second versant de l’aliénation qui obnubile cet homme. Cela passe par l’écran et non plus par l’image. Il se sent à la merci d’une diffusion sur la « toile » des photos de son aimée lutinée par l’autre subitement en mal de vengeance. Il serait alors embarqué dans le spectacle mis sur le web. Horreur !

L’enjeu de cette quête harcelante, c’est d’arriver à articuler la jouissance phallique à la castration. Serge Cottet rappelait récemment que « ce n’est pas le porteur de phallus qui jouit mais le phallus ». Cela ne dégage en rien la responsabilité de notre patient. Ses désarrois tiennent au fait que si, comme le dit Lacan, « la femme trouve le signifiant du désir dans le corps de l’homme », il veut savoir si c’est bien de son corps qu’il s’agit pour sa partenaire, si c’est bien lui qui détient le record.

[1] Francesconi P., “Pornographie”, Scilicet – Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, pp. 251-253.

[2] Havelock Ellis, essayiste anglais contemporain de S. Freud, investi dans la sexologie et à l’origine des notions d’autoérotisme et de narcissisme.




Le corps dans tous ses états – À propos de la conférence de Patrick Monribot

Ce que Patrick Monribot est venu nous dire en Méditerranée – Alpes – Provence, c’est qu’il s’agit pour chacun d’incarner le corps parlant au un par un. C’est ainsi qu’il nous a proposé « un parcours »[1], le sien, tressage de sa rencontre avec l’enseignement de Lacan et celui de Jacques-Alain Miller, avec sa propre expérience d’analysant menée jusqu’à la passe et sa pratique de clinicien. En voici, non pas le compte-rendu, mais l’écume, tirée de la discussion qui s’engagea après cette brillante conférence.

« Pas de psychanalyse vivante sans la mise en jeu des corps en présence réelle », mais cela ne suffit pas !  Pour une psychanalyse en phase avec notre époque, encore faut-il que l’analyste y mette son corps…

Oui mais comment ? Quel corps ? Il s’agit que celui qui offre d’occuper la place de l’analyste ait pu atteindre ce point où il a pu nommer dans sa propre cure cette rencontre traumatique du corps et d’un dire contingent. C’est ce qui permet un autre usage du vivant. Car cet événement de corps, « témoin du vivant », noué au désir de l’analyste et à la politique d’une école, donne à l’analyste un mode de présence inédit dans la conduite des cures. Analyser le parlêtre au XXI ème siècle ce n’est plus – seulement – analyser l’inconscient structuré comme un langage mais « s’appuyer sur le corps pour apaiser les excès du signifiant ».

Notre définition du réel a changé et cela impacte les cures. Nous sommes passés du réel comme impasse logique, comme impossible, au réel de la contingence. La première définition s’accorde avec celle de la thèse bien connue du « il n’y a pas de rapport sexuel », en conséquence peut alors se décliner ce qui y supplée. la seconde définition est celle d’un réel propre à la psychanalyse. Il s’agit du réel comme rencontre : c’est la thèse du « il y a ». Il y a toujours un prélèvement corporel en jeu, un bout de jouissance, produit de l’impact du signifiant sur le corps. C’est une jouissance corporéisée, singulière.

Les termes de parlêtre et de corps parlant sont venus supplanter les concepts d’inconscient et de sujet. Désormais, on ne s’analyse plus comme avant. Lacan a poussé son appui pris sur la logique et les petites lettres jusqu’au bout, avec ses formules de la sexuation. Il est ensuite passé à la topologie qui montre mais ne démontre pas. Ce nouveau réel est une production, il se tresse, se tricote. Le sujet, lui, se démontre alors qu’en ce qui concerne le parlêtre : quelque chose s’en montre.

Le rapport entre les sexes ne se réduit plus à l’articulation phallique mais devient sinthomatique.

À l’analyse du sujet et de l’inconscient transférentiel s’ajoute celle du parlêtre qui vise la jouissance du corps parlant. Lacan propose alors un savoir qui dévalue toute universalisation, il joue avec les mots, fait résonner la lalangue : « LOM, les z’hommes… »[2] Il réinvente une doxa pour dévisser ses élèves de leurs certitudes théoriques. Par la topologie, il nous propose d’échapper au savoir comme élucubration du mental et donc toujours débile.

Il y a d’abord une écriture, à laquelle s’accrochent des signifiants, auxquels s’adosse une pensée. L’analyse vise cette « écriture native » qui a un lieu : le corps où « ça se sent ».

Alors, à la fin, qu’en est-il de ce réel ? Ce réel : c’est un savoir y faire qui ne peut pas faire recette, il a un usage, absolument singulier.

[1] Patrick Monribot, les citations sont extraites de sa conférence inédite le 30 janvier 2016 à Marseille, à l’invitation de l’ACF-MAP.

[2]  Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Seuil, avril 2001, p. 565.




Un peu de Rio à Paris !

Sans titre1

Nous sommes le 6 février. Le thème de la première séquence « Le corps parlant dans la séance analytique », présent en filigrane dans l’ouvrage d’Hélène Bonnaud, nous pousse au travail.

L’on parle des effets de savoir, de trou dans le savoir dans l’après-coup d’une séance d’analyse, d’un contrôle, d’une séance de cartel, mais  il y aussi ce qui se produit lorsque l’on travaille un livre, que l’on se laisse emmener dans sa lecture, que l’on écrit dans un effort d’extraction d’un bout, de bouts, qui soient transmissibles à d’autres. J’ai pour ma part d’abord rencontré un livre « Le corps pris au mot – ce qu’il dit, ce qu’il veut », le titre a eu valeur d’appel. J’ai ensuite rencontré l’auteure, Hélène Bonnaud, et nous avons préparé ensemble, rejointes par Camilo Ramirez, cette séquence. Hélène Bonnaud nous a parlé de son livre, de ce qui l’avait poussée à écrire à la fin de ses trois années d’enseignement de la passe. L’écriture face au vide, laisse-t-elle entendre. Hélène Bonnaud nous a surtout parlé avec précision et de manière incarnée, de la praxis analytique, faisant valoir la fonction du symptôme, et indiquant de manière précise et lumineuse comment le corps parlant est le corps percuté par un signifiant, un Un tout seul, hors-sens. Il faut une longue analyse pour en retrouver la trace. La conversation avec les participants nous a amené au point de saisir que nous ne pouvons retrouver l’entièreté de ce qui a fait trou, l’analyse porte le sujet dans la trouvaille d’une formule hors sens qui a percuté le corps. Pas sans la pulsion, comme nous le proposait Camilo Ramirez. Hélène Bonnaud, dans son style, montre que chaque parlêtre a à faire avec les signifiants entendus dans l’enfance, les signifiants rapportés, que c’est bien la rencontre du corps avec la langue qui fait traumatisme. J’étais sensible pour ma part au soucis d’Hélène Bonnaud de nous expliquer ce qui pousse le parlêtre à l’analyse : « On vient à l’analyse quand on sait que quelque chose ne peut fonctionner du côté de l’idéal et que le symptôme résiste à ce discours qui vous promet tant, sans vous prévenir de l’inertie propre au symptôme. Ce réel, ce réel du symptôme, les analysants disent en souffrir, les obligeant à osciller entre désir et renoncement, choix impossible et sentiment de rester à la même place. Le réel du symptôme, c’est son invariabilité. Le corps est alors éprouvé comme une énigme, ou recelant un trop. C’est lui, le corps, ou quelque chose dans le corps qui se manifeste et les attache au symptôme. » Le symptôme pas sans l’angoisse indique-t-elle aussi : « L’angoisse, je l’ai écrit dès la première page de mon livre, est l’envers de l’idéal, et se manifeste dans le corps. L’angoisse réduit le corps à ce sentiment d’oppression qui peut envahir certaines parties du corps, voire tout le corps. Le corps est donc absolument l’objet dont il s’agit dans une analyse. C’est lui le symptôme, corps parlé, joui par l’Autre dans la psychose et corps affecté par certaines paroles, oubliées, déniées dans la névrose. C’est pourquoi, le psychanalyste ne considère pas les symptômes comme des maladies mais comme des inscriptions parlantes si je puis dire, des formations signifiantes propres à chacun, et même incomparables les unes par rapport aux autres. »

Les questions de départ, quelles étaient-elles ? Que dit, que veut un corps allongé ou un corps en analyse ? Dans l’intimité et l’espace/temps particulier, qui se répète, du cabinet de l’analyste, comment les mots dits, les interprétations, les silences résonnent-ils dans le corps ? Les mots et silences de l’analysant et les mots et silences de l’analyste ?

Le corps dans ce qui s’y dit, dans ce qui y palpite, est entendu dans ce livre, il est effectivement pris au mot et le propos d’Hélène Bonnaud a marqué fortement ce point. Et son intervention nous a fait saisir à quel point le corps de l’analyste est présent lui aussi, un corps parlant, qui sait ce qu’il en est pour lui de la percussion du signifiant sur le corps, et qui prend au mot le corps de son analysant. « Le psychanalyste fait de son corps une présence intraitable, inconditionnelle et il en fait un lieu.  Un lieu et un lien. Il incarne à la fois le lieu de l’Autre et le lien à l’Autre. Son corps est un corps parlant en tant que son corps est porteur d’un sinthome qui s’appelle psychanalyse. »

S’il est question de nouage entre corps, symptôme et jouissance, il y a eu nouage aussi dans le travail de préparation de cette séquence : trois corps parlants, taraudés par des questions, soucieux qu’une transmission soit faite sur des points clés de la psychanalyse et qu’une conversation s’engage. Les échanges furent au rendez-vous et les analysants d’Hélène Bonnaud, auxquels elle fait la part belle dans son livre, étaient présents dans les questions : la théorie pas sans la clinique, ces énoncés précieux recueillis au plus près par l’analyste.

Emmanuelle Edelstein

À propos des interventions d’Esthela Solano et de Jean-Luc Monnier autour du Scilicet « Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle »

Esthela Solano nous a proposé un déploiement de son texte « compressé », paru dans le Scilicet consacré à la préparation du Xème congrès de l’AMP, et de le traiter comme « une fleur de papier qui se déplie dans l’eau ». Cette image poétique illustrait parfaitement son travail : son écrit paru dans Scilicet se déployait et prenait forme.

Cet exposé minutieux et précis a resitué le concept de l’Un articulé à celui du corps, dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan. Voilà le tour de force ! Nous avons entendu comment Lacan a constamment, guidé par sa pratique, retravaillé ses formules et fait évoluer le statut du corps et du Un. Esthela Solano a déplié quatre points, l’Un unifiant, l’Un du trait, De l’Autre à l’Un, l’Un corps et le nœud à quatre, mettant en tension le rapport de l’Un au corps, et du corps comme Un.

Lacan est passé de l’image du corps unifiante donc non trouée (avec le stade du miroir et la primauté du registre imaginaire) au corps comme Un, résultant du nouage de la parole, de l’image et de la jouissance par le sinthome. Je m’attarderai sur un point de cet exposé qui m’a particulièrement interpellée : comment Lacan a-t-il visé, dans la cure, à atteindre la jouissance phallique du corps ? A la fin de son enseignement, il rompt avec l’intention de signification en faisant un usage du signifiant dans l’interprétation analytique comme d’une pure matière sonore, hors-sens. Afin d’illustrer cette question, Esthela Solano a témoigné de « la pratique à contre-sens » du docteur Lacan, une pratique de « contre-analyse » : « il s’employait à ne pas orienter la lecture du symptôme au niveau des effets de sens du langage mais à produire dans chaque énoncé, une rupture de l’articulation S1-S2. La phrase venait d’être commencée et la séance était déjà terminée ». L’effet de non-sens et de trouage de la phrase produisait dans l’après-coup de la séance « l’ouverture vers le dire, au-delà du dit ». Il vidait l’étalage de la jouissance phallique dans le corps et chaque séance touchait à la chair. Esthela Solano nous a fait partager les séances fulgurantes avec Lacan, qui par l’impact de la coupure allaient directement toucher au corps et à sa jouissance produisant alors un allègement ou un éprouvé inédit.

L’intervention de Jean-Luc Monnier s’est construite autour de cette citation de Jacques-Alain Miller : « l’inexistence du rapport sexuel est le réel du lien social ». Il nous a proposé une lecture psychanalytique de notre monde moderne en resituant tout d’abord le concept de lien social dans l’enseignement de Lacan, qui à partir du Séminaire XX place la jouissance au devant de la scène : reste de jouissance condensée dans l’objet a et jouissance du corps.

La jouissance de l’objet plus-de-jouir, désymptômatisée, encouragée par le monde contemporain, est particulièrement à l’œuvre dans les addictions et la pornographie en est une des déclinaisons. Cette lecture d’un symptôme de notre monde moderne va plus loin avec le concept d’itération qui désigne la jouissance Une, sans Autre et l’inexistence du rapport sexuel. Jean-Luc Monnier propose de faire de la psychanalyse « une fonction de déchiffrage et d’interprétation des formes actuelles du malaise dans la civilisation et des modes contemporains de l’insertion des parlêtres dans la dite civilisation. » La lecture du phénomène d’exhibition notamment sur internet que J.-L. Monnier nous a proposé a été particulièrement éclairante. En effet, le selfie pourrait être appréhendé comme un usage de l’image afin de témoigner de sa place singulière dans le monde « et fait signe dans cette closule de moi à moi du trou du corps et du non rapport sexuel. » Alors qu’en est-il de la place du regard ? Qui regarde qui ? Dans l’addiction au porno, c’est le sujet qui est regardé car il ne peut pas se voir et le porno s’évertue à démontrer qu’il n’y pas de jouissance de l’Autre ni de rapport sexuel. Alors comment pourrait-on lire le succès des programmes de téléréalité qui tentent de former des couples (L’amour est dans le pré, Le Bachelor…) ? Sont-ils également une tentative d’attraper ce qui ne peut se dire ni s’écrire ? Comment appréhender la place du téléspectateur, regard omnivoyeur plongé dans l’intimité des parlêtres, des Uns tout seul…

Cette après-midi d’étude nous a éclairé sur ce concept complexe qu’est le « corps parlant » mais a surtout ravivé notre désir de travail. Les exposés brillants mais également les discussions animées nous ont fait cheminer un peu plus vers Rio.

Vanessa Wroblewski