Nous sommes tous des exilés

C’est un numéro résolument politique que toute l’équipe de l’Hebdo Blog vous propose cette semaine, un numéro qui continue à creuser ce même sillon : la psychanalyse lacanienne ayant à se positionner fermement dans le concert dissonant des discours de l’époque, comment répond-elle pour incarner non un discours de plus mais un discours qui fasse la différence, un plus-de-discours en cela qu’il touche le corps des êtres parlants ?

Car la remise en cause de sa légitimité comme de son efficacité s’entend plus particulièrement aujourd’hui sur deux scènes contemporaines. Sur l’une d’elles, elle a à se défendre des normes sexuelles que la psychanalyse aurait contribué à fomenter par la mise en avant de l’ordre phallique – c’est du moins l’idée d’un grand nombre de théoriciens des gender studies. Sur l’autre scène, elle a à répondre au discours scientifique et médical qui au nom du traitement de troubles du comportement perd de vue le patient et sa puissance narrative, c’est-à-dire sa position dans la déprise subjective à laquelle il a affaire.

Aussi tenterons-nous de démêler dans notre dossier sur le genre, grâce à Fabian Fanjwaks, Clotilde Leguil et Luc Garcia, les noeuds qui se sont installés de longue date entre la psychanalyse et les partisans du libre choix et de la promotion du queer, au-delà du sexe biologique : la lecture minutieuse du dernier enseignement de Lacan, sa remise en cause de l’Œdipe comme de la norme-mâle, permet d’entrapercevoir qu’un dialogue est peut-être possible.

Tout comme le point sur Notre actualité s’éclaire, dans le texte d’orientation de Patricia Bosquin-Caroz tourné vers Bordeaux et la première journée FIPA, de la promotion, par Lacan, de la puissance de la découverte freudienne et de son écoute des patients : c’est en quoi la psychanalyse demeure si subversive.

Qu’on soit homme ou femme, hétéro, bi, butch ou gay, aucun objet jamais ne viendra combler le vide que les mots en nous ont creusé. Nous sommes tous des exilés, à chacun d’entre nous de trouver la rive langagière où pouvoir accoster aussi paisiblement qu’il est possible.




Malentendus sur le genre, un entretien avec Fabian Fajnwaks  

L’Hebdo Blog : Dans l’ouvrage collectif, réalisé sous votre direction avec Clotilde Leguil, Subversions lacanienne des théories du genre, il est question de malentendus entre les théories de Lacan et les théories queer. Quels sont ces malentendus ?

Fabian Fanjwaks : À mon avis le malentendu se pose plutôt du côté des théories queer vis-à-vis de Lacan et vis-à-vis de la psychanalyse. C’est-à-dire, comme je l’explique dans mon texte, les auteures comme Judith Butler, Eve Kossofsky-Sedgwick, Gayle Rubin, n’ont pas lu Lacan jusqu’au bout. Elles n’ont lu que les premiers séminaires, les premiers écrits de Lacan.

Il y a une raison pour ça, c’est qu’il y a quelques années, on ne disposait pas des versions transcrites des derniers séminaires de Lacan. Dans notre milieu, dans notre École, Jacques-Alain Miller a lancé une lecture du dernier enseignement de Lacan et du tout dernier enseignement de Lacan, il y a quelques années seulement. Donc, ces auteures-là, on peut les excuser, elles ne disposaient pas des moyens pour aborder l’expérience analytique avec les derniers outils, les derniers concepts que Lacan a produits. Gayle Rubin par exemple, qui est une anthropologue vraiment très intéressante, dès son premier texte, un de ceux qui étaient fondateurs des théories du genre, La circulation des femmes (The Traffic in women ), parle de Lacan. Elle parle d’un psychanalyste français qui aborde la question de la sexualité non pas en terme de génitalité organique, mais en termes discursifs et fait référence à Encore qui n’était pas un séminaire transcrit à l’époque. Son livre date de 74/75, Encore, c’est 73. Elle a dû lire des transcriptions imprimées qui n’étaient pas éditées. Elle était très au courant des derniers développements du discours de Lacan concernant Encore.

Mais ces malentendus concernaient principalement la réduction du travail de l’analyse au Nom-du-Père et au phallocentrisme, c’est-à-dire au signifiant phallique. Alors qu’à partir du séminaire L’envers de la psychanalyse, séminaire XVII, Lacan remet en question le Nom-du-Père. Il remet en question le Nom-du-Père comme signifiant central pour expliquer l’expérience et pour traiter le symptôme. Il remet en question l’Œdipe freudien. Comme disait Jacques-Alain Miller d’une manière très jolie, L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari, c’est Lacan qui l’a écrit, avant 69, le séminaire L’envers de la psychanalyse c’est avant 69, donc avant 72, avant Deleuze et Guattari parce que justement Lacan le premier a mis en question la place centrale de l’Œdipe dans la théorie analytique. Et donc, ces auteurs-là méconnaissent les critiques de l’Œdipe par Lacan, l’abord de l’expérience en terme de jouissance et le bricolage que l’on pourrait dire singulier qu’un sujet fait avec la jouissance sans forcément passer par le Nom-du-Père, telle que la perspective du sinthome l’introduit. Donc, je pense que c’est là que réside le malentendu principal.

H.B. : L’enseignement de Lacan, dites-vous, permet de vérifier que « rien n’est plus queer que la jouissance elle-même »  et qu’en aucun cas, la psychanalyse ne cherche à faire entrer cette jouissance dans une norme qui établirait ce que doit être un homme ou une femme. Pourriez-vous développer ce point ?

F.F. : Oui, Lacan ironise par rapport à la norme mâle, c’est-à-dire la norme de la logique de la sexualité masculine. Ça, c’est un autre point de malentendu finalement. Beaucoup d’auteurs queer continuent à voir dans la psychanalyse, une pratique normativisante par rapport à la sexualité et par rapport à la jouissance elle-même. À la manière de Foucault, ils appliquent encore la grille Foucaldienne à la lecture de la psychanalyse alors qu’il y a un énorme malentendu parce que l’expérience de l’analyse est loin de chercher à normativiser quoi que ce soit d’un sujet ou de la jouissance elle-même. L’os de l’affaire, c’est la pulsion, que contrairement à Lacan, ces auteurs n’abordent pas. C’est-à-dire que ce qui leur échappe, c’est que la pulsion, dans sa dynamique ne saurait se réduire à aucune norme. On n’aborde pas la pulsion dans la cure comme quelque chose qui doit être endigué, encerclé, traité par un quelconque signifiant. Nous laissons le sujet faire l’expérience de sa manière de vivre la pulsion, comme dit Lacan et effectivement de produire lui-même les transformations qui lui soient profitables. Donc, on ne peut pas dire que la perspective de la pulsion permette de fonder une norme quelconque. C’est un auteur queer qui connaît bien la psychanalyse et auquel je me réfère beaucoup, Javiez Saez, qui souligne, en 2005, dans Théories queer et psychanalyse, qu’effectivement la psychanalyse avec la pulsion ne cherche pas à construire des identités par rapport à des identités masculines ou féminines, la pulsion est centrée sur l’objet et rend le sujet a-sexué comme dit Lacan dans un jeu de mots. Il s’agit là d’un autre malentendu.

H.B. : Pour Lacan, cependant, il y a un réel de la sexualité qui ne se réduit pas à une pure construction, à un rôle : être homme ou être femme. Est-ce que ce que ce serait là, le point de divergence entre les théories du genre et l’approche lacanienne ?

F.F. : Oui, d’ailleurs Gayle Rubin, dès son texte La circulation des femmes disait que la bataille entre les théories gays et lesbiennes, – à l’époque en 75 ce n’était pas encore les théories queer, c’était les gender studies – et la psychanalyse, a eu lieu parce que la théorie psychanalytique américaine a fétichisé l’anatomie, c’est-à-dire a fait de la sexualité quelque chose de purement anatomique. Elle rejoint par là tout simplement la critique que Lacan menait dès les années 50, contre l’ego psychology, c’est-à-dire la psychanalyse telle qu’elle s’est développée aux Etats-Unis. Donc, elle rejoint Lacan dans la perspective de la fétichisation de l’anatomie.

Pour Lacan, le sexuel est un réel. Lacan parle de troumatisme de la sexualité. Il fait ce jeu de mots entre traumatisme et trou-matisme de la sexualité. Donc, on ne peut pas dire que la psychanalyse cherche à croire à un bon rapport avec l’objet sexuel. Lacan ironisait beaucoup, déjà à l’époque, avec un terme de Franz Alexander, un analyste de Chicago qui parlait de l’amour génital total. C’est-à-dire la réunion de l’objet pulsionnel et de l’objet d’amour. Dans son retour à Freud, Lacan rappelle la disjonction entre l’objet du désir et l’objet d’amour. C’est une idée de Freud, disait Lacan. Alors que les analystes américains s’égaraient dans une sorte de happy end de la réunion de l’objet du désir et de l’objet d’amour. Pour Lacan, la sexualité va rester jusqu’à la fin, avec l’objet a surtout, un réel, quelque chose qui est impossible à symboliser, à la différence des auteurs queer qui cherchent à fonder des identités à partir des identifications issues d’un mode de jouissance particulier : gay, lesbien et toute la variété : gay, bears, leather, ou butch, fem… Il y a des clans, des petits groupes où le sujet élève son mode de jouissance sexuel à la catégorie de l’insigne et pour faire lien social, il cherche à faire consister une jouissance. Non seulement il y a une identification, mais une identification basée sur la jouissance sexuelle.

H.B. : Finalement, la différence majeure entre la pratique queer et l’expérience d’une cure analytique lacanienne ne résiderait-elle pas dans la question de l’identification ? À la jouissance dans le cas des queer – une modalité de jouissance élevée à la dignité de signifiant-maître, à l’inverse de l’expérience analytique où on se dés-identifie ?

F.F. : Oui, il y a une thèse de Eve Kossofsky-Sedgwick, une auteure queer très importante qui s’appelle justement « construire des identifications queer », où elle cherche à développer des identifications basées sur des modes de jouissances particuliers pour faire sauter, pour faire éclater la différence sexuelle, c’est-à-dire que finalement l’anatomie ramène les identités sexuelles à homme ou femme. Les Queer cherchent, en effet, à faire consister des identifications sous la forme de signifiants-maîtres, au nom d’une pratique sexuelle particulière et la psychanalyse de son côté, et on voit ça avec la passe, cherche plutôt à ce que le sujet se désidentifie de ses signifiants-maîtres. C’est présent dans le dispositif de la passe. Quels sont ces signifiants-maîtres qu’il a pu produire dans l’analyse ? Et le sujet apparaît comme séparé de ses modes de jouissance. On voit ça dans la passe.

Un autre point qui me paraît important aussi, c’est le traitement de la nomination dans l’analyse et pour les cultures queer. Pour les cultures queer, les nouvelles nominations sont issues de modes de jouissance sexuelle. Il y a une différence aussi parce que eux ramènent la jouissance à la jouissance sexuelle, alors qu’en psychanalyse, la jouissance, c’est au sens large plutôt. Mais, ils ramènent ça à des noms, à des noms de jouissance comme : les butch, les fem, les snaps, les leather, etc. Les noms qu’une analyse permet de produire, les noms de jouissance d’un sujet, le « chausse pied à sa mesure » par exemple, ou la « plus grande bouffeuse d’émotions qu’ait connu la clinique analytique », pour prendre quelques exemples, on pourrait continuer la série… : ce sont des nominations à partir d’un vide. C’est-à-dire à partir du rapport que le sujet a entretenu depuis longtemps avec le vide de la jouissance. Et c’est ça que le sujet va présenter avec le dispositif de la passe. On voit bien là les effets de séparation d’avec cette jouissance. Si pour le queer, il y a promotion d’une jouissance qui fixe, qui rigidifie la nomination qu’un sujet se donne à partir d’un mode de jouissance, dans l’analyse, c’est plutôt un effet de dés-identification qui est recherché. On voit bien que le mouvement est inverse du côté de l’analyse par rapport au mouvement queer. La question de l’identification est en effet centrale parce que pour l’analyse, la jouissance implique un vide.

H. B. : Dans ces deux approches de la jouissance, la question du lien social se pose différemment ?

F.F. : La psychanalyse aussi fait lien social à partir des « épars désassortis », comme Lacan appelle les psychanalystes, des traits ou de noms qui nous singularisent. Une école de psychanalystes, c’est une réunion des éparses désassortis, disait Lacan. Des singularités une par une, alors que pour le queer, il s’agit de se réunir sous la bannière d’un nom propre de jouissance sexuelle.

H.B. : Est-ce que l’on pourrait dire qu’à partir du moment où il y a bannière concernant la jouissance, quelque chose de la ségrégation peut venir assez facilement ?

F.F. : Absolument, Jean-Claude Milner dénonçait déjà cette perspective ségrégationniste de jouissance dès son texte « Les noms indistincts », un texte de 1983. Très tôt, presque de manière contemporaine au développement des théories queer. Il était très en avance, comme il l’est toujours par rapport aux faits de civilisation et il dénonçait déjà le fait qu’au nom de la liberté sexuelle, de la promotion d’une certaine égalité sexuelle se produise le paradoxe d’une ségrégation de jouissance, le fait de dire : finalement la jouissance hétéro, c’est une jouissance à mettre de côté, à laisser tomber, disons moins bonne qu’une jouissance plus adaptée aux identités, à ces nouvelles nominations promues par les cultures queer. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui aussi avec l’idée qu’il faut faire disparaître la différence sexuelle au nom de la diversité sexuelle et du fait qu’elle serait un vecteur d’inégalité sociale. Il y a une promotion de la diversité au détriment de la différence sexuelle et donc une ségrégation d’un mode de jouissance, on pourrait dire hétéro, c’est-à-dire ramenée à une normativité, « l’hétéro normativité » comme dit Judith Butler ou la norme, enfin « la sexualité straight » comme s’exprimait Monique Wittig qui était une théoricienne française très importante de la fin des années 70. Donc, il y a une perspective ségrégationniste, ce que justement, à partir de la psychanalyse, nous essayons de faire déconsister avec l’idée que chaque sujet fait un bricolage singulier avec la jouissance et qu’il n’y a pas une jouissance meilleure qu’une autre.

 




Un drôle de week-end sur le genre, aux côtés de Clotilde Leguil

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« Transparent », au-delà du genre

Transparent est une série produite par Amazon, réalisée par Jill Soloway, durant laquelle, et depuis deux saisons, on suit la famille Pfefferman, avec notamment Morton, le père, qui réalise son coming out trans, et les trois enfants, Sarah, Josh et Ali.

Il existait une négligence des usagers des caméscopes, lorsque ces petits appareils qu’on disait VHS ont envahi le marché Hi-Tech des années 1990 : la date en bas qui, fixée sur le film, imprime le jour de la prise de vue, en pixels un peu grossiers. Mais, si l’on ne prenait pas garde, la date restait collée au 1 1, 1er janvier de l’année en cours. De la sorte que la date ne se définissait plus que de cette fixité même. Lorsqu’on filme, le temps n’a aucun sens.

Ça balance beaucoup

Transparent ne déroge pas au format habituel des séries US : une scène, qui problématise l’épisode et lui donne l’unité à venir, ne dure pas plus de deux minutes, à laquelle succède le générique, qui, ici, fait défiler des vidéos de famille – on suppose une bat mitsva, sans cesse énigmatique puisque l’on croit reconnaître une des filles Pfefferman, Ali, la petite dernière, qui pourtant refusera la cérémonie et libérera conséquemment l’agenda de son père, et à son insu, lequel ira passer un week-end avec des trans. Et l’on voit, toujours, sans cesse, à chaque générique, et le générique change-t-il d’image mais jamais de forme, ce 1/1/1994. Le temps ne passe pas et la série décline une permanence du présent.

En vrai, Jill Soloway, la réalisatrice, oscille entre ce présent éternel et des résurgences du passé. Le présent éternel est cette esthétique très précise, où les objets, les autos, le décor, n’ont pas d’âge, sinon qu’il sont un peu vieillis, mais sans conviction sur une année exacte. La résurgence du passé, ce sont ces filigranes de scènes tout juste sépia, à Berlin, entre 1933 et 1938. Entre, loge cet espace confus, forcément confus : celui du sexuel. Retour du refoulé ? Transmission supra-générationnelle ? La réalisatrice dévoile petit à petit les conjugaisons d’une absence : ce frère, cette grand-tante, on ne sait plus, qui se travestissait dans un établissement chic du Berlin des années 1930, mort, déportée.

Juif, trans, exilé : le trépied qui, la nuit, et sous le ciel de Californie, se pose sur la succession des épisodes. Paria, aussi, accroché au savoir, à l’université et autour (le frère d’Ali, Josh, ne sera-t-il pas amoureux de Raquel, femme rabbin), consommateurs de substances et de piscines chauffées et de Champagne. Finalement, ce n’est plus un trépied, c’est une farandole infernale, un feu d’artifice pas même décadent, puisque de toujours, ça a été comme ça chez les Pfefferman : un éparpillement qui tient comme ça peut, mais qui tient.

En cela, Transparent n’est pas une série pour raconter comment les usages sexuels changent ceux qui les pratiquent. Il s’agit plus exactement d’attraper comment celui qui en parle est changé d’en parler. En l’occurrence, spécialement lorsque Morton Pfefferman, père de ces trois enfants gentiment infernaux, déclare, une fois à la retraite de Berkeley, qu’il est désormais une femme nommée Maura.

Énigmes masculines, énigmes féminines

La parole ne s’oppose pas aux mensonges, elle s’oppose aux fractures des couvertures posées à la hâte comme des chiffons, non sur un non-dit, mais sur un impossible. Le frère resté à Berlin en est mort. La sœur arrivée aux USA (la mère de Maura), crache contre son père, absent, lâche, qui avait laissé tout le monde en Allemagne croire qu’il ferait le nécessaire pour les faire venir, mais qui refit sa vie avec une autre ; il n’a pas tenu promesse, c’est raté pour toujours. Le mépris du masculin contre ce père, le mépris propre aux agents masculins qui déportent une jouissance qui ne leur convient pas. Prenons ça comme on voudra, il n’existe aucune solution qui abrite les corps vivants sous l’horloge du fantasme – le temps, encore. Chacun tente comme il le peut de trouver sa solution. Lesbienne, trans, bi, certes. Sans certitude, mais parcourus, tous le sont, par des ombres, celles de ceux qui seront exilés et au prix duquel, cet exil, ils doivent la vie.

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Alors, on interroge avec Transparent, le signifiant femme par bien des angles. Celui, social, que les américains affectionnent tant. Celui, intime, des liens amoureux qui explosent. Et puis celui des corps. Et là, ça grince. Le féminin n’est pas une solution alternative au masculin, en ceci que les deux seraient en rapport. Mais, à l’inverse, un homme peut être paria chez les hommes et chez les femmes aussi. Quant aux femmes, elles le sont d’emblée à peu près partout.

Maura a eu une grand-mère, c’est elle qui est partie, c’est elle qui assumera l’exil, ce choix d’avoir pris le bateau à l’heure exacte où il le fallait, et dont la tristesse froide sur son visage est celle de Morton, qui ne changera pas, même avec des colliers ou des robes.

La référence historique de la réalisatrice est certes parfois naïve, qui sacrifie à cette lecture un peu facile d’une République de Weimar décadente : la mère ne supporte pas que son fils se travestisse. Mais cette dernière prendra la bague dont ce fils a fait cadeau à sa sœur – ces deux-là étaient liés comme des amants. Cette bague, depuis, se promène, et Ali finit par la porter autour du cou. 

Transparent est un faux ami, donc, pas du côté du dictionnaire, mais du côté du réel. Chacun se donne progressivement à vouloir chercher exactement là d’où il vient. Alors qu’elle est dans un festival réservé aux lesbiennes, Ali, la nuit, se prend à croiser les fantômes et à identifier le point irréversible de la dignité qui lui échappe : les chaussures que les femmes juives devaient porter en signe distinctif, référence singulière à cette époque du vizir bagdati Abu Shuja qui avait imposé cette norme au XII eme siècle.

C’est quoi, l’histoire

Il n’existe aucune orientation sexuelle au monde, qui distillerait l’amnésie. Mais il existe une possibilité de choisir une orientation sexuelle non pour favoriser la jouissance mais pour la traiter. Et c’est l’autre paradoxe de Transparent : un parent trans peut contenir le ravage de cette mère avec qui il ne parle plus, et mettre ainsi son corps à distance, du fait même de se travestir. On dira paradoxe, car la réalisatrice laisse souvent entendre qu’elle œuvre à lever un carcan. Mais Maura n’est jamais à son aise, ni chez les gays, ni chez les lesbiennes, ni chez les hétéros, pas non plus beaucoup chez les homos. En gros, nulle part.

Mais de ce non-lieu, elle fait lien, elle se donne une allure, cette allure qui trace une sorte de légèreté bienvenue dans un paysage d’absences, une pointe de perversion juste en surface pour recouvrir un vertige discursif affreusement horizontal autrement.

Aux USA, un trans peut refaire faire ses photos d’enfance en les sexuant à sa guise. Maura va faire cela, et peut-être est-ce mieux ainsi quand l’histoire, comme disait Joyce, est toujours un cauchemar. 


 

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Qui, de Valmont ou Merteuil, mène la danse ?

Dans le tableau de la sexuation, Lacan distingue deux modalités de jouissance, la jouissance phallique côté homme, et la jouissance Autre, côté femme. Il précise que cette répartition ne se superpose pas à la différence anatomique des sexes. Voyons ce que nous révèlent Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, adaptées pour le théâtre par Christine Letailleur (1), sur cette répartition.

Dans cette adaptation, Merteuil mène la danse. Elle se présente comme une femme soucieuse des semblants de la féminité et de sa réputation, mais pour mieux dissimuler qu’elle vise en fait à être l’égal de l’homme en accumulant les conquêtes sexuelles et en préférant la réflexion à l’illusion amoureuse. Elle s’adonne à l’observation des mœurs de son temps, à des lectures édifiantes et à des expériences calculées, pour pouvoir claironner : « Je puis dire que je suis mon ouvrage ». Et son objectif est clairement formulé à Valmont : « Je suis née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre ».

Pourtant, elle a conscience que la question de la perte ne se joue pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes, qui n’ont pas le support de l’organe dans cette surenchère phallique : « Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins (…) Dans cette partie inégale, notre fortune, à nous femmes, est de ne pas perdre ». Mais elle persiste dans cette voie de faire l’homme. Elle cherche la solution à sa position féminine du côté masculin, du côté de l’Un phallique, en s’identifiant imaginairement à l’homme, et en phallicisant le tout de la pensée, pour ne rien savoir de la castration. Elle fait l’homme aussi, en ce sens qu’elle fait de Valmont un homme, en le faisant consister coûte que coûte du côté phallique en soutenant chez lui les semblants de la virilité.

Mais voilà : Valmont, dès la première scène, refuse, et la vengeance et la conquête d’une jeune vierge, pour languir auprès de Madame de Tourvel. Et les raisons de cette attirance ne répondent déjà plus aux codes de séduction en vigueur : « Madame de Tourvel n’a guère besoin d’apparat ou d’illusion : pour être adorable, il lui suffit d’être elle-même ». Il va plus loin : « Elle ne sait pas couvrir le vide d’une phrase par un sourire étudié et, quoiqu’elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l’amuse ». La réplique de Merteuil reste certes ironique, mais montre une certaine sidération face à l’attrait singulier de ce détail: « Les plus belles dents du monde ! Allons bon ! Vicomte ! » Valmont poursuit : « Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux ». Par ces considérations, Valmont ne lâche-t-il pas sur son unification narcissique pour s’orienter vers un au-delà de la jouissance phallique ?

Tout le reste de la pièce est alors un malentendu entretenu entre Merteuil et Valmont.

Tandis que lui continue de « mollir »  auprès de Madame de Tourvel, Merteuil lui rappelle toujours plus vaillamment qu’il se doit de rester capable « d’assauts vifs et rapides ». À quoi Valmont répond : « Ce n’est pas le projet que j’ai pour Madame de Tourvel ». Devant cette impasse, Merteuil va alors jusqu’à se faire le phallus même de Valmont, l’objet qui ferait consister son désir, en lui proposant l’enjeu suivant : « Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote et que vous pourrez m’en fournir la preuve, venez, Vicomte, et je serai à vous (…) Par cet arrangement, je deviendrai une récompense au lieu d’être une simple consolation, et cette idée me ravit ».

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Valmont joue bien avec elle, alors, le jeu du désir et de la séduction, sur le mode de l’être et de l’avoir. Et Merteuil se réjouit de ce que Valmont réponde à ses attentes : « Félicitation, vicomte, et pour le coup, je vous aime, je vous aime à la fureur ! » À noter que cette fureur d’aimer sonne bien ambigüe, comme une menace intrinsèque à l’enjeu phallique de la séduction, face à la déception possible. Et en effet, Valmont persévère auprès de Madame de Tourvel.

De moins en moins dupe, Merteuil aborde enfin les vraies questions : « Mais par quelle fatalité êtes-vous attaché à cette femme ? » Valmont, devant l’inédit de cette attirance, ne peut rien en dire : « Je l’ignore mais je l’éprouve fortement ». Merteuil conclue : « Seriez-vous amoureux, Vicomte ? » Là encore on retrouve le procédé de réplique en écho, qui signe ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire de l’état amoureux de Valmont : « Amoureux, moi ! »

Le coup de grâce pour Merteuil va finalement tomber. Madame de Tourvel a cédé aux avances de Valmont, mais la réaction de ce dernier n’est pas du tout celle espérée par Merteuil. Valmont s’incline devant l’ivresse qu’il éprouve, au-delà de la déflation phallique : « L’ivresse fut complète et réciproque et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel et, il faut le dire, je pensais ce que je disais ». Il poursuit : « Voyez-vous, parmi toute cette multitude de femmes auprès desquelles j’ai rempli, jusqu’à ce jour, mon rôle et mes fonctions d’amant, jamais encore je n’ai rencontré une femme comme Madame de Tourvel ». Se confirme chez Valmont une jouissance du côté du pas-tout : pas toutes les femmes, mais une femme, et auprès de laquelle les codes phalliques de son rôle d’amant n’ont plus cours.

Merteuil comprend alors son échec amoureux auprès de Valmont. De s’être crue l’objet agalmatique, elle devient l’objet déchet d’une série : « Mon cher Vicomte, j’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail, mais il ne m’a jamais convenu d’en faire partie ». Et plus loin : « Voyez-vous, j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue à ce point ».

Il n’y a pas de rapport sexuel, dit Lacan. Merteuil, d’avoir voulu l’ignorer, et Valmont, d’avoir cédé sur la suppléance de l’amour, courent à leur perte et rencontrent le réel. Dans un sursaut phallique, Valmont choisit « la guerre » avec Merteuil, au lieu de continuer à donner à Madame de Tourvel ce qu’il n’a pas. Il trouvera la mort. Pour Merteuil, défigurée par le fruit de ses conquêtes, c’est le voile des semblants qui se déchire.

(1) Les liaisons dangereuses, Choderlos De Laclos, adaptation de Christine Letailleur, Edition Les Solitaires Intempestifs, actuellement au Théâtre de la Ville à Paris.

 




Appréhension imaginaire ou symbolique du phénomène clinique : la croyance délirante

Dans sa thèse publiée en 1932, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », Lacan, jeune psychiatre, répond non pas à Freud – comme pour le cas Schreber auquel il se réfère dans le séminaire III pour dégager l’impact de la forclusion du signifiant paternel dans la psychose – mais aux figures influentes de la psychiatrie de son temps, principalement Kraeplin. Tout en prenant appui sur la monographie du cas de Marguerite Pantaine, qu’il rencontre un an plus tôt à Sainte-Anne et qu’il dénomme Aimée, Lacan va prendre position contre une dérive de la psychiatrie qui s’annonce.

Phénomène de la croyance délirante

Ce débat qu’il entretenait avec un certain courant de la psychiatrie, il le recentrera une dizaine d’années plus tard dans son texte « Propos sur la causalité psychique » qui reprend son intervention au Congrès de psychiatrie de Bonneval, initié par Henri Ey. C’est à ce dernier qu’il répond avec ce texte aux accents actuels.

En effet, Henri Ey, fervent défenseur d’une psychiatrie organiciste, cherche dans l’organe déficient la cause de la folie tout en faisant de l’adaptation à la réalité la mesure de l’activité psychique normale, et de la folie une insulte voire une entrave à la liberté – « Liberté » ici prise dans le sens « du libre jeu de l’activité psychique ». Lacan lui répond : «Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle soit pour la liberté une insulte, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre. Et l’être de l’homme ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite à sa liberté.[1] »

Comme Lacan le formulait déjà au moment où il rédigeait sa thèse : « Ne devient pas fou qui veut ». Autrement dit, « n’atteint pas qui veut les risques qui enveloppent la folie ». Dans « Propos sur la causalité psychique », Lacan substitue à l’adaptation à la réalité, baromètre du degré de normalité du sujet, l’importance du jeu ou du mouvement dialectique dans le rapport de celui-ci à ses identifications.

Écrit en 1946, ce texte est à plusieurs titres riche d’enseignement, certes d’un point de vue clinique, mais aussi au regard du malaise dans la culture. En effet, après les ravages de la Seconde Guerre mondiale, Lacan va s’interroger sur le phénomène du fascisme. À cet égard, il attire l’attention de ses auditeurs sur le phénomène clinique de la croyance délirante (point central de sa thèse) et celui de l’immédiateté de l’identification. Son propos d’alors résonne singulièrement aujourd’hui, à l’ère du « tout le monde délire » ou du « Y’a de l’UN » – telle que J.-A. Miller l’a mise en lumière –, puisqu’il y est question de croyance et d’identification sans médiation, sans dialectique. Ainsi, Lacan notait par exemple : « il convient de remarquer que si un homme se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins.  » De même, à partir de ces indications, nous pourrions tout autant appréhender le phénomène actuel de fascination ou de tentation qu’exercent sur le sujet déboussolé certaines idéologies très puissantes, ou celui que l’on pourrait qualifier d’adhésion immédiate, Une.

La thèse de Lacan s’inscrit également dans le contexte du déclin en psychiatrie classique de l’observation clinique, au profit d’une objectivation toujours plus grande des symptômes psychiques. Aujourd’hui cette objectivation est poussée jusqu’à son comble puisqu’on constate la disparition des grands types cliniques au profit d’un foisonnement toujours plus grand de mono symptômes décrits et catalogués dans la série des DSM. La thèse de Lacan en 32 relève ce défi de l’observation clinique, non pas d’un grand nombre de cas, mais d’un seul cas, « Aimée », pour lequel il aura recours à une monographie. Ce choix de la monographie est déjà un choix doctrinal que ne partage pas l’ensemble du champ psychiatrique. C’est un choix qui ne va pas de soi et qui départage deux modes différenciés (par Jaspers) de la pratique psychiatrique. Une pratique qui repose sur une méthode descriptive qui focalise son questionnement sur la conformité de l’observé à la description établie de l’entité morbide, à la façon de Kraeplin, et une autre, qui s’appuie sur les monographies psychopathologiques détaillées et complètes, permettant de repérer qu’une psychose dépend étroitement de l’histoire vécue du sujet.

Croyance délirante et inertie dialectique

Se référer à l’histoire du sujet afin de mettre en lumière les coordonnées du déclenchement de la psychose d’Aimée et celle de son passage à l’acte final, était alors qualifié de psychogenèse. Mais attention, Lacan ne se rapportait pas à l’histoire du sujet pour inférer la psychose de celui-ci, ce qui reviendrait à une autre forme d’objectivation. Justement, il mettra aussi en garde contre cette dérive du courant psychogénique qu’il dénonce explicitement dans son séminaire III, et auquel il reproche de rester captif de la compréhension immédiate de l’expérience.

On voit Lacan se frayer un chemin parmi les différents courants psychiatriques. Tout en cherchant à établir à l’intérieur du groupe de la paranoïa un nouveau type clinique, la « paranoïa d’autopunition », il va s’entretenir durant quinze mois avec Aimée « à bâtons rompus ». Ce qui donne à sa thèse ce côté mouvant, recherche en acte. Lacan en effet cherche et converse avec sa malade alors qu’en même temps il rédige sa thèse, chaque entretien pouvant par une nouvelle donnée mise au jour faire basculer tout l’édifice de sa construction. Il construit son argumentation en se référant à ses interlocuteurs, surtout Kraeplin qui fut le premier à construire le groupe des psychoses paranoïaques à partir de la présence de deux ordres de phénomène : les troubles élémentaires et le délire.

Rappelons que la découverte majeure de Kraeplin fut de distinguer le secteur paranoïde des délires paranoïaques proprement dits. En 1932, Lacan argumente et parle avec lui. En 1955-56, lors de son troisième séminaire, il s’en démarque radicalement en prenant appui sur la définition de la paranoïa telle que Kraeplin la formule en 1899 : « La paranoïa se distingue des autres modes de délires paranoïaques parce qu’elle se caractérise par le développement insidieux de causes internes, et, selon une évolution continue, d’un système délirant, durable et impossible à ébranler, et qui s’installe avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action.[2] » Un peu plus loin dans le livre de ce même séminaire, Lacan note : « Cette définition due à la plume d’un clinicien éminent a ceci de remarquable, qu’elle contredit point par point toutes les données de la clinique.[3] » Lacan conteste en effet point par point cette définition. Retenons surtout la façon dont il nous invite à nous déprendre de l’appréhension imaginaire du phénomène.

Ainsi, à propos de la « conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action » qui ferait la particularité du délire paranoïaque, Lacan nous met en garde contre une compréhension psychologisante du délire ou des phénomènes élémentaires. Il nous invite à ne pas comprendre, à prendre distance du sens. Ne point se référer au bon sens et encore moins aux comportements dits et jugés normaux. Lacan se démarque d’une tendance psychologisante de la psychiatrie à la façon de Jaspers, et nous mène vers ce qui fait le sel de sa découverte : « Que tel moment de la perception du sujet, de sa déduction délirante, de son explication de lui-même, de son dialogue avec vous, soit plus ou moins compréhensible, n’est pas ce qui est important. Il arrive en certains de ces points quelque chose qui peut paraître se caractériser par le fait qu’il a en effet un noyau complètement compréhensible, si vous y tenez. Ça n’a strictement aucun intérêt qu’il le soit. Ce qui par contre est frappant, c’est qu’il est inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique.[4] »

Lacan souligne que c’est précisément d’avoir toujours radicalement méconnu dans la phénoménologie de l’expérience pathologique la dimension dialectique, que la clinique s’est fourvoyée : «  La chose qu’on oublie, c’est que le propre du comportement humain, c’est la mouvance dialectique des actions, des désirs et des valeurs.[5] » Ce que Lacan met par contre en évidence dans le phénomène de la croyance délirante, c’est ce qu’il va désigner des termes d’ « inertie dialectique » qu’il a repérée dans le cas d’Aimée.

Remarquons que ce n’est pas en observant les comportements de sa malade que Lacan a pu identifier ce phénomène à l’œuvre dans la psychose, mais en l’écoutant.

Distinction de l’imaginaire et du symbolique : une clinique du détail 

Au cours de son séjour en prison, qui précède son hospitalisation, après quelques semaines d’incarcération, le délire de persécution d’Aimée à l’égard de l’actrice tombe du jour au lendemain. Lacan rencontre une malade « guérie ». Il remarque alors que les thèmes du délire qualifiés de paranoïaques, mêlant thèmes de persécution et thèmes mégalomaniaques, sont lors de son admission à l’hôpital complètement réduits. Aimée, qui prêtait à Mme Z. l’intention d’assassiner son enfant, se demande même comment elle a pu croire cela. Ses compagnons de cellule, ainsi que la responsable de la prison, n’en croiront pas leurs oreilles. Aimée va être mise en observation. Lacan s’interroge sur le statut à donner à cette guérison. Il observe que la non adhésion intellectuelle d’Aimée à ses anciennes croyances délirantes n’empêche aucunement celles-ci de demeurer intactes. Comment repère-t-il ce trait fondamental, au principe du phénomène de la croyance délirante, et qu’il désignera par celui « d’inertie dialectique » ?

Dans un sous-chapitre de sa thèse intitulé « Attitude mentale de la malade quant à l’histoire de son délire et quant à ses thèmes », il souligne qu’Aimée fait montre d’une intégrité intellectuelle complète dans les épreuves de capacité et que le rappel des faits provoque chez elle une certaine honte, un sentiment de leur ridicule voire même de regret. Pourtant, il remarque que bien que les thèmes de son délire n’entraînent plus maintenant aucune adhésion intellectuelle, certains d’entre eux n’ont pas perdu toute « valeur d’évocation émotionnelle dans le sens de croyance ancienne ». « J’ai fait cela, parce qu’on voulait tuer mon enfant », dira-t-elle. Lacan souligne la forme grammaticale utilisée par Aimée, comme il le dit : directe et conforme à cette croyance ancienne. Dans une présentation de malade, il relève aussi la façon dont elle s’adresse au public, « … à voix basse, mais frémissante, elle s’abaisse certes à l’excuse, mais invoque la sympathie due à une mère qui défend son fils. » Il déduit de ces observations la puissance subsistante de certains thèmes délirants sur la malade.

Ainsi, c’est à partir de détails cliniques que Lacan établira la différence entre la conscience et la croyance délirante. Il s’agit de deux niveaux différents qu’il placera plus tard sur son schéma L en distinguant le plan imaginaire de l’ordre symbolique. À cet égard, il soulignera, cette fois à propos de Schreber, que l’axe de la communication imaginaire avec le petit autre, en l’occurrence sa femme, n’était aucunement altéré par le commerce délirant que Schreber entretenait avec l’Autre, dans ce cas, Dieu.

Dans le séminaire III, à propos des phénomènes élémentaires, Lacan distingue le contenu imaginaire, soit le sens qui est compréhensible pour tout le monde, de la structure. Il y fait référence à sa thèse : « Dès cette époque, j’ai souligné avec fermeté que les phénomènes élémentaires ne sont pas plus élémentaires que ce qui est sous-jacent à l’ensemble de la construction du délire. Ils sont élémentaires comme l’est par rapport à une plante, la feuille où se verra un certain détail de la façon dont s’imbriquent et s’insèrent les nervures – il y a quelque chose de commun à toute plante qui se reproduit dans certaines des formes qui composent sa totalité. De même, des structures analogues se retrouvent au niveau de la composition, de la motivation, de la thématisation du délire, et au niveau du phénomène élémentaire.[6] » Lacan constate que c’est toujours la même force structurante qui est à l’œuvre dans le délire, qu’on le considère, dit-il, dans une des parties ou dans sa totalité. Avec l’abord des psychoses, Lacan va nous rompre à une discipline qui consiste à distinguer l’appréhension immédiate et imaginaire du phénomène, de l’appréhension structurale du phénomène élémentaire… D’une certaine façon, c’est déjà sur cette voie qu’il nous menait dès 1932.

[1]    Lacan J., « Propos sur la causalité psychique » (1946), Écrits, Seuil, 1966, p. 176.

[2]    Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses (1955-1956), Seuil, 1981, p. 26.

[3]    Ibid.

[4]    Ibid., p. 31.

[5]    Ibid., p. 33.

[6]    Ibid., p. 28.




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