La mémoire vive

Nous jetons cette semaine un regard rétrospectif sur les rencontres qui ont marqué notre communauté de travail ces derniers jours, en interrogeant l’enseignement dispensé par Marie-Hélène Brousse dans le cadre des séminaires de l’ECF, poursuivant la réflexion sur la passe avec Marie Laurent, et nous retournant avec Cécile Quina sur la conférence donnée par Caroline Leduc à Amiens, qui propose une salvatrice clinique de la haine.

On pourrait donc légitimement s’interroger sur cette attention portée au passé, cette volonté de consigner ce qui n’est plus et de garder des traces de moments évanouis. Si Freud lui-même en effet semble avoir bâti toute la théorie psychanalytique sur la mémoire – réminiscence des hystériques, remémoration et perlaboration de la séance analytique…, il s’attacha également à montrer à de nombreuses reprises que l’oubli était une vertu, et que toujours nos souvenirs étaient déformés par le masque de notre fantasme. Ne dit-on pas que Mmémosyne elle-même, déesse de la mémoire et mère des muses antiques, inventa les mots et le langage pour que les êtres humains puissent tenter de retrouver le souvenir des choses perdues, liant d’emblée signifiant (et son manque à être) et mémoire ?

Voilà justement le pari de l’Hebdo Blog : loin d’avoir la vocation de tout publier, et de se faire lieu d’annales et conservateur des événements, c’est en aval tout autant qu’en amont ​que nous nous tiendrons, au plus près du cœur battant de la vie de notre École. Gageons que ce filtre de la subjectivité (projection​, attente, mais également surprise..),​ que ces déformations mêmes qui fondent les textes publiés dans nos colonnes sont l’empreinte du désir de ceux qui ont à cœur de transmettre non la vérité de ce qui fut dit et est advenu, mais la mémoire vive de la psychanalyse lacanienne, en acte.

Virginie Leblanc.




Premier tour après la journée du 23 janvier

Écouter les premiers témoignages d’AE provoque souvent chez moi un certain déroutement. Les modes de jouir de chacun, en phase avec l’époque, se trouvent réduits à n’être que « ça », une jouissance qui se répète, constituant l’aune de notre existence.

D’une cure à l’autre, il a fallu parier et inventer. À nouvelles pratiques de la psychanalyse, nouvelles formalisations… Ce texte, écrit à partir de ce que j’ai entendu et de quelques notes, cherche à rendre compte dans la foulée de quelques-unes.

Prenons ainsi la place des rêves dans les cures.

Rêver, on peut n’avoir pas attendu son entrée en analyse pour ça. Au réveil d’un cauchemar d’enfant, Jérôme Lecaux s’est entendu murmurer «  Enlève-moi cette chose qui pue ! », surpris de trouver sa mère penchée sur son lit, toute à sa curiosité d’en débusquer la signification. Ce n’est que bien plus tard que l’événement autour du rêve a été déchiffré : il a fallu la présence d’un analyste suffisamment silencieux et dépassionné du sens pour qu’il puisse apercevoir l’Autre scène auquel ce rêve pouvait renvoyer.

C’est frappant : aucun de nos collègues n’a rapporté une interprétation de son analyste ayant conduit au déchiffrement d’un rêve aux coordonnées fantasmatiques. On n’a pas su par exemple, si l’analyste d’Hélène Guilbaud s’est tu lorsqu’elle lui a apporté ce rêve inaugural dans lequel figurait une dépouille, objet perdu de son père et support de son être à elle. La réduction radicale à laquelle l’analyse l’a conduit balaie-t-elle l’intérêt de cette interprétation-là, si seulement elle a eu lieu ?

Idem pour le rêve récurrent dans lequel Jérôme Lecaux pilotait un avion dans un champ de lignes à haute tension. Le cauchemar insistait alors que le rêveur avait déjà aperçu la place qu’il occupait et sa fonction, d’être le phallus maternel. L’avoir enfin raconté à son analyste a permis la levée de l’inhibition. La simple ponctuation de celui-ci semble avoir fait interprétation.

Dans ces premiers témoignages, les rêves ont surtout servi à un usage de formalisation de la fin de la cure. Souvent mis en série, ils ont été reconnus au réveil comme établissant un avant et un après, mais pas sans être traduits en signifiants et livrés une dernière fois à l’analyste. Pointant une jouissance clandestine, allant même jusqu’à la nommer parfois, leur trouvaille pouvait aller jusqu’à désamorcer le signifiant-maître construit dans la cure de sa charge de jouissance.

C’est en effet du haut de son rêve que Véronique Voruz voit choir ce membre arraché, jambe amputée de sa mère et reste de corps sacrifié qui constituait son articulation destinale. C’est du haut de son rêve qu’a jailli un signifiant nouveau qui la place du côté de l’existence. À l’arrache renverse l’arrachée, desserre le nœud signifiant aliénant qui la déterminait et opère un rebroussement providentiel, qu’elle prend comme sien.

Un rêve de Laurent Dupont indique les lettres conclusives cac, cac, cac mais il a fallu les dire à l’analyste pour les apercevoir, dans un witz qui a un au-delà. Une interprétation avait révélé à l’analysant sa jouissance à jouer avec le signifiant, comme le phoque avec la balle. Mis en série avec le rêve des trois tableaux et celui de la chute du père et de l’analyste, il conduit le rêveur au bout du tunnel à entrevoir un c’est ça qui met un terme à la cure. Il demande la passe.

Par ailleurs, jamais je n’avais entendu témoigner d’une telle prise de parole sur le corps. Prise et déprise signifiante, suivant un temps logique de ce corps toujours extravagant au point où il s’est lié à la langue et dont la dinguerie assumée n’a jamais été si sérieusement et joyeusement partagée !

Pour preuve, les rires qui n’ont pas arrêté de circuler pendant le témoignage de Jérôme Lecaux. S’ils ont commencé avec la drôlerie des emmêlements œdipiens révélés par un lapsus inaugural, ils ont accompagné la décomplétude assumée de celui qui témoignait d’un trajet du corps dans sa cure : de l’éprouvé d’un trou dans la colonne vertébrale à celui d’une nouvelle consistance du corps, d’une mortification à une érection du vivant. Une force nouvelle s’éprouve sur un mode quasi-tantrique, selon la formule de Jacques-Alain Miller.

Les affects de vertige de Fabian Fajnwaks, ceux du dégoût de Laurent Dupont sont plus discrets et moins insolites mais tout aussi liés à un plus de vie ressenti en acte pour la psychanalyse.

Véronique Voruz témoigne plutôt de la levée d’une fixation de jouissance sur le corps. L’inflammation de ses yeux cesse, le signifiant monstre se défait de sa force de frappe lorsque l’analyse saisit au bond l’invocation divine qui jaillit discrètement de sa plainte – « Enfin, vous l’avez vu ! »

Un pas-de-sens, hors signifiant dans lequel Dieu s’aperçoit place vide où se loge l’objet.

Hélène Guilbaud relate un phénomène imaginaire étrange et passager, pas sans lien avec le signifiant-maître sous lequel elle disparaissait, au moment où l’Autre se vide de sa jouissance comme l’interprèteront les rêves de fin de cure.

L’hallucination auditive d’un raclement de gorge suivie d’une décharge électrique perçue dans le corps met un terme à l’analyse de Caroline Doucet. Du phénomène isolé du récit qu’elle dit sans affect, elle décide de faire événement qui s’isole en demandant la passe. Sur quoi le jury redouble son pari.

Vraiment pas question de conformité pour la passe et pour le corps parlant !




Pourquoi la haine, selon Caroline Leduc

À la suite des événements de Janvier et Novembre 2015, des spécialistes ont cherché à expliquer ce déferlement de haine meurtrière mais semblent buter à en élucider les causes. Seraient-elles de l’ordre de l’innommable ?

Lors de sa conférence du 27 janvier à Amiens, dans le cadre du cycle de conférences de l’ACF-CAPA, Caroline Leduc s’est mise au travail  d’en dire tout de même quelque chose, en élaborant une véritable clinique de la haine.

Le réel est en jeu dans cette affaire. Lacan nous l’enseigne, le symbolique ne recouvre pas tout… S’ajoute à cela la recrudescence de la haine de l’Autre « opérant implacablement son éternel retour ». Comment la psychanalyse peut-elle nous orienter dans ce malaise qui touche notre civilisation ? Caroline Leduc a proposé une réflexion sur le thème de la haine à partir des symptômes repérables de ce malaise : le terrorisme islamiste et la montée du Front National.

L’originalité de sa réflexion est de « renvoyer dos à dos terroristes et frontistes dans leur visée de destruction de tout discours ». Le sujet de propagande de DAESH et du FN « vise le même point de structure, le point de ratage du discours du maître occidental où se révèle son envers de jouissance ». Ces propagandes s’instrumentalisent l’une l’autre : sentiment de rejet versus peur de l’étranger. Véritables « entreprises de démolition du discours », elles en invalident la fonction de « traitement de jouissance par un dispositif signifiant qui permet de faire lien social ». D’un côté, le FN disqualifie tout discours politique et vise l’impuissance de nos élites « à traiter le réel contemporain » en dénonçant la vanité du signifiant. De l’autre, DAESH, sous-tendu par une volonté d’anéantissement de notre mode de jouir, dénonce le « ratage du discours humaniste et universaliste de l’occident », dont les idéaux ne parviennent plus à masquer les effets de ségrégation.

L’émergence de la haine se situe au point éthique où le sujet est confronté à l’intime altérité à soi-même «  qui habite chacun de nous » et dont le caractère reste insubjectivable. « Le sujet peut se dérober à traiter cette altérité » et se haïr lui-même quitte à localiser en l’autre cette haine. S’arracher à la prise que la haine a sur le sujet, s’en faire responsable dans une sorte d’ « arrachement à soi », apparaît dès lors comme la « seule voix éthique qui s’offre au sujet ». Responsable, le sujet l’est également dans « la façon de répondre à la haine qui le vise » qui convoque tout autant l’altérité qui l’habite.

La haine s’infiltre dans le lien social, « aux points d’impasse du discours du maître ». La haine, « seul sentiment lucide », déshabille les sentiments et les idéaux par lesquels nous voilons d’ordinaire le réel. Elle est une tentative de percer l’être de l’Autre au point de l’indicible. Le langage est toujours menteur pour dire l’être du sujet et c’est justement ce que la propagande djihadiste ou raciste cherche à dénoncer en s’appuyant sur un outil commun : les théories du complot. Par sa disqualification systématique du discours officiel, le complot cherche à dénoncer « la jouissance opaque et mauvaise d’un Autre duplice ». DAESH comme le FN se font « les non-dupes » de cette « jouissance mauvaise qui précède la pacification par le symbolique ».

« Toujours gît, dans une communauté humaine, le rejet d’une jouissance inassimilable, ressort d’une barbarie possible ». Autrement dit, la haine ne disparait pas, l’opération du symbolique est impuissante à la dissoudre. Mais la psychanalyse nous enseigne à nous tenir « averti de sa présence pour ne pas l’accomplir ». L’éthique de la psychanalyse ne serait-ce pas de répondre à la haine par la construction d’un symptôme et le savoir y faire avec ?