Éditorial

« La psychanalyse, à travers tous ses boniments, a bon pied, bon œil, et elle jouit même d’une espèce de respect, de prestige, d’effet de prestance tout à fait singulier si l’on songe tout de même à ce que sont les exigences de l’esprit scientifique »[1].

1967. Il y a presque un demi-siècle déjà, Jacques Lacan s’étonnait : la psychanalyse, ça tenait, cette « chose » elle était « toujours là »[2].

2015. L’Orientation lacanienne jouit encore d’un prestige certain, mais elle est attaquée et il nous faut rester vigilants. Sa force ne tient-elle pas à ce qu’elle sait rompre avec l’ennui et le pour tous, vise à serrer le réel le réel en jeu ? Elle pousse chacun à parler à partir d’une place précise, à partir de son manque-à-être, non de son savoir statufié. Ce principe, développé par Jacques-Alain Miller dans Politique lacanienne 1997-1998[3], est au cœur de notre orientation et le choix du thème de nos Journées participe de cette tension vers le réel, le symptôme, la solution intime, unique, et aussi vers la « tension entre l’un et le deux, soi et l’autre », comme l’écrit Christiane Alberti, directrice de ces Journées, dans l’argument qui les présente.

Les Journées de l’ECF, vecteur majeur de notre communauté, propulsent ACF et CPCT vers ce thème : Faire couple. Liaisons inconscientes. Nous tenterons, dans l’édition spéciale que nous consacrons ici à ces 45es Journées, de débusquer ce fameux « effet de surprise » évoqué par Lacan[4], qui happe et capte. Et la question du comment « faire couple » n’est-elle pas propice à accélérer cette traque en recentrant le propos sur la façon dont se décline, pour chacun, le non-rapport sexuel ?

Depuis plusieurs années, les Journées de l’École n’ont plus pour seule fonction de nous réunir dans l’intimité d’un pesant « entre nous », à l’image d’un colloque de spécialistes. Notons encore que Lacan, dans la conférence citée, nous alertait sur « la faiblesse du psychanalyste » dont le penchant est « qu’il se tient à carreau »[5]. Cette posture, prudente, prude et retenue, n’est pas – vous l’avez saisi ! – celle qui qualifie la direction de ces J45 !

Avançons sans rien sacrifier à la rigueur du concept dans la clinique. La langue qui s’y fait entendre porte la marque de l’ouverture. Le pari qui s’entend derrière ce qui s’y dit est celui d’énoncer clairement ce que nous découvrons dans notre pratique, mais aussi d’entendre ce que d’autres disciplines peuvent nous enseigner. C’est pour cela qu’autour de textes sur le thème lui-même, nous avons fait la part belle dans ce numéro spécial aux échos des après-midi préparatoires : manifestations du désir impulsé par les Journées bien avant l’événement lui-même. Vous trouverez également ici un volet politique essentiel avec trois textes sur les enjeux de la diffusion : « rencontre publique », « échanges », « conversation », tels sont les signifiants qui circulent sur les affiches des événements en région cette année.

Ces Journées impulsent une nouvelle façon de diffuser et, comme le rappelle Jean François Cottes, responsable de la e-commission, « il est bien connu que chaque changement technique du recueil et de la diffusion de l’écrit a un effet sur la forme du message ». Parions, et le pari a déjà fait ses preuves, que cette diffusion adressée qui, sans être tous azimuts ne laisse rien au hasard, sera homogène à l’époque des réseaux ! Pour sa part, la rubrique « Dossier » ajoute deux petits cailloux dans le soleil de la série ouverte par le Copil des J45 et le texte de C. Alberti Match-Point publié dans L’Hebdo-Blog le 8 juin dernier. Vous pourrez lire deux textes vifs qui rendent compte de l’instant de la rencontre par deux voies différentes convergentes en ce même point : le minuscule laps de temps où un homme, ou une femme, sont frappés par un détail qui réveille la folle envie de faire couple, coûte que coûte.

Les rubriques ACF, nourries de textes émanant de la préparation des Journées en régions, et Arts & Lettres, ne sont pas en reste et vous livreront de nouveau quelques traits de couples exceptionnels…

Allegro ma non troppo !

L’automne n’a pas éclos et avant Paris n’oublions pas que nous sommes attendus à Bruxelles ! Deux textes issus de Marseille et de son rendez-vous du CPCT du 5 juin 2015, « Victimes et victimisation », nous accompagneront, eux, vers PIPOL 7.

[1]           Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, page 23.

[2]           Ibid.

[3]           Miller J.-A., Politique lacanienne, 1997-1998, Paris, Collection Rue Huysmans, 2001.

[4]           Op.cit.

[5]           Op.cit., p. 19.




« Coquelicot », « Cercle » de Yannick Haenel

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« Et puis j’ai rencontré la femme du pont des Arts : Coquelicot, la fille en rouge. Elle s’appelait Anna Livia. C’était sur les berges, le 8 mai, juste en bas de l’hôtel Cascade […] Je regardais vers l’est, en direction du Petit-Pont. Elle était-là. C’était bien elle. J’ai reconnu tout de suite son allure de princesse frêle et altière.

Tout crépitait, plein de sève. Je me disais : c’est un jour à tapis volant, l’un de ces jours où l’on traverse des murs.

On est entré boire un café au Mistral, sur la place du Châtelet. Les murs sont tapissés d’affiches de danse, et en montrant l’affiche d’un spectacle de Pina Bausch : Tabula rasa, avec une femme aux seins nus, le visage caché par une chevelure de nuit étoilée de fleurs, un bras tendu de nymphe et la jupe longue écarlate dont les plis font un éclair dans un champ de fleurs chaudes, je lui ai dit : c’est exactement ça que je cherche avec des phrases, ce mouvement-là, un mouvement si violent qu’il en devient pudique, une saturation de couleurs vives, une beauté calme qui se dessine à travers les lignes : le mouvement de la déesse lorsqu’elle sort des eaux, une sorte de naissance, quelque chose qui s’arrache au désir et en relance la mise : c’est ce geste, précisément ce geste que je cherche avec des phrases.

Anna Livia a eu l’air surprise, elle m’a regardé intensément, comme si elle interrogeait chaque partie de mon visage. Je lui ai demandé si ça allait. Elle a levé sa main vers l’affiche, et sans me quitter du regard, elle a dit « Sur l’affiche, la femme, c’est moi ». Yannick Haenel, Cercle[1].

La « psychologie du coup de foudre » comme déclenchement d’un « attachement mortel »[2] disait Lacan, trouve son image paradigmatique chez le jeune Werther qui déclare avoir assisté au « plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie »[3] : Mlle Charlotte entourée de six enfants, distribue des morceaux de pain à chacun d’eux. La passion de Werther est immédiatement déclenchée par cette image maternante et nourricière.

Ravissant, Ravissement, ce phénomène, soutient Lacan au début de son enseignement, est le résultat de la coïncidence de l’objet avec une image fondamentale pour le sujet. En reprenant le terme Verliebtheit de Freud, Lacan signale que si l’amour est un phénomène qui se passe au niveau de l’imaginaire (arrêt sur l’image), il provoque par la suite une véritable « subduction du symbolique »[4], à partir d’une profonde perturbation de la fonction de l’Idéal du moi. Tout idéal devient la personne aimée, l’idéal du moi devient le semblable. La formule du coup de foudre serait donc, dans un premier temps : i(a) = I(A) ; au moment de cette confusion, nulle régulation possible « quand on est amoureux, on est fou »[5].

Mais le ravissement à une autre facette bien précise : celle de la surprise ; non pas La Surprise de l’amour où Marivaux décrit ce combat mené face à une passion qui veut être ignorée par le sujet lui-même. Ravi est celui sur qui porte le coup, la soudaineté est une constante qui rend le sujet, dans son discours, irresponsable de ce qui lui arrive : ça lui tombe dessus, il ne sait pas comment, c’est l’inattendu. Alors, comme le note remarquablement Roland Barthes[6] ce qui se présente comme un tableau (visuel ou langagier) vu (ou entendu) pour la première fois, comme une image fixe et idéale, est paradoxalement un rideau qui se déchire, « une faille soudaine dans la logique de l’univers »[7]. L’instant du coup de foudre est coïncidence et faille, idéal mais aussi rupture face à une certaine répétition car la vie n’est plus la même. Chez le personnage du roman d’Haenel, cette image du corps qui danse est la phrase qu’il n’arrive pas à écrire. D’un coup, ce corps est là. Il est la promesse d’une écriture, de quelque chose qui pourrait enfin cesser de ne pas s’écrire.

[1]           Haenel Y., Cercle, Paris, Gallimard, 2007, p. 122-127.

[2]           Lacan J., Le Séminaire, Livre 1, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 163.

[3]           Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Le Livre de poche, 1999, p. 59.

[4]           Lacan J., Le Séminaire, Livre 1, op. cit., p. 162. La subduction est le processus par lequel une plaque lithosphérique océanique s’incurve et plonge sous une autre plaque.

[5]           Ibid., p. 163.

[6]           Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, in Œuvres Complètes, t. III, Paris, Seuil, 1995, p. 633.

[7]           Duras M., La Maladie de la mort, Paris, Minuit, 2006, p. 52.




L’instant où Anjelica Huston a rencontré Jack Nicholson

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« Dix-sept ans d’amour fou », tel est le titre imparable accompagnant l’image du couple légendaire à la une du dernier Vanity Fair : Anjelica Huston et Jack Nicholson. Si l’on parle beaucoup d’eux ces temps-ci, c’est à cause de la sortie toute fraiche de l’autobiographie d’Anjelica[1]. Elle livre un récit frivole, toute occupée qu’elle est à faire briller jusqu’au vertige les insignes d’une vie dans le luxe et le velours, récit qui n’empêche pas de se rendre à l’évidence : elle a aimé follement cet homme. Et pourtant, la fulgurance de la première rencontre, en deux temps, donne déjà le cadre de ce qui, au cœur de cet amour, sera aussi pour elle son tourment.

Anjelica a 22 ans et parcourt un soir Mulholand Drive à bord d’une Masseratti rouge aux côtés d’une amie qui l’a convaincue de l’accompagner à une fête chez Jack. Elle ne l’a jamais rencontré en chair et en os, mais est loin d’avoir oublié son impression, l’ayant vu pour la première fois crever l’écran d’un cinéma londonien dans Easy Rider. Sa plume rend alors compte de l’éclat de la première rencontre : « La porte d’une modeste maison à un étage style ranch s’est ouverte, et le fameux sourire est apparu ». Apercevant pour la première fois celui dont le sourire sera appelé plus tard « le sourire du tueur », elle se dit : « voilà un homme dont on peut tomber amoureuse »[2].

Ils passeront la nuit ensemble et il lui donnera rendez-vous quelques jours plus tard pour une première sortie romantique qu’il annule le jour même, prétextant un autre engagement. Déçue de « passer en second », elle se console en allant au restaurant avec un couple d’amis. À peine est-elle arrivée au resto qu’ils lui annoncent que « l’engagement » de Nicholson est en réalité une jolie blonde avec qui il vient de monter à l’étage. Cette première rencontre avec le mensonge du partenaire s’accompagne aussitôt d’un choix subjectif : non pas quitter la scène dans ce qu’elle a d’intenable, mais s’y inclure : « J’ai saisi mon verre à vin et, le cœur battant, j’ai saisi l’escalier à mon tour. Jack était en compagnie d’une belle et jeune femme que j’ai immédiatement reconnue : son ex-petite amie Michelle Phillips […] J’ai levé mon verre joyeusement en lançant : ” Je suis en bas, et je voulais simplement dire bonjour “. Imperturbable, il m’a présenté Michelle »[3]. Nicholson et Huston commenceront à vivre ensemble peu après.

L’instant de la rencontre contient déjà la matrice de mille autres scènes où elle sera à chaque fois à la place de la femme que l’on trompe et à qui l’on ment. Rencontre amoureuse, certes, mais aussi avec une jouissance qui, à la différence de Nicholson, sera sa fidèle partenaire. À peine descendues les marches du Festival de Cannes, Nicholson part sur la mobylette de la première admiratrice croisée. Voilà que la femme qui faisait la une des magazines de luxe et qui, dix minutes plus tôt était bombardée par les flashs des photographes de la Croisette, devient un objet délaissé sans un mot, sanglotant sur un trottoir. Avec ou sans voile, la tromperie du partenaire fera toujours pleurer cette femme pour qui la question n’est pas de savoir s’il faut le quitter ou pas, mais ce qu’il va faire pour se faire pardonner.

Sait-elle quelque chose du fantasme et de la jouissance palpitant au cœur de ces scènes qu’elle décrit néanmoins comme un martyre ? Rien ne le prouve. Cependant, elle n’est pas sans savoir trois choses. La première concerne l’aveu sur le type d’homme qu’elle peut aimer : « Même s’il m’est arrivé d’aspirer à ce qu’on attend généralement d’une relation sentimentale – réciprocité, partage, affection et fidélité – la dure réalité est que ces qualités-là ne m’excitaient pas forcément. J’ai toujours été attirée par […] des hommes sur qui on ne peut pas compter »[4]. De ce point de vue, avec Nicholson qui déclinera jusqu’au bout sa demande de l’épouser, elle sera servie.

Deuxièmement elle sait qu’elle a choisi Nicholson pour sa ressemblance avec un autre homme, marqué lui aussi par les signifiants « coureur de jupons » et « dédain dévastateur » et auquel elle n’a cessé de déclarer sa flamme du début à la fin de sa biographie. Cet homme est son père, le réalisateur John Huston, dont le portrait amoureux ouvre le livre : « Un mètre quatre vingt-dix et des longues jambes, mon père était plus grand, plus fort et doté d’une plus belle voix que tout autre. Il avait les cheveux poivre et sel, le nez cassé des boxeurs et une dégaine spectaculaire »[5].

Le troisième point concerne un aperçu sur sa manière de reproduire la vie amoureuse de ses parents. Comme eux, elle finira par répondre en miroir à la tromperie répétée du partenaire : « Quand il m’est devenu impossible de me voiler la face plus longtemps, je n’ai pas su comment réagir. J’aurais beaucoup aimé parler de ce dilemme à ma mère. J’ignore si ses aventures l’avaient réconfortée ou n’avaient eu d’autre but que de contrarier mon père. Elle n’avait jamais évoquée en ma présence l’infidélité de son mari ni même la douleur qu’elle éprouvait. Elle avait intériorisé énormément de choses et je reproduisais le même schéma »[6]. Elle ne pourra quitter Nicholson que le jour où il lui annonce que « quelqu’un va avoir un enfant ». Point d’insupportable touchant au réel de sa difficulté à avoir des enfants avec le seul qu’elle voyait, c’est le cas de le dire, à la place du père.

Jamais en analyse, ces trois instants de voir resteront pour elle sans conséquence. Avoir des insights sur ses liaisons inconscientes ne suffit pas à s’arracher de la scène de sa jouissance. Il se pourrait que seule une rencontre qui ne ressemble à aucune autre, celle avec un psychanalyste, soit la condition pour y parvenir.

[1] Huston, A., Suivez mon regard, Éditions de l’Olivier, 2015.

[2] Ibid., p. 265.

[3] Ibid., p. 266.

[4] Ibid., p. 459.

[5] Ibid., p. 20.

[6] Ibid., p. 405.




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