S.K. (Architecte)
« L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. »[1]
4’18’’ : Le début du film[2]. Nous sommes en Italie « terre du dôme et de l’architecture, de la bonne cuisine, et des grands idéaux ». Protégées par le majestueux Panthéon romain, plusieurs personnes habillées avec un soin extrême escabotent autour d’une table. Entourées de monuments imposants, elles semblent satisfaites. Au milieu, Stourley Kracklite – que nous appellerons S.K., architecte américain réputé, constitue le centre de gravité de la scène. Dans son beau costume, il agit en animateur de soirée. On fête son anniversaire autour d’un gâteau sphérique, réplique du Cénotaphe à Newton, chef-d’œuvre du grand architecte des Lumières, Etienne-Louis Boullée. S.K. est venu à Rome, accompagné de sa femme, pour présenter une exposition sur Boullée, sur laquelle il travaille depuis dix ans.
Pendant cinq minutes, le corps de S.K. semble trouver son point d’appui pour se placer et contempler le monde. Mais bien vite, on assiste à la progressive décomposition de son corps, de son couple et de sa carrière. Le corps de S.K. ne tient plus. Ce défaut d’escabeau, dans la bataille des escabeaux qui commencent à se froisser, pose une première question : de quelles pièces est fait un escabeau ?
Qu’est-il donc arrivé ?[3]
Juste avant la première manifestation de douleurs abdominales de S.K., on entend les paroles de sa femme qui viennent rompre l’équilibre. En quelques mots, elle heurte deux points d’appui de son mari : son sinthome, l’architecture, et le signifiant maître Boullée qui lui sert d’idéal. S.K. n’est pas Joyce, écrivain préféré de Peter Greenaway. Ce dernier déclare d’ailleurs « le cinéma est mort ». Selon lui, c’est l’art qui a évolué le plus lentement, car il « n’a pas eu son propre Joyce »[4]. Le protagoniste de son quatrième film, Le ventre de l’architecte, est, comme toujours, un créateur. Cette fois, c’est un architecte, S.K. (architecte) tel qu’il signe ses lettres. S.K. le bien nommé. Ce choix permet au cinéaste de nous livrer une première thèse qui établit l’analogie entre l’architecture et la fabrication du corps chez le parlêtre, car, dans les deux cas, il s’agit de « quelque chose qui s’organise autour d’un vide »[5]. P. Greenaway pose une question qui traverse tout le film : que se passe- t-il lorsque le vide n’a pas été constitué ?
Cette œuvre cinématographique démontre les conséquences du ratage architectural du parlêtre. Concernant le corps, la pulsion émerge dans le réel sous forme de boule énigmatique qui s’empare du ventre de S. K. On assiste à un défilé de ventres remplis. Concernant l’architecture, Greenaway pointe l’impasse dans la construction, choisissant deux architectes, Boullée et Kraklite, qui ont très peu construit. On visite une série de d’édifices funéraires, tels que le Panthéon et le Monument à Victor-Emmanuel II, qui abritent des morts illustres et une troisième bâtisse jamais construite, le Cénotaphe (du grec kenos, vide, et taphos, tombeau) créé par Boullée en 1784, en l’honneur de Newton. À l’inverse des deux autres, celui-ci est vide. L’omniprésence de ce monument impossible, métamorphosé en dessin-maquette-gâteau-petite lampe, semble bien exprimer le drame du protagoniste. Pour S.K., le tombeau n’est pas vide. À l’aide de différents supports – notamment l’écriture de lettres à Boullée signées de son nom « S.K. Architecte »-, il tentera d’habiller la Chose qui l’envahit et d’y coller une image qui puisse lui servir de corps.
L’objet déchet
2h80 : Le film s’achève. Retour au restaurant chic du Panthéon. Le ventre de S.K. est « rongé et pourri ». Tout semble l’avoir lâché : sa femme, la direction de l’exposition, ainsi que l’image du corps, dévoilant l’objet déchet auquel il se voit réduit. Alcoolisé et sale, il finit plié de douleur. Cependant, une chose lui restera fidèle et l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle. Soudain il répond aux questions d’un personnage kafkaïen qui lui demande son nom, sa nationalité et sa profession. « I’m architect » affirme S.K. « That’s all », réplique une petite voix. C’est cette identité d’architecte qui lui permettra de grimper, non pas sur son escabeau, mais sur les escaliers de service de l’exposition, le jour du vernissage. Faute d’image pour affronter les autres, il atteindra le sommet, par les coulisses de la scène, afin de contempler d’en haut le spectacle du monde dont il ne fait plus partie. C’est alors que S.K. adopte la position de L’homme de Vitruve, canon des proportions du corps humain : de face, tout droit, jambes serrées, bras tendus à l’horizontale, encadré par une fenêtre. Identifié au regard, il se jette dans le vide, réalisant avec son propre corps un geste architectural par excellence : ouvrir une fenêtre[6]. Avec ce « suicide d’architecte » Greenaway signe la fin de ce film, où il met en scène le drame de la création, en nous livrant sa grande leçon : dans l’art, tôt ou tard, le propre corps de l’artiste peut devenir le support même de son art.
[1] Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.
[2] Le ventre de l’architecte de Peter Greenaway, sorti en 1987.
[3] Pour y répondre, nous suivons l’indication précieuse donnée par J.-A. Miller in La Conversation d’Arcachon, Le Paon, Agalma, Paris, 1997, p. 248.
[4] Interview de P. Greenaway, in Russian Beyond the headlines, Moscou, 25 avril 2014.
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 162.
[6] Wajcman G., Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 94-99.