Shame le silence de la pulsion

Dans une mise en scène glaciale et limpide, Steve McQueen raconte l’infinie solitude d’un porn-addict. Dominique Carpentier met en valeur le réel qui le rend esclave dans cette imparable capture.

Le film Shame de Steve McQueen, artiste plasticien et cinéaste anglais, sorti en décembre 2011, met en scène Brandon, sexual addict new-yorkais. Dans le cadre de ce dossier de l’Hebdo-Blog, il est intéressant de reprendre quelques points de ce film, pour illustrer ce que dit Jacques-Alain Miller : « Rien ne montre mieux l’absence de rapport sexuel dans le réel que la profusion imaginaire de corps s’adonnant à se donner et à se prendre. »[1] Brandon, joué de manière exceptionnelle par Michael Fassbender en fait la démonstration. Sa vie est rythmée par sa compulsion à regarder des sites pornographiques et à s’offrir des prestations tarifées pour des rapports sexuels sans affects ni paroles. Il est Un tout seul perdu dans un quotidien répétitif, sans relief, vide, comme l’est son appartement, froid et immaculé.

Enfermé dans une jouissance Une dévastatrice, il s’extrait du lien social, bien qu’il soit inséré dans le monde de la finance où il excelle. Outre cette compulsion sexuelle qu’il se doit d’épuiser, sous peine de souffrir d’insomnie, il court, ne peut rien faire d’autre que de courir, à en perdre haleine, sans but souvent, dans New-York que l’on découvre différente, New-York circonscrite à Manhattan, juxtaposition de lieux vides et transparents, tel cet hôtel où les chambres sont autant de vitrines exhibant des couples faisant l’amour. Cet homme, qui dit très peu, voire rien, de ses affects, les traduit par le silence. Très bel homme, il aurait « tout » pour plaire, si ce n’est cette blessure que l’on découvre, une histoire familiale douloureuse, dont il tente de s’échapper et qui lui revient sous les espèces du retour de sa sœur, qui lui réclame un toit, des paroles et de l’attention. Cette jeune femme se révèle être celle qui redonne « humanité » à ce frère qui n’a plus d’idéal, pourtant nécessaire pour faire tenir les semblants. Est suggéré, en filigrane, un rapport incestueux entre lui et sa sœur, tous deux étant comme sans filiation, sans famille, et pourtant unis par leur histoire commune.

Shame, qui signifie « la honte », mais aussi, dans l’expression anglaise What a shame ! « le dommage » révèle l’écart entre l’isolement et la solitude. Pourquoi le héros ne choisit-il pas la rencontre amoureuse ? Celle-ci échoue dès que le « sentiment » y est engagé. Pourtant, dans ce film dur, le plaisir est manifeste pour tous, les acteurs comme le spectateur, dans la jolie scène du restaurant, où un serveur entreprenant, un peu spécial il faut dire, vient alimenter un début de dialogue amoureux entre Brandon et sa collègue de bureau. Elle lui dit, regardant les autres couples dînant dans ce restaurant : « Les couples qui vivent ensemble des choses sont « connectés », au prix peut-être même de ne pas se parler ». C’est ce qu’elle aimerait, cette connexion qu’il n’y a pas, et qui exige un voile sur le réel pour permettre le lien. En cédant aux avances de son collègue, elle rencontre ce qu’elle connaît, le malentendu et le ratage, quand notre héros se trouve dépossédé de sa puissance, ici ravalée à un dysfonctionnement physique, vite effacé par une autre rencontre sexuelle, dans la foulée, mais cette fois tarifée, sans affect aucun.

Le silence qui entoure la pulsion est rendu sensible, la musique très présente est aussi ponctuation de la difficulté pour chacun à rencontrer l’autre, dans un monde où le lien social ne tient plus sans les semblants. L’article d’Alain Merlet, « La gloire et la honte »[2], nous enseigne sur ce qui, au plus intime du sujet, le réduit à son être pour la mort, son être pour la jouissance. Ce magnifique acteur, au fil de la narration, perd de sa superbe, pour, dans l’avant-dernière scène, « jouer » la mort dans la recherche éperdue d’une jouissance qui se révèle toujours vaine et inépuisable. La tentative de suicide de la sœur du héros oblige celui-ci à un « être là » qu’il abhorre. Au moment où le pire est advenu, où il se perd dans cette quête d’une jouissance phallique dont il se fait l’esclave, c’est le suicide de l’autre, de la seule qui compte un peu, sa sœur, qui donne un coup d’arrêt, peut-être fugace, à son « être-pour-la-mort ». Dans cette histoire sans parole, la possibilité de faire autre chose que « courir après la mort » est en perspective : remettre le désir en fonction, là où l’addiction au sexe et à la jouissance des corps entraînaient vers le pire, réduisant le sujet à son corps, pris ou donné, pur objet. S’il n’y a pas de rapport sexuel, il y a la jouissance, qu’il faut pouvoir tenir à distance pour ne pas s’y abîmer, et ce serait peut-être alors, pour Brandon, croire (un peu) à l’amour, c’est-à-dire aux pouvoirs de la parole.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour, au XXIe siècle, AMP WAP, Paris, Collection rue Huysmans, 2014, p. 307.

[2] http://www.psychanalyse67.fr/accueil/myFiles/70_72679I53BB.pdf




Complot, vous avez dit complot ?

Au cours des derniers jours, la presse écrite[1] et les journaux télévisés[2] ont mis en lumière la rapidité avec laquelle différentes rumeurs, relayant les théories du complot concernant les attaques qui ont récemment touché notre pays, avaient pu circuler sur les réseaux sociaux et surtout à quel point une frange importante de la population, principalement jeune mais pas seulement, pouvait potentiellement y adhérer.

Objet de recherche de la psychologie sociale depuis plus de soixante ans, la rumeur n’a pas attendu l’avènement de la toile moderne qu’est le net pour exister. La nouveauté réside bien plus dans l’hyper-accélération qu’a pu subir ce phénomène, comme quelques autres avant lui, de par les nouveaux moyens de communication. Une rumeur aurait pris des semaines voire des mois à enfler il y a encore vingt ans. Là, cela s’est répandu en quelques heures sur les différents réseaux sociaux d’aujourd’hui. La rapidité du processus cependant ne change en rien les caractéristiques d’un tel phénomène : instabilité des récits en lien à l’implication importante des sujets quant à la négativité du message, associée avec l’attribution de sources multiples. Le fameux: « Je l’ai vu sur internet ! » venant alors balayer pratiquement toute contestation possible chez certains. La défiance des partisans d’un tel discours semble tout autant se trouver dans la volonté de désignation d’un Autre malintentionné que dans l’adhésion grandissante à une non-croyance en l’information proposée par les médias dits traditionnels.

Déjà en 2011, Jacques-Alain Miller attirait notre attention sur le phénomène[3]. En y repérant les principales coordonnées de la logique complotiste, il pointait l’importance pour ses défenseurs d’attribuer une responsabilité à un Autre « multiforme, tentaculaire et dissimulé »[4] afin de venir combler les trous laissés dans le savoir mais aussi toute la part de hors-sens que peut comporter n’importe quel événement historique. La plupart des faits majeurs de l’histoire contemporaine ont connu leur lot de récits conspirationnistes, de la Shoah aux attentats du 11 septembre 2001, en passant par les missions lunaires Apollo ou encore l’assassinat de J.-F. Kennedy. Pour les partisans de ces récits, il y aura toujours une bonne raison de ne pas y croire. En quelques jours seulement, les événements survenus entre le 7 et le 9 janvier auront été mis en doute au nom, successivement, d’un gilet pare-balle, de rétroviseurs, d’une carte d’identité, d’un policier mort et d’une prétendue paire de menottes. Et il y a fort à parier que la liste s’allongera. Car la logique de ce type de récit est de pouvoir s’appuyer sur tout élément relevant du champ du hasard, du manque, du hors-sens, pour y rétablir un désir prêté à l’Autre permettant ainsi de rabouter ce qui pouvait venir à manquer de sens. Le récit s’en trouve alors « irréfutable. Il s’autovalide. La trame du récit se resserre. Il est fermé sur lui-même, comme un poème »[5].

En son temps déjà, Freud avait attiré notre attention sur ce qu’il présentait, dans Totem et Tabou, comme le tout premier complot, le postulant à l’origine même du lien social, avec l’alliance des frères contre le père de la horde. Mais, à la différence de la rumeur du complot avec son type de récit visant à cerner l’authenticité en la saturant de sens, le mythe se déploie d’emblée dans le registre de la fiction historique comme « un énoncé de l’impossible »[6]. La lecture originale des mythes que propose la psychanalyse dévoile, dans leur structure, le lien avec l’autre qu’ils permettent d’établir. C’est alors que les récits mythiques se distinguent des récits complotistes car ces derniers intègrent automatiquement un Autre méchant à leur trame narrative et ne permettent de faire lien qu’avec quelques très rares autres. Le monde se séparant alors par exemple entre les truthers – comme ils se surnomment -, partisans de la vérité, et les autres. Pour certains sujets pointe donc la perspective d’une rupture dans le lien social que nous sommes déjà en mesure d’observer dans ces résonnances locales.

[1] Libération, édition du 21 janvier 2015, p. 2-5. http://www.liberation.fr/monde/2015/01/17/apres-charlie-hebdo-la-theorie-du-complot-relancee_1182921

[2] http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid6850-la-nouvelle-edition.html?vid=1198045

[3] Miller J.-A., Le Point, 15 décembre 2011.

[4] Ibid.

[5] Ibid.                                                                                                         

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 145.




Inventions et bricolages avec la psychanalyse

« Le lion ne bondit qu’une fois[1] » c’est en écho à cette remarque de Freud que Sonia Chiriaco a choisi de donner sa conférence « Invention et contingence dans l’analyse », le 31 janvier dernier à Marseille. S. Chiriaco témoigne d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention tirant les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, qui devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination.

Un jeune garçon psychotique arrive à sa séance désemparé, perturbé par une mauvaise rencontre avec un signifiant brûlant. À l’école, il a entendu la phrase « Guillaume a emballé Céline ». Privé de l’abri de la signification phallique, un excédent sexuel « s’emballe » dans son corps, menaçant un équilibre précaire. L’analyste intervient promptement, sans calcul, « Guillaume a emballé Céline dans du papier cadeau ! » Ce détournement de la jouissance par et dans la langue interpose habilement un semblant qui provoque un rire salutaire chez le patient et l’analyste. Celle-ci ouvre ainsi la voie d’un traitement possible de la jouissance par la langue. « On peut traiter par le signifiant, des choses de l’inentendable[2] ». En le rapportant, en conférence, l’analyste conserve « le souvenir physique » de ce moment crucial où elle s’est engagée dans la hâte avec son corps.

Cette vignette clinique est tout à fait paradigmatique de la démonstration de Sonia Chiriaco. Après avoir rappelé, en quelques balises théoriques, les avancées du dernier enseignement de Lacan – une psychanalyse au-delà de la norme oedipienne – la conférencière s’est attachée à en montrer les enjeux cliniques à l’aide d’une série de cas, chacun débouchant à sa manière sur une invention (une pratique artistique contre les ravages de la toxicomanie) ou un bricolage psychique (nouvel arrangement sinthomatique avec la jouissance). Elle a ainsi brillamment inauguré le cycle de travail de l’ACF Méditerranée-Alpes-Provence : « Inventions et bricolages avec la psychanalyse ». Il s’agit, soulignons-le, d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention qui tire véritablement les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, lequel devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination. Retenons deux points d’un propos marqué à la fois par la rigueur, la clarté et la surprise clinique, ayant suscité une vive conversation.

L’engagement du corps de l’analyste, le choix de la remarque freudienne, à propos de l’interprétation – et, plus largement de l’acte analytique – « Le lion ne bondit qu’une fois », véritable fil rouge de la conférence, témoignent d’un élément essentiel qu’a voulu transmettre notre collègue : l’analyste paye de sa personne. L’acte analytique ne procède pas du sujet du signifiant mais d’un engagement du corps vivant, rendu apte à cette présence pour autant que le désir de l’analyste a été « nettoyé » de la jouissance du symptôme par sa propre cure. Ainsi la formule « grosse bêtise » inclut-elle à la fois la dimension oraculaire de l’interprétation – visant la place occupée par le sujet dans le désir de l’Autre – mais elle touche aussi bien, par l’équivoque de lalangue, à la jouissance du corps de l’analysant.

À partir des conséquences de l’interprétation nous pouvons repérer la logique œdipienne qu’elle comporte (l’ordre de la nécessité) mais également la dimension d’inédit, d’invention, soit la contingence à l’œuvre. N’est-ce pas cette dimension que vise Freud ? – sans disposer encore des modalités logiques sur lesquelles s’appuiera Lacan. En effet, le lion ne bondit qu’une fois… pour saisir sa proie. Il ne bondit qu’une fois car il n’a pas droit à un « deuxième essai ». C’est donc l’invention, la saisie « au vol » d’un signifiant, qui atteste la contingence, soit une rupture avec ce qui ne cessait pas de s’écrire (nécessaire) ou avec l’impossible. Les conséquences d’une contingence heureuse seront alors au-delà du symbolique. Les vignettes cliniques sont probantes pour ce qu’elles attestent chacune dans leur originalité, qu’il y a eu opération analytique stricto sensu, soit un changement dans le réel. Avec le dernier Lacan, la contingence s’avère, in fine, le réel propre à la cure.

[1] Freud F., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, trad. fr., Paris, PUF, 1985, p. 234.

[2] Chiriaco S., Conférence du 31 janvier 2015. Marseille, les Arcenaulx. Nous conservons ici sciemment le signifiant nouveau.




D’être mère à devenir «maternelle»

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« Être mère, ça s’invente »

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