Les impasses de la jouissance
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Le diagnostic d’Asperger sur la psychopathologie autistique est en fait le fruit des valeurs et des institutions du IIIe Reich [1].
L’autisme déchaîne les passions depuis quelques années comme aucune autre catégorie clinique avant lui [2]. Par passion, il faut surtout entendre ici la haine de la psychanalyse. Souvenons-nous du triste Daniel Fasquelle et de son projet de loi de 2016 visant à interdire la prise en charge des autistes par la psychanalyse. Christiane Alberti, alors présidente de l’ECF, répondit comme il convenait avec d’autres collègues comme Éric Laurent ou Guy Briole en parvenant même à se faire entendre jusque dans les murs de l’Assemblée nationale.
Freud avait beau avoir prédit que la haine suivrait la psychanalyse comme son ombre, les raisons de sa focalisation sur l’autisme restent obscures. L’un des nombreux mérites du livre d’Edith Sheffer [3] – une historienne américaine dont l’un des enfants est autiste –, paru cette année en français, est d’en éclairer quelques-unes. Elle échappe ainsi au travers de nombreux historiens trop souvent prisonniers d’un positivisme réducteur et plat qui consiste à séparer les faits du discours dans le vain espoir d’être objectif. E. Sheffer montre au contraire que l’on ne peut comprendre l’un sans l’autre et fait d’emblée le constat évident que la crise actuelle autour de l’autisme trouve son origine dans la pédopsychiatrie nazie. L’un de ses protagonistes, Hans Asperger (1906-1980), fut effectivement un médecin qu’il faut bien qualifier de nazi. Plus précisément, il fit partie en Autriche des hautes sphères d’un système de meurtre de masse dans lequel il prospéra, mais sans jamais trop se mouiller. Ce fut assurément le style du personnage : toujours là mais en retrait, profitant sans bruit de la situation quelle qu’elle soit. Catholique de droite, antisémite, fasciste avant l’Anschluss, il ne se fit pourtant jamais membre du parti nazi ce qui lui permit de passer au travers des (très larges) mailles du filet de la chasse aux criminels de guerre après 1945. Il aurait même tenté de se faire passer pour celui qui aurait fait une espèce de liste de Schindler de l’autisme sauvant les autistes dits de haut niveau de l’eugénisme nazi. Il parvint ainsi à tenir le haut du pavé aussi bien pendant la guerre qu’après pour mourir tranquillement dans son lit en bon père de famille. Autrement dit, la banalité du mal dans toute sa splendeur.
La médecine nazie avait pour mission de participer à la bonne santé du Volk allemand en pratiquant l’eugénisme à grande échelle. Dans ce but, elle s’occupait plutôt des gens en bonne santé que des malades surtout s’ils étaient gravement atteints, lesquels pour affaiblir le patrimoine génétique du Volk devaient plutôt disparaître. Dans ce cadre, la fonction de la psychiatrie visait à l’élimination physique des malades mentaux considérés comme irrécupérables. Et cela allait loin d’englober tous ceux dont le comportement social déviait plus ou moins de la ligne. Le bilan de ce que E. Sheffer qualifie opportunément de génocide psychiatrique en Allemagne et en Autriche pendant la période nazie est édifiant : sur les 269 500 schizophrènes répertoriés, 132 000 furent stérilisés et 220 000 assassinés [4], la bureaucratie ne reculant donc pas devant la double peine.
La psychiatrie nazie était obnubilée par une notion aussi bizarre qu’étrange qu’elle appelait le Gemüt. Il s’agit d’un terme relativement intraduisible en français pouvant signifier l’âme, laquelle se dit habituellement Seele. Seele serait l’âme aristotélicienne alors que Gemüt, plus large et plus flou, vise la capacité à former des liens profonds avec autrui. Gemüt renvoie à Gemeinschaft, la communauté, et se distingue de la Gesellschaft, la société. Le premier désigne la fusion de l’individu avec le groupe, un nous qui aboutit à faire un, le second la société comme lien social entre individus différents. L’équivoque homophonique sur le un s’entend du reste aussi bien en allemand qu’en français. Pour reprendre l’expression de Foucault, nous dirions qu’il faut défendre la société, non pas contre le fou, mais contre la communauté, du moins au sens nazi [5]. La clinique nazie établissait ainsi une échelle comportementaliste entre ceux qui ont un défaut de Gemüt (Gemütsdefekt), d’autres froids du Gemüt (gemütskalt), carencés (gemütsarm), dépourvus (gemütslos), etc. Comme le dit lumineusement E. Sheffer, l’autisme et le nazisme sont comme deux états inverses : « Alors que la racine du fascisme était le faisceau, donc le groupe, la racine de l’autisme était autos, être soi. [6] » Le nazisme instaura donc ce qu’E. Sheffer appelle justement un « régime du diagnostic » obsédé par la classification des individus [7]. Elle considère aussi, non sans raisons, que ce régime du diagnostic perdure jusqu’à aujourd’hui. S’il n’entraîne plus à la mort immédiate, il ne mène pourtant à rien de bon puisque c’est à l’enfer ordinaire de la ségrégation. Occasion de se rappeler que Lacan voyait les nazis comme des précurseurs de la ségrégation qui se pratique aujourd’hui à grande échelle dans une Europe en proie à la crise migratoire [8].
Parmi les sectateurs du Gemüt, on ne peut évidemment pas ne pas penser à Heidegger et à ce qu’en dit Lacan. Dans son « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Lacan remarque ainsi que « la métaphysique [celle d’Heidegger notamment] n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou de la politique […] je n’ai pas à le souligner, m’adressant au public allemand […]. Sans qu’il soit vain ici de rappeler où cela l’a conduit vers 1933 [9] ». Si Heidegger pouvait souligner avant 1933 que la politique était affaire de société et d’êtres habitant le langage, il s’oublia ensuite dans les rêveries nazies autour du Volk et de son Gemüt, imaginaire funeste où l’être se réduit à une signification voire une image. Il s’agissait en l’occurrence de celle du peuple allemand devant se régénérer. Que la tentative de boucher le trou de la politique soit futile comme la qualifie Lacan n’implique pas qu’elle soit sans conséquences. La pratique du futile peut mener au pire : du plaisir à la pulsion de mort, le chemin est parfois très court.
Asperger n’était pas Heidegger, loin s’en faut. Son apport à la clinique de l’autisme est aussi mince que suspect puisqu’il ne s’occupa que d’autistes méritant selon lui de survivre en échappant à l’euthanasie nazie parce qu’utiles au Volk. Ce n’est en effet pas lui qui inventa la catégorie de l’autisme, mais Bleuler en 1911, et surtout Kanner, juif autrichien émigré aux États-Unis en 1924. La thèse qu’écrivit Asperger en 1944, et dont il fit un article après la guerre, tombèrent dans l’oubli jusqu’à ce qu’une psychiatre américaine, Lora Wing, mère elle-aussi d’un enfant autiste, la signale à l’attention en 1981 avec le succès que l’on sait. La thèse fut ensuite traduite en anglais bien évidemment expurgée des mentions trop voyantes à l’idéologie hitlérienne, notamment de sa préface écrite pendant les années brunes, et donc aussi des références au Gemüt. L. Wing fit de la psychopathologie autistique d’Asperger un syndrome, terme beaucoup plus neutre. Pour elle, l’autiste Asperger est un intellectuel un peu étrange parce que radicalement hors du lien social alors qu’il s’agissait pour lui d’un psychopathe à surveiller parce que potentiellement dangereux. Plus drôle si possible : Asperger selon E. Scheffer faisait de l’autisme « une variante extrême de l’intelligence masculine » (sic) qui ne touchait qu’exceptionnellement les femmes. Aux femmes, l’hyperémotivité hystérique s’amuse E. Sheffer, aux hommes l’hypoémotivité autistique [10] !
La responsabilité directe d’Asperger dans les meurtres d’enfants n’est pas simple à établir puisque les dossiers sont très lacunaires, et qu’il sut aussi toujours se camoufler. Certains faits sont néanmoins accablants. Parmi tant d’autres citons celui d’une commission dont il était le directeur et qui en une journée jugea les dossiers de 210 enfants pour les répartir dans des écoles spécialisées, y compris le tristement fameux Spiegelgrund, dont la plupart des pensionnaires mouraient de pneumonie, terme cachant la pratique de l’euthanasie. Sur les 210, 35 furent évalués « incapables d’une implication éducative et développementale », ce qui équivalait à une mort certaine, et envoyés dans ce mouroir. Pensons aussi à la Société de pédagogie curative de Vienne qu’il fonda en 1941 avec Hamburger, Jekelius, Gundel, sinistres personnages dont les deux derniers finirent en prison en 1945 pour d’abominables pratiques d’euthanasie d’enfants, handicapés ou plus ou moins asociaux, mais la plupart en bonne santé [11]. « Un fait demeure, écrit E. Sheffer, Asperger travailla au sein d’un système de meurtres de masse en tant que participant conscient, pleinement associé à son univers et à ses horreurs. [12] »
[1] Sheffer E., Les Enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme. Préface à l’édition française de Josef Chovanec, Paris, Flammarion, 2019, p. 18.
[2] Exposé à la Journée du Collège clinique de Lille du 5 octobre 2019 « Crises de l’autisme ».
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 123.
[5] Encalado J.-C., « Gemüt et Gemeinschaft », communication orale, inédite.
[6] Sheffer E., Les Enfants d’Asperger, op. cit., p. 284.
[7] Ibid., p. 18.
[8] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 257.
[9] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 555.
[10] Sheffer E., Les Enfants d’Asperger, op. cit., p. 312 et 322.
[11] Ibid., p. 181 et suivantes.
[12] Ibid., p. 308.
Alger, dans les années 1990, Papicha veut devenir styliste. Alors qu’elle passe un moment avec sa mère et sa sœur journaliste qui l’encourage à persévérer dans ses créations, cette-dernière est tuée par balle. Papicha, qui signifie pour la réalisatrice Mounia Meddour « une jeune fille jolie, coquetteextravertie, émancipée, (…) symbole de toutes les Papicha du monde[1]» est décidée à organiser un défilé de mode de femmes afin de présenter son art. Celui-ci consiste à imaginer, à créer et à coudre, avec l’aide précieuse de sa mère, des robes pour mettre en valeur le corps d’une femme avec un haïk, une étoffe blanche, traditionnelle, symbolique qui est portée en fonction du statut de la femme : célibataire, mariée, qui ne veut pas se montrer ou qui ne veut pas parler. À une robe, il y a la nécessité d’ajouter pour que chacune soit distinguée, l’épilation des jambes, des sourcils, les bijoux, le maquillage dont le rouge à lèvres. Le corps est alors dévoilé, le haïk est conçu de sorte que la capuche tombe pendant le défilé, tel un symbole phallique pour se vêtir de semblants agalmatiques, mettant chaque une dans une position de pas-toute, version unique et incomparable qui vient se loger à la place vide de La femme ; à contrario des islamistes extrémistes dont le voile sombre couvre le visage.
Dans un contexte politique oppressant de guerre civile où les attentats sont fréquents, c’est, entravée, empêchée, violentée par des extrémistes représentées en brigades islamistes féminines, par des hommes dont le vendeur de tissus, par son petit copain qui est prêt à lui offrir la France pour une éventuelle émancipation, par un passant qui lui crache aux pieds, elle résiste au « refus du féminin. [2]» Freud nous propose cette formule en posant ce refus sous les aspects de la privation et de la castration. Pour Lacan, ce refus s’incarne dans une logique singulière de la jouissance, la femme a affaire à une jouissance énigmatique. C’est devant ce refus de la féminité que la réalisatrice se révolte à travers Papicha incarnée par la formidable Lyna Khoudri, qui ne cède pas sur son désir. À travers son personnage, qui, jusqu’au bout de son projet de défilé, veut faire valoir comment elle voile cette béance de la féminité, et témoigne de l’éprouvé de cette jouissance Autre.
Comment rester une femme désirante dans un pays qui ne le veut pas ? M. Meddour a eu affaire à cela jusqu’en 1994, date à laquelle elle arrive en France. L’écriture de ce film vient « rendre hommage aux femmes qui résistent actuellement en Algérie. C’est un soutien pour elles aussi. » Nous proposons que l’écriture a une fonction de solution « du côté de l’être » qui « consiste […] à métaboliser le trou, […] se fabriquer un être avec le rien. »[3] Et aussi de supporter le réel auquel elle a été confrontée : « le scénario est comme un thriller avec des moments de joie, d’humeur et aussi des moments dramatiques. C’était ça l’Algérie en 1990, on allait en boite de nuit le soir et le lendemain il y avait des distributions de voiles gratuits dans le bus. On ne regardait pas les informations, on comptait le nombre de morts. [4]» Ce scénario est aussi une réponse à l’impossible à dire : « des français nous ont reprochés de ne pas avoir évité ou d’avoir cautionné le coup d’état et l’arrêt du processus électoral. Or, on a essayé d’expliquer ce que c’était d’entendre “on va voiler les femmes et les laisser à la maison avec une pension”. On a essayé de leur demander de se mettre à notre place mais ils n’arrivaient pas à se mettre à notre place.[5]» Et pour cause, chacun est seul face à sa jouissance et se confronte seul à son propre réel.
Ayant connaissance des travaux de Albert Jacquart auquel elle a consacré un documentaire, la cinéaste le cite au cours d’une scène de cours de français à l’Université : « Vivre n’est pas lutter contre les autres. » Avec l’éthique de la psychanalyse lacanienne, donc orientée par le réel, nous soutenons la singularité de chacun, nous tentons de maintenir le sujet à distance de son manque. Ceci malgré les communautés identitaires qui se glissent encore aujourd’hui, et qui ont probablement menées la censure du film en Algérie en dépit de l’accord et des financements du ministre de la culture en place. Gageons le pari d’une ouverture sur la féminité pour les prochains Oscars.
[1] Wachthausen J.-C., « “Papicha” : être une jeune femme dans l’Algérie des années 90 », Le Point, 15 octobre 2019, disponible sur internet.
[2] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 266.
[3] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 9.
[4] Meddour M., « Signes des temps : Algérie : comment raconter la décennie noire ? », 20 octobre 2019, publication en ligne (www.franceculture.fr).
[5] Ibid.
Fuocoammare, le film de Gianfranco Rosi, ressemble à s’y méprendre à un documentaire, un film dont la visée serait de présenter « des faits authentiques, non élaborés pour l’occasion »[1]. Il s’ouvre sur une impressionnante scène de nuit : la mer est sombre, un bateau de guerre en patrouille adresse à l’obscurité une question angoissée : « quelle est votre position ? ».
Désert des Tartares
À une encablure de là se trouve l’île sicilienne de Lampedusa. Ses habitants poursuivent leur rythme séculaire sur ce caillou battu par les vents, plus proche de la Libye que de l’Europe. Des chansons d’amour désuètes, distillées par un DJ démodé, sont dédicacées par des dames à leur mari parti en mer. Les rues sont vides.
Aucun enfant, hormis Samuele et son camarade de jeu, pour rompre cette lenteur immuable. Jeune philosophe anxieux, Samuele interroge ses aînés sur le peu qu’ils ont vu du monde dans un silence où s’entend le tic-tac des horloges. Les hommes qui l’entourent sont, ou ont été, des marins. Samuele souffre du mal de mer et doit s’en aguerrir. Dans une scène de classe innocente, il ânonne péniblement en anglais, la langue de l’Autre, un texte sur Christophe Colomb.
Samuele est aussi un enfant qui joue à la guerre, contre des ennemis lointains et invisibles sur qui il décharge un fusil imaginaire. Avec un lance-pierre fait de branches, il chasse les oiseaux dans le fouillis des arbres tordus de l’île et mutile des cactus à tête d’étranger. Puis il les répare avec de gros bouts de chatterton noir.
Ainsi planté, le décor de Fuocoammare a des relents du Désert des Tartares[2] ou de High Noon[3], à l’instant suspendu de l’arrivée de l’Autre, le tueur ou la horde sauvage. Rosi semble filmer une Europe assoupie et vieillissante, inquiète de ce que la Méditerranée n’est plus une frontière infranchissable.
Syllogisme de l’identité
Or l’Autre n’est-il pas celui qui nous définit d’abord ?
Lorsque Jacques Lacan s’interroge en 1966 sur ce qui fait collectivité, il précise « qu’elle se définit comme un groupe formé par les relations réciproques d’un nombre défini d’individus, au contraire de la généralité, qui se définit comme une classe comprenant abstraitement un nombre indéfini d’individus »[4]. La collectivité, c’est « nous », la civilisation. La généralité, c’est l’Autre, le barbare.
É. Laurent, dans un texte éclairant [5], examine une logique du lien social telle que Lacan la déploie depuis Le temps logique jusqu’à Télévision, et qui s’éloigne de la Massenpsychologie freudienne. Son temps logique, écrit É. Laurent, « aboutit à proposer pour toute formation humaine trois temps selon lesquels s’articulent le sujet et l’Autre social :
1° Un homme sait ce qui n’est pas un homme
2° Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes
3° Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. »[6]
Cette formule lacanienne présente le syllogisme de l’identification où Samuele est pris. Dans la naïveté de son jeu, Samuele sait ce qui n’est pas un homme, ce qui sort de l’horizon et qui, à l’occasion, prend l’aspect d’un cactus. Les hommes, dans son île de Lampedusa, se reconnaissent entre eux pour être des marins. S’il veut être un homme, Samuele doit avoir le pied marin.
« Tout ensemble humain comporte en son fond une jouissance égarée, un non savoir fondamental sur la jouissance qui correspondrait à une identification », poursuit É. Laurent. Cette jouissance, insue du nous, rejaillit du côté de l’Autre qui vient nous la révéler. Notre bruit et notre odeur.
La horde sauvage
Lorsque, bien plus tard, Rosi filme le sauvetage de plusieurs embarcations venues de Lybie, il filme une généralité massive et compacte. La caméra s’attarde sur des corps meurtris, épuisés, des regards perdus, des cadavres. Des corps innombrables dans leur dimension de jouissance. Le spectateur assiste à l’extraction un par un de ces hommes, ces femmes, ces enfants, de ces vaisseaux de la mort, dans un ballet hallucinant de complexité technique et administrative, clinique et prophylactique. Soignés et nourris, mais aussi comptés, examinés et photographiés, les rescapés se retrouvent enfin ensemble dans leur premier camp européen, réunis pour mieux se séparer au gré de leur pays d’origine, leur langue, leur histoire.
On assiste au travail de transformation de la généralité en collectivité. C’est la première étape par laquelle ces « eux » deviendront peut-être des « nous ». On peut lui trouver un caractère froid et procédurier, il n’en est pas moins inévitable et humain.
Du moins tant que la présence du Dr Bartolo lui donne ce sens. Ce médecin, attentif aux angoisses de Samuele l’est autant pour une femme enceinte sauvée du naufrage. Patiemment il examine un à un les vivants, un par un il donne aux morts une sépulture.
C’est lui qui fait le trait d’union du film de Rosi, lui donne ses traits humains. Les images de Fuocoammare, dans la banalité d’une forme documentaire, décrivent comment l’Europe assimile, dès son contact avec elle, la jouissance de l’Autre.
[1] Définition du Petit Robert.
[2] Roman de Dino Buzzati, publié en italien en 1940.
[3] Western américain de Fred Zinnemann, sorti en 1952. Traduction française : Le train sifflera trois fois.
[4] Lacan J., « Le temps logique », Écrits, Paris, Seuil, p. 212.
[5] Laurent É., « Racisme 2.0 », Lacan quotidien, n°371, http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf
[6] Ibid.
Les termes de Jacques-Alain Miller dans sa conférence de Madrid : « Faire exister la psychanalyse dans le champ politique »[1] ont été la boussole de rencontres et de travaux ces dernières années. Dans un texte préparatoire au Forum de Rome, Antonio Di Ciaccia insistait sur la nécessité « d’une propédeutique pour limiter et assimiler l’étranger qui est en chacun de nous » mais aussi « pour limiter et assimiler l’étranger qui demande à être intégré dans une communauté »[2]. Cette nécessité venait, dans le texte d’A. Di Ciaccia, juste après la constatation que l’étranger chez soi divise. Il divise les pays européens entre eux. Il divise à l’intérieur de chaque pays ainsi que chaque niveau social et chaque groupement politique. Et il divise chacun de nous.
À ce titre, la question de l’exil est centrale ; non seulement parce qu’elle concerne des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, dont beaucoup perdent la vie pendant le voyage et dans les camps de rétention mais aussi parce qu’elle est étroitement liée à notre intime et notre parcours analytique. C’est autour de ce nœud – l’exil vécu par des populations de plus en plus nombreuses et l’exil propre à chaque parlêtre – qu’un cartel [3] s’est organisé pour faire vivre en région l’impulsion donnée par J.-A. Miller avec la Movida Zadig et faire résonner l’aphorisme de Lacan « L’inconscient, c’est la politique » [4]. Notre désir de travail est mobilisé pour faire connaitre des expériences qui produisent des effets inattendus [5] ainsi que le travail d’artistes, non que ces expériences et productions se revendiquent d’un idéal mais bien plutôt qu’elles animent celles et ceux qui sont concernés, bien souvent de manière contingente. Combien de psychologues, psychiatres, en institutions ou en cabinet, entendent des parcours de vie marqués par un exil forcé. Le cas par cas est de mise et ce qui est présenté comme une massification du phénomène aujourd’hui ne nous conduit pas à penser un discours prêt-à-porter sur le « sujet migrant ». Bien plutôt, nous orienter des boussoles du trauma, du réel, pour entendre, quand il nous est possible de le faire, des sujets qui au-delà des papiers et de conditions de vie décentes, prennent la parole sur ce qui s’est passé pour eux.
Un premier événement a eu lieu le 19 septembre dernier au cinéma la Pléiade à Cachan, avec la présence d’Anaëlle Lebovits-Quenehen comme extime de la soirée autour de la projection du film « Fuocoamarre – Par-delà Lampedusa »[6]. Des collègues ont choisi d’en attraper quelques traits qui ont pris la forme de deux articles [7].
Pourquoi ce film ? Il montre et voile l’horreur du parcours en mer des migrants, il est poétique et politique au sens où il dénonce et montre l’engagement de cette île mais il n’est pas du côté de la morale. Il n’y a pas de binaire entre ceux qui se préoccupent des migrants et ceux qui seraient totalement indifférents voire haineux.
Gianfranco Rosi, le réalisateur, fait le choix de montrer un enfant, avec sa vie d’enfant, qui construit des lances pierres pour tirer sur les oiseaux, les plantes, qu’il répare ensuite. Cet enfant incarne d’une certaine manière notre position de vivre à côté des migrants. La force du film de Rosi est de ne pas se faire croiser cet enfant et les migrants. Il montre aussi la vie d’un médecin, Pietro Bartolo, occupé à sauver celles et ceux qui arrivent déshydratés, blessés, brûlés. Il s’occupe également des morts. Seuls le médecin et l’enfant se croiseront car Samuele a besoin de corriger son œil « paresseux ». L’œil « actif » de Samuele est celui qui vise, dans ses jeux, les oiseaux, les plantes. La métaphore de l’œil à corriger nous amène à la pulsion scopique, à ce que l’on ne peut, ne veut voir. L’objet regard est au premier plan. L’objet regard, c’est aussi celui de Gianfranco Rosi, il a posé sa caméra et n’a posé aucune question. Son film ne reprend pas d’interview avec des habitants ou des migrants. Il montre ce moment particulier du trajet des exilés entre deux terres, au milieu de la mer. On ne sait rien d’eux au un par un, certains viennent de Lybie, d’autres de Somalie ou d’ailleurs, mais il n’y a pas de récit singulier. On ne sait pas non plus ce qui leur arrive ensuite. Juste ce moment, celui d’avoir échappé de peu à la mort après les exactions dans leur pays, les camps de rétention avant de rejoindre l’Europe et après de longues semaines en mer. Ce sont des rescapés. À leur fragilité, dans ce passage délicat, répond une certaine fragilité aussi des habitants de l’île. Leur quotidien, cadencé au rythme de la mer dans ce qu’elle leur donne et leur reprend (leurs marins notamment) apparait comme silencieux, sans passion. C’est en tout cas, le parti pris de Gianfranco Rosi de nous montrer l’île sous cet angle.
Dans la conversation qui a suivi, Anaëlle Lebovits-Quenehen a fait entendre que le discours psychanalytique reste subversif, qu’il est un discours non rivé à la haine. Pour autant, de la haine, l’analyste peut en dire quelque chose. La question de l’arrivée des migrants et de leur devenir touche un point de réel, au sens du réel comme insupportable mais aussi du réel comme impossible. Que l’on s’affirme haineux ou hospitaliers, il y a un impossible pour traiter cette question. Pointer avec délicatesse la « face obscure » de l’amour du prochain était cruciale. Sur la question de la haine, nous restons occupés pour en saisir les arêtes et les ressorts. D’autres événements auront lieu dans les mois à venir, pour attraper par différents bouts, comment les migrations et la question de l’exil, concernent en plein – et en creux – le discours analytique.
[1] Miller J.-A., « Conférence de Madrid », Lacan Quotidien, n°700. http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2017/05/LQ-700-5.pdf
[2] Di Ciaccia A., « L’étranger. Inquiétude subjective et malaise social dans le phénomène de l’immigration en Europe ». Intervention faite pour l’ouverture du Forum Européen de Psychanalyse qui a eu lieu à Rome le 24 février 2018 et publiée dans la Revue Mental, n°38, « Étranger(s) », EFP, novembre 2018.
[3] Xavier Gommichon, membre de l’ECF, délégué régional de l’ACF IdF est le plus-un du cartel « Figures de l’étranger » avec Anne-Marie Landivaux, comme porteuse du projet et avec Laurence Maman, Véronique Outrebon, Elise Clément, Vanessa Wrobleski Berlie, Emmanuelle Chaminand Edelstein, toutes membres de l’ACF IdF.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, Inédit.
[5] Notamment l’expérience de Riace, village de Calabre où des migrants depuis 20 ans reconstruisent un village déserté avant leur arrivée avec l’aide du maire du village. Il a été arrêté en octobre 2018 et accusé d’aide à l’immigration clandestine.
[6] « Fuocoamarre – Par-delà Lampedusa », réalisé par Gianfranco Rosi, 2016.
[7] Landivaux A.-M., « Pietro Bartolo et Gianfranco Rosi : deux désirs décidés à la porte de l’Europe » et
Gommichon X., « Samuele ou la jouissance de l’Autre », L’Hebdo-Blog n°188
Fuocoammare [1] est sorti en 2016, grâce à une rencontre. Gianfranco Rosi est à la recherche d’un scénario pour son prochain film. Il débarque à Lampedusa et s’adresse d’emblée à Pietro Bartolo [2], qui est depuis vingt-cinq ans le médecin des habitants et celui des migrants. Celui-ci, débordé de travail, manifeste d’abord quelque impatience mais quand il comprend que Rosi est réalisateur, il est enthousiaste et lui confie une clé USB contenant le récit de son travail sur l’île. Les nombreuses interviews qu’il a données n’ont eu aucun impact, il espère qu’un film sera plus efficace. Bartolo relate cette rencontre dans son livre Les larmes de sel [3], où il témoigne de ce qu’avaient pu lui dire, au cas par cas, les migrants qu’il avait soignés. Peut-être était-ce aussi une façon de déposer sur le papier un réel trop éprouvant ? Rosi décide de faire le film. Bartolo raconte qu’il procède avec une telle discrétion, seul et muni d’une toute petite caméra, que tout le monde croit qu’il s’agit de repérages. Bartolo lui-même est tout étonné quand il apprend que le film est terminé ! Quelques mois passent, Fuocoammare est sélectionné pour l’Ours d’or à la Berlinale 2016. C’est là que Bartolo le découvre. Il écrit qu’il a « reçu un vrai coup de poing dans la figure ». C’était filmé « sans filtre, au plus près de la réalité », d’où la force incroyable des scènes. « C’était ce que je voulais, poursuit-il, un message à la fois brut, clair et sans ambiguïté, face aux mensonges et à l’hypocrisie ambiante. Un message capable de frapper les consciences et de les sortir de leur torpeur ».
Le migrant, l’étranger
En 1955, Lacan évoque les contingences que le message de Freud a rencontrées. Message qui parut « s’étouffer dans les sourds effondrements du premier conflit mondial », message propagé jusqu’au second : « Tocsin de la haine et tumulte de la discorde, souffle panique de la guerre, c’est sur leurs battements que nous parvint la voix de Freud, pendant que nous voyions passer la diaspora de ceux qui en étaient les porteurs et que la persécution ne visait pas par hasard » [4]. Un peu plus tard, il parle de la vie comme étrangeté totale que le réel de la guerre impose. Malgré une Europe en paix, la haine s’infiltre ou éclate dans les discours, voire s’acte… Les hommes cherchent, encore et toujours, ceux qui pourraient incarner le mal, ceux qui seraient la cause du malaise dans nos sociétés.
L’un des visages qui viendraient les menacer est celui du migrant. Il déchaîne la haine. Car cet Autre étranger, ce migrant porte avec lui une énigme, celle de son mode de jouir. J.-A. Miller commente que la haine que suscite l’Autre, c’« est la haine de la jouissance de l’Autre »[5]. L’Autre, on le hait parce qu’il ne jouit pas comme nous, à moins qu’il ne veuille dérober notre jouissance ! Éric Laurent a cette phrase percutante : « …ce n’est pas le choc des civilisations mais le choc des jouissances… »[6] Or l’expérience analytique nous apprend que le sujet se constitue à partir de l’objet perdu que l’Autre lui aurait ravi ! Et donc que cet Autre fait partie de son intimité. « La racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance. Il n’y en a pas d’autre. Si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre » [7]. Reconnaître l’étranger en nous, nous éviterait de le haïr. Envers et contre toutes les horreurs traversées, malgré la haine, le migrant est en quête d’une terre où vivre.
Prendre pied sur une terre nouvelle…
Une voix frappe qui, au début du film interroge inlassablement : « Quelle est votre position ? Donnez-moi votre position », alors que la femme du bateau ne peut, elle, que répéter : « Au secours ! » Cela résonne comme une question adressée à chacun de nous : quelle est notre position sur le phénomène migratoire ? Quant aux sauveteurs, ils peuvent paraître d’une grande froideur, en blanc de pied en cap, entièrement revêtus d’une combinaison de protection. L’accueil n’exclut pas la prudence. D’ailleurs, aucun migrant sur trois-cent-mille n’a été un danger sanitaire pour la population. Après avoir été examinés et avoir reçu les premiers soins, les passagers sont fouillés par des policiers. Ceux-ci ont des gestes bien rodés, non intrusifs. Lors de la descente du bateau, deux mains se tendent vers les arrivants pour les aider à descendre, une petite tape sur l’épaule en guise de réconfort. Peu de mots, en effet, faute d’une langue commune. Et pourtant ces fonctionnaires, qui accomplissent un travail éprouvant, le font avec tact et respect. Dans les remerciements, à la fin de son livre, Bartolo a ces mots : « Un grand merci aux forces de l’ordre […]. Chaque jour, par beau temps ou en pleine tempête, avec courage, dévouement et humanité, ces “anges de la mer” partent sauver des hommes, des femmes et des enfants, quand ils ne descendent pas dans les abysses pour récupérer leur corps » [8]. Cependant il n’idéalise pas, confronté chaque jour aux marques de la cruauté humaine et à la violence, même celles rares, agies par des accueillants.
Consentir à l’altérité ?
Rosi filme au plus près des visages, s’attarde sur les scènes, les paysages. Le film prend son temps. Le parti pris du réalisateur est de ne pas faire parler les villageois, les enfants, les migrants, ni même Bartolo, dont il ne retiendra que quelques propos essentiels. Il ne propose aucun commentaire. À chacun de s’interroger sur ce qui est en jeu pour lui. À un moment, Rosi filme une cuisine. Une voix à la radio informe du nombre de migrants morts en mer ce jour-là. La femme murmure : « pauvres chrétiens ! » – comme on désignait son prochain dans les campagnes. Plus profondément peut-être, l’étranger ne peut être que pareil à elle : « chrétien ». L’Autre ne peut être que le même.
Comment consentir à l’altérité ? Notre part obscure, nous avons le désir d’en savoir quelque chose en recourant à l’expérience analytique. Celle-ci nous permet de repérer notre pente à la paranoïa : comment l’Autre parle-t-il de moi ? que me veut-il ? Nous y rencontrons un sujet divisé et désirant, un corps qui échappe et dont le pulsionnel lui est inconnu. Parlêtre marqué par le traumatisme du langage, il se vit comme un Autre car « au cœur de son être, il rencontre un étranger qui lui est pourtant familier, son symptôme »[9]. Reconnaître l’étranger en nous, consentir à l’altérité se répercute sur le lien social. Le visage du migrant peut alors refléter, sans crainte, un nouveau à découvrir, une invitation à la réinvention, à plusieurs, dans le respect de la singularité de chacun.
Pietro Bartolo souhaitait que le film de Rosi réveille. Au-delà de l’affect du compassionnel, l’hospitalité relève d’une régulation sociale, d’une norme juridique [10]. Pietro Bartolo vient d’être élu député européen et siège à Strasbourg, où il pourra, également, mieux faire entendre sa voix.
[1] Rosi G., Fuocoammare, Par-delà Lampedusa, Italie, 2016.
[2] Pietro Bartolo est médecin gynécologue obstétricien, responsable du centre hospitalier de Lampedusa, coordinateur des interventions auprès des migrants.
[3] Bartolo P. et Tilotta L., Les larmes de sel, Paris, J.C. Lattès, 2017.
[4] Lacan J., « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 402.
[5] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », Mental, n° 38, 2018, p. 148.
[6] Laurent É., « Le racisme 2.0 », Lacan quotidien, n° 371, 26 janvier 2014. http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf
[7] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », op. cit., p. 149.
[8] Bartolo P. et Tillota L., Les larmes de sel, op. cit., p. 231.
[9] Laurent É., « L’étranger extime », Mental, n° 38, op. cit., p. 67.
[10] Le Blanc G. et Brugères F., La fin de l’hospitalité, Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons-nous ?, Paris, Flammarion, 2017, p. 34.
Au cours de sa Conférence sur le symptôme, Lacan déclare à un auditeur qui l’engage à dire plus sur les femmes : « Moi, je serais assez porté à croire que, contrairement à ce qui choque beaucoup de monde, c’est plutôt les femmes qui ont inventé le langage. D’ailleurs, la Genèse le laisse entendre. Avec le serpent, elles parlent – c’est-à-dire avec le phallus. Elles parlent avec le phallus d’autant plus qu’alors pour elles, c’est hétéro. […] Contrairement à ce qu’on croit, le phallocentrisme est la meilleure garantie de la femme. […] La Vierge Marie avec son pied sur la tête du serpent, cela veut dire qu’elle s’en soutient. » [1]
Il fait un pas de plus dans Le sinthome, très peu de mois après : « Si quelque chose dans l’histoire peut être supposé, c’est bien que c’est l’ensemble des femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue, devant une langue qui se décomposait, le latin dans l’occasion, puisque c’est de cela qu’il s’agissait à l’origine de nos langues. On peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue. »[2]
Au Centre Universitaire Méditerranéen, à Nice le 30 novembre 1974 il avait avancé : « Pour avoir ces effets, (criblage du parlêtre par le dire des parents), quelle est la source, l’origine, du langage ? […] Mais le sens du langage, quel en est le poids propre ? Quel en est la portée ? J’ai là-dessus ma petite idée, mais je ne vois pas pourquoi, ladite petite idée, je ne pourrais pas me la garder. » [3]
D’un côté Ève, la mère des vivants, de ceux qui parlent et Marie, la nouvelle Ève, face au phallus ; de l’autre, l’invention du langage, l’origine de lalangue. Ève, aux côtés d’Adam, une aide contre, contre le réel mais aussi contre les errements de l’homme suivant J.-A. Miller dans sa Notice de fil en aiguille avec les traductions de kenegdo. Le Caravage[4] loin des représentations traditionnelles de la Vierge écrasant la tête du Serpent nous offre un généreux portrait de Marie guidant sous le regard de Sainte Anne le pied de l’infans Jésus sur la tête du serpent. Le serpent, phallus symbolique, grand Φ, opérateur d’une soustraction de jouissance chez le parlêtre se soumettant aux lois du langage, signifiant de la parole nouée au désir, opérateur de la disjonction des sexes dans le complexe de castration, assurant à chaque un l’identification Imaginaire et Symbolique aux coordonnées de l’un ou l’autre sexe. Phallus qui installe le discord dans le langage, agent de la division du sujet, grand Φ coincé dans le nœud borroméen aux limites des trous entre Réel et Symbolique. Cause et voile du non-rapport sexuel. Pour la femme il est « hétéro », au lieu de l’Autre.
Marie et Sainte Anne, mères, participent là de sa transmission dans la génération, femmes, les étoffes tissées et drapées de leurs robes dissimulent leurs secrets. Jésus est nu comme Adam et Ève avant qu’ils ne mangent de la pomme du dis-corps.
Lacan use avec subtilité des nuances de sens du mot origine, l’un concernant ce qui serait le temps de l’apparition l’autre plutôt la cause.
L’origine est inimaginable et ne peut se poser que sous forme du mythe, elle surgit entre un temps d’avant où il n’y avait rien et un temps d’après où il y a quelque chose. Elle est trou, rupture.
Concernant la cause Lacan fait l’hypothèse que le langage, suppléance au non-rapport sexuel « masque la mort, […] »[5], la mort limite et origine de la parole.
Il affirmait dès 1957, « Que le moi lui-même soit fonction de la relation symbolique et puisse en être affecté dans sa densité, […] cela […] n’est possible qu’en raison de la béance ouverte dans l’être humain par la présence en lui, biologique, originelle de la mort, […]. C’est le point d’impact de l’intrusion symbolique. »[6]
Cause, origine, il va de l’une à l’autre, la cause, le manque inscrit par la signification phallique et l’absence d’un signifiant qui dirait la femme, l’origine, l’Urverdrängung, la béance inscrite par la mort, les deux se nouent pour faire parler.
Vie et mort ont des places singulières sur le nœud borroméen mis à plat. La vie qui regarde les femmes dans leur rôle d’enfantement, du côté du réel, de l’impossible à dire ce qu’elle est, la mort du côté du symbolique. Mais la mort ne les regarde pas moins dans leurs corps de mères. Sur l’origine, elle sait depuis toujours : la connaissance que lui donne la mise au monde de l’enfant passe par sa propre et mortelle division dit Eugénie Lemoine.
Lalangue et la prothèse de l’équivoque
Elle est première, issue du jeu de l’infans dans l’apprentissage de sa langue maternelle et c’est elle qui se travaille en analyse. Elle sert la jouissance et traite le réel. On la crée en parlant et elle s’ouvre aux équivoques, elle est vivante avec son avers mortel de pétrification du sujet dans la fixation et la répétition aliénante d’une jouissance mauvaise.
Le nœud borroméen, une écriture
Cette valeur scientifique qui exige de s’extraire de l’imaginaire en abandonnant les coordonnées de la géométrie euclidienne pour celles de l’espace du nœud, celui autour des cordes, un espace souple et mouvant jouant du temps et de plusieurs dimensions, Lacan va l’ancrer dans la logique et la topologie non sans conséquences sur le sens ainsi que le note J.-A. Miller ; avec le réel Lacan fait un saut vers la « futilité du sens ». L’écriture est accès au réel par la lutte qu’elle mène à l’imaginaire. Elle lui permet de montrer et démontrer le non-rapport sexuel. Le réel est hors-sens.
De fait, la non équivalence des sexes puis des positions sexuées dans leurs relations à l’objet a, à la castration et au phallus accordent à la sexualité féminine une structure propre, hors champ œdipien, au-delà du Nom-Du-Père, le parlêtre produisant lui-même sa castration.
Eugénie Lemoine-Luccioni a su se saisir avec autant d’audace que de liberté du dernier enseignement de Lacan et du nœud borroméen. Suivant Lacan dans les Écrits, partant du cri du nourrisson, un réel, à la racine du langage et de la réponse de l’Autre maternel, une interprétation, elle relève que « L’entrée dans le langage ‒ la chose est remarquable ‒ n’a pas de nécessité naturelle »[7].
Sur la cause plutôt que l’origine elle propose que le désir de parler remplisse le blanc laissé par la jouissance, le blanc c’est le trou du désir, l’absence de l’objet dont la femme se sait privée, affirme-t-elle, sachant qu’il n’a jamais été là. « Les femmes veulent parler et les hommes enfanter »[8] .
Couleur homme, couleur femme :
« L’invention du réel »[9] est le chapitre dans lequel Lacan énonce cette énigme ; il repart de ce qu’il avance dans « Du nœud comme support du sujet » à propos de la dualité des nœuds : « C’est seulement si quelque chose est introduit pour marquer la différence entre les trois, et non pas leur différence deux à deux, qu’apparaît en conséquence la distinction de deux structures de nœud borroméen. »[10] Il y a deux sexes sans équivalence. C’est ça le réel du sexe.
Par la manipulation des trois ronds on touche au fait que l’inversion dans l’espace de deux ronds colorés non orientés sans changer l’orientation du troisième produit deux objets non identiques. L’inversion seule de l’orientation n’y parvient pas, d’où l’affirmation de Lacan que le réel du couple colorié n’a pas de sens et que le symbolique, celui qui apporte la signification, jouant de l’équivoque du mot sens entre orientation et signification, est le rond orienté, « les sexes en l’occasion sont opposés comme l’imaginaire et le réel, comme l’idée et l’impossible »[11]. De l’insondable décision de l’être dépendra la couleur, homme ou femme.
Dans le corps de sa Conférence de 1975, il avait affirmé : […] « C’est en elles-mêmes qu’elles sont pas-toutes. À savoir qu’elles ne prêtent pas à la généralisation. Même, je le dis là entre parenthèses, à la généralisation phallocentrique. » L’ensemble des femmes est un ouvert. La femme n’est pas-toute de n’être pas-toute saisie par le sens, mais dans la fonction phallique « elle y est à plein » avec un « en-plus », la jouissance du corps au-delà du phallus. Côté femme, celui de l’être, c’est l’infinitude des espaces ouverts comptables au un par un. Si le langage existe hors des corps, la femme n’est pas-toute dans son corps, l’impossible à dire de cette jouissance Autre la place côté réel.
Ce « pas-de-sens » caractérisant le réel fait son accointance avec l’équivoque, le glissement du sens dans lalangue et l’invention.
Les femmes ont pour partenaire le manque, S(Ⱥ). Elles se font invocantes, « elle est l’invocation même et c’est pourquoi elle peut être tenue pour l’origine du langage, comme la Béatrice de Dante, […], Elle est depuis toujours installée dans l’alternative : vie ou mort. C’est le vel létal lacanien. »[12]
Au tout début du Sinthome, Lacan fait retour sur le Séminaire XX : la première personne à se servir de la langue est Ève pour parler au serpent dont elle fait le phallus. Pierre Skriabine sous le titre « Lacan topologue »[13] écrit : « Notre espace est donc structuré par la perte, […]. […] plus de rapport sexuel qui ne soit problématique : la pomme d’Ève n’est rien d’autre que le langage. » Le langage fait lien entre les vivants, les sexes, les générations.
La petite fille se cogne au réel de sa privation de l’organe, cette privation, réelle, est un trou d’où elle va prendre position par rapport au phallus, signifiant du manque. À elle, il ne manque rien, il manque dans l’Autre le signifiant, manque absolu, qui pourrait pour chacune dire son être.
« Cela va au point d’ailleurs que la femme s’en invente un de phallus, qui s’appelle phallus revendiqué, phallus du pénis… uniquement pour ça, pour se considérer comme châtrée, ce qu’elle n’est justement pas la pauvrette au moins quant à ce qui est de cet organe puisqu’elle ne l’a pas du tout. »[14]
C’est le – φ de la castration imaginaire soutenue par le côté mâle qui la fait s’adresser à l’homme dans sa demande d’amour et d’objet qui n’est pas et qu’il n’a pas.
La décomposition du langage
Antoni Vicens fait l’hypothèse qu’une langue qui se décompose a pour effet de féminiser les rapports humains et de produire une communauté de jouissance, nécessairement hors la loi, puisque ce « hors-la-loi » est la condition de la création. Il soutient que Lacan « considère les femmes, plus exactement la jouissance féminine, à l’origine de l’unité des langues ».[15]
En Chine des femmes ont inventé une langue et une écriture.[16]
Le nüshu, en mandarin nǚshū, « écriture des femmes » appelée « écriture moustique » est un système, dérivé du mandarin, exclusivement utilisé par des femmes de la province du Hunan. On l’a cru disparu après le décès, le 20 septembre 2004, de Yang Huanyi, la dernière femme sachant l’utiliser. Selon les sources il est apparu soit au XIIè soit au XVè siècle, né de leur isolement social. Chercheurs et artistes s‘y intéressent.
Pour conclure
Une note non dénuée d’humour de J.-A. Miller dans son cours du 16 mai 2007 :
« Le moment de saisissement, qui sans doute n’a pas quitté Lacan tout le long de son enseignement, c’est la notion de la petite femme qui sait. C’est comme le principe de ce qu’on pourrait appeler le délire de Lacan avec les femmes. […] je ne suis pas encore avancé dans le délire de Lacan avec les femmes, avec la féminité, […] puisque ça m’a été d’une utilité prodigieuse, si je puis dire, dans la vie comme dans la pratique. »[17]
[1] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La cause du désir, no 95, avril 2017, p. 22.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, 2005, Paris, Seuil, p. 117.
[3] Lacan J., « Le phénomène lacanien », Section clinique de Nice, septembre 2011, p. 30.
[4] Le Caravage, « La madone des palefreniers », 1605, Rome, Galleria Borghese.
[5] Lacan J., « Réponse à C. Millot », L’Âne, no 3, 1981, p. 3, disponible sur internet.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 10.
[7] Lemoine-Luccioni E., Le rêve du cosmonaute, Paris, Seuil, 1980, p. 34.
[8] Ibid.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, op. cit., p. 105-139.
[10] Ibid., p. 53.
[11] Ibid., p. 117.
[12] Lemoine-Luccioni E., Partage des femmes, (1976), Points, Paris, Seuil, 1982, p. 90.
[13] Skriabine P., « Lacan topologue », La Cause freudienne, no 79, Navarin éditeur, octobre 2011, p. 261.
[14] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, op. cit., p. 56.
[15] Vicens A., « Lacan, un mode de jouissance », in Brousse M.-H. (s/dir.), La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg, 2015, p. 176-177.
[16] femmes.blogs.courrierinternational.com
[17] Miller J.-A, « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 16 mai 2007, inédit.
La quatrième de couverture l’annonce clairement : le roman traite, du point de vue des femmes, de l’accès d’un homme au pouvoir, et du bouleversement qu’il induit[1]. Du point de vue des femmes ? Non pas tout à fait, la perspective se décline en trois voix singulières qui s’étoffent de ce qui agitent les femmes ; elles font chacune résonner un écho sur la question du féminin.
Quand l’intime devient public, l’embarras des femmes manifeste ce qu’elles ont de plus douloureux. D’une part, l’épouse, femme de tête, est divisée entre sa carrière et la place conformiste à laquelle elle se retrouve assignée, entre ses convictions et les concessions auxquelles on lui demande d’obtempérer. D’autre part, l’amie indéfectible, femme meurtrie, va déroger au rôle qu’elle a toujours tenu, parce qu’après s’être faite objet de l’autre, elle se fait sujet et rencontre les embarras de l’amour. Enfin la fille d’un premier lit, rebelle, défie le pouvoir ; elle est en quête d’un amour qu’elle se refuse à elle-même, fascinée par les mauvais garçons, elle sera pourtant celle par qui la crise familiale pourra prendre fin.
Chacune porte un regard particulier sur l’homme de pouvoir et les aléas de son exercice. Au-delà du lustre qui miroite sous les feux du pouvoir, l’écriture met en tension l’écart entre l’être et la fonction, entre les dits et les actes. Si la fiction est traversée par la pulsation du discours analytique, c’est au profit du suspens de l’intrigue. Outre la finesse avec laquelle les auteures traitent le sujet, c’est un vrai roman palpitant. Difficile de s’en extraire avant le dénouement.
[1] Miller C. & Miller D., First Lady, Paris, Odile Jacob, 2019.
Mises à part les théories du complot concernant l’assassinat du Président Kennedy survenu le 22 novembre 1963, il devait être possible d’appréhender le sujet Lee Harvey Oswald, identifié comme son assassin. La lecture des documents produits par la Commission Warren impose l’idée qu’il pourrait s’agir d’un cas de psychose déclenchée. En effet, ce cas peut être resserré dans une formule qui l’éclaire : au départ, il y a chez Oswald le devoir, la mission à accomplir qui est de passer à l’Est et puis sous l’effet du déclenchement une transmutation s’opère, tout le passé soviétique devient la faute qu’il faut garder secrète, et tenir ainsi à distance la persécution de l’Autre.
Le cas
Le père de Lee Oswald meurt d’une crise cardiaque deux mois avant sa naissance. Ce trait est repris par sa mère devant la Commission Warren dans un syntagme figé : « child of one parent » correspondant aussi à sa situation puisque sa propre mère est morte dès son jeune âge. C’est encore par ce trait qu’Oswald se présente dans une vignette autobiographique : « Lee Harvey Oswald est né en octobre 1939 à la Nouvelle Orléans. Fils d’un courtier en assurance dont la mort prématurée lui a laissé une fâcheuse tendance à l’indépendance, causée par la négligence. » [1] De quelle négligence s’agit-il ? De celle de sa mère sans doute, Marguerite, qui se qualifie volontiers de « working mother » et se justifie ainsi d’avoir confié le soin de ses enfants à l’orphelinat dès l’âge de trois ans. Toutes les décisions de Marguerite Oswald sont dominées par le souci de l’argent. C’est John, le demi-frère de Lee, qui a défini la jouissance de cette mère par l’argent, « c’est son Dieu » [2]. C’est-à-dire que les enfants sont pour elle source de revenus soit par l’intermédiaire des pères, soit sans intermédiaire par le fruit de leur travail. La relation mère-enfant n’a pas été médiatisée par le don d’amour mais par le signifiant de l’argent et transposée chez Lee dans la relation de l’exploitation capitaliste dont il est le rebut. Son engagement idéologique en tant que marxiste n’est que le produit de l’identification dans le réel à « cette mère au travail ». La doctrine marxiste rencontrée à l’âge de quinze ans est ce qui a fait capitonnage pour Lee Oswald en lui fournissant, je le cite : « une clé pour mon environnement »[3]. Après une scolarité chaotique, balloté au gré du caprice maternel, il s’engage à dix-sept ans chez les Marines. Son passage en Union Soviétique, considéré comme son devoir, autre nom de l’exigence du surmoi, sera réalisé dans le plus grand secret à l’âge de dix-neuf ans. Arrivé sur place, il fait immédiatement des démarches pour dissoudre sa citoyenneté américaine.
Le déclenchement
Sa mère insiste sur un point dans son témoignage, Lee Oswald était un militaire, ses frères, John et Robert étaient des militaires, « nous sommes une famille de militaires » [4]. Elle indique que le prénom « Lee » vient du célèbre général sudiste. Or, à la suite de cette tentative de renoncement à la citoyenneté américaine, Lee Oswald avait vu sa démobilisation du corps des Marines qualifiée de « dishonorable » en lieu et place d’ « honorable ». Cette mention dépréciative est reçue par lui comme un affront, un dommage subi par toute la lignée, exigeant réparation au moment où Oswald va être père pour la première fois. À l’époque à Minsk, il avait pris la plume en février 1962 pour faire un recours auprès du Secrétaire à la Marine, John Connally, celui-là même qui sera assis auprès de Kennedy dans la limousine en tant que gouverneur du Texas. On sait qu’il sera blessé au bras. Oswald lui écrivait alors cette phrase lourde de menaces : « J’emploierai tous les moyens pour rectifier cette grossière erreur et injustice commise envers un citoyen américain de bonne foi et un ancien militaire. » [5] Nombre de commentateurs se sont demandés si Connally qui entre temps avait quitté ses fonctions dans l’armée pour se lancer en politique, (ce que savait Lee Oswald au moment du tir) n’avait pas été la véritable cible. Je dirai que sa présence vient renforcer l’acte meurtrier car ce que vise Oswald avant tout c’est la « tête » du gouvernement. La tête est ce qui fait tache au moment du tir quand le sujet se réalise comme regard meurtrier.
Répétition de jouissance
Avec le déclenchement de la psychose donc, cette défection et ses suites : c’est-à-dire la tentative de renoncement à la citoyenneté américaine, le mariage avec une soviétique donnant lieu à descendance, devient la faute suprême, non pour lui-même mais pour l’Autre méchant dont il faudra, en retour, tirer vengeance. Oswald va faire deux tours comme sur une bande de Mœbius conduisant à une répétition de jouissance qui culmine à chaque fois dans un acte meurtrier, prenant place après la naissance de chacune de ses deux filles.
Premier tour : Depuis son retour aux U.S.A en juin 1962, la principale préoccupation de Lee Oswald désormais chef de famille, sans ressource, est de trouver du travail. Au mois d’octobre, il est employé dans une entreprise publicitaire comme apprenti photographe. Après environ six mois, il se fait licencier. C’est pendant cette période, en mars 1963, qu’il se fait photographier par sa femme, tout de noir vêtu, avec ses armes et ses journaux politiques. Il s’était procuré un fusil, ainsi qu’un revolver quelques mois plus tôt, en faisant usage d’un pseudonyme : Hidell présentant une assonance probable avec « Hidden », c’est-à-dire « caché »[6].
Quelques jours après son licenciement, le 10 avril 1963, il passe à l’acte en tirant sur la personne de l’ancien Général Edwin Walker, figure politique sulfureuse d’extrême droite, raciste prônant la ségrégation et l’anticommunisme. Les recommandations testamentaires qu’il laisse à sa femme dans une note, avant de se rendre sur le lieu du crime, montrent qu’il pensait déjà en finir mais aussi que son nom apparaitrait dans la presse. Après cet attentat manqué, il quitte Dallas pour s’installer à la Nouvelle-Orléans, sa ville natale où sa famille le rejoint au mois de mai 63.
Deuxième tour : En juillet 63, il apprend que sa demande de révision concernant sa « dishonorable discharge » est rejetée. Il perd son travail d’ouvrier de maintenance dans une usine. Grâce à des indemnités de chômages, il peut se livrer à des activités militantes en faveur de Fidel Castro. Ces activités s’avèrent basées sur une affabulation consistant à se faire passer auprès du président du Comité Fair Play For Cuba, pour un membre d’une section fictive locale de cette organisation à la Nouvelle Orleans dont Hidell serait le chef. Après un passage à la radio au cours duquel, malgré lui, son passé soviétique est révélé au plein jour, il décide de passer à l’attaque en se rendant à Cuba pour prêter main forte aux partisans de Fidel Castro. Il fait un périple au Mexique dans l’intention de se procurer le visa nécessaire à ce nouvel exil, tandis que sa femme Marina et la petite June retournent au Texas où elles vont être hébergées chez une connaissance. À Mexico, Lee se rend à l’ambassade cubaine et puis à l’ambassade soviétique, où à chaque fois le visa lui est refusé. Autant de refus qui sont comme des laisser tomber qui le rejettent du côté rebut en place de son idéal. Après ces échecs répétés, Lee Oswald fait finalement retour à Dallas pour rejoindre sa famille mais il habite seul. Il a loué une petite chambre chez une logeuse sous le pseudo « Lee », qui peut laisser présager des intentions de plus en plus belliqueuses. À l’approche de la naissance de sa seconde fille, les démarches du FBI, virent à la persécution, c’est sans doute pourquoi il vit incognito. Selon lui, c’est le FBI qui lui fait perdre ses emplois ou l’empêche d’en trouver. De plus, un certain agent est venu en son absence interroger sa femme, ce qui l’a conduit à écrire à l’ambassade soviétique le 9 novembre pour se plaindre. Cet agent aurait « suggéré » à Marina de renoncer à sa citoyenneté soviétique en échange de la « protection » du FBI. En ce qui le concerne, ce même agent l’aurait averti que s’il poursuivait ses activités en faveur de Cuba, on allait de nouveau « s’occuper » de lui. « Bien sûr, [écrit-il], moi et ma femme avons fermement protesté contre cette tactique du fameux F.B.I. »[7]. Marina précise à la commission qu’aucun de ces propos ne lui a été tenu [8].
On voit que la jouissance est identifiée au lieu de l’Autre méchant, c’est-à-dire ici le FBI.
Lee Oswald a trouvé un petit travail au dépôt des manuels scolaires. Un mois après la naissance de sa seconde fille, la venue de John Kennedy au Texas et le passage de la voiture présidentielle sous le building tombent à pic, l’heure de la vengeance a sonné ; le photographe, c’est ainsi qu’il se présentait à la face du monde, va se faire tireur (shot). Son objet a comme regard meurtrier, Oswald l’a à sa disposition, c’est son fusil à lunette.
Pour « compenser la carence paternelle »[9], sans doute le nom d’« Oswald » devait-il être associé à celui de « Kennedy » au-delà de la mort, comme Ravaillac à celui d’Henry IV. Le réel en jeu dans ce passage à l’acte se répercute dans ses effets, les occupants de la limousine en ont témoigné dans l’horreur, tous éclaboussés par des morceaux de la cervelle du Président.
1 https://www.maryferrell.org/pages/Main_Page.html , Warren Commission Report, p. 395.
[2] Ibid., Témoignage de John Edward Pic, Vol. 11, p. 73.
[3] Ibid., Johnson Priscilla Pièce N° 5, Vol. 20, p. 300.
[4] Ibid., Témoignage de Marguerite Oswald, Vol.1, p.212. « We are a servicemen family ». On note l’homonymie avec les frères Kennedy.
[5] Ibid., Warren Commission Report, p. 710.
[6] Sa femme Marina dira que c’est une allusion à Fidel. On sait qu’Oswald était un farouche partisan de Fidel Castro.
[7] https://www.maryferrell.org/pages/Main_Page.html , Pièce N° 15, Vol. 16, p. 33.
[8] Ibid., Témoignage de MRS. Lee Harvey Oswald, Vol. I, p. 49.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p.94.
Série avec variations écrites
C’est une série vidéo à rebondissements, telle la saison adolescente[1]. Trempée dans l’ère du temps, elle a des allures de tutoriel vidéo. Ces mille et un clic de la demande de l’Autre via la Toile dont les adolescents, à les écouter, raffolent – la vie mode d’emploi made in XXIe siècle. Autant de clics pour savoir comment faire avec soi et l’autre – s’y recherchent des conseils les plus variés : beauté, rencontres amoureuses, sexualité, lire un livre sans le lire, etc. La face immergée d’un questionnement plus intime qui émerge aux prises avec l’indicible d’un « qui suis-je ? » et d’un corps aux éprouvés inédits, vertiges y compris.
Si la série se regarde – il y a surtout ici à écouter – ce temps un n’est qu’un prélude au temps deux, celui qui par la lettre va nourrir les inconnus en soi et devant soi.
Au son, la voix du psychanalyste Philippe Lacadée qui sillonne avec allant et constance les territoires adolescents depuis longtemps.
Deux lignes de force s’y dessinent : d’un côté, l’adolescence qui se dit, se donne à lire dans la poésie et la littérature ; de l’autre, l’éclairage psychanalytique des mécanismes de la pulsion, de l’insulte et du court-circuit de la chaîne articulée, par le passage à l’acte.
Temps vulnérable où les pulsions sont sur le devant de la scène, ces « souffrances modernes » [2] rimbaldiennes ne manquent pas d’inquiéter, quelque fois aussi de désemparer l’entourage et l’institution scolaire.
Les six haltes proposées s’ouvrent sur l’urgence d’un lieu et d’une formule à trouver encore avec Rimbaud, « formidable fenêtre logique sur l’adolescence », vagabondant avec sa boussole du refus de tout ce qui vient de l’Autre, après avoir quitté l’école à quatorze ans. Puis s’y déploie « la sensualité mélancolique » de l’adolescent » avec, entre autres, Zweig, Bob et « ses » trois sœurs dans le Conte crépusculaire. Nos désarrois aussi, mais ici, ceux de l’élève Törless de Musil en miroir possible des nôtres. Son premier roman d’apprentissage du début du siècle dernier, qui n’hésitait ni à évoquer la première rencontre sexuelle avec une prostituée, ni l’homosexualité. L’émergence d’une singularité complexe qui fera le choix de la vie de l’esprit, quittant l’académie militaire en cette fin de monarchie austro-hongroise, roman devenu, en outre, un classique en langue allemande des œuvres au programme du lycée. Ce n’est pas sans compter la violence et l’insulte ici dévoilées dont les mécanismes sont limpides, si souvent pointées comme les nouveaux maux de l’école d’aujourd’hui.
L’insulte qui devient le commencement de la poésie comme Lacan nous le montre !
Enfin, n’oublions pas la grande halte de la vie, l’amoureuse, ici sous les auspices de la première rencontre avec Balzac et Frédéric…
Zweig encore, mais avec un autre écrivain autrichien, pas tout fait de la même époque, témoignent dans leurs œuvres des effets de l’adolescence et l’école. Zweig, cet européen de cœur et d’esprit, qui s’exile face au crépuscule d’une Europe assiégée par le nazisme, convulsée par la Première, puis la Seconde guerre mondiale, chantre aussi des tableaux de femmes passionnées qu’il façonne, célèbre l’échappée par la vie de café à proportion de la fréquentation de l’école et de son autorité.
Pas celle des flippers, plutôt le portable aujourd’hui, ni du blablabla sans fin, non celle « du fanatisme littéraire » où s’y rencontrait la fine fleur littéraire de l’époque. Né dans les marécages du nazisme, Thomas Bernhard, écorché vif, qui sa vie durant a éructé contre tous les semblants, haïssant toutes formes d’establishment, semblant être resté dans son pays comme pour mieux tenir en joue ses habitants coupables de l’Anschluss par son verbe. Il quitte le lycée au moment de tripler sa seconde pour rentrer en apprentissage avec « le sentiment d’avoir échappé à l’une des plus grandes absurdités humaines : le lycée »[3]. Défendu de toujours par un grand-père écrivain qui loue la curiosité comme vertu première de l’éducation, Bernhard aura su faire héritage de cette voix de l’aïeul, jusqu’à l’écriture comme mode de vie.
Les versions écrivaines de l’école s’écrivent souvent sur les genoux sous le pupitre, entre les équations et dans les marges des cahiers…
Série à écouter pour mieux lire, tel semble être son pari dont le sel tient à l’art de rendre vivants les mots pour inviter à trouver les siens, non sans la littérature.
Et s’adresser à une oreille analytique, serait un possible temps trois, temps x ?
Encore une autre aventure possible non sans eux…
[1] Le printemps et ses éveils, Youtube, une série proposée par Philippe Lacadée, librairie Mollat. https://www.youtube.com/playlist?list=PLYKK1g9IWBSDKESkfCKUKjnNpQ7MTVJ5W
[2] Rimbaud, cité par la voix de Philippe Lacadée.
[3] Bernhard T., « La cave », Récits 1971-1982, Paris, Quarto Gallimard, 2007, p. 130.