Féminité contre hystérie, un pari

« L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui. [1] »

Que la femme soit pour l’homme la représentante de l’altérité et même, comme Lacan l’écrit plus loin, que dans la dialectique phallocentrique, elle représente l’Autre absolu, ne me semble pas difficile à saisir. Mais qu’il faille qu’elle en passe par le relais de l’homme pour devenir pour elle-même cet Autre, fait l’énigme qui m’a poussée à choisir cette citation comme objet de mon travail en cartel. Faudrait-il donc en passer par l’homme pour atteindre l’altérité féminine et pouvoir espérer rejoindre l’assomption de la sexuation ? Quel est l’homme dont il est question ? Ce n’est en tout cas pas le fantasme d’un homme – celui du prince charmant ou du chevalier servant – ni non plus celui de Dieu [2]

Quelques obstacles à la lecture

Cette phrase ainsi extraite de son contexte a déjà été maintes fois commentée et reprise. Elle ressort de l’ensemble et s’extrait de la compréhension. Elle est une évidence et une énigme à la fois. Sa difficulté tient à plusieurs points :

  1. L’Autre comme concept prend des couleurs signifiantes différentes au fil du texte. De quel Autre s’agit-il ici ? L’adjectif démonstratif « cet » nous donne une indication. L’Autre dont il vient d’être question dans la phrase précédente, c’est « l’altérité du sexe ».
  2. Notre lecture du texte de 1958 est contaminée par l’élaboration plus tardive sur la sexualité féminine dans le Séminaire XX. Point ici de jouissance féminine, même si on peut en lire des prémisses. Et encore moins de mystiques. Un lapsus de lecture généralisé nous est apparu au cours de notre travail de cartel : il ne s’agit pas pour la femme de devenir Autre à elle-même mais bien pour elle-même.
  3. Le refoulement de la définition du sujet que Lacan indique dans le point 2 de son écrit, c’est-à-dire qu’il s’agit par son intervention de dégager la partie féminine qui se joue dans la relation génitale, autrement dit dans l’acte du coït. C’est un texte de sexologie féminine qui s’élève contre la domination du phallus qu’il qualifie ironiquement de phanère dans cette phrase interrogative qui oriente son texte : « quelles sont les voies de la libido décernées à la femme par les phanères anatomiques de différenciation sexuelle des organismes supérieurs ? »
  4. Dans cette phrase, alors qu’il remet la castration au milieu du village, il ne parle ni de père, ni de phallus, mais bien de « l’homme et de la femme ». Il n’est pas question ici du sujet mais de l’individu incarné dans un corps sexué.

Deux points de vue :

Du point de vue de la castration : Le rappel de principe que Lacan veut faire entendre dans son intervention au Congrès et qui est son cheval de bataille de 1958 à 1960 dans les Séminaires VI et VII, est ce que Jacques-Alain Miller a nommé dans « Les six paradigmes de la jouissance [3] », « la signifiantisation de la jouissance ». Lacan rappelle que le symbolique organise les pulsions et qu’il ne s’agit pas de penser les choses en termes de privation et de frustration. Avec la castration, c’est de symbolique dont il est question et non de réel ou d’imaginaire. La castration n’est pas un fait de développement mais de langage. Ce langage (cet Autre symbolique) est supporté par un Autre incarné (« la subjectivité de l’autre »). Par conséquent, l’« altérité du sexe se dénature de cette aliénation [4] ». Autrement dit, le réel de la différence des sexes est recouvert par le symbolique. Le réel se dénature parce qu’il est symbolisé. Néanmoins, c’est le phallus en tant que symbole unique pour les deux sexes qui organise la différence sexuelle. Il y a, ou il n’y a pas le phallus, c’est ce qui dit la différence des sexes. Donc le symbolique est machiste et il est en cela soutenu par le piège de l’évidence par l’imaginaire. Mais au sens du réel, il n’y a pas de rapport entre les sexes c’est-à-dire que la différence est absolue. Du point de vue symbolique, l’homme et la femme sont sous le signifiant phallique et c’est en passant par le relais du corps de l’homme que la femme peut se sentir Autre pour elle-même. Puisqu’elle est elle-même soumise au signifiant phallique qui régit la nomination des sexes, ce n’est qu’en passant par son relais à lui qu’elle peut s’apercevoir en tant qu’Autre, absolument différente, radicalement étrangère. L’homme sert de relais. Il ne passe pas le relais, il est le relais phallique par sa présence. D’où le ravage dans lequel elle se trouve quand il la trahit ou la quitte. En tant que corps incarné, l’homme est l’objet pour que la femme devienne cet Autre de la différence des sexes qu’elle est pour lui.

À l’envers de la frigidité, du point de vue de l’orgasme : Si l’on garde à l’esprit la définition du sujet de son intervention, Lacan parle de la part féminine qui se joue dans l’acte sexuel. Cette phrase énigmatique et que l’on pourrait croire s’élever dans les hauteurs de la jouissance mystique pour que la femme atteigne un être Autre à elle-même, parle très concrètement de l’orgasme. D’ailleurs pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que dans le paragraphe juste précédent il était question de frigidité. Donc pour atteindre l’orgasme qui la rende Autre pour elle-même, qui la rende étrangère à elle, il faut qu’elle puisse en passer par le relais de l’homme et dépasser le point où cela s’arrête. Éric Laurent fait valoir dans son cours sur les positions féminines de l’être [5] que le relais est ici à entendre comme celui d’une course de relais. Pour qu’au-delà des bornes, il n’y ait plus de limite, pour que la femme puisse atteindre ce point où la jouissance ne trouve pas d’arrêt dans le corps, contrairement au phallus tristement incarné dans un organe dont la détumescence fait limite, il faut atteindre ce point et le dépasser.

Pourquoi Médée n’est-elle pas une hystérique et pourquoi Lacan dit-elle qu’elle est une vraie femme ? Face à la trahison de son homme, au laisser tomber du relais, elle ne choisit pas la voie de la symptomatisation. Elle ne reste pas sous l’emprise du maître. Elle ne soutient pas le maître en s’en plaignant. Médée choisit la voie du passage à l’acte. Elle va castrer le maître, l’atteindre au plus intime : sa partenaire sexuelle et sa progéniture. Médée est une vraie femme car elle ne respecte pas le phallus. Elle dépasse les bornes de l’imaginable et n’a plus de limite.

[1] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732, souligné par l’auteure.

[2] Tel que je l’ai montré dans un autre texte écrit pour le blog des J49 : Langelez-Stevens K., « Et si Anna Karénine avait rencontré Freud ? », Midite, n°11, 17 septembre 2019, publication en ligne (https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/09/16/et-si-anna-karenine-avait-rencontre-freud/)

[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 7-29.

[4] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit.

[5] Laurent É., « Positions féminines de l’être, du masochisme féminin au pousse à la femme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 17 mars 1993, inédit.




Au-delà de la demande

Au séminaire de Jean-Claude Encalado sur les mystiques [1], j’ai eu l’occasion de présenter cette mystique exceptionnelle qu’est Jeanne Guyon (1648-1717) dont l’influence s’étendra à la cour de Louis XIV. Suite à cette présentation, j’ai été invitée à participer à un cartel de lecture du Séminaire livre XX comme plus-un. Je voudrais ici revenir sur ce qui a été une question insistante dans le cartel à savoir la spécificité de la jouissance des mystiques. Dans l’écriture des formules de la sexuation, cette spécificité est à situer dans le rapport à S(Ⱥ).

Dans son texte « Du rêve de La femme à l’invention d’une femme », Anne Lysy commente S(Ⱥ) comme un « lieu hors signifiant [2] ». « La femme a rapport à l’Autre absolu, à ce qui n’a pas de limite [3] », dit-elle. Là se niche l’illimité propre à la jouissance féminine. Il y a dans l’accès à cette rencontre une part de contingence, « ça ne leur arrive pas à toutes [4] », rappelle-t-elle.

Une mystique comme Madame Guyon donne à cette contingence un destin particulier. Elle en fait une ascèse et produit un raisonnement théologique qui perturbe l’ordre social. Tout son effort et les persécutions qu’elle endure portent sur ce point de rencontre avec S(Ⱥ) dont elle veut témoigner à travers tout.

Ce dont elle témoigne aussi, c’est qu’il y a une sorte de gradation dans cette rencontre, il y a un cheminement et une sorte d’exigence éthique qui l’entraîne dans une aspiration à tirer les conséquences de cette expérience jusqu’à aboutir à un état particulier, une position subjective nouvelle qu’elle nomme la « vie parfaite ». Tous les mystiques témoignent à la fois de moments d’éclairs et d’un cheminement nécessaire, lent, progressif, fait d’épreuves et de traversées du désert.

La rencontre avec S(Ⱥ) à la fois se donne et se conquiert.

Je n’en relèverai ici qu’un trait. Madame Guyon offusque ses contemporains, les gens d’Église et en particulier l’évêque Bossuet, quand elle prône un rapport à Dieu qui s’émancipe de toute prière de demande. Pour Bossuet, la demande est le seul rapport légitime à Dieu. Mais J. Guyon ne se situe pas du côté du manque à combler, mais de la plénitude d’une rencontre qui tend à une parfaite identification, absorption de l’Un dans l’Autre. Elle veut se situer dans un au-delà de toutes les demandes présentes dans les prières (demande de salut, demande d’amour, demande de pardon) pour soutenir un rapport immédiat à l’espace divin. Bien sûr c’est là que réside une subversion absolue, car si l’on n’a plus rien à demander à Dieu, il perd sa raison d’être [5]. La porte s’ouvre à une forme d’athéisme au coeur même du rapport à Dieu.

Un Dieu-néant, un Dieu qui échappe à toute détermination signifiante tel que l’appréhende J. Guyon, sape les piliers de l’Église. Mais elle illustre remarquablement ce que peut recouvrir S(Ⱥ) qui n’est pas seulement le signifiant du manque dans l’Autre [6], ni signifiant qui manque dans l’Autre [7] mais signifiant du manque radical de l’Autre, de son absence même et de l’illimité qu’ouvre cette absence.

[1] Séminaire réalisé en 2015 au local de l’ACF de Bruxelles, intitulé : Des femmes mystiques et de l’amour divin.

[2] Lysy A., Du rêve de La femme à l’invention d’une femme, publié sur le blog Miditehttps://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/06/13/du-reve-de-la-femme-a-linvention-dune-femme/

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 69.

[5] Millot C., La vie parfaite, Paris, Gallimard, 2006, p. 98.

[6] Laurent D., Phallus ou symptôme ?, publié sur le blog Midite. https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/05/22/phallus-ou-symptome/

[7] De Villers M., Le plus-un et le féminin, intervention à la soirée des cartels de l’ACF-Belgique.




Un homme, symptôme d’une femme

Du cartel au mathème

Le Nom-du-Père – thème du cartel dont j’étais le plus-un – peut être défini, avec Jacques-Alain Miller, comme une transformation de l’énigme de la jouissance en question du désir [1].

Soit :

                        d

NdP     =        —

                        J

Du mathème aux Journées

Lacan donne en 1975 dans « L’ombilic du rêve est un trou » plusieurs indications précieuses pour les prochaines Journées de l’École [2].

L’une d’elles a spécialement retenu mon attention : « j’ai énoncé, dit d’abord Lacan, à mon tout dernier séminaire – c’est l’année de son Séminaire « R.S.I. » – […] que pour l’homme, une femme, c’est toujours un symptôme [3] »; et il ajoute : « c’est réciproque [4] ». Un homme peut donc être un symptôme pour une femme.

Cet ajout, que Lacan commente dans sa réponse à Marcel Ritter, contraste avec ce qu’il dit un an plus tard dans son Séminaire Le Sinthome : « On peut dire que l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome. Vous pouvez bien l’articuler comme il vous convient. C’est un ravage, même. [5] »

Comment saisir ce qui apparaît comme un paradoxe – d’abord symptôme, puis ravage ? En remarquant que l’article qui précède et donc détermine le nom « homme » n’est pas le même dans les deux propositions. L’homme, l’homme de « l’universalité [6] » est un ravage pour une femme, mais un homme peut être un symptôme pour une femme, et c’est pourquoi elle l’aime. Lacan souligne cette différence dans « L’ombilic du rêve est un trou » : « la notion de l’homme n’est pas tellement présente pour une femme ; du fait qu’elles sont une femme, c’est aussi un homme [7] ».

Ce qui d’un homme peut faire symptôme pour une femme, c’est le désir de cet homme pour cette femme. Être l’objet du désir d’un homme, être mise en place par lui de ce qui cause son désir à lui peut constituer le symptôme d’une femme.

Symptôme = d

La clinique de la vie quotidienne des couples nous enseigne que ce désir ne fait symptôme, dans le sens de lien, que dans la mesure où il donne sa place à ce qui chez une femme ne relève pas du régime de jouissance de l’homme, à cette part sans loi, improbable, que cet analysant ramassait dans une formule en anglais : « no rules ». Ne pas le faire, vouloir mettre une femme au pas du régime mâle la ravage. Donner cette place au pas-tout d’une femme et composer avec celui-ci est, me semble-t-il, favorisé si l’homme consent à reconnaître la part de jouissance féminine qui l’habite, lui.

d

— (où la barre est perméable)

J

La clinique nous enseigne aussi que le désir d’un homme peut faire symptôme pour une femme, ici dans le sens de la limite, en tempérant ce qui de sa jouissance à elle la ravage. Cette fonction opère d’autant plus que le désir de l’homme est décidé, qu’il est, pour le dire avec la belle formule d’Alexandre Stevens, un « désir décidé d’amour [8] ».

d

— (où la barre est limite)

J

[1] Miller J.-A., « Clôture. Vide et certitude », in (s/dir.), Le Conciliabule d’Angers. Effets de surprise dans les psychoses, Paris, Agalma/Seuil, 1997, p. 228.

[2] Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou. Jacques Lacan répond à une question de Marcel Ritter », La Cause du désir, n°102, juin 2019

[3] Ibid., p. 40

[4] Ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome (1975-1976), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 101.

[6] Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou », op. cit.

[7] Ibid.

[8] Stevens A., « Le désir décidé d’amour », Quarto, n°91, novembre 2007, p. 19-23.




Le féminicide et la part-femme des êtres parlants

« Le problème avec le désir, c’est qu’il n’est pas démocratique » [1]

« Femmes dans la psychanalyse », quel beau titre ! Invitée à parler comme plus-un d’un cartel réuni autour de l’atelier de lecture de l’ACF-Belgique sur le cours de Jacques-Alain Miller aux accents très politiques, « Un effort de poésie », j’ai tissé mon propos sur la féminité avec trois fils tirés du bel article d’Alexandre Stevens sur le plus-un publié en ligne [2].

Il y rappelle que Lacan n’a pas fondé une École égalitaire, mais, que, dans cette École, le cartel est inventé comme « système profondément égalitaire »[3]. Loin d’être un idéal, c’est un instrument pour un usage de travail, ce qui situe ou resitue aussi le plus-un dans une fonction modeste : il ne représente pas le savoir. Pas d’incarnation de la Vérité absolue, mais soutien des élaborations singulières à partir d’une question propre à chacun. Et plutôt la vérité singulière est-elle énoncée comme variable, humble, mais chevillée au corps. Enfin, « le plus-un […], comme hystérique, pose la question et provoque [4] ». Je me lance donc.

Comment lire le féminicide [5], ce signifiant nouveau extrêmement puissant soutenu par le #Noustoutes très actif sur la toile ?  Il se répand dans le langage comme une traînée de poudre et n’est pas sans effet sur la parole, le rapport au corps et le rapport à la jouissance, car il s’en prend à la primauté masculine dans l’ensemble des liens sociaux.

Je tenterai de m’avancer ici avec prudence, mais sans reculer devant la question délicate et infiniment complexe qui est celle de la souffrance des femmes dans leur rapport aux hommes. Il n’est nullement question de minimiser ou de passer sous silence les situations terrifiantes que vivent certaines d’entre elles ni de nier la croissance préoccupante de la violence à leur égard dans plus d’une région du monde, mais bien plutôt de tenter de saisir les effets de déchaînement de la vérité liés à l’émergence de ce nouveau signifiant.

Dans le sillage de l’affaire DSK et du mouvement #MeToo, les militantes de la théorie de la domination sexiste, animées d’une conscience aiguë que « le pouvoir est le pouvoir sur le signifiant [6] » affirment que le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme n’est que la manifestation ultime d’un continuum de violences systémiques organisé par les hommes contre les femmes manifestant une authentique politique de meurtres de femmes. Selon elles, tous les hommes ont en commun d’abuser de leur hégémonie symbolique pour montrer aux femmes qu’elles ne sont que des objets sexuels à disposition.

Rêvant d’une tunique sans couture qui envelopperait le corps social des femmes, cette théorie de la domination sexiste ne colle pas facilement avec ce qui palpite chez l’être parlant quel que soit son genre, et s’en défend d’une façon très radicale. Elle s’enracine dans une essentialisation du sexe féminin et vise explicitement à octroyer à toutes les femmes un statut ontologique de victime en prenant appui sur le pouvoir du signifiant légal. En miroir, elle tend à faire de tous les hommes des assassins potentiels [7]. Juridiquement, en effet, cette idéologie revendique que le consentement des femmes adultes soit traité d’une manière analogue à celui des mineurs et exige des condamnations pénales semblables à celles prononcées pour les cas d’infanticide.

Ce faisant, cette théorie qui ne cesse de mettre en avant l’état de fragilité psychique des femmes face aux hommes ne risque-t-elle pas de faire exploser leur liberté si chèrement acquise et de porter plus généralement atteinte aux droits les plus fondamentaux de tous les êtres parlants [8] ? Ainsi, par exemple, en s’attaquant à la présomption d’innocence, pilier de tout état de droit – qui ne serait qu’un stratagème sexiste devant être aboli au nom d’une présomption irréfragable de vérité de toute plainte [9] – n’ouvre-t-on la voie à l’arbitraire et au soupçon généralisé, y compris à l’égard des femmes elles-mêmes ?

Le meurtre d’une femme par son conjoint serait, selon cette théorie, le meilleur exemple du « machisme qui tue ». Les avatars singuliers de la relation amoureuse et de la passion sont retranchés derrière le concept sociologique de domination. Ce type d’événement tragique, lu comme « un fait social » plutôt qu’un « fait divers »[10], doit désormais mobiliser la responsabilité collective, chacun étant invité à s’immiscer dans la vie privée des autres. Du même mouvement que s’effritent les frontières de l’intime, s’effacent les dires singuliers concernant le désir et la jouissance, soit ce que les sujets engagent de moins social dans la rencontre sexuelle. Privées de leur parole, les femmes, prises une par une, en sortent-elles vraiment gagnantes ? Si cette idéologie triomphait, seraient-elles pour autant réellement mieux respectées dans leur dignité de femmes incomparables, inassimilables à une quelconque norme ?

Avec Lacan, J.-A. Miller soulève l’objection du réel face à la croyance progressiste et nous rappelle que, du fait du symbolique, le lien social est « dominial » [11] . Il n’est pas l’échange, ni  la juste distribution. Il instaure, de structure, un rapport de dominant à dominés. À l’inverse, tout ce qui s’énonce au nom de l’égalitaire est asocial en son fond et ne permet pas l’établissement et la stabilisation d’un lien. « Le stade du miroir » démontre qu’au cœur du lien égalitaire, il y a la guerre, qu’à la crispation des identités, répondent la ségrégation et la haine. Déjà, on le voit, ça et là, s’exacerbent les rapports entre les hommes et les femmes, mais aussi entre femmes qui se déchirent douloureusement autour de cette question complexe.

Rejetant tout ce qui pourrait différencier les femmes entre elles, ce combat n’est pas sans effet sur la langue et produit un rejet de l’amour, cet exil [12] qui défait nos certitudes et nous rend Autre à nous-mêmes. Ainsi, de jeunes professeures de lettres, confondant rêverie amoureuse et passage à l’acte dans le réel, se sont récemment émues d’un poème de Ronsard intitulé Les amours. Il ferait à leurs yeux, à côté d’innombrables autres œuvres littéraires menaçantes, l’apologie du viol et placerait les élèves en « situation d’insécurité [13] ».

C’est méconnaître que « […] la jouissance est foncièrement relative à S de A barré, c’est-à-dire non pas la jouissance du corps de l’Autre, non pas la jouissance de l’objet qui serait prélevé sur le corps de l’Autre, mais une jouissance foncièrement relative au non-rapport sexuel. [14] »

À rebours de ce mouvement féministe, l’analyse suppose « qu’on laisse à la porte son identité » et « ses emblèmes [15] », perte assurément nécessaire pour que puisse s’aménager, dans la cure, une plage de poésie, où loger cette «  part cachée qui toujours surprend les corps parlants, comme une errance du réel, une onde gravitationnelle issue de la fusion impossible entre la Vie et le langage [16] ».

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 22 novembre 2002, inédit.

[2]Stevens A., « La position du plus-un », Cartello, 30 janvier 2019, publication en ligne ( http://ecf-cartello.fr).

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Popularisé par le livre de Jill Radford et Diana E.H. Russell : Radford J., Rusell D. E. H., Femicide : Politics of Woman Killing, Maidenhead, Open University Press, 1992.

[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op. cit., p. 9.

[7] Iacub M., Une société de violeurs ?, Paris, Fayard, 2012.

[8] Cf. Leguil C., « Mondialisation de la parole féminine et déchaînement de la vérité », Ornicar ?, n°52, novembre 2018, p. 155.

[9] Iacub M., op cit., p. 12.

[10] Lecoq, T., « Féminicides conjugaux : au-delà du fait divers, un fait social », Libération, 8 janvier 2018, disponible sur internet.

[11] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie »,  op.cit.

[12] Beckett S., Premier amour, POL, :  « Ce qu’on appelle l’amour, c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »

[13] Prokhoris, S., « Ronsard ce “violeur”», Libération, 12 septembre 2019, disponible sur internet.

[14] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens. », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 21 février 1996, inédit.

[15] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op. cit.

[16] Brousse M.-H.,  « Les femmes et la Vie ou la malédiction des reproductrices », Lacan Quotidien, n° 849, 12 juillet 2019, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).




Le plus-un et le féminin

J’ai été invitée à dire quelques mots sur le thème des Journées en tant que plus-un de deux cartels. L’un portait sur le Séminaire XX, Encore, l’autre sur le Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Ces deux séminaires abordent la question du non-rapport sexuel et de la jouissance féminine.

Quelle est la fonction du plus-un dans un cartel ? Dans son article sur « l’élaboration provoquée [1] », Jacques-Alain Miller définit le plus-un comme un agent provocateur : non pas celui qui sait mais celui qui ne sait pas, celui qui interroge et provoque l’élaboration d’un savoir. Le plus-un fait fonction de sujet manquant, d’un S/ qui assume sa division subjective. Le plus-un devient ainsi un moins-un : « le plus-un, dit J.-A. Miller, ne s’ajoute au cartel qu’à le décompléter [2] ». Ceci rappelle le discours de l’hystérique. Les cartellisants, S1, sont incités à produire un savoir propre à chacun.

J.-A. Miller prend comme modèle Socrate, connu « par les élaborations qu’il provoquait chez ses interlocuteurs [3] ». Mais qu’en est-il dans le cartel de l’objet a que recèle le S/ dans le discours de l’hystérique ? J.-A. Miller propose d’évacuer ce a de sa position statutaire. La fonction du plus-un n’a pas pour objectif de jouir de l’attrait que lui donne sa position. Son rôle est de mettre au travail. Par ailleurs, s’il n’a pas un savoir constitué, cela ne le dédouane pas de produire son propre savoir.

Le plus-un se présente donc avec son manque. Ceci m’évoque un passage de J.-A. Miller dans son article « Mèrefemme [4] » où il disjoint la femme de la mère. Si la mère est celle qui a : la puissance, la maîtrise et le savoir, la femme, au contraire, « c’est l’Autre qui n’a pas, l’Autre du non-avoir, l’Autre du déficit, du manque [5] ».

Il y a, toutefois, une femme dans chaque mère. Si la mère a la puissance, elle a aussi un rapport avec le manque quand elle aime notamment, car l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas.

 

Une femme n’est pas-toute phallique. Certes, elle a comme tout parlêtre un rapport au phallus. Elle peut être le phallus derrière le voile dans la mascarade. Elle peut aussi l’avoir dans l’enfant qu’elle met au monde.

Mais elle a, en plus, une Autre jouissance, une jouissance au-delà du phallus. Elle a un rapport privilégié au signifiant qui manque dans l’Autre, le S(Ⱥ). L’Autre barré auquel elle a affaire est marqué d’un trou, d’un vide. Il manque dans l’Autre le signifiant pour dire l’énigme du sexe. Il lui manque aussi le signifiant pour dire ce qu’est La femme. Le La ne peut donc qu’être barré. De l’Autre ne revient que le silence.

Une femme peut être fascinée par le rien, le vide, d’où jaillira une jouissance Autre, dont elle ne peut rien dire, une jouissance illimitée, tissée dans l’amour.

En supportant le manque, le plus-un assume cette part féminine. Sa seule fonction est de faire consister le pas-tout et le un par un. C’est ainsi qu’il pourra inciter les cartellisants à élaborer leur propre savoir.

Cela suppose un transfert de travail.

Qu’en est-il du transfert dans un cartel, interroge J.-A. Miller ? : « de a à S/, il y a travail de transfert, mais rallongé dans un cartel, de S/ à S1, il devient travail d’un tranfert de travail »[6].

Le plus-un est un médiateur, un facilitateur, qui donne accès à un autre transfert, le transfert à Freud et à Lacan.

[1] Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de ‘‘l’élaboration provoquée’’ », La Lettre mensuelle, n° 11, juillet 1987, p. 5-11.

[2] Ibid., p. 9.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n  89, mars 2015, p. 115-122.

[5] Ibid., p. 116.

[6] Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de ‘‘l’élaboration provoquée’’ », op. cit., p. 10.