Effet de rupture

Du symptôme au sinthome

Bernard Seynhaeve

Jacques-Alain Miller lit et interprète Lacan [1]. Dans la leçon 28 Mars 2001 [2], et dans celle qui précède, il tente de déplier pas à pas comment Lacan dans son enseignement est passé du symptôme et de son interprétation au sinthome non interprétable. Soulignons que c’est cette même année, en 2001 que J.-A. Miller publie les Autres écrits, dans lesquels on trouve précisément le dernier texte écrit par Lacan et auquel J.-A. Miller va plus particulièrement s’intéresser jusqu’à la fin de son cours, la : « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » [3].

De quoi est-il question dans cette quinzième leçon ? J.-A. Miller fait un pont entre le début de l’enseignement de Lacan et le dernier Lacan.
Dans cette leçon du 28 mars 2001, J.-A. Miller, commence par rappeler que Lacan, au début de son enseignement, relit Freud à partir du structuralisme et de la linguistique moderne. C’est le Lacan du primat du symbolique, qui a lu notamment Claude Lévi-Strauss et Les structures élémentaires de la parenté [4].
« Le symbolique est un ordre, précise J.-A. Miller, au moins c’est en tant qu’ordre qu’il est introduit par Lacan en 1953 et qu’il donne son assise à la révolution théorique et transférentielle à laquelle il procède dans la psychanalyse. [5] »

Lacan s’appuie notamment sur Lévi-Strauss pour définir l’inconscient freudien en tant que der andere Schauplatz. L’Autre scène, est structurée comme un langage, et s’ordonne selon des lois. À cet égard, le symptôme en tant que retour du refoulé de cet inconscient est donc interprétable. « C’est là [que Lacan] a assis sa première conception de l’inconscient et qu’il a même donné son sens à la notion de destin, un destin prescrit par des règles inconscientes. Il a donc considéré qu’en effet Lévi­-Strauss s’avançait dans la dimension que Freud avait ouverte. [6] »

J.-A. Miller reprend alors certains éléments de la thèse de Lévi-Strauss qui tend à démontrer comment chez les animaux parlants, doivent nécessairement se nouer nature et culture. « L’homme est un être biologique en même temps qu’un individu social », dit Lévi-Strauss. L’espèce humaine doit nécessairement articuler nature et culture dans la mesure où l’homme, d’une part, doit en passer par la sexualité pour se reproduire et perpétuer l’espèce et d’autre part, par le langage, soit la culture pour que soit sauvegardée le lien social entre les individus et la communauté. Lévi-Strauss observe ainsi que les sociétés s’organisent finalement selon une loi simple qu’il définit dans les structures élémentaires de la parenté. « Dans une société les formes de parenté, selon Lévi-Strauss, sont organisées d’abord de manière à permettre autant qu’à suivre le principe de « l’échange » […] qui font la dimension sociale de l’humanité [7] ». Cette loi de l’échange social est celle de l’exogamie « en tant que vecteurs d’intégration sociétale » qui implique notamment dans les sociétés primitives l’échange des femmes. Ce n’est donc pas l’interdit de l’inceste qui motive l’exogamie, mais d’abord la nécessité de promouvoir la dimension sociale de l’humanité, la communauté et le lien social. « C’est toujours un système d’échange que nous trouvons à l’origine du mariage ». L’exogamie fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe social. Un bénéfice social résulte le plus souvent d’un mariage exogame. Et Lévi-Strauss d’observer au cours de ses recherches, que la notion d’échange s’est complexifiée de plus en plus. D’où la nécessité de définir les structures complexes de la parenté.

Je ne résiste pas à illustrer cette règle de l’exogamie par une observation faite par l’auteur : « Nous avons nous-mêmes assisté, chez les Tupi-Kawahib du Haut-Madeira, écrit Lévi‑Strauss, dans le Brésil central, aux fiançailles d’un homme d’une trentaine d’années avec un bébé de deux ans à peine, et que sa mère portait encore dans les bras. Rien de plus touchant que l’émoi avec lequel le futur mari suivait les ébats puérils de sa petite fiancée ; il ne se lassait pas de l’admirer, et de faire partager ses sentiments aux spectateurs. Pendant des années, sa pensée allait être occupée par la perspective de monter un ménage ; il se sentirait réconforté par la certitude, grandissant à ses côtés en force et en beauté, d’échapper un jour à la malédiction du célibat. Et dès à présent, sa tendresse naissante s’exprimait par d’innocents cadeaux. Cet amour, déchiré, selon nos critères, entre trois ordres irréductibles : paternel, fraternel et marital, n’offrait, dans un contexte approprié, aucun élément trouble, et rien ne pouvait laisser deviner en lui une tare, mettant en péril le futur bonheur du couple, et moins encore, l’ordre social tout entier. »

La conception de l’inconscient structuré comme un langage du premier Lacan, nous dit J.-A. Miller, est patente dans tout le volume des Écrits qui sont publiés en 1966, mais aussi dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » [8] et encore lorsque Lacan invente son mathème du transfert et trouve sa pointe dans son Séminaire L’envers de la psychanalyse [9] où il est précisément question du lien social et dans lequel il définit le discours de l’inconscient en tant qu’il est le discours du maître.
Quant au privilège accordé par Lacan au désir de reconnaissance, on la trouve dans la conception lévi-straussienne de l’ordre symbolique.

« Qu’est-ce que Lévi-Strauss dégage avec ses Structures élémentaires ? Il dégage essentiellement une loi d’échange, il montre une société régie par l’échange. […] Je te donne, je reçois en retour, [c’est] une dialectique du don et de la dette. Lacan a saisi les symptômes de la névrose obsessionnelle dans ce contexte social. [10] » C’est ce que développera Jean-Claude Maleval. J.-A. Miller précise alors que le symptôme est  interprétable au regard essentiellement « des structures complexes parce qu’on ne voit pas comment il y aurait de symptôme dans les structures élémentaires. Il n’y a pas de symptôme dans les structures élémentaires parce que chacun sait ce qu’il a à faire et que le mariage préférentiel est justement là pour dire où chacun doit trouver sa chacune. [11] » Le choix du partenaire n’est pas laissé au sujet dans des sociétés où lui-même se considère comme l’élément d’un tout. Son désir est rigidement cadré ; il peut cependant se manifester à la faveur de ratages : « nouages de l’aiguillette », violation d’un tabou, etc.

Mais si J.-A. Miller « souligne le caractère d’ordre symbolique si constamment fondamental dans l’enseignement de Lacan », c’est pour marquer une rupture radicale par rapport à cette thèse à la fin de son enseignement. Si au début de son enseignement Lacan présente le symbolique comme un ordre régi par des lois, on s’aperçoit, dit J.-A. Miller, qu’en suivant le dernier Lacan, le symbolique est bien plutôt « saisi de façon privilégiée comme une puissance de désordre. Le symbolique détraque. […]. Le symbolique détraque ce qui se présente comme une supposée […] harmonie naturelle […] le symbolique est confronté […] au corps vivant […] qui parle [12] ». J.-A. Miller met ici l’accent sur une autre dimension du symbolique. Le symbolique change de paradigme lorsqu’on fait plutôt valoir le réel, la pulsion et la jouissance dans la parole. Et il reprend le bel exemple du ronron du chat dans « La Troisième » [13]. « Que vient faire ici le chat avec son ronron ? Il vient illustrer le rapport de l’homme à la parole. Il y a dans la parole quelque chose qui est d’avant la distinction du signifiant et du signifié. […] Le ronron est un son, un bruit. Ce n’est justement pas un signifiant, ce n’est pas un phonème. Le ronron fait vibrer tout le corps de l’animal, il en est la jouissance. Eh bien, selon Lacan, il en va de même chez l’homme qui parle. La langue n’est pas faite d’abord pour dire, mais pour jouir » [14].

 

_______________________________________

De l’ordre symbolique au réel sans loi

Jean-Claude Maleval 

 

Le pont opéré par J.-A. Miller entre le premier et le dernier enseignement de Lacan dans son cours « Le lieu et le lien » a été clairement articulé par B. Seynhaeve à partir du passage du symptôme au sinthome. Il s’agit ici de l’appréhender d’une manière différente, mais conjointe, par le passage de l’ordre symbolique au réel sans loi. Dans « Le lieu et le lien », J.-A. Miller mentionne une différence quant au statut du symptôme entre les sociétés traditionnelles régies par les structures élémentaires de la parenté, dégagées par C. Lévi-Strauss, entièrement conditionnées par un système d’échanges, et les sociétés soumises à des structures de la parenté si complexes, faisant intervenir des éléments économiques et psychologiques, que Lévi-Strauss a renoncé à son projet de les formaliser. « Il n’y a pas de symptôme dans les structures élémentaires, commente J.-A. Miller, parce que chacun sait ce qu’il a à faire et que le mariage préférentiel est justement là pour dire où chacun doit trouver sa chacune. C’est les structures complexes qui donnent lieu à symptôme. Elles donnent lieu à symptôme dans la mesure où, étant complexes, elles sont un peu désaccordées, si je puis dire. C’est ce que Lacan expliquait en disant: “Les structures complexes de la civilisation présentent des discordances symboliques qui produisent des effets de rupture.” »[15] Or il y a lieu de contester la validité de cette opposition propre au premier enseignement de Lacan, qui repose sur la notion de l’existence d’un ordre symbolique, et sur celle d’un symptôme conçu comme conflit entre le désir et l’idéal. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas de symptôme dans les sociétés où le discours de la tradition impose à tous une loi de fer supportée par les dieux ; il n’est pas exact non plus qu’il faille nécessairement rapporter aujourd’hui le symptôme à des discordances symboliques qui feraient la souffrance du sujet.

C’est dans le moment du retour à Freud que Lacan conçoit le symptôme comme formation de l’inconscient portant un message témoignant d’un désir en rupture avec l’ordre symbolique. Son interprétation de la névrose obsessionnelle de l’Homme aux rats comme protêt [16] de la dette symbolique s’inscrit dans ce contexte. L’incapacité à la rembourser le met en situation de faillir à la loi de l’échange social. Dans son enseignement des années cinquante, Lacan s’attache à déterminer les lois qui constitueraient l’ordre symbolique : lois linguistiques empruntées à Saussure et Jakobson, lois mathématiques, loi dialectique de Hegel, lois de la parenté de Lévi‑Strauss et la loi freudienne où le Nom-du-Père s’impose au désir de la mère. Ces lois constituent l’armature d’un ordre symbolique verrouillé par le patriarcat. Contrevenir à l’une de ces lois serait au principe du symptôme : faute au regard du don constituant de l’échange, manquement à la parole, etc. Dans cette perspective, souligne J.-A. Miller, Lacan peut considérer que le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage ; ce qui relève d’une approche de celui-ci disjoint de la pulsion, coupé de son noyau de jouissance. Dans son dernier enseignement, Lacan n’appréhende plus le symbolique comme un ordre, mais comme un désordre, il met en valeur, non la loi, mais le sans loi. C’est le symptôme lui-même qui devient la règle du sujet. Nous allons voir que le sujet moderne peut parfois trouver celle-ci en s’inscrivant avec satisfaction en discordance radicale avec un supposé ordre symbolique.

En revanche, dans les sociétés froides de Lévi-Strauss, dans celles où « chacun sait ce qu’il doit faire », il arrive qu’un sujet contrevienne à l’ordre symbolique inscrit dans les mythes, cette discordance produit alors de manière très discernable des effets symptomatiques sur le corps. Dans Totem et tabou, Freud relate quelques exemples, empruntés à Frazer, de transgressions d’un tabou qui ont pour rapide sanction la maladie ou la mort. « Un chef de la Nouvelle‑Zélande, rapporte l’ethnologue, homme d’un rang élevé et d’une grande sainteté, abandonne un jour dans la rue les restes de son repas. Un esclave passe, jeune robuste et affamé, aperçoit ces restes, s’empresse de les avaler. Il n’a pas plus tôt achevé le dernier morceau qu’un spectateur effrayé lui apprend de quel crime il s’est rendu coupable. Notre esclave, qui était un guerrier solide et courageux, tombe à terre à l’annonce de cette nouvelle, en proie à de terribles convulsions et meurt au coucher du soleil le jour suivant [17] ». Qui plus est, non seulement les phénomènes de possession sont fréquents dans les sociétés traditionnelles, mais l’on sait que les ethnopsychiatres y ont décrit des syndromes spécifiques (le chien-fou-qui-veut-mourir ou la ghost sickness des indiens américains, l’hystérie arctique des Esquimaux, le susto des indiens Kechua, etc.) Devereux considère que dans ces sociétés « l’incidence constante des désordres fonctionnels est aussi élevée que dans la société moderne [18] ». Il est ordinaire que la maladie y soit imputée à une faute du sujet, ou à un mauvais sort qui lui a été jeté ; dans les deux cas le corps souffrirait donc d’une rupture opérée à l’égard de l’ordre symbolique supporté par la tradition et les dieux.

Il en va tout autrement dans les sociétés où les idéaux se sont révélés n’être que des semblants mettant à nu l’inexistence de l ’Autre. Dans celles-ci certains sujets situent aujourd’hui une jouissance sinthomatique, qui les satisfait et les stabilise, dans des discordances radicales avec ce qui semblait l’ordre le plus intangible, à savoir par exemple la différence entre les sexes. Certes, à cet égard, les normes régissant les rôles féminins et masculins varient beaucoup d’une culture à une autre, ce qui a précisément pour effet de révéler leur bizarrerie et leur nature de semblant. Toutefois, il est un trait différentiel qui jusqu’alors passait pour universel : celui selon lequel seules les femmes possédaient le privilège d’enfanter. Or, en 2008, Thomas Beatie n’a pas reculé à ruiner cet ultime vestige pouvant laisser supposer l’existence d’un ordre symbolique. « L’époque de la globalisation a cessé de vivre sous le règne du père, constate J.‑A. Miller, la structure du tout a cédé à celle du pas-tout : la structure du pas-tout comporte précisément qu’il n’y ait plus rien qui fasse barrière, qui soit dans la position de l’interdit [19] ». Thomas Beatie est devenu le premier homme à donner légalement et publiquement naissance à un enfant. Il s’inscrit dans une conjoncture historique où un tel acte devient possible ; c’est pourquoi il faut préciser « légalement et publiquement ». Il semble ne pas avoir été le premier transgenre [20] à enfanter [21], mais il fut le premier à donner une publicité à son acte et à vouloir le faire légalement reconnaître [22]. Il récuse à cet égard l’existence d’un ordre naturel : « chez les hippocampes, écrit-il, n’est-ce pas le mâle qui donne naissance aux alevins ? ». Il considère avoir contesté « le plus immuable de tous les truismes sur le genre », à savoir que c’est une femme qui donne la naissance à un enfant et apporte la vie au monde. Selon lui, « avoir un enfant n’est ni un désir mâle ni un désir féminin – c’est un désir humain ». Bien entendu sa démarche se heurta à de nombreux obstacles et suscita de vives réactions tant négatives que positives. Les associations de transgenres elles-mêmes cherchèrent à le faire renoncer à son acte, lui objectant que la société n’était pas encore prête pour un homme enceint, et que sa grossesse risquait de faire courir une menace pour la sécurité et l’acceptation sociale des transgenres. Certains lui firent savoir qu’il mettait fin au monde écrit dans la Bible ; tandis que d’autres saluèrent son « exploit social ». Il a depuis lors donné naissance à deux autres enfants et il est devenu un conférencier international du mouvement transgenre. Il travaille comme conseiller en nutrition dans un centre de santé. En 2018, à quarante-quatre ans, il a eu un quatrième enfant avec sa nouvelle femme, mais cette fois c’est elle qui l’a porté, ce que ne pouvait faire sa femme précédente, qui avait subi une hystérectomie. La publicité donnée à son acte a conduit plusieurs personnes à le réitérer [23]. Yoval Tupper en 2012 à Tel-Aviv et Trystan Reese en 2017 à Portland sont allés plus loin encore dans le bouleversement des repères symboliques. Les enfants de Beatie furent élevés dans un couple où Thomas s’identifiait comme le père, tandis que sa première femme Nancy était la mère. D’ailleurs cette dernière a allaité les enfants ; ce que ne pouvait faire Thomas, qui avait subi une ablation des seins. Or Tupper et Reese ont donné à leurs enfants non plus un couple quasi traditionnel, mais un couple composé de deux pères, puisqu’eux vivent avec un homme. Les pas suivants sont déjà annoncés : certains scientifiques affirment que la greffe d’utérus pourra demain être effectuée sur des hommes ; tandis qu’adviendra la procréation non sexuée par clonage – déjà réalisée chez un mammifère. Bref, comme le constatait J.-A. Miller, « le rapport des deux sexes entre eux va devenir de plus en plus impossible, […] l’Un-tout-seul […] sera le standard post-humain [24] ».

Quelle position le psychanalyste doit-il prendre à l’égard de ces changements ? Les débats autour du « mariage pour tous » ont révélé un clivage, d’une part les psychanalystes tenants d’un ordre symbolique, affichant des positions conservatrices, d’autre part, des psychanalystes prenant en compte l’absence du rapport sexuel et l’inexistence de l’Autre, plus ouverts à la modernité. Le même débat les divisait auparavant concernant le transsexualisme, folie pour les premiers, suppléance pour les seconds. Prétendre que le transsexualisme ou l’enfantement masculin salopent le réel n’est-ce pas encore incorporer de l’idéal dans le réel ? N’est-ce pas encore reculer à considérer que le réel est sans loi ? La psychanalyse est une pratique sans valeur qui ne vise qu’à permettre un savoir y faire avec la singularité de la jouissance sinthomatique. Elle ne prône ni la tradition, ni le progrès. « Les psychanalystes, affirme J.-A. Miller, n’ont pas à rejoindre le chœur des pleureuses qui soupirent après le temps jadis. Libre à chacun d’eux d’être humaniste, si ça lui chante, chrétien, pourquoi pas, mais comme analyste, il ne saurait être traditionaliste, car cette position réactive, réactionnaire, conservatrice, va à rebours de son acte [25] ».

[1] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 17 novembre 2018.

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 28 mars 2001, inédit.

[3] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571-573.

[4] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, EHESS, 2017.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », leçon du 28 mars 2001, op. cit.

[6] Ibid.

[7] Dantier B., « Structuralisme et rapports sociaux : Claude Lévi-Strauss et Les structures élémentaires de la parenté », 10 janvier 2008.

http://classiques.uqac.ca/collection_methodologie/levi_strauss_claude/structuralisme_rapports_sociaux/structuralisme_rapports_sociaux_texte.html

[8] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 243-259.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.

[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », leçon du 28 mars 2001, op. cit.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Lacan J., « La Troisième », texte établi par Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, Paris, Seuil, n° 79, mars 2011, p. 11-33.

[14] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », op. cit., leçon du 21 mars 2001, inédit.

[15] Ibid.

[16] Le protêt est l’acte par lequel un huissier constate qu’une dette n’a pas été payée à l’échéance.

[17] Freud S., Totem et tabou, Paris, Payot,1965, p. 71.

[18] Devereux G., Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, p. 216.

[19] Miller J.-A., « Intuitions milanaises », Mental, 2003, n° 12, p. 17.

[20] Beatie s’affirme comme transgenre et non comme transsexuel. Quoiqu’il se soit comporté en garçon manqué dès son enfance, il n’a jamais pensé qu’il était né dans un mauvais corps. Il a voulu changer de sexe, parce qu’il « avait le sentiment qu’il lui était plus confortable d’être dans la peau d’un homme plutôt que dans celle d’une femme ». Il s’agit pour lui d’un choix subjectif, et non d’une imposition venue de l’extérieur.

[21] En 1999, Matt Rice a enfanté un fils nommé Blake, alors qu’il était en couple avec l’écrivain Pat Califia.

[22] Beatie T., Labor of love. The story of one man’s extraordinary pregnancy, Seal Press, 2008.

[23] Un américain Trystan Reese, a accouché d’un garçon en 2017 ; un anglais, Hayden Cross a donné naissance à une fille en 2017.

[24] Miller J.-A., « Une fantaisie », IVe Congrès de l’AMP, Comandatuba, 2004. http://2012.congresoamp.com/fr/template.php?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html

[25] Miller J.-A., « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », La lettre mensuelle, avril 2008, n° 267.




Le couple le plus long de l’histoire (de l’art)

Alors là… Bravo !

Cette fois-ci, cela revient aux hommes politiques d’avoir à faire le nécessaire pour sauver une histoire d’amour. L’ont-ils fait par amour ? Par calcul politique ? Par intérêt national ? Quand ? Quoi ?

Voici l’histoire :

Nous sommes en 2016. Les deux spectaculaires portraits des époux – Oopjen Coppit et Maerten Soolmans – peints par Rembrandt sont à vendre. Éric de Rothschild, son propriétaire, veut s’en séparer. Prix ? Cent soixante millions d’euros. Prix impossible pour l’État français. En même temps l’œuvre ne peut pas sortir du territoire. Comment faire ?

On coupe la poire en deux : la France pourrait éventuellement acquérir un des deux Rembrandt, et la Hollande, l’autre.

En pleine crise existentielle, le couple le plus durable de l’histoire de l’art est suspendu à un arrangement à l’amiable. Et on trouvera une solution : les deux portraits continueront d’être exposés ensemble, en alternance entre le Louvre à Paris et le Rijksmuseum, à Amsterdam. Et ainsi de suite. Toujours en rotation. L’accord ne serait pas, à proprement parler, de la copropriété, puisque l’œuvre française, une fois entrée dans les collections nationales, deviendrait inaliénable, mais l’équivalent d’un contrat de mariage établi sous le régime de la séparation des biens. Au terme de l’accord, le couple nomade ne pourra pas être séparé, il ne quittera pas l’Europe et il sera interdit de prêt. Merci François Hollande et ses majestés les princes Hollandais.

Ah ! Quel plaisir d’aller les contempler en connaissant cette histoire. Rembrandt peint les deux portraits en 1634. Il a vingt-huit ans, il connaît une de ses périodes les plus fécondes. Seuls portraits en pied grandeur nature connus, ils constituent une exception dans son œuvre. Ce type, réservé aux cours d’Europe méridionale, était alors rarissime en Hollande. Il est probable que les modèles souhaitaient, par l’introduction de ce mode de représentation, afficher leur statut social. En effet, les époux appartenaient à la plus haute bourgeoisie d’Amsterdam. Maerten Soolmans, fils d’un réfugié anversois, venait d’épouser Oopjen Coppit, l’un des meilleurs partis de la ville.

Pour cette commande prestigieuse, Rembrandt fait dialoguer les deux compositions par l’introduction d’un mouvement : Maerten Soolmans tend un gant, gage de fidélité, à son épouse qui descend un escalier vers lui ; les nœuds à la ceinture créent comme une guirlande unissant les époux. Un grand rideau dans le fond unit les deux toiles et le luxe des tenues noires, alors les plus coûteuses, lui offre l’occasion de montrer son brio dans le rendu des matières : soie, satin, tulle. Le génie de l’artiste se verra aussi à la précision et au raffinement des extravagants nœuds des souliers de l’époux ou l’éventail d’Oopjen.

Aujourd’hui, il faudra aller à Amsterdam pour les voir. Ils étaient au Louvre pendant trois mois avant de repartir pour le Rijksmuseum pour cinq ans puis de revenir au Louvre pour cinq ans, après quoi chacun des deux musées pourra les garder pour huit ans.

L’histoire est tellement belle que même la marque de jouets Playmobil leur consacre une (deux) figurine(s). Inséparables ! Précision : la France est le détenteur de Madame ; Monsieur appartient à la Hollande. Malgré nos recherches cette distribution n’a pas pu être explicitée. Peut-être la solitude du pouvoir et les embrouilles sentimentales de notre ancien président au moment du choix l’auraient poussé vers le féminin ? Mystère….




Game of Thrones, ou la guerre des discours

La huitième et dernière saison de Game of Thrones arrive sur les écrans. Cette série, une des plus piratée au monde, fait à la fois événement et rupture dans le panorama audiovisuel. Dans notre époque dominée par le cognitivisme et les neurosciences, Game of Thrones vient trouer ces évolutions aseptisées d’une société qui se voudrait protocolisée. L’intrigue se passe dans un univers médiéval organisé en système féodal. Le scénario se construit autour du trône de fer, lieu où siège le roi. Sur l’île de Westeros, la quête de pouvoir pousse alors les hommes, comme les femmes, à entrer dans le jeu des trônes. Une guerre oppose quelques familles au grand nom. Dans cet environnement moyenâgeux, aucune technologie, aucun gadget, mais des combats menés à l’épée massacrant et déchiquetant les corps des protagonistes. Si la modernité pourrait nous laisser penser que le temps des mythes est loin, Game of Thrones nous rappelle leur puissance. Toutes les logiques sous-jacentes de ces récits transmis depuis la nuit des temps y trouvent une nouvelle peau : horde primitive, sacrifice, parricide, cannibalisme, relations incestueuses, rivalités fraternelles et bien d’autres, sont traités tout au long des différentes saisons provoquant la stupeur des spectateurs : « ce qui est stupéfiant dans cette stupeur, c’est qu’elle n’est pas provoquée par l’irruption d’un événement inattendu, mais par l’accomplissement d’un événement nécessaire [1] ». À Westeros, nul super-héro, pas de happy-end, ce qui doit arriver arrive.

Si la guerre est un mode de jouir, Game of Thrones fait la démonstration qu’elle ne peut être réduite à un déchaînement d’agressivité archaïque mais bien qu’elle « implique l’existence du lien social qui en est la condition [2] ». En effet, sur fond de violence, c’est dans une logique de chaises musicales que les stratégies s’élaborent pour accéder au trône. Un lien délicat peut alors se tisser entre le barbare et l’homme civilisé. Pascal Bruckner propose qu’« être civilisé, c’est se savoir barbare », tandis qu’« être barbare, c’est se croire civilisé [3] ». Savoir et croyance témoignent de la subtilité du rapport au pouvoir que met en scène la série « entre ceux qui donneraient n’importe quoi pour le pouvoir et ceux qui ne le désirent pas plus qu’ils ne l’ont [4] ». Les alliances, enjeu central pour les grandes familles de Westeros, se créent à partir de pactes de paroles. Mais ces dernières se révèlent être le plus souvent menteuses. Il reste alors les discours pour rassembler le peuple ou encore pour motiver les troupes. Ils prolifèrent, prenant appui sur des idéaux : « La guerre déconstruit l’ordre social existant mais promeut des formes nouvelles du discours [5] ».

Si le sujet de Game of Thrones est la quête du pouvoir et la guerre qui en découle, son objet central est indéniablement le langage et ses effets sur les modes de jouissance lorsqu’il est organisé en discours.

[1] Enthoven R., « Cinquante nuances de noir », Philosophie magasine, Hors-série, no41, p. 16.

[2] Brousse M.-H., « Lacan : la guerre, un mode de jouissance », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 144.

[3] Bruckner P., Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis, Paris, Le Livre de Poche, 2004, p. 246.

[4] Enthoven R., « Cinquante nuances de noir », op. cit., p. 15.

[5] Brousse M.-H., « Lacan : la guerre, un mode de jouissance », op. cit., p. 160.




Pas ce manque-là

À Angers, pour la Soirée Cinéma et psychanalyse vers Pipol 9, Alexandra Boisseau et Mickaël Peoc’h animaient le débat autour du film Bienvenue à Gattaca. Très tôt dans sa vie, le désir du héros, en tant que parlêtre, surpasse ses défauts génétiques lui prévoyant des maladies. « Ce n’est pas ce manque-là qui l’intéresse » nous a lancé Mickaël Peoc’h. Cette remarque lapidaire s’est accrochée à ma question sur la position féminine de ce personnage, position qui se précise dans la rencontre amoureuse et dans son rapport au savoir.

La rencontre amoureuse a lieu dans la base aérospatiale de Gattaca. L’homme et la femme ont été sélectionnés, comme tous leurs collègues, pour leur patrimoine génétique quasi parfait. Irène, admirablement interprétée par Uma Thurman, y est recrutée malgré un défaut génétique qui lui prédit des défaillances cardiaques. Elle ne pourra jamais partir en mission dans l’espace et elle pense que Jérôme, lui, a le patrimoine génétique requis. Elle le regarde aller voir la dizaine de départs de fusée par jour. Elle aussi, elle en rêve. Curieuse, elle va jusqu’à chercher un cheveu de cet homme pour éditer et vérifier son patrimoine génétique. Elle en est dépitée : cet homme, en plus de son ADN parfait, manifeste du désir et du rêve : « Vous êtes le seul à aller voir tous les départs, faites attention de ne pas montrer à quel point vous y tenez. »

Se confiant à lui sur son défaut génétique, elle lui propose un de ses cheveux pour qu’il le vérifie. Jérôme prend le cheveu et en la regardant bien fixement, le lâche en disant : « Désolé, le vent l’a emporté ». Non ce n’est pas ce manque-là qui intéresse ce héros. En opposition au savoir génétique prédictif, Jérôme a déjà éprouvé dans sa vie la force du désir et du rêve qui l’a très tôt poussé vers le savoir scientifique concernant l’espace et les planètes. Il le maîtrise désormais à la perfection. Dans cette base aérospatiale, l’identité de ces élites scientifiques est sans cesse confirmée par des tests allant de la goutte de sang au bout du doigt au test de salive ou d’urine.

On découvre d’emblée dans le film que Jérôme a réussi à réaliser son rêve en empruntant l’ADN d’un autre. Il a dû aussi en prendre le nom, le prénom et même l’apparence avec sa « livre de chair »[1] réelle à payer. Cela le contraint d’autant plus à tous les contrôles obsessionnels éprouvants. Vincent se cache derrière Jérôme qui lui, avec son ADN parfait, est en panne de désir et, dit-il, a même raté sa tentative de suicide. Au terme de leur duo quand Vincent alias Jérôme partira dans l’espace, il lui dira « J’ai eu la meilleure part de l’affaire, je t’ai prêté mon corps, tu m’as prêté ton rêve ». Et l’on comprend que, Vincent parti, sa pulsion de mort va de nouveau prendre le devant de la scène.

Vincent n’a pas été conçu selon la méthode dite « normale » à savoir une procréation génétiquement assistée où les parents choisissent le génotype qui élimine les risques de maladies organiques ou psychiques. Vincent est donc un « invalide », un « dé-gène-éré » ou « un enfant du destin ». Il est en effet un parlêtre marqué par un destin lié à des paroles et un désir : d’un côté le désir de ses parents ayant préféré laisser sa conception du côté de l’amour et « entre les mains de Dieu plutôt que dans celles du généticien local » et de l’autre côté, la parole de sa mère juste après sa naissance. Avec le père elle entend l’infirmière lister à partir de l’analyse de sang du bébé, tous les pourcentages de risques de maladies aboutissant à une mortalité probable à 30 ans et 2 mois ! Le père se ravise alors dans son projet de lui donner le même prénom que lui. Ce sera Vincent plutôt qu’Anton, prénom qu’il donnera au second fils génétiquement programmé ! Á l’opposé, la mère le prenant dans ses bras pour la première fois, lui dit doucement : « Je sais que tu feras quelque chose. »

Vincent dit combien son enfance a été marquée par une attention parentale pesante, comme s’il était toujours en danger de mort dès qu’il faisait la moindre chute. Et lui enfant se passionne très tôt pour l’espace et les planètes. « Peut-être était-ce l’amour des planètes, peut-être était-ce mon aversion grandissante pour celle-ci mais depuis toujours je rêvais d’aller dans l’espace ». Il investit très tôt le savoir scientifique de l’aérospatial mais ce désir est à priori impossible à réaliser puisque la sélection se fait sur les tests ADN. Ses parents le découragent de poursuivre. Son père lui lance : « Dans une base aérospatiale, tu ne pourras faire que le ménage ». Tout bascule pour Vincent quand il répète avec son frère, pour la énième fois, le jeu consistant à nager le plus loin possible et qu’il gagne. Ce jour-là il est le plus fort et même sauve son frère d’une défaillance. Ce jour-là se révèle pour lui que tout n’est pas écrit par la science et qu’il doit se battre à partir de ce possible. Il quitte les siens en enlevant son visage de la photo de famille et entre à Gattaca pour y faire du ménage. Si proche de son but il décide alors de ruser avec cet Autre de la science pour réaliser son désir.

Dans ce monde sans vie et très ritualisé des élites de Gattaca, Irène vient à sa rencontre comme étant celui qu’elle repère comme ayant le plus de désir. Elle, elle situe son manque du côté de son patrimoine génétique. Pour Jérôme alias Vincent, ce manque-là n’a plus d’importance et il se battra aussi auprès d’elle pour qu’elle consente à cet amour. Il se situe là du côté du désir et de l’acte partant d’un non-savoir qui ouvre à des possibles comme il le répète dans ce film. Cet homme situe le savoir scientifique à la bonne place : comme soutenu par un rêve, un fantasme. Il y a, selon Lacan, un réel du côté du non-savoir qui fait « cause du désir » et objet de fantasmes de puissance phallique. Le héros du film, à travers sa passion scientifique pour l’espace, s’est situé très tôt du côté d’un savoir toujours autre à découvrir. Nous pourrions dire qu’il a « un rapport droit » au signifiant-maître en tant qu’il reste du semblant nécessaire par rapport au réel. À Eugène alias Jérôme qui lui demande à quoi ressemble Titan qu’il s’apprête à découvrir, Vincent répond : « Titan est recouvert d’un nuage si épais que personne ne peut dire ce qu’il y a dessous », « Peut-être qu’il n’y a rien ? », « Il y a quelque chose. »

Et à Irène, peu avant de partir dans l’espace, il confiera qu’il a trouvé en elle, une raison de rester sur cette terre. Á l’instar du réalisateur Andrew Niccol qui, comme le rappelait Alexandra Boisseau, se plaît à faire des films sur ce qui parait échapper au savoir, c’est le mystère de la force du désir du héros qui est au cœur de ce film.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 254.