Harmonies obscures

 « Les dispositions qui, chez le mari, assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple ne font que rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière du mariage le lieu élu de la culture des névroses, après avoir guidé l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre. » [1] 

Alexandre Stevens : La phrase de Lacan qu’il nous a été proposé de prendre pour départ de notre brève intervention [2] est extraite de son texte de 1938 « Les complexes familiaux », précisément de l’endroit où Lacan développe le cas du sujet qui « s’identifie à sa mère et identifie l’objet d’amour à sa propre image » [3]. C’est-à-dire le sujet qui adore son corps dans un corps qu’il croit autre.

Lacan parle ici du cas de l’homosexuel qui aime son corps dans un autre même corps. Mais remarquons que cela concerne finalement tout sujet puisque plus tard, dans le séminaire Le sinthome, Lacan formulera, pour tous : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. » [4]

Dans ce texte de 1938, Lacan cherche à formuler les coordonnées du couple parental qui correspond à ce mode de l’objet. Deux signifiants donc, une mère et un père. Une mère qui donne place dans la situation familiale à sa propre protestation virile et un père qui, disons, s’en accommode. C’est ainsi qu’il décrit ce couple — et je cite ici la première partie de la phrase de Lacan que nous avons reçue : « Les dispositions qui, chez le mari, assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple ne font que rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière du mariage le lieu élu de la culture des névroses » [5].

Voilà le mariage, présenté comme une carrière d’où l’on extrait les matériaux, comme autant de blocs de pierre, dont se construisent les névroses. C’est le mariage comme lieu de tous les semblants, d’où certains seront prélevés comme instruments du malaise et participeront à l’élaboration des symptômes.

Donc — je reprends la phrase en la commentant — les dispositions du mari assurent une sorte d’harmonie au couple, mais celle-ci ne sert qu’à cacher, et donc aussi à rendre manifestes, des harmonies plus obscures. Ces harmonies obscures sont ainsi présentes sous le voile de ce qui fait paraître ce couple harmonieux.

Quand Lacan parle de l’harmonie qu’assurent les dispositions du mari, il faut sans doute y voir une pointe d’ironie. Parlant dans ce texte de l’enfant et de la mère, il fait intervenir le mari comme troisième terme. Il s’agit d’une préfiguration du Nom-du-Père et de la place que la mère y réserve dans la promotion de la loi [6]. C’est la loi de l’harmonie.

Mais derrière cette harmonie du couple se montrent des harmonies plus obscures. De quoi s’agit-il ? N’est-ce-pas ce dont parle Lacan en 1957 dans « Question préliminaire », c’est-à-dire la manière dont : « les parents […] entendent masquer le mystère de leur union ou de leur désunion selon les cas, à savoir de ce que leur rejeton sait fort bien être tout le problème et qu’il se pose comme tel. » et il ajoute « […] nul de ceux qui pratiquent l’analyse des enfants ne niera que le mensonge de la conduite ne soit par eux perçu jusqu’au ravage » [7].

Derrière la belle harmonie du couple se cache, et se montre sans cesse, ce qui en fait l’harmonie obscure tissée de mensonges, de faiblesses inavouées, et d’équivoques. C’est ce que recouvre aussi le néologisme hainamoration, mais le terme d’harmonie obscure insiste sur le fait que c’est ce tissu même qui en fonde aussi l’harmonie secrète.

Le mariage est la carrière où prolifèrent ces harmonies obscures. Ce n’est pas vraiment un éloge du mariage que fait Lacan dans cette phrase. Le mariage n’est là que le lieu de ces dysharmonies. Déjà en 1938 on voit poindre le non-rapport sexuel. Ici le mariage est la carrière où se cultivent les névroses. Rien de vraiment harmonieux sinon obscur en effet.

La même ironie porte sur la rencontre amoureuse qui est décrite dans la suite de la phrase – je cite : « […] après avoir guidé l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre. » [8]

S’il s’agit bien d’un choix, il est qualifié de divinatoire, c’est-à-dire prédisant l’avenir, dans le style « c’est l’homme – ou la femme – de ma vie » alors qu’on sait qu’une telle prédiction relève du vœu. Et de plus ce qui est choisi est le complémentaire, soit le complément qui va compléter le sujet. C’est un leurre bien sûr. On sait depuis Freud que l’objet est perdu, de structure et ne peut que manquer. L’agalma que Lacan extrait du dialogue entre Alcibiade et Socrate est cause de l’amour mais le drame de l’amour, si je puis dire, est que cet objet ne peut pas être retrouvé.

La phrase s’achève en faisant remarquer la disjonction des inconscients des deux sujets, les avertissements de l’un répondant aux signes où se trahit la présence de l’autre.

Mais ce qui est en fin de compte occulté, n’est-ce pas la féminité ? Soit ce qui toujours dérègle quelque chose dans l’ordre de l’harmonie mâle. Voilà peut-être le dernier pas des harmonies obscures, celui où le continent noir entraîne le désordre dans la loi.

D’ailleurs pour conclure ce texte Lacan élève la question de l’harmonie obscure au niveau de la civilisation en faisant remarquer que parmi les valeurs reconnues de notre culture « […] une des plus caractéristiques » est « l’harmonie qu’elle définit entre les principes mâle et femelle de la vie. »[9]

Eh bien cette harmonie joue un tour particulier. Je cite Lacan : « Les origines de notre culture sont trop liées à ce que nous appellerions volontiers l’aventure de la famille paternaliste, pour qu’elle n’impose pas […] une prévalence du principe mâle » [10] ce que nous mettrons volontiers sous le terme de virilité. C’est la première place accordée à l’exception paternelle dans les formules de la sexuation qui donne cette pré-éminence au côté homme. L’obscur de cette harmonie est ce qu’elle voile. Je cite la suite du texte : « Il tombe sous le sens de l’équilibre — poursuit Lacan — que cette préférence a un envers : […] c’est l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin […] » [11].

C’est écrit en 1938. Le tous pareils du côté homme voile encore trop le pas-tout du côté femme qui est pourtant au fondement de la différence et de la singularité. De ce pas-tout il ne faut en attendre aucune harmonie au sens d’une loi qui règle un tout, mais bien des repères nouveaux dans un monde sans garantie.

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François Ansermet : Les harmonies obscures : ce thème peut être vu comme pointant l’un des destins du non-rapport sexuel , que j’aimerais aborder ici à partir de la relation de l’un à l’un, au-delà de toute relation de l’un à l’autre.

« Confidence pour confidence, c’est moi que j’aime à travers vous » : comment dire mieux que ce refrain d’un tube des années soixante-dix de Jean Schultheis, les sources des « harmonies obscures » qui guident les conjoints dans le « choix divinatoire » de leur complémentaire, pour paraphraser Lacan dans « les complexes familiaux… ». Ils ont chacun l’impression de faire la rencontre d’un autre exceptionnel, unique, qui leur amène ce qui leur manque, qui les complète. Mais comme le dit Schultheis, c’est eux qu’ils rencontrent : c’est aussi la formule freudienne, narcissique, de l’amour, ou plus exactement de l’énamoration.

Et pourtant, que voit Narcisse en se penchant sur la source où il veut se désaltérer ? Il voit un autre. La surface de l’eau est appréhendée comme un obstacle transparent qui le sépare de cet autre dont il s’est immédiatement énamoré. C’est le paradoxe de Narcisse : Narcisse n’est pas narcissique. Il prend pour un autre ce qui n’est que le reflet de lui-même. Ce n’est que dans un deuxième temps, à travers ses larmes face à l’autre inatteignable, que la surface de l’eau se trouble, qu’il comprend l’effet miroir, qu’il découvre qu’en fait ce n’est que de lui qu’il s’agit : « je suis cet autre ! » (Met.3, 463). Il saisit qu’il a été dupe de sa propre image, qu’il a été victime de son propre regard. Et en perdant l’autre, il se perd. Ce qui l’a saisi dès sa première confrontation à l’image se révèle être une pulsion scopique de mort [12]. L’harmonie attendue se révèle obscure, le faisant basculer vers la mort. Comment y échapper ? En pensant rencontrer l’Autre dans l’autre ? L’Autre avec un grand A – l’Autre absolu, divin. Comme si tout était calculé depuis le destin, que la trajectoire de l’un et de l’autre était inscrite comme celle des astres par une volonté divine.

Au premier temps de l’amour, « les amants n’en reviennent pas de s’éblouir d’avoir rencontré l’Autre en cet autre, vivant » [13], qui est là, devant eux, par la grâce d’une série « de hasards inexplicables et imprévus ». C’est le coup de foudre, l’harmonie lumineuse. Comment se fait-il qu’elle finisse par devenir obscure ?

Le trouble entre l’un et l’autre vient de la relation de l’un à l’un plutôt que de l’un à l’autre, de ce qui pour chacun se joue à son insu, de ce qui procède des « avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre [14]» comme l’écrit Lacan. L’inconscient intervient pour tout troubler, pour troubler la surface de l’eau comme dans le mythe de Narcisse. L’harmonie est rompue par le fait de l’inconscient qui introduit une discontinuité radicale dans tout projet oblatif, dans toute illusion de l’un d’avoir trouvé chez l’autre ce qui manque pour devenir un à deux. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre les deux amants. Ce qui manque à l’un n’est pas ce qu’il trouve chez l’autre. L’un n’est pas la cause de l’autre contrairement à ce que l’harmonie initiale faisait penser. Il y a quelque chose qui cloche – comme le dit Lacan : « […] il reste essentiellement dans la fonction de la cause une certaine béance […] il y a un trou, et quelque chose qui vient osciller dans l’intervalle. Bref, il n’y a de cause que de ce qui cloche. » [15] L’harmonie est fissurée. Peut-être est-ce ce qui rend le couple possible, à condition d’un « travail d’amour » comme le disait Eugénie Lemoine-Luccioni, qui consiste à faire avec la faille, avec l’obscur en soi et chez l’autre.

Il faut le reconnaître, entre « […] l’amant et l’aimé, […] il n’y a aucune coïncidence. Ce qui manque à l’un n’est pas ce qu’il y a, caché, dans l’autre. C’est là tout le problème de l’amour » [16]. C’est ce que certains aujourd’hui voudraient résoudre en choisissant le mariage avec soi-même. Convaincus d’être l’inaccessible étoile que « le choix divinatoire » leur réserve, ils appliquent à eux-mêmes le rituel du mariage, jusqu’au moindre détail, avec la bague, la promesse de fidélité, même le gâteau avec une seule figurine à son sommet. Reste à se demander comment se déroule la nuit de noce, dans l’intimité avec soi-même. Avec, pourquoi pas, la possibilité d’avoir un enfant tout seul, avec des mères dites aujourd’hui solo.

Quels que soient les choix ultérieurs, avec la sologamie, il y a le rêve d’échapper à l’impasse qui fait aller de la « folie brève » de l’amour à la « durable bêtise » du mariage, pour paraphraser Nietzsche dans son Zarathoustra – une durable bêtise qui finit de plus en plus souvent par un divorce, de plus en plus précoce. D’où la question de savoir ce qu’il en est dans la sologamie : dès lors qu’on peut se marier avec soi-même, comment se divorcer de soi-même ?

Peut-être vaut-il mieux être divorcés d’emblée ? Comme ce que propose le phénomène actuel de la co-parentalité, où l’on cherche un partenaire idéal pour concevoir un enfant, sans passer par la sexualité, puis pour l’élever à travers une garde alternée, sans vivre ensemble, sans tout mélanger pour avoir un enfant… Finalement, quelle que soit la méthode, « quel est l’enfant qui de pleurer sur ses parents n’aurait motif ?» [17].

Finalement, plutôt que de se laisser prendre par la nécessité du « choix divinatoire d’un complémentaire », ne vaut-il pas mieux laisser faire la contingence, laisser l’amour et le destin du couple à ce qui se joue à l’insu de l’un et de l’autre, qui met en jeu l’extime [18] au cœur de l’intime, à cette part de soi la plus inconnue en soi, à cet autre « auquel je suis plus attaché qu’à moi puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? » [19]. Laisser une place à l’extime, c’est peut-être une condition préalable à toute formation d’un couple, pourquoi pas au mariage. Pour autant que le désir soit de la partie, pourquoi pas l’espoir, dans la mesure où, pour reprendre Héraclite, si on n’espère pas l’inespéré, on ne le rencontrera pas, « et vers lui en terre inexplorée nul chemin ne s’ouvrira ». Espérer l’inespéré, c’est ce qui devrait prendre la place de l’harmonie obscure : telle serait la leçon du désir qui de toute façon toujours dépasse celui qui le met en jeu.

[1]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 83.

[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.

[3]Ibid.

[4]Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[5]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit.

[6]Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579.

[7]Ibid.

[8] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit.

[9] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit, p.84.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12]Voir l’excellent développement de Henri de Riedmatten : De Riedmatten H., Narcisse en eau troubles, L’Erma di Bretschneider, Rome, 2011, p. 91.

[13] Lemoine-Luccioni E., Travail d’amour, Nice, Actualité de la psychanalyse, 1998, p.16.

[14]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit. p.83.

[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 24-25.

[16]Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, 1991, p. 53

[17] Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard/Folio essais, 1985, p.93.

[18] Cf Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p.167.

[19] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 524.

 




Des robes et dérobades

La Religieuse de Jacques Rivette [1], fidèle adaptation du roman La Religieuse de Diderot, sort en 1967.

Auparavant, la rumeur circulait d’une menace contre l’ordre moral, le milieu catholique s’insurgeait contre la parution de cette adaptation qui « diffamait la vie religieuse » et sous la pression d’associations religieuses, le film fut censuré alors même que personne ne l’avait vu. Cette affaire prit une ampleur nationale. Il fut finalement encensé lors du Festival de Cannes, André Malraux, alors ministre de la culture ne s’y étant pas opposé, après avoir vu la lettre ouverte dans Le Nouvel Observateur de Jean-Luc Godard l’interpellant et le rebaptisant « Ministre de la Kultur » ! Puis autorisé aux plus de 18 ans. Cette restriction sera levée seulement 20 ans plus tard.

La mère de Suzanne charge un religieux de lui annoncer que Monsieur Simonin n’est pas son père ; elle s’en doutait et sa mère lui déclare sans égard que « la seule faute qu’elle a commise dans sa vie » est de lui avoir donné naissance. Des mots qui vont percuter son corps, tels un signifiant délétère qui peut sceller le destin d’un être. En se débarrassant de cette fille illégitime qu’on ne peut marier car sans dote, elle lui fait comprendre qu’elle devra indéfiniment expier cette « faute » qu’elle lui impute, et ce en implorant sa vie entière son pardon à Dieu et en demeurant enfermée dans un couvent, où on « l’emmène de force », évoquant un ravage au pied de la lettre[2].

Lors de la cérémonie de son engagement religieux, on la pare, comme une mariée, elle s’écrie pourtant qu’elle n’a « aucune vocation ». La robe ressemble à une robe de mariée, un habillage qui voile l’impossible à supporter. Elle croit en Dieu, n’abandonne pas sa foi mais l’ennui au couvent l’accable, et elle se dit être appelée à autre chose.

On peut distinguer 4 temps dans cette tragédie.

1er temps (1ère mère supérieure bienveillante)

Elle ne restera pas longtemps dans ce couvent, avec cette religieuse mystique, débordante de compréhension et de compassion.

2e temps (2e mère supérieure implacable et intégriste)

Dans une scène violente, devant la mère supérieure offusquée, elle hurle sa volonté de partir du couvent, en arrachant sa robe de religieuse qui lui colle à la peau, sinistre simulacre imposé et orchestré de l’extérieur par sa mère (et son beau-père), destiné à la lier à Dieu à jamais malgré elle. Un autre habillage dérisoire dans ces circonstances, ne faisant – pour elle-même – nullement office de semblant, ni même de masque mais d’un semblant d’être vacillant par absence radicale de soutien ou de parole d’amour. Elle tente par cet arrachement, cet « à bas les masques », ces faux-semblants, de se dé-rober à l’emprise, comme elle aurait pu le faire lors de la cérémonie première. Elle joue là à son insu une scène de noces funestes avec la jouissance maternelle, cette jouissance de l’Autre pouvant la faire passer pour folle, et qui la submerge.

Elle tente par ce geste, de ne pas se résoudre au sacrifice, de ne plus se conformer au diktat maternel, de se déprendre de cette demande destructrice et de destituer l’Autre de sa position de toute puissance.

Elle s’oppose aussi à une mascarade qui consisterait à se « livrer à toutes sortes de procédures sacrificielles, de dévouement, de modestie » [3].

Suzanne Simonin va subir une série de tourments moraux et physiques, de sévices, persécutions et humiliations diverses, orchestrés par les religieuses.

Elles la laissent là, sans possibilité de se laver, usant de leur pouvoir sur le corps qu’elle a, recouvert de haillons sales, dans un dépouillement total, vidant sa cellule de tout meuble, la réduisant ainsi à un être de déchet gisant sur le sol. Dans un déversement turpide de haine sans limite, elles la traitent de « Satan, Satan », dans une sorte de projection mortifère, en miroir à la projection maternelle. Suzanne déambule hagarde dans les couloirs en proie à une errance la maintenant dans une jouissance du ravage maternel, itération d’un illimité dont elle jouit, rasant les murs, pétrifiée, dévastée (autre nom du ravage). À la fois affamée et diffamée. Les religieuses, nappées dans leur sadisme, lui disent qu’elle « ne mérite pas de vivre », et lui crachant dessus, la réduisent à ce crachat. Cette parole fait écho aux signifiants maternels sous la férule desquels elle est tombée, lui ordonnant de vivre dans la privation, cloitrée dans un couvent afin d’expier sa « faute » jusqu’à la fin de ses jours, celle d’avoir soi-disant fortement perturbé la vie de sa mère par sa seule existence. Et ce ravage maternel d’autant plus exacerbé, que l’on peut supposer que la fonction paternelle incarnée par son beau-père n’a pas suffi à exercer un point d’arrêt à l’aspect déchainé du désir maternel délétère.

Ces mots – ne pas mériter de vivre – venant redoubler l’aliénation maternelle, font tomber le sujet et tendent à l’abolir en tant que parlêtre.

Suzanne commence à se sacrifier, à se plier aux injonctions des religieuses et de la mère supérieure : positionnée à genoux, implorant le pardon de Dieu, à plat ventre telle un objet sacrifié lors des offices. On pourrait se poser la question si Suzanne n’opère pas ici une tentative de mascarade (cf. note 3), en faisant semblant cette fois-ci (sans pour autant être dans le registre des semblants) de se soumettre ; ou bien si son être atterré ne se rapproche pas plutôt au plus près de ce déchet, à terre. Cette seconde supposition attesterait la manière dont elle s’est inscrite dans le désir de l’Autre. Le ravage se situe à la place que le sujet tient dans le désir de l’Autre. Le rejet de cet Autre maternel réel, s’énonçant comme « la seule faute commise de t’avoir donné naissance » [4], fragilise cette place dans le langage même. Suzanne se voit ravalée à un statut d’objet-déchet. Mais le champ du désir maternel apparaît aussi sans limitev[5], ce que Lacan nomme aussi son « caprice ». Néanmoins, elle se lance à corps perdu dans une ultime quête de liberté et avec l’aide d’un avocat, fait appel contre ses vœux forcés, afin de s’extraire de cette vie carcérale et devenir une femme libre, un sujet de droit, un sujet féminin reconnu en tant que tel.

Une illégitimité qu’elle combat sans répit et à laquelle l’interdit premier révélé par sa mère ainsi que celui de la diffusion du film de Rivette font écho.

3e temps (3e mère supérieure lesbienne et débauchée sexuellement)

Une violence d’un autre ordre par une tentative de séduction d’ordre sexuel exercée par une mère supérieure qui veut « connaître toutes ses pensées ».

4è temps (équivalents du ravage par l’homme)

Le premier homme, un prêtre dans lequel elle semble se reconnaître, dans la mesure où, comme elle, il refuse cette destinée religieuse et lui propose de s’enfuir avec elle. Hélas il la trompe quant à ses velléités de la sauver en se sauvant avec elle du couvent, et en tentant brutalement, à peine arrivés au lieu de leur refuge, de la séduire sexuellement. Peu après une période d’errance et d’abus, elle se retrouve dans un bordel, masque sur les yeux, où elle est livrée à la sexualité brute et sans limite de plusieurs. Quand soudain, à bout, elle se jette par la fenêtre, objet déchet du ravage initial par la mère, qui s’est décliné dans une série en quatre temps d’une répétition mortifère.

Elle n’aura pas trouvé sa voi(x)e, ni dans la foi, ni dans le mysticisme, ni dans la sexualité car elle n’en veut rien savoir et demeure exilée du sexe comme du vivant du corps. Elle aura buté contre un réel traumatique indépassable. Suzanne n’a pas pu exister par rapport au dit maternel mortifère [6]. Une mère qui n’a pas paré au manque structurel de « substance » [7] chez la fille. Au contraire elle l’a entériné. Dans le cas présent, on se trouve aux antipodes d’un recours possible à l’Autre maternel dans la quête d’un plus d’être, on est et on demeure dans un moins d’être radical.

Faute d’une suppléance par le père, Suzanne aurait pu trouver une équivalence ou une identification dans la figure du prêtre, s’il avait été digne de confiance. Suzanne ne parvient pas à se déprendre des signifiants initiaux qui ont percuté son corps, et elle reste assujettie à leur poids, rivée à l’injonction maternelle d’expier sa faute commise d’être née. La solution lui paraissant comme la seule possible, est de passer à l’acte en succombant à cette jouissance morbide. Elle est dévastée [8], enchaînée à ce destin funeste, sans plus aucun recours, « hilflos ». C’est un « pillage » sans limite et son unique voie de sortie, le seul geste de « liberté » qui lui reste, est de se suicider en se jetant par la fenêtre qui s’ouvre sur un trou noir par lequel elle chute et rejoint son être de déchet. À l’inverse de La Religieuse de Diderot qui restera cloîtrée jusqu’à sa mort, même si celle-ci a pu dire que dans les couvents, « il y a des puits partout » [9], faisant ainsi écho aux notions de chute mélancolique, d’ignorance, d’aveuglement et de folie, mais sans atteindre ce point ultime acté au pied de la lettre dans le film de J. Rivette.

[1] Rivette J., Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, film sorti en salles en 1967.

[2] J.-A. Miller rappelle les racines étymologiques communes à « ravage » et « ravir » : « Le mot ravage est un dérivé de ravir. Le verbe ravir est lui-même un surgeon du latin populaire rapire, un verbe qui veut dire saisir violemment, et que nous avons dans le rapt. Cela veut dire qu’on emmène de force, que l’on emporte. » (Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n°40, Paris, Navarin/Seuil, janvier 1999, p. 15.)

[3] « En ligne avec Lilia Mahjoub », La Cause du désir, n°81, Paris, Navarin éditeur, juin 2012, p. 13.

[4] « le ravage provient d’un défaut qui a touché […] la parole ». C’est en ce sens que le ravage se repère dans un premier temps chez Lacan, dans l’économie phallique. La « relation mère-enfant est d’emblée située dans le champ du symbolique » (Brousse M.-H., « Une difficulté dans l’analyse des femmes : le ravage du rapport à la mère », Ornicar ?, n°50, Paris, Navarin, 2003, p. 97 et 98.)

[5] Le champ du désir de la mère « comporte une zone obscure, non saturée par le Nom-du-Père, et comme telle sans limite définie » (Ibid., p. 98.)

[6] « Car le propre du dit, c’est l’être […]. Mais le propre du dire, c’est d’exister par rapport à quelque dit que ce soit ». (Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 93-94.)

[7] « l’élucubration freudienne du complexe d’Œdipe, qui y fait la femme poisson dans l’eau, de ce que la castration soit chez elle de départ (Freud dixit), contraste douloureusement avec le fait du ravage qu’est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d’où elle semble bien attendre comme femme plus de substance que de son père, – ce qui ne va pas avec lui étant second, dans ce ravage ». (Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 465.)

[8] J.-A. Miller précise : « Le ravage, c’est quoi ? C’est être dévasté. Qu’appelle-t-on dévaster une région ? C’est lorsqu’on se livre à un pillage qui s’étend à tout. Pas au sens du gentil petit tout bien complet. Un pillage qui s’étend à tout sans limites […]. Le mot ravage est en effet très bien choisi du côté femme. Lacan l’emploie encore dans une expression, qui a été beaucoup glosée, quand il parle du ravage de la relation mère-fille – toujours du côté femme ». (Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », op. cit., p. 15.)

[9] https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-25-juillet-2018