La lettre d’adieu Declaraçao d’un européen convaincu, Stefan Zweig

Cet écrit essaie de faire entendre que son amour pour sa langue maternelle – l’allemand qu’il considérait comme sa seule patrie – ne laissa pas à Stefan Zweig d’autre choix que de s’effacer radicalement de ce monde quand il le crut définitivement perdu car, lorsqu’il ne put plus parler ni écrire dans sa langue maternelle, il connut un « effondrement moral ». Son ultime terre d’exil, le Brésil, lui-même entré récemment en guerre, en 1942 contre les nazis, n’offrait plus l’espace vital et le salut recherchés à l’amoureux de la langue allemande qu’il restait malgré son perpétuel exil. « On peut, dans une certaine mesure, comprendre ceux qui pensaient que ce cosmopolite pût ne pas considérer l’espace vital de sa propre langue comme la seule religion hors de laquelle il n’est point de salut. Or, sur ce point, ils se trompaient : il était attaché à sa langue originelle, à l’instar d’un grand violoniste, par exemple, qui se sent perdu sans son Guarneri ou son Stradivarius. » [1] écrivit Friderike, sa première femme, après son suicide. Cet amoureux de la culture européenne pensait que seule la culture pouvait sauver cette Europe en péril, ce dont témoignent un ensemble assez complet de ses interventions dans la presse francophone, publiées entre 1922 et 1942, notamment sa dernière conférence prononcée à Paris en 1940 [2].

L’ombre du versant barbare de la langue nazie très bien décrite par Victor Klemperer [3], venue lui dérober son âme au cœur d’un pays libre dans lequel il se pensait à l’abri, il retrouva en lui cette zone d’ombre, cette bile noire installées au cœur de son être depuis des années. Cette Terre d’avenir [4], le Brésil, ne lui permit plus le repos et la sérénité qu’il était venu y chercher, après son départ forcé de l’Angleterre, pour poursuivre son œuvre d’écrivain. En février 1942, il réalisa qu’il ne pouvait plus vivre dans « ce monde » qui n’était plus le sien. Déjà, après l’invasion de l’Autriche en 1938 par Hitler, sa situation de citoyen libre à Londres où il s’était exilé, avait radicalement changé. Son passeport ne valant plus rien, car il n’y avait plus d’Autrichiens, on le lui avait retiré et, d’un coup, il se retrouvait sans nationalité. Le 24 Juin 1938, Romain Rolland lui avait écrit : « J’espère que vous vous établirez définitivement en Angleterre. Avec tous leurs défauts nos vieux pays démocratiques sont notre terre nourricière. Nous ne pouvons nous en passer. Je ne vous vois pas installé au Brésil. Il est trop tard, dans votre vie pour y prendre ses racines profondes. Et sans racines on devient une ombre. Vous trouverez bien dans la grande île britannique, un noble asile. » [5]

Cette expression de Rolland eut un point d’impact sur le corps de Zweig en faisant écho sur la part d’ombre de son être mélancolique – comme en témoigne son autobiographie Le Monde d’hier. Sa vie s’étant depuis si longtemps dilatée dans l’étendue allait se replier sur le passé, et Zweig pensait qu’il n’allait « plus être que l’ombre de moi-même. » [6]

Son dernier écrit Declaraçao, dont seul le titre est en portugais, lucide lettre d’adieu, ultime écrit en langue allemande, se termine par : « Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit ! Moi, je suis trop impatient. Je les précède. » [7]

Il sait que son Moi d’écrivain, trop impatient, le pousse à voir « encore les lueurs de l’aube ».

Sans doute peut-on s’interroger sur cette longue nuit, et se demander si voir les lueurs de l’aube suppose qu’il doit y entrer ou en sortir car, ses Romans et Nouvelles [8] plongés dans l’ombre témoignent qu’il avait vécu en son sein. Sa main mélancolique écrivant la langue de la nuit, était l’acte de la liberté de sa véritable source d’inspiration : sa bile noire. Sa plume ancrait la vie de ses héros et la sienne dans l’encre de sa bile noire, face à l’ombre envahissante d’un sombre destin dans lequel, non sans jouissance, il se languissait.

Si son désespoir fut insupportable, il nous reste à savoir de quel insupportable il voulut se séparer en se donnant la mort voire, en héros de son histoire, en se donnant à la mort. Se donner à la mort n’est-il pas l’élégante façon de rejoindre cette nuit noire, Nuit fantastique, qu’il décrivit si bien dans la majeure partie de son œuvre, et dont l’obscure magie l’attirait. Ne fut-elle pas sa seule compagne au point qu’il la fit femme dans son Conte crépusculaire, ou La femme et le paysage. Cette nuit noire fut sa vérité sœur de jouissance – celle de sa bile noire – qui, à la lueur de l’aube de ses écrits, apporte au lecteur une lumière vive et surprenante.

Les dernières phrases de ses mémoires, Le monde d’hier, actualisent de nos jours le mi-dire de cette mystérieuse vérité. La vérité qui, comme disait Lacan, parle en disant Je : « Le soleil brillait vif et plein. Comme je m’en retournais j’observai soudain mon ombre devant moi, comme j’avais vu l’ombre de l’autre guerre derrière la guerre actuelle. Elle ne m’a pas quitté à travers toutes ces années, cette ombre, elle voilait de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être que sa sombre silhouette apparaît dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, après tout est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu. » [9]

Chez ses semblables, Zweig aimait surtout le mystère que chacun porte de façon extime [10] au cœur de son être. Cette ombre toujours devant lui, part indicible et insondable, l’intéressa au plus haut point ; son art d’écrivain réside dans l’effet du reflet de cette ombre produisant sur le lecteur une inquiétante étrangeté.

Aussi sa vie incluant cette ombre est-elle à lire comme son roman du réel dont sa declaraçao constitue la dernière page en une lettre d’adieu comme invitation à y lire, entre les lignes, ce qui s’écrit encore de lui.

En 1942, il écrit que l’envahissement de sa langue maternelle par la langue nazie, et ce même au brésil, Terre d’avenir, l’anéantit. En effet, ayant perdu les racines de sa langue allemande, plus déprimé que jamais, il devint « trop impatient » de sortir de la longue/langue de la nuit imposée par celle des nazis, qui n’est plus celle des poètes. Saluant ses amis, et afin de voir « les lueurs de l’aube », il termine son travail d’intellectuel issu et soutenu de sa belle langue maternelle, par sa Declaraçao annonçant son acte de suicide, au motif que sa langue tant aimée, ne pouvait plus représenter « la joie la plus pure ». Ainsi écrit-il, dans sa belle langue allemande que, trop impatient, il prend la décision, dans un acte radical de mettre fin « à une vie pour laquelle le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien le plus suprême sur cette terre. » Il écrit qu’il précède tous ses lecteurs actuels ou futurs pour rejoindre celle qui deviendra dès lors sa plus fidèle compagne « la longue nuit. » Sans doute pouvons-nous penser que Stefan Zweig a fait le choix forcé de cette longue nuit-là – la mort – qui, en le séparant de la longue nuit voulue par la langue nazie, était seule capable de lui apporter la joie qu’il avait rencontrée dans son travail intellectuel, soit « les lueurs de l’aube » de son choix d’écrivain. Nous pourrions, dans ce cas, émettre l’hypothèse d’un suicide comme acte de liberté, comme il l’écrit si bien dans le livre sur « mon ami Michel de Montaigne », lui dont « le destin nous rendit frères » et avec lequel il se posait la question : « comment être libre face à la rechute de l’humanisme dans la bestialité. » [11] Alors il fit son choix !!!

[1] Zweig Friderike et Stefan., L’amour inquiet, Correspondance 1912-1942, Paris, Bibliothèques 10-18, 1987, p. 443.

[2] Zweig Stefan., Paroles d’un Européen, Bibliothèques Ombres, Éditions Ombres, 2018.

[3] Klemperer Victor., LTI, La langue du III Reich, Paris, Pocket, 1996.

[4] Zweig S., Le Brésil, Terre d’avenir, Éditions de L’Aube, 1992.

[5] Romain Rolland-Stefan Zweig., Correspondance 1928-1942, Albin Michel, p. 553.

[6] Zweig S., Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Paris, Les belles Lettres, 2013, p. 451.

[7] Declaraçao, Lettre d’adieu, du 22 Février 1942, rédigée en allemand et laissée sur sa table de la salle de séjour de sa maison de Pétropolis au Brésil.

[8] Il s’agit des récits et nouvelles littéraires écrits par Zweig S., I Romans et nouvelles, La Pochothèque, Le livre de poche, 2001.

[9] Zweig S., Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, op. cit., p. 451.

[10] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 167.

[11] Zweig S., « Michel de Montaigne », III Essais, La Pochothèque, Le livre de poche, 1996, p. 1145.




Gaël Faye, de l’exil à la trouvaille d’un pays

Artiste franco-rwandais dans la trentaine, Gaël Faye écrit, chante, rappe. Lorsqu’il a une dizaine d’années, lorsqu’éclate la guerre civile dans son pays natal qu’est le Burundi, suivie du génocide des Tutsi au Rwanda, il quitte l’Afrique pour atterrir en France et passe son adolescence dans les Yvelines. Quelques jours avant de quitter le Burundi, il a déjà commencé à écrire, mais découvre alors le rap, au travers duquel il trouve rapidement une façon de créer à partir de la matière de son exil. Après des études universitaires dans la finance et deux ans de travail dans la même lignée à Londres, il décide de véritablement se consacrer à l’écriture et la musique. Il évolue dans un groupe de hip-hop et, rapidement, en 2013, il sort son premier album solo. Et de deux, et de trois. En 2016, il écrit son premier roman, Petit Pays, qui reçoit, pour sa plus grande surprise, un accueil dithyrambique, de nombreux prix et distinctions. Dans ce récit autofictionnel d’une sensibilité profonde et d’une grande poésie, il donne la voix à Gabriel, un jeune garçon métis, né d’un père français et d’une mère rwandaise qui conte son enfance au Burundi et assiste à la montée des conflits politiques entre Tutsi et Hutu, puis à leur guerre.

Je vous propose un petit voyage dans l’œuvre de ce jeune et brillant artiste, à partir de son roman, mais aussi de ses textes de rap et de ses témoignages précis quant au ressort de son travail d’écriture.

Mazouté par le génocide

Dans nombre de ses textes de rap, la prose de Gaël Faye traite déjà sous différentes coutures de la question de la guerre, ce qui lui permet d’y formuler : « Petit pays, je saigne de tes blessures » [1] . La vie de Gaël Faye s’enracine, déclame-t-il, dans un « petit pays d’Afrique des Grands Lacs » [2] , à la « réputation recouverte d’un linceul » [3] , et où « la vie ne tient qu’à une trajectoire d’objet métallique » [4] . Dans son texte « Petit Pays », qui a été une chanson avant d’être un roman, Gaël Faye écrit sur ce Burundi, pour se « remémorer [sa] vie naguère avant la guerre, trimant pour [se] rappeler [ses] sensations sans rapatriement » [5] . Cette guerre civile qui conduit à l’effroyable massacre ethnique que tout le monde connaît, entre Tutsi et Hutu et dont le petit Gaby du roman découvre avec incrédulité qu’ils s’entretuent pour l’absurde raison qu’« ils n’ont pas le même nez » [6] . Comme son auteur, son père est français et sa mère rwandaise, réfugiée au Burundi après les tueries perpétrées dans son pays une vingtaine d’années auparavant. Il a perdu un premier oncle maternel mort dans les rangs du Front patriotique rwandais, et en voit un second prendre le chemin de la même lutte. À Bujumbura, il a onze ans lorsqu’il apprend les couvre-feux, la terreur de sa mère et de sa tante lors d’un contrôle militaire, les opérations « villes mortes », les lynchages, les incendies d’écoles avec leurs élèves, les villages entiers ravagés. Il assiste à la montée de la folie de sa mère après qu’elle ait retrouvé les dépouilles de ses petits-cousins, assassinés dans le contexte d’un coup d’État, durant lequel on distribue machettes et listes de Tutsi à éliminer. Son regard d’enfant étonné sur l’actualité de son pays est néanmoins très vite affuté. Je vous en livre ici quelques passages témoins : « Dorénavant, les journées passaient plus vite, à cause du couvre-feu qui obligeait chacun à être chez soi à dix-huit heures, avant la tombée de la nuit. Le soir, on mangeait notre potage en écoutant la radio et ses nouvelles alarmantes. Je commençais à me questionner sur les silences et les non-dits des uns, les sous-entendus et les prédictions des autres. Ce pays était fait de chuchotements et d’énigmes. Il y avait des fractures invisibles, des soupirs, des regards que je ne comprenais pas. [7] »

« “Sales Hutu”, disaient les uns, “sales Tutsi” répliquaient les autres. Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours. La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. » [8]

« Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie. » [9]

« […] le pays était un zombie qui marchait langue nue sur des cailloux pointus. On apprivoisait l’idée de mourir à tout instant. La mort n’était plus une chose lointaine et abstraite. Elle avait le visage banal du quotidien. Vivre avec cette lucidité terminait de saccager la part d’enfance en soi » [10] .

« Je trouvais le silence bien plus angoissant que le bruit des coups de feu. Le silence fomente des violences à l’arme blanche et des intrusions nocturnes qu’on ne sent pas venir à soi. La peur s’était blottie dans ma moelle épinière, elle n’en bougeait plus. » [11]

Lors d’une interview, Gaël Faye explique qu’il a choisi d’« écrire cette histoire à hauteur d’enfant » [12] , en premier lieu pour « dérouler » et saisir les événements qu’il avait lui-même vécus, mais également pour parvenir à intéresser et toucher le lecteur, là où les bilans chiffrés et leur aspect colossal la rendent inappréhendable ou insupportable. On peut dire que cet exercice d’autofiction est réussi : comme lecteur, on est emporté par Gabriel, on lui tient la main et l’on tremble avec lui lorsqu’il distingue de son regard singulier et enfantin la montée de l’horreur.

Semence d’exil
La thématique de l’exil palpite au cœur des paroles des chansons de Gaël Faye, qu’elle prenne la forme d’un horizon, d’une aspiration à quitter un mode de vie qui le « scandalise » [13] , à dévier la « vie tracée » [14]  pour trouver du sens, ou qu’elle dise quelque chose de l’effet qu’a eu pour lui son exil passé, qui a laissé, je le cite, « [son] cœur mort sous les décombres » [15] . Dans le morceau « L’A-France », titre dans lequel il contracte « l’Afrique » et « la France », il scande ceci :

« L’AFRANCE est l’asile, l’absence et l’exil
Souffrance mais par pudeur faut pas que je l’exhibe
Je vis loin de mes rêves, de mes espoirs, de mes espérances
C’est ça qui me tue d’être écartelé entre Afrique et France. » [16]

Dans la chanson « Petit pays », il s’adresse au Burundi et à Bujumbura, sa ville natale, qu’il désigne comme « [sa] luciole dans [son] errance européenne ». Et livre cette autonomination : « Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante » [17] .

Notre Gabriel du roman n’a quant à lui pas le sentiment d’avoir quitté son pays – ce qui aurait impliqué qu’il ait eu « le temps de dire au revoir aux gens, aux choses et aux lieux qu’[il] a aimés » – mais de l’avoir fui, laissant « [sa] porte grande ouverte derrière [lui], sans [se] retourner » [18] . Quelques années plus tard, alors qu’on le devine adulte, venant « de si loin [qu’il est] encore étonné d’être là » [19] , il mesure qu’il « [lui] a fallu des années pour [s’]intégrer », mais éprouve néanmoins qu’il n’habite « nulle part ». « Habiter signifie se fondre charnellement dans la topographie d’un lieu, l’anfractuosité de l’environnement. Ici, rien de tout ça. Je ne fais que passer. Je loge. Je crèche. Je squatte. » [20]  Visionnant les infos diffusant des images d’arrivées de migrants accostant sur le sol européen, il déplore les fantasmes ignorants de l’opinion publique sur les raisons de leur fuite et regrette que l’on ne dise rien « du pays en eux » ; et ajoute en pensée : « La poésie n’est pas de l’information. Pourtant, c’est la seule chose qu’un être humain retiendra de son passage sur terre. » [21]

Lors d’une interview, Gaël Faye interroge le terme d’« intégration » qu’il dit peu apprécier, en ceci que, davantage qu’à l’intégration, c’est surtout à la désintégration qu’ont affaire les exilés : « la désintégration de ce [qu’ils ont] été par ailleurs » [22] , précise-t-il. Mais encore, dans d’autres témoignages précieux qu’il transmet sur son travail et sa propre histoire, il précise qu’en ce qui le concerne, contrairement à son narrateur Gaby, il n’avait aucunement sa lucidité sur les événements, au moment où la lutte armée a éclaté, et que c’est dans l’après-coup de son exil en France que s’est révélé le trauma de la guerre : « J’ai vécu ce sentiment d’insécurité pendant deux ans, confie-t-il. Vivre dans un pays en guerre est quelque chose de très particulier, on se dit que chaque jour est peut-être le dernier. Sauf que quand on a cet âge-là, dix ans, onze ans […], on le ressent pas tout de suite, et c’est l’arrivée en France, donc un pays en paix, qui m’a fait prendre conscience de ça. C’est comme s’il y avait eu une décélération, d’un coup, et cette peur-là est remontée à la surface, et je me souviens qu’une porte qui claquait se transformait en coup de feu, que quelqu’un dans un bar qui faisait tomber un verre, c’était tout de suite peut-être une grenade, il y avait une peur qui est restée pendant longtemps. […] [référence aux récents attentats à Paris] imaginez quand vous vivez ça tous les jours à quel point ça peut […] vous traumatiser » [23].

Exilé de l’identité

Si Petit Pays est également un roman traitant de la question de l’identité, Gaël Faye, encore une fois, a commencé à travailler le sujet dans les paroles de ses morceaux de musique. Dans son texte « Métis », il lie cette thématique à ses origines doubles :

« Regardez je suis brillant mais je reflète l’obscurité.
Identité de porcelaine, j’ai fait ce morceau-là
Pour assembler le puzzle d’un humain morcelé. » [24]

Dans le roman, le personnage de Gabriel, devenu adulte et parlant de ses rencontres séductrices avec les femmes, raconte la façon dont la question de son identité s’invite dans chacun de ses rendez-vous :

« “De quelle origine es-tu ?” Question banale. Convenue. Passage quasi obligé pour aller plus loin dans la relation. Ma peau caramel est souvent sommée de montrer patte blanche en déclinant son pedigree. “Je suis un être humain.” Ma réponse les agace. Pourtant, je ne cherche pas à les provoquer. Ni même à paraître pédant ou philosophe. Quand j’étais haut comme trois mangues, j’avais décidé de ne plus jamais me définir. […] mon identité pèse son poids de cadavres [25] ».

Le jeune Gaby, prend la mesure de l’importance, notamment pour sa mère et pour son meilleur ami Gino, de leur identité rwandaise – identité que sa grand-mère craint d’ailleurs que sa sœur et lui ne perdent avec l’exil, à ne pas parler kinyarwanda. D’un côté, sa mère les considère comme « des petits blancs, à la peau légèrement caramel, mais blancs quand même » [26]  et de l’autre, Gino, moitié rwandais comme lui, l’épate, car il « [sait] exactement qui il [est] [27]»  et l’encourage à acquérir « ce qu’il appelait une “identité” » :

« Selon lui, il y avait une manière d’être, de sentir et de penser que je devais avoir. Il avait les mêmes mots que Maman et Pacifique et répétait qu’ici nous n’étions que des réfugiés, qu’il fallait rentrer chez nous, au Rwanda. Chez moi ? C’était ici. Certes, j’étais le fils d’une Rwandaise, mais ma réalité était le Burundi, l’école française, Kinanira, l’impasse. Le reste n’existait pas » [28] .

Ce que son narrateur découvre alors, explique Gaël Faye dans une interview, c’est que la guerre lui « plaque », lui « impose une identité », alors même qu’il ne la choisit pas. « Lui qui se croyait enfant, complète Gaël Faye, tout d’un coup il devient métis, français, tutsi, rwandais » [29] .

Si Gabriel est un personnage de fiction, Gaël Faye n’en cache pour autant pas les effets de ses origines multiples sur son existence, à lui : « Je suis partout à ma place sans jamais vraiment l’être, confie-t-il. […] C’est une douleur et à la fois une richesse de pouvoir naviguer entre différents mondes sans pour autant y appartenir totalement, entièrement. […] Ce regard-là crée la complexité. Et le monde a besoin de complexité […], parce que rien n’est binaire. […] rien n’est tout blanc ou tout noir » [30].  Intelligemment, il décolle finalement la question du métissage de celle portant sur ce qui faire tenir ou non l’identité, considérant en somme que cette question touche au « malheur de nous autres, êtres humains », auxquels on assigne des identités à la naissance, dont il s’agit de se « départir en grandissant » [31] , tout en composant avec ceci que « l’identité n’est pas quelque chose de figé », mais « un mouvement » [32]  permanent, considère-t-il. C’est cette identité toujours déjà désintégrée qu’il s’échine à loger dans ses morceaux, où il considère systématiquement traiter d’un « entre-deux ».

Exilé de l’enfance

Exilé de son petit pays, ou encore comme il rappe, de « [sa] rose, [son] pétale, [son] cristal, [sa] terre natale » [33] , Gaël Faye cherche, à travers ses chansons, à en restituer la lumière, les couleurs, le « ciel bleu paradis », le « soleil de plomb teigneux », les parfums de la terre défrichée et des bougainvilliers, le boucan des kasukus, la vie en « jardin d’Eden […] à ciel ouvert » [34] . Il poursuit cette œuvre par la voix de Gabriel, qui évoque l’étendue des paysages, le lac Tanganyika, les plaines immenses, mais encore la musique des langues ambiantes comme « le kirundi compliqué et poétique des collines » [35] , faisant « références à des proverbes immémoriaux et à des expressions qui datent de l’âge de pierre »[36]

Mais encore, ce qui donne sa puissance au lieu, ce sont également les moments d’enfance, les aventures de copains dans la carcasse poussiéreuse d’un Combi Volkswagen, leurs épopées dans le petit paradis d’impasse où ils vivent, leurs orgies sucrées de mangues, leurs transgressions, leur incrédulité face aux comportements des adultes, leurs émerveillements, leurs « rires faciles » [37] … Et puis aussi le souvenir de Gaby de sa fête d’anniversaire :

« Je profitais de cette minute avant la pluie, de ce moment de bonheur suspendu où la musique accouplait nos cœurs, comblait le vide entre nous, célébrait l’existence, l’instant, l’éternité de mes onze ans, ici, sous le ficus cathédrale de mon enfance » [38] .

Et c’est vers cette enfance que Gabriel, adulte, se tourne, alors qu’il a entrepris un retour au pays :

« Je tangue entre deux rives, mon âme a cette maladie-là. Des milliers de kilomètres me séparent de ma vie d’autrefois. Ce n’est pas la distance terrestre qui rend le voyage long, mais le temps qui s’est écoulé. J’étais d’un lieu, entouré de famille, d’amis, de connaissances et de chaleur. J’ai retrouvé l’endroit mais il est vide de ceux qui le peuplaient, qui lui donnaient vie, corps et chair. Mes souvenirs se superposent inutilement à ce que j’ai devant les yeux. Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore. » [39]

Gaël Faye, lorsqu’il témoigne de l’écriture de ce livre, explique en effet qu’il a voulu en premier lieu écrire un livre qui lui permette de « recréer ce monde de l’enfance, ce monde de l’innocence, cette impasse, ces petits voleurs de mangues, cette insouciance » [40] , en retrouver les sensations, et pas tant celles du génocide et de la violence. Gaël Faye se dit exilé de sa propre enfance, tout bonnement, précise-t-il, « comme [l’est] chaque adulte » [41] , et explique que ce n’était ainsi pas tant le pays qui lui avait manqué que l’enfance qu’il y avait eue. « Trimant pour [se] rappeler [ses] sensations sans rapatriement », comme il le scande en rappant, il démêle l’exil de son enfance de l’exil forcé du Burundi et de la guerre qui ont bien évidemment également participé à la fin de l’insouciance, mais il met par ailleurs en lumière la façon dont le ratage du rapport entre ses parents, leur impossible couple, leur séparation, l’absence maternelle, sont aussi ce qui a commencé à lézarder le monde de l’enfance :

« Je ne connaîtrai jamais les véritables raisons de la séparation de mes parents. Il devait pourtant y avoir un profond malentendu dès le départ. Un vice de fabrication dans leur rencontre, un astérisque que personne n’avait vu, ou voulu voir. » [42]

« Le naturel s’est pris pour un boomerang et mes parents l’ont reçu en plein visage, comprenant qu’ils avaient confondu le désir et l’amour, et que chacun avait fabriqué les qualités de l’autre. Ils n’avaient pas partagé leurs rêves, simplement leurs illusions. Un rêve, ils en avaient eu un chacun, à soi, égoïste, et ils n’étaient pas prêts à combler les attentes de l’autre. Mais au temps d’avant, avant tout ça, avant ce que je vais raconter et tout le reste, c’était le bonheur, la vie sans se l’expliquer. L’existence était telle qu’elle était, telle qu’elle avait toujours été et que je voulais qu’elle reste. Un doux sommeil, paisible, sans moustique qui vient danser à l’oreille, sans cette pluie de questions qui a fini par tambouriner la tôle de ma tête. » [43]

Puis durant la tonitruante dispute de séparation de ses parents :

« Les voix se mélangeaient, se distordaient dans les graves et les aigus, rebondissaient contre le carrelage, résonnaient dans le faux plafond, je ne savais plus si c’était du français ou du kirundi, des cris ou des pleurs, si c’était mes parents qui se battaient ou les chiens du quartier qui hurlaient à mort. Je m’accrochais une dernière fois à mon bonheur mais j’avais beau le serrer pour ne pas qu’il m’échappe, il était plein de cette huile de palme qui suintait dans l’usine de Rumonge, il me glissait des mains. Oui, ce fut notre dernier dimanche tous les quatre, en famille. Cette nuit-là, Maman a quitté la maison, Papa a étouffé ses sanglots, et pendant qu’Ana dormait à poings fermés, mon petit doigt déchirait le voile qui me protégeait depuis toujours des piqûres de moustique. » [44]

Ainsi, il me semble que c’est parce que Petit pays est aussi une histoire universelle, celle de l’enfance, que c’est un roman qui nous parle, nous touche autant et qu’une proximité s’établit entre le lecteur et le narrateur enfant, « parce qu’on a ressenti cet émerveillement, cette façon de découvrir les choses et le monde » [45] , propose Gaël Faye. Ainsi, il dit tâcher « d’être à la hauteur de l’enfant [qu’il a] été » [46] .

Dans l’écriture, trouver un pays

Alors, exilé de son pays natal, de son identité, de son enfance, que trouve Gaël Faye dans l’exercice de l’écriture, celle de nombreux textes de rap et celle d’un roman ? Son double autofictionnel qu’il a « mis à l’intersection de [ses] propres origines » [47] , Gabriel, trouve en sa voisine grecque, Mme Economopoulos, une salvatrice porte d’entrée à la littérature. Avec sa bibliothèque fournie, elle l’initie à l’idée qu’un livre peut changer quelqu’un et lui fournit alors, comme le formule Gaël Faye, une véritable « bouée de sauvetage » [48]  :

« Je découvrais [en commentant les livres] que je pouvais parler d’une infinité de choses tapies au fond de moi et que j’ignorais. Dans ce havre de verdure, j’apprenais à identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l’univers. » [49]

En revanche, si l’enfance a « laissé [à Gabriel] des marques dont [il] ne sai[t] que faire », Gaël Faye, quant à lui, prend la plume pour en faire quelque chose. Il a commencé à écrire quelques jours avant son départ du Burundi, et c’est devenu « une pulsion irrépressible » [50] , dit-il, qui l’a dès lors « poursuivi » [51] . Il précise : « ce moment de ma vie, et puis un moment de la vie du narrateur, on peut se dire que c’est une maladie, mais on peut aussi apprendre à vivre avec et puis même en faire une force. Contrairement au narrateur, lui, qui ne se sort pas de cette histoire-là, moi ça va » [52] . Dans un morceau, il explique que l’écriture constitue pour lui un véritable traitement dont il témoigne : « Une feuille et un stylo apaise mes délires d’insomniaque », « l’écriture m’a soigné », « j’ai gribouillé des textes pour m’expliquer mes peines » [53] . Son rap, témoigne-t-il, est pour lui devenu un « trépied », en prêtant sa voix « aux crève-la-faim et traîne-savates » [54] , comme il le formule. À travers l’écriture et le rap, il a dès lors pu briser une certaine solitude en rencontrant « d’autres sensibilités » [55]  à qui ses textes parlaient. Au cours d’une interview, il s’exerce à préciser : « Toute la démarche de ma vie, c’est de créer ce territoire qui engloberait la France, le Rwanda, le Burundi en un seul. […] C’est une façon pour moi de rassembler mon humanité morcelée » [56].  Et lors de sa remise du prix Goncourt des lycéens, en 2016, ému, il témoigne : « dans l’écriture j’ai trouvé un pays » [57] .

Avec Petit Pays, Gaël Faye a voulu prolonger cette expérience de l’écriture, en produisant un texte plus long qu’une chanson, et il y parvient admirablement. À partir de l’histoire terrible de son exil du Burundi, il dégage et explore les exils qui sont universellement le propre de l’humain (puisque, tient-il à préciser, « c’est l’humanité qui [l]’intéresse » [58] ) – exploration poétique, donc, au travers de la voix d’un enfant qui bientôt n’en sera plus un.

[1]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[2]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[3]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[4]. Faye G., « By », Des Fleurs, 2018.

[5]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[6]. Faye G., Petit Pays, Grasset, 2016, p. 10.

[7]. Ibid., p. 124.

[8]Ibid., p. 133.

[9]Ibid., p. 185.

[10]Ibid., p. 196.

[11]Ibid., p. 197.

[12]. Faye G., « C à vous », France 5, le 5 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=APGQoUQ7euU).

[13]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[14]. Faye G., « Tôt le matin », Rythmes et botanique, 2017.

[15]. Faye G., « Je pars », Pili-pili sur un croissant au beurre, 2013.

[16]. Faye G., « L’A-France », Pili-pili sur un croissant au beurre, 2013.

[17]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[18]. Faye G., Petit Paysop. cit., p. 211.

[19]Ibid., 2016, p. 15.

[20]Ibid., p. 13.

[21]Ibid., p. 16.

[22]. Faye G., « Thé ou café », France 2, le 25 mars 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=hBmG4SZnqkQ).

[23]. Faye G., « On n’est pas couché », France 2, le 24 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=rMgWFx67JYw).

[24]. Faye G., « Métis », Pili-pili sur un croissant au beurre, 2013.

[25]. Faye G., Petit Paysop. cit., p. 14.

[26]. Ibid., p. 69.

[27]Ibid.,  p. 82.

[28]Ibid., p. 83.

[29]. Faye G., « C à vous », France 5, le 5 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=APGQoUQ7euU).

[30]. Faye G., « Entrée libre », France 5, le 19 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=2EZG2lQbOmA).

[31]. Faye G., « C à vous », France 5, le 5 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=APGQoUQ7euU).

[32]. Faye G., « On n’est pas couché », France 2, le 24 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=rMgWFx67JYw).

[33]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[34]. Faye G., « L’ennui des après-midi sans fin », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[35]. Faye G., Petit Pays, op. cit., p. 54.

[36]Ibid., p. 55.

[37]Ibid., p. 77.

[38]Ibid., p. 110.

[39]Ibid., p. 213.

[40]. Faye G., « La Grande librairie », France 5, le 2 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=0nYVL-W7fPQ).

[41]. Faye G., « C à vous », France 5, le 5 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=APGQoUQ7euU).

[42]. Faye G., Petit Pays, op. cit., p. 17.

[43]Ibid., p. 18-19.

[44]Ibid., p. 34-35.

[45]. Faye G., « L’invité », TV5 Monde, le 18 octobre 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=J6Yk4CQYl_8).

[46]. Faye G., « Thé ou café », France 2, le 25 mars 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=hBmG4SZnqkQ).

[47]. Faye G., « La Grande librairie », France 5, le 2 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=0nYVL-W7fPQ).

[48]Ibid.

[49]. Faye G., Petit Pays, op. cit., p. 171.

[50]. Faye G., « Thé ou café », France 2, le 25 mars 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=hBmG4SZnqkQ).

[51]. Faye G., Discours lors de la remise du prix Goncourt des lycéens 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=dmC-7sZbaIE).

[52]. Faye G., « La Grande librairie », France 5, le 2 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=0nYVL-W7fPQ).

[53]. Faye G., « Petit pays », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[54]. Faye G., « Charivari », Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013.

[55]. Faye G., « C à vous », France 5, le 5 septembre 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=APGQoUQ7euU).

[56]. Faye G., « Thé ou café », France 2, le 25 mars 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=hBmG4SZnqkQ).

[57]. Faye G., Discours lors de la remise du prix Goncourt des lycéens 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=dmC-7sZbaIE).

[58]Ibid.




Les Exils

Exilé de sa propre vie.

Innommable, impensable, indicible, insensé, les mots ne manquent pas pour désigner une expérience qui n’en relève pas moins du registre de l’impossible : témoigner de l’horreur et de la barbarie, traiter ce réel par la parole et enfin, y survivre. Dans ces expériences exceptionnelles, survivre au traumatisme ne se présente pas d’emblée comme un choix : au contraire, les survivants  auraient bien souvent préféré la mort. Car vivre n’est pas survivre, assurément. Et ce n’est qu’au détour d’une opération, d’un traitement du réel, que survivre peut devenir un choix. Pour que, comme l’écrit Philippe Lançon, la survie vaille d’être vécue.

Les Exils : c’est sous cette formule que nous avons choisi d’orienter notre nouvelle saison de travail, parce que c’est la dure condition du parlêtre que de ne parler que d’une position d’exilé. Si le sujet ordinaire se berce de l’illusion qu’il peut en revenir, le survivant est sans doute celui qui, plus que tout autre être au monde, n’en est plus dupe.

Traiter l’énigme, « avancer dans le brouillard équivoque et sanglant » [1], « donner forme à ce qui n’a aucun sens », voilà l’impossible auquel Philippe Lançon décide de se confronter en écrivant puis en publiant Le Lambeau. Ce témoignage de 510 pages, livre de « salive et de sang », sorti en 2018 chez Gallimard et pour lequel il obtint le Prix Femina, démontre toute sa puissance littéraire. Philippe Lançon fut un des rares rescapés de la tuerie du 7 janvier 2015, survenue en pleine conférence de rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, et qui emporta dans un bain de sang les regrettés Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Maris et leurs compères.

Philippe Lançon fut sévèrement blessé, touché au visage par un tir de Kalachnikov, une arme de guerre, qui lui troua le visage, lui détruisit la mâchoire et une bonne partie de la bouche. Il en sort défiguré et anéanti. Il restera hospitalisé de longs mois, à La Salpêtrière d’abord, qui deviendra son refuge, sa maison, et aux Invalides, ensuite, pour y poursuivre sa convalescence. Il ne subira pas moins de dix-sept interventions chirurgicales.

Le Lambeau est le récit de sa reconstruction, celle de son corps, de son visage, de sa bouche mutilée et perforée, mais aussi celle de sa subjectivité, car l’attentat fut un événement qui marque un avant et un après. Il ne sera plus jamais le même homme. Écrire fut, dès le départ de cette nouvelle vie, une absolue nécessité : écrire, puisqu’il ne pouvait plus parler, sur une ardoise Velleda, sur des cahiers, sur son ordinateur, mais aussi écrire, pour tenter de dire, de traiter, de cerner l’horreur, qu’il ne pourrait jamais qu’approcher, en se tenant au bord du gouffre, et sans jamais parvenir tout à fait à la dire.

Car le traumatisme fait l’effet d’une déflagration et produit un trou. C’est ce que Lacan souligne en parlant du troumatisme. Ce trou que produit l’effraction d’un réel est un trou dans la chaîne signifiante et donc dans la parole.

Le jour d’avant.

La veille de l’attentat contre Charlie Hebdo, Philippe Lançon est allé au théâtre voir La Nuit des rois, de Shakespeare,  avec son amie Nina. Il y est allé « les mains dans les poches et le cœur léger » [2] et sans intention d’en écrire un article. Philippe Lançon est critique littéraire, mais il a d’abord été reporter. Il est devenu critique « par hasard » et l’est resté « par habitude et peut-être par insouciance » [3], écrit-il. Ecrire était son métier, à lui qui regardait parfois ses anciens articles avec l’étrangeté de celui qui en a perdu tout souvenir.

Quel est donc le rapport de l’écrit au souvenir et à l’oubli ? N’écrit-on que pour oublier ? Telles étaient ses questions avant le jour du 7 janvier 2015. « Ce que j’ignorais, c’est que l’attentat allait me faire vivre chaque minute comme si c’était la dernière : oublier le moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce qu’on a vécu, quand on se sent fuir de partout » [4] .

C’est par le jour d’avant que Philippe Lançon choisit de débuter son récit, en cherchant auprès de son amie Nina, « la dernière personne avec qui [il a] partagé un moment de plaisir et d’insouciance » [5], de quoi il avait été fait, pour tenter de raccrocher l’après à l’avant de cette « vie interrompue, désormais presque rêvée, et qui s’est arrêtée ce soir-là » [6]. Nina est « un souvenir vivant » et il l’interroge sur l’homme d’avant, l’homme de ce soir-là, celui du jour d’avant. « Tu étais ravi, m’a-t-elle écrit des mois plus tard, tu venais d’apprendre que tu allais partir à Princeton enseigner la littérature pour un semestre […] ». Je ne me souviens ni de cette joie, ni même de leur en avoir parlé » [7] .

Entre les deux amis, depuis l’attentat, un « pont détruit ». Leurs rencontres et leurs conversations ont bien permis aux deux rives de se rapprocher, mais, « il reste un trou au milieu » que rien ne pourra reboucher.

Dans son carnet, qu’il retrouve après la tragédie, une phrase, notée pendant la représentation de La Nuit des rois indique : « Rien de ce qui est, n’est » [8] . Cette phrase lui évoque une réplique d’Orsino dans la pièce, qui l’a saisi. Il n’en trouve pourtant nulle trace, ni dans sa mémoire, ni dans celle de Nina, ni même dans la traduction que le metteur en scène lui envoie dès le lendemain de la représentation. Rien de qu’il retrouve dans son carnet, ne lui apporte « la révélation » tant attendue.

« La réplique d’Orsino qui m’a trotté dans la tête pendant des mois, qui a bercé mes jours et mes nuits hospitalières, la phrase que j’avais sur le bout de la langue et dont la vérité m’avait saisi et comme foudroyé, cette phrase n’existe pas. » [9]

« J’ai lu et relu La Nuit des rois pour comparer mes notes au texte. Peut-être dans le noir et sous la pression, avais-je écrit de travers ? Non. Je n’ai pas trouvé la phrase que je cherchais. On aurait dit l’une de ces phrases si nettes dans un rêve, et que le réveil efface, quand il ne la rend pas banale, idiote ou incompréhensible. » [10] Le premier chapitre du livre est la découverte d’un premier trou, l’expérience d’une béance dans la mémoire et d’un dire qui échappe. Ce trou le met au travail car il a la lucidité de penser, tout branché qu’il est sur son inconscient, qu’il y a là quelque chose d’une vérité.

« Si j’ai à peu près tout oublié du spectacle, sauf certains détails qui ne sont pas sans importance, je n’ai cessé de lire et relire depuis La Nuit des rois. Je l’ai sans doute lue de la plus mauvaise façon possible, comme une énigme, pour y trouver des signes et des explications à ce qui allait arriver. Je savais que c’était stupide, ou du moins assez vain, mais cela ne m’a jamais empêché de le faire et de penser malgré tout, de sentir plutôt, qu’il y avait dans ce concours de circonstances quelque chose de plus vrai que dans le constat de son incohérence. Shakespeare est toujours un excellent guide lorsqu’il s’agit d’avancer dans le brouillard équivoque et sanglant. Il donne forme à ce qui n’a aucun sens et, ce faisant, donne sens à ce qui a été subi, vécu » [11] .

Le jour où « tout l’ordinaire a disparu »

Dès lors, il n’aura de cesse de tenter de reconstruire l’avant, jour après jour, heure après heure, minute après minute, jusqu’à ce qu’ « un bruit sec, comme de pétard, et les premiers cris dans l’entrée » interrompent définitivement, et tranchent, comme d’un coup de ciseau, le fil de sa vie. « Et tout l’ordinaire a disparu » [12] .

Le 7 janvier, Philippe Lançon hésite à aller directement à Libération, son journal, pour lequel il veut écrire sur La Nuit des rois ou passer par Charlie où se tient la conférence de rédaction. Il va à Charlie, découvre la une : « Les prédictions du mage Houellebecq : en 2015, je perds mes dents… En 2022, je fais ramadan ! » Précisons que le 7 janvier est la date officielle de la sortie du roman Soumission, dont Philippe Lançon a écrit une chronique dans Libération. L’ouvrage et les propos de son auteur font alors polémique. On l’accuse de croire un peu trop au futur proche qu’il décrit dans sa fiction, d’une France aux mains d’un président musulman. Lançon et son ami Bernard Maris, (il a écrit le formidable Houellebecq économiste) défendent l’auteur avec conviction. En face, leurs camarades le trouvent réac. Les échanges sont vifs, les gens râlent, s’engueulent (on est à Charlie), Lançon est de mauvaise humeur (aucun de ses détracteurs n’a lu le roman). Tout y passe, les musulmans, les banlieues, la politique. Bref, c’est un débat d’idées, du genre de ceux qu’on tient entre gens libres.

A 11h25, Philippe Lançon enfile son caban pour partir vers Libération, mais il s’arrête pour montrer à Cabu, cet amateur de jazz, une photo d’Elvin Jones en 64, tirée de son livre sur le label Blue Note. Cabu connait le livre qu’ils feuillettent ensemble. Bernard Maris approche et propose à Philippe Lançon de faire une chronique du dernier Houellebecq pour Charlie. Philippe Lançon  refuse, il n’est pas question qu’il fasse une « resucée » de ce qu’il a déjà écrit dans Libé. Charb insiste : « S’il te plaît, fais-nous une resucée… » [13] C’est à ce moment précis que le monde va basculer en laissant la mort faire irruption et tout emporter sur son passage.

Le récit de l’attentat est bouleversant, quarante et une pages sidérantes de l’horreur en train d’advenir. Philippe Lançon comprend sans comprendre, s’accroupit puis s’allonge à terre et fait le mort. Il entend les « Allah Akbar », les détonations sourdes. Deux jambes noires le frôlent et l’enjambent. Deux êtres cohabitent alors encore quelques instants après le massacre : celui qui était déjà mort et « celui qui allait devoir vivre » [14] . « Celui que je devenais a voulu pleurer, mais celui qui n’était pas tout à fait mort l’en a empêché »[15] . Ou encore : « je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j’avais été, mais je ne le savais pas. Je l’écoutais parler et je pensais : mais qu’est-ce qu’il dit ? » [16]

« Et tout est devenu silencieux. La paix est descendue sur la petite pièce, chassant peu à peu la menace d’une prolongation ou d’un retour des tueurs. Je ne bougeais plus, je respirais à peine. La brume se levait. Je ne sentais rien, ne voyais rien, n’entendais rien. Le silence fabriquait le temps et parmi les blessés et les morts, les premières formes de la survie » [17].

Il est blessé mais il ne le sait pas, il ne le sent pas, il ne souffre pas. Il ne sait pas encore qu’il n’a plus de bouche, plus de menton. Ces sensations qui ne parviennent pas à sa conscience convoquent pourtant des sensations du passé. Les dix-sept dents qu’il perd alors tintent dans sa bouche comme des osselets qui le propulsent en enfance. Il aperçoit un bras, ouvert, comme au couteau et la chair sanguinolente. Il ne sait pas que c’est le sien. Il attrape son téléphone et c’est sur l’écran qu’il aperçoit son reflet et le trou béant que son visage est devenu. Les secours arrivent et il entend crier « là, mort, là, mort, là, mort » en désignant une à une toutes les victimes au sol. Embarqué par des hommes vers la sortie, l’un d’eux, hurle à son propos : « ça, c’est blessure de guerre ! » .

L’instant d’après

Philippe Lançon se réveille à l’hôpital mais ne le comprend pas de suite. Une odeur de café parvient à ses narines, alléchante, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il n’a pas mis en route sa cafetière puisqu’il dort. Il vient de subir une intervention qui a duré sept heures. Couvert de pansements, de bandages, de tuyaux, il est faible et ne peut pas parler. « Mon ancien corps s’en allait pour laisser place à un encombrement de sensations précises, désagréables et inédites, mais assez bien élevées pour n’entrer que sur la pointe des pieds » [18] . Son frère est là, abasourdi de chagrin mais heureux de le trouver vivant. Lui, se demande pourquoi il n’est pas mort. Il saisit la tablette Velleda et y écrit avec peine, en majuscules « c’est foutu avec Gabriela ». C’est un homme nouveau que cet acte d’écriture fait surgir : « athlète en chambre » et « dandy », autant de nominations qui le décollent du « je suis la souffrance » de ce tas d’os brisés et de chair sanguinolente.                        

« C’est foutu avec Gabriela. […] Je l’ai écrite pour me soulager du chagrin que je pressentais : écrire c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. […] Je me trouvais dans une position où le dandysme devenait une vertu. »

Contraint au mutisme, privé de parole, il accepte cette nouvelle condition sans protester, comme un châtiment mérité, comme une épreuve à endurer et comme s’il en avait toujours été ainsi. « Quelque chose te punit d’avoir tant parlé, tant écrit pour rien. Quelque chose te punit de tes bavardages » [19] . Ce silence imposé dure plusieurs mois. D’abord impossible, la parole lui sera ensuite interdite à des fins de cicatrisation. Il fait, de ce vœu de silence, son affaire, en expérimentant un nouveau rapport à la parole, et aux autres. Pas de blabla et n’en passer que par l’écrit pour s’adresser ou répondre à l’autre. C’est ce qu’il appelle « le journalisme à l’envers » (le journaliste interroge oralement et prend en note la réponse). Cette contingence permet qu’un traitement opère, sur le mode de la restriction, avec le silence, puis de la soustraction, avec l’écriture.

Ses premiers mots (écrits donc, de la salle de réveil) sont des vers. Il s’agit « d’appliquer son talent résiduel aux circonstances ».

« J’ai touché
Bras et visage Parmi
Les morts et
compris
Adieu Princeton ! »

Un autre poème, qu’il rédige en espagnol et traduit pour l’occasion : « comme un rêve qu’on note en demi-sommeil, le croyant déterminant, et qui au réveil, apparaît pour ce qui est : la trace médiocre et incompréhensible d’une émotion vitale, mais enterrée ; le hiéroglyphe d’une personnalité disparue » [20].

« La folle habitude d’écrire reprend ses droits et s’impose au corps blessé » [21] . Mutilé, démantibulé, dépossédé de sa lèvre inférieure, son corps n’est que blessure, il fuit. Il est une gueule cassée, et qui bave. Sa bouche silencieuse est devenue béance, un immense trou qui ne fait plus bord, qui saigne et bave.

« Le tueur a blessé l’homme mais il a raté le témoin » [22] . Il est d’emblée pris par la nécessité de trouver « le sens d’une expérience [qu’il n’a] pas encore assimilée, ni même, à vrai dire, vécue » [23] . « C’était comme un rêve » [24] , voici les premiers mots qu’il dira au sujet de l’attentat.

« Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n’écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j’ai moi-même été avalé par une fiction ? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines ? » [25]

Lors de sa première nuit à l’hôpital, il fait un rêve, des gitans célèbrent la fête de la pastèque. Ce rêve convoque un souvenir d’enfance [26]. Sur un marché d’Espagne, il a sept ans, et il porte dans ses bras une énorme pastèque, comme on porterait un précieux ballon, dit-il. La pastèque lui échappe et elle explose à ses pieds : le liquide rouge et les pépins se répandent sur le sol en une épouvantable flaque. Il se souvient d’avoir pleuré et d’en être resté inconsolable, d’autant plus que les gens riaient autour de lui. La tentation est grande pour l’auteur d’y voir la préfiguration de l’horreur du 7 janvier. D’une autre manière, l’émergence de ce souvenir fait de lui cet enfant de sept ans épouvanté par l’horreur qui le saisit, alors même qu’il est l’objet du rire des passants.

Ce souvenir (-écran) est l’occasion de saisir, ainsi que nous invite Jacques-Alain Miller, que « l’événement lacanien au sens du trauma, celui qui laisse des traces pour chacun, c’est le non-rapport sexuel » [27]. Car ce souvenir nous montre, que si rapport il y a, c’est bien entre le sujet et son objet, et entre le sujet et ses trous.

La chambre : « le lieu où l’expérience [est] vivable » [28]

La chambre 106 devient sa maison, son cocon. Il y éprouve « presque un certain bonheur » [29], car à cet endroit, « le sens du combat s’était simplifié ». « Ce bonheur était le bonheur fragile d’un petit roi impuissant, immobile et improvisé, mais d’un roi malgré tout, enfin livré à lui-même et à ses ressources, sans distractions ni rencontres inutiles, avec pour seul accompagnement, outre l’équipe soignante, la famille et quelques amis, des livres, un ordinateur et de la musique ; le bonheur d’un roi qui ne rendait compte, finalement, qu’à un seul dieu, son chirurgien, et à un seul Saint-Esprit, sa santé. C’était presque le bonheur du capitaine Nemo dans le Nautilus, mais un bonheur sans amertume, sans colère. Mon chagrin était compatissant envers mes hôtes et je n’avais aucun compte à régler avec le genre humain. » [30]

La présence continue des soignants et des policiers qui montent la garde à la porte de sa chambre lui impose une certaine tenue. A devoir vivre sous leur regard, il s’imagine tel le jeune roi du film de Rosselini sur Louis XIV.

Il noue un lien avec chaque soignant, en dresse le portrait tout en en découvrant l’histoire ou la blessure singulière de chacun. La rencontre opère et c’est lui qui l’initie, partageant avec les uns et les autres la musique de Bach, ou quelques vers d’un poème, un film. Quelques amis et son frère se relaient pour dormir dans sa chambre, près de lui chaque nuit.

Parmi ses compagnons du quotidien, Proust, Kafka, Thomas Mann et leurs personnages qu’il connaît intimement. Il se tourne vers les passages qui traitent de la médecine et de la maladie. A chaque descente au bloc, il relit la mort de la grand-mère de la Recherche. « À défaut de trouver des mots suffisamment vierges et fluides, je relisais sans cesse ceux des autres, toujours les mêmes, Proust, Mann, et plus encore Kafka » [31] . Les Lettres à Milena qu’une amie lui offre un jour, alors qu’il est au bloc et qu’il trouve à son retour, deviennent le « talisman » qui ne l’a dès lors plus quitté.

« Ces phrases me servaient depuis lors de bréviaire […] Je les aurais lues sur le billard » (la « magnificence de l’enfer » selon Kafka)

Bientôt, il fera de sa chambre d’hôpital une scène de théâtre sur laquelle se joue la pièce de son propre drame. Ceux qui y pénètrent deviennent ses personnages. Parmi ces personnages, l’un d’eux occupe une place de choix et leur relation relève du transfert. Chloé, sa chirurgienne est celle dont il se plait à dépendre et dont il devient « le chroniqueur en chambre » [32] . Il lui adresse ses craintes et ses pensées, tandis que ses réponses font parfois interprétation. « Elle était la fée imparfaite qui, penchée sur mon berceau, m’avait donné une seconde vie. Cette seconde vie m’obligeait » [33] . « La chirurgie est un livre qui n’en finit pas » [34] .

Les journées se suivent et ne se ressemblent pas tout à fait, entre les pansements, les soins quotidiens, assurés par les infirmières, les aides-soignants, les descentes au bloc. Suspendu aux avis des uns, des autres, il apprend à nommer précisément les endroits touchés de son corps, mais aussi les techniques et les outils de sa prise en charge. Il devient un spécialiste de son propre cas, se métamorphose en reporter de lui-même, en metteur en scène de sa propre histoire. Devenir le chroniqueur de sa reconstruction lui permet de sortir de son rôle de patient. Son corps et son visage sont un champ de douleur, et écrire lui permet d’échapper à sa « condition ». Approcher le réel de son corps, dans le récit qu’il en fait, met à l’épreuve la vérité, pour en faire une fiction : « tout était fiction puisque tout était récit » [35] . Sept jours après l’attentat, Philippe Lançon écrit un article dans Libération dans lequel il donne de ses nouvelles, dans un récit à la première personne, une première en trente ans de métier. Cet article s’est écrit tout seul, indique-t-il, « comme un rêve ».        

 « Après plus d’un mois d’interruption, Charlie venait de reparaître […] Sur quoi pouvais-je bien écrire dans cette chambre, sinon sur mon voyage autour de la chambre ? […] reporteur et chroniqueur d’une reconstruction »

Réécrire un bord au trou : le lambeau

Ecrire est aussi bien une affaire de corps : bouger la main, le bras, les doigts, ces gestes si ordinaires ne le sont plus pour celui dont le bas du visage s’électrifie, tandis qu’une « fourmilière » s’y installe et fait surgir une infinité de « démangeaisons souterraines qui auraient mérité d’avoir leur propre nom ». Voilà l’inconfort et l’inextricable de sa nouvelle et douloureuse condition, être pris entre la nécessité de dire et d’écrire ce qui n’a pas de nom, et l’impossibilité de le faire, pour se soulager un tant soit peu.

« Je n’existais plus que comme un corps qui n’était pas tout à fait le mien, dans une vie qui n’était plus tout à fait la mienne, et dont la conscience accueillait sans morale, sans résistance, tout ce qui se présentait. Je n’avais pas été un bien grand journaliste, sans doute par manque d’audace, de ténacité et de passion pour l’actualité, mais peut-être étais-je en train de devenir, ici, une sorte de livre ouvert : aux autres, et pour les autres. Je n’avais rien à refuser et rien à cacher. » [36]

Le lambeau est le nom qu’il se donne à un moment pour désigner son corps, « en lambeaux », mais c’est aussi le nom de l’opération par laquelle la chirurgie, et son incarnation, sa chirurgienne, reconstruira sa bouche détruite et rebouchera le trou béant. C’est enfin le nom de la solution singulière qui fera de son témoignage une œuvre littéraire en rebouchant le trou produit dans la chaîne signifiante. Ces deux opérations sont aussi imparfaites l’une que l’autre, mais elles constituent des bricolages qui démontrent une certaine efficacité.

Ecrire lui permet de traiter dans le symbolique cette « sensation de n’être plus qu’un corps » [37] , « cet amas de chair couvert de tuyaux et de plaies qu’on appelait Monsieur Lançon » [38], ce « morvif » [39] , terme emprunté à la novlangue de George Orwell dans 1984. L’écriture opère comme des greffes de symbolique, de langage sur le trou du réel comme l’indiquait Sonia Chiriaco lors de sa conférence à Lille du 12 janvier 2019 sur l’indicible [40]. Ecrire est aussi l’alternative à la parole, car parler menace la cicatrisation. Retrouver la voix progressivement, l’usage de la parole, n’est pas simple et sa propre voix lui paraît étrangère.

Pour conclure

Le Lambeau est bel et bien un témoignage inédit et une œuvre littéraire hors-normes. Mais qui en est le véritable auteur ? « L’homme qui triait les souvenirs comme si un siècle le séparait de la minute précédente, était-ce celui qui était déjà presque mort, ou celui qui commençait à le remplacer ? Je ne savais pas lequel des deux vivait et je ne sais pas lequel des deux écrit. » [41]

Comme l’indique Serge Cottet, dans un article intitulé « Freud et l’actualité du trauma », il s’agit de traiter ce reste de jouissance, le soustraire au sens inconscient, le réinvestir dans une œuvre. « Une fiction vient donner vie à ce réel impossible à supporter. Cela n’est certes pas un paradigme, mais une orientation qui, avec d’autres écritures de l’horreur, restitue un sujet, là où il n’y avait, jusque-là, que mortification et inertie. » [42]

Le 13 novembre 2015, c’est à New York qu’il apprend l’attentat du Bataclan. Il indique : « et j’ai senti que tout recommençait, ou plus exactement continuait, en moi et autour de moi, parallèlement à tout ce qui sous mes yeux défilait » [43] .

[1] Lançon, P., Le Lambeau, Gallimard, Paris, 2018, p. 20.

[2] Ibid., p. 11

[3] Ibid., p. 12

[4] Ibid., p. 27

[5] Ibid., p. 13

[6] Ibid., p. 13

[7] Ibid., p. 16

[8] Ibid., p. 12

[9] Ibid., p. 25

[10] Ibid., pp. 24-25

[11] Ibid., p. 20.

[12] Ibid., p. 74.

[13] Ibid., p. 74.

[14] Ibid., p. 91.

[15] Ibid., p. 87.

[16] Ibid., p. 84.

[17] Ibid., p. 80.

[18] Ibid., p. 119.

[19] Ibid., p. 163.

[20] Ibid., p. 170.

[21] Ibid., p. 128.

[22] Ibid., p. 126.

[23] Ibid., p. 124.

[24] Ibid., p. 125.

[25] Ibid., p. 93.

[26] Ibid., p. 141.

[27] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne n°44, Paris, Navarin/Seuil, 2000, p. 39.

[28] Ibid., p. 343.

[29] Ibid., p. 133.

[30] Ibid., pp. 133-134.

[31] Ibid., p. 383.

[32] Ibid., p. 241.

[33] Ibid., p. 227.

[34] Ibid., p. 231.

[35] Ibid., p. 365.

[36] Ibid., p. 374.

[37] Ibid., p. 332.

[38] Ibid., p. 333.

[39] Ibid., p. 135.

[40] Un extrait en a été publié ici : https://www.hebdo-blog.fr/de-lindicible/

[41] Ibid., p. 95.

[42] Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », La Cause Du Désir, Paris, Navarin, vol. 86, no. 1, 2014, pp. 27-33.

[43] Lançon, P., Le Lambeau, op. cit., p. 509.




Psychiatrie et Justice : pas sans la psychanalyse

Dans la série des interrogations posées au cours des Conversations « Psychiatrie et Psychanalyse » par L’Envers de Paris et L’ACF Île-de-France, la question de la justice tient une place singulière en France, la naissance de la clinique psychiatrique étant contemporaine de son encadrement juridique selon les idéaux de justice et de liberté de la Révolution française.

Pour aborder cette vaste thématique sous l’angle de la psychanalyse, étaient invitées [1] Sylvie Moysan, Juge des Libertés et de la Détention (JLD), Marie-Laure de Rohan Chabot, Juge d’Application des Peines (JAP) et Francesca Biagi-Chai, psychiatre, psychanalyste et auteure de Le cas Landru : à la lumière de la psychanalyse [2].

De la loi du père à la loi sans père

Avant la loi du 5 juillet 2011, il y eut la loi de 1990. Celle de 1838, dite loi des aliénés qui, malgré les controverses homériques qu’elle suscita, réglementa la psychiatrie française pendant un siècle et demi. Les soins psychiatriques n’ont longtemps été conçus que comme internement ou soins sous contrainte, constituant une exception majeure à la garantie de liberté individuelle, assurée par l’autorité judiciaire selon l’article 66 de la Constitution.

Mais en contrepartie, la loi de 1838 garantissait abri, soins et retour au sein de la société des enfants perdus. À cette époque, famille, état, justice et psychiatrie ne font qu’Un, l’Autre social, sous l’égide du Père et selon un ordre du monde dont M. Foucault a dénoncé l’abus de pouvoir. Bien après la seconde guerre mondiale et sa critique d’une psychiatrie « de débarras » [3], le fou a pu, dans les années 1960, revêtir la figure de l’homme libre et susciter un rejet de ce que présentait la psychiatrie.

Libérer le fou est devenu cet idéal ambigu à la source des évolutions législatives récentes, en phase avec les mutations d’une société marchande pour qui le « tous normaux » consonne avec un « faut que ça marche » qui croit éviter les antagonismes issus du singulier.

Dans ses termes mêmes, la loi de 2011, « relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge », efface toute référence à la pathologie, au traitement ou à l’enfermement pour inscrire l’usager dans une relation lénifiante et contractuelle avec le soin. Son but avoué : diminuer la contrainte, l’enfermement et privilégier l’accord des patients.

C’est ainsi que le juge des libertés fait son entrée dans le soin psychiatrique, « non plus à partir de la clinique et de ses débordements, mais sur fond de norme généralisée » [4].

La dissolution de l’Autre mais pas du réel

Le malaise actuel des psychiatres tient partiellement à l’image qui leur est renvoyée de leur discipline comme reliquat d’un monde obsolète où l’arbitraire est la règle. Il n’est pas rare que l’intervention du juge des libertés, au douzième jour d’hospitalisation d’un patient en soins sous contraintes, ne soit une censure du travail psychiatrique plutôt qu’un acte de libération. Possiblement pour contrer des chiffres qui restent têtus : depuis 2011 le volume des soins sous contrainte n’a fait que croître.

Or, un arrêt rendu par la première chambre civile de la cour de cassation du 27 septembre 2017 dispose que le juge ne saurait substituer son avis à l’évaluation médicale de l’état de santé de l’intéressé et de son consentement aux soins.

La loi du 5 juillet 2011 a systématisé le recours au juge des libertés, déjà écrit dans les lois précédentes mais rarement usité. Si l’on peut saluer cette innovation, au regard des exigences de droit auquel tout citoyen doit prétendre dans une démocratie, sa mise en place maladroite et hâtive, ne répond pas aux critiques et débats des avocats, juges et psychiatres. Comment un juge peut-il décider du bien-fondé d’une mesure de soins sous contraintes – le plus souvent motivée par psychiatres, certificats et demande d’un tiers – après un entretien de quelques minutes avec un sujet dont il ne peut évaluer l’état clinique, sans légitimité pour ?

Son rôle se cantonne donc à celui d’un agent administratif, statuant sur la procédure quand il s’agit de répondre à partir de la clinique.

Ce dialogue de sourds est le résultat du clivage issu de cette confusion entre contrat et soin, généralisée depuis l’inscription de la médecine dans le champ de la marchandise, supposant le patient sujet de droit et client. Or, précisément, le patient en psychiatrie n’est plus sujet de droit du fait de sa pathologie. Justice et psychiatrie sont alors amenées à répondre chacune dans son univers de discours, face à face, sans la médiation de la référence au Père qui donnait sens commun au non-rapport sexuel.

Toutefois, qu’il n’y ait pas le Père n’empêche pas que, comme le disait J. Lacan, « Y’a d’l’Un » [5], soit l’irréductible de la causalité signifiante pour chaque parlêtre. C’est ici que la psychanalyse peut substituer au vide et à la déliaison laissés par le Père, le lien que le langage permet si quelqu’un sait en déchiffrer le réel, soit cet au-delà auquel chaque parlêtre a affaire mais qui lui échappe.

Du réel de la clinique

L’attente des juges qui traitent ce réel est immense. Que ce soit dans la décision du bien-fondé d’une mesure de soins, dans la prévention de la récidive ou la détermination d’une dangerosité criminelle, ils sont confrontés à la nécessite de singulariser chaque cas selon des critères que la loi ne permet pas toujours de circonscrire.

Malgré le recours aux expertises psychiatriques, matériellement et qualitativement de plus en plus difficiles à obtenir, et les avis des professionnels en charges des personnes en main de justice, l’acte de juger suppose que soit possible une transmission d’un savoir sur ce qu’est ce réel.

C’est le sens de la clinique psychanalytique partout où elle peut trouver sa place. Pourquoi pas dans les tribunaux ?

[1] Troisième Conversation organisée par l’ACF-IdF, « Psychiatrie et justice, à la lumière de la psychanalyse », Paris, 14 février 2019.

[2] Biagi-Chai F., Le cas Landru : à la lumière de la psychanalyse, Paris, éditions Imago, 2007.

[3] Londres A., Chez les fous, Albin Michel, 1925.

[4] Biagi-Chai F., op. cit.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 123.