« Ce mystère que l’expérience de l’analyse permet d’approcher »

Dans le cadre des enseignements de l’ECF, Hélène Bonnaud fera cette année cours sous le titre : « Du corps-image au corps parlant ». Elle nous en livre ici l’argument, et a accepté de répondre à trois de nos questions.

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Que dire du corps, encore ? L’équivoque nous conduira à parler du corps comme il apparaît au départ à chacun, la preuve du vivant, pris dans la jouissance primaire qu’il manifeste et sur laquelle viendront se nouer la captation imaginaire, la parole et la pulsion. Le corps s’imagine et se jouit. Il se parle aussi. Ces trois axes feront notre fil.

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Hebdo-Blog : D’où vient, à votre avis, ce poncif traversant les époques selon lequel les psychanalystes ne s’intéresseraient pas au corps ? 

Hélène Bonnaud : C’est sans doute la trace laissée par la psychanalyse qui est une pratique de parole mais celle-ci n’exclut pas le corps. Celui-ci a d’abord été l’objet d’élection, l’objet premier dans la découverte de l’inconscient par Freud. En observant que la parole avait un effet sur le corps, sans qu’il soit nécessaire de le toucher, il a démontré que parler avait un impact sur les symptômes corporels mais aussi sur l’image du corps. Si cela a été oublié, c’est parce qu’il y a eu une surinterprétation de la psychanalyse, quasiment caricaturée comme méthode ne s’intéressant pas au corps mais aux douleurs psychiques, aux pensées morbides, aux affects dépressifs et aux inhibitions, sans se préoccuper de ce que le corps y est toujours convoqué. Il l’est du fait que nous ne pouvons pas nous détacher de notre corps. Il est toujours partie prenante de notre position de sujet et cause d’une jouissance propre au symptôme. Pour prendre un exemple qui aujourd’hui fait symptôme contemporain, le stress n’est pas autre chose que la traduction dans le corps, de l’angoisse. Il y a aussi dans la psychanalyse un interdit à toucher le corps de l’autre. Cet interdit est éthique. Le transfert ne pourrait être ce qu’il est si le corps se faisait l’objet de l’analyste. Il y a donc des raisons propres à l’éthique de la psychanalyse et des raisons propres à ce qu’elle a produit comme discours. J’aime la phrase de Lacan qui dit que « le réel, c’est le mystère de l’inconscient, le mystère du corps parlant ». Le corps analysant, si je puis dire, est en effet ce mystère que l’expérience de l’analyse permet d’approcher, de saisir, de lire, de dénouer concernant le rapport à son propre corps et au corps de l’autre.

Hebdo-Blog : Si Lacan appréhende le corps par diverses voies, qu’estce qui d’après vous en serait l’invariant ?

Hélène Bonnaud : Lacan a donné à l’image du corps une valeur essentielle. C’est un concept qui se trouve théorisé dans le Stade du miroir de façon lumineuse car justement, il y a dans l’image un lien d’illusion, un lien de fascination, un lien d’incorporation du corps de l’autre sans médiation à l’Autre symbolique. Le corps-image, comme je le nomme dans le titre de mon enseignement, se fonde sur l’expérience du tout-petit qui découvre sa propre image dans le miroir, pas sans la présence de l’Autre. De cette expérience cruciale dépendra le rapport qu’il aura dans sa façon d’appréhender son image mais aussi celle des autres. Il entre dans la parole au moment où il se découvre corps séparé du corps de sa mère. Il a un corps propre comme on le dit, sur lequel il peut découvrir beaucoup de choses incroyables qui lui donnent le sentiment d’avoir un corps. Le corps y est donc d’emblée présent en tant qu’image mais aussi en tant que corps jouant de la présence et de l’absence de l’Autre, l’introduisant à l’ordre symbolique. Ce corps-image serait voué aux effets de morcellement et à la prévalence du « ou toi ou moi » généré par la rivalité propre aux effets imaginaires s’il ne s’y imbriquait pas la pulsion d’un côté, et l’Autre de la parole comme adresse, de l’autre. Ce nouage Imaginaire-Réel-Symbolique traverse les différents moments de l’enseignement de Lacan, l’imaginaire permettant le nouage avec le Symbolique et le réel. Il n’y a pas de parole au-delà du corps. Le « ça parle » lacanien l’indique. Quand on parle, la pulsion est en jeu. C’est en quoi s’analyser est une affaire de corps. Il y a une tension entre ces deux facteurs du corps, l’image et la pulsion, l’image et la jouissance. C’est cette tension qu’il m’intéresse de mettre au travail.

Hebdo-Blog : Lacan a pu lire le racisme comme surgissant de la rencontre de corps qui autrefois ne se mêlaient pas. Comment cela éclaire-t-il la folie ségrégationniste actuelle ?

Hélène Bonnaud : Lorsque les corps ne se mêlaient pas, il y avait l’illusion du même. Le même sang, la même lignée, la même patrie, les mêmes idéaux, etc. La reconnaissance passe par l’image de l’autre comme étant identique à la mienne. Équivalences et fantasmes d’identité dont nous retrouvons aujourd’hui tous les stigmates puisqu’en effet, les corps se mêlent, les cultures s’emmêlent, et ça embrouille les corps et les esprits. Lacan a eu une véritable prédiction de ce que serait notre époque où la ségrégation est une défense contre l’autre différent, l’autre étranger qui incarne alors un autre que je hais, objet de rejet et de haine. La haine de soi et la haine de l’autre se trouvent sur la même ligne, sauf que la haine de soi est jouissance ignorée de ceux qui se prévalent des idéologies mettant l’étranger au centre de leur discours. Cette haine de l’étranger se répète et repose sur le désir de tuer celui qui me fait peur, celui qui m’envahit, celui qui ne parle pas la même langue que moi, celui qui vient d’ailleurs parce que je ne lui reconnais pas sa différence. La capture imaginaire est ce qui forclos la reconnaissance symbolique. C’est pourquoi tout ce qui relève du corps imaginaire s’engouffre dans les idéaux ségrégationnistes. L’image est à double fond. Une image est illusion, masque, parade, narcissisme et jouissance de son corps propre mais aussi rivalité, paranoïa, lutte et prestige, désir de mort et jouissance au service de la pulsion de mort. La relation duelle peut porter l’exclusion à son extrême logique, à son extrême forçage, tuer l’autre pour se libérer de l’aliénation qu’il constitue.

 




Philia et lien conjugal

Les attentes envers le mariage n’ont jamais été aussi élevées, déclarait dans la presse une thérapeute de couple, qui s’étonnait pourtant de la fréquence de l’infidélité conjugale. Quotidiennement on vient lui dire : « J’aime mon partenaire, nous sommes les meilleurs amis, et nous sommes très heureux ensemble, mais j’ai une autre relation » [1]. L’explication hasardée dans l’article pointe la recherche éperdue d’autre chose, comme tentative d’échapper à l’assignation à un rôle, fût-il choisi. Ainsi, ces conjoints – les meilleurs amis – se tournent néanmoins vers un amant.

Bien qu’il y discerne un idéal de maître, et l’hors-champ de la dimension du désir, Lacan a souvent recommandé l’étude de l’Éthique à Nicomaque [2] d’Aristote. Il évoque ainsi la philia (ou amitié), abordée par Aristote dans les Livres VIII et IX de son Éthique, comme constituant l’essence du lien conjugal [3].

Il s’agit d’un traité sur l’amitié, faisant partie de sa réflexion sur l’éthique. Dans cette pragmatique de l’amitié, Aristote articule une casuistique précise des diverses variantes et situations concernant l’amitié. La philia, relation étroite entre deux êtres humains, est appréhendée comme étant le lien social par excellence, que l’on retrouve jusqu’au lien politique, celui de la Cité. La réflexion d’Aristote prend manifestement pour paradigme l’amitié entre deux hommes, mais il voit également la philia à l’œuvre entre parent et enfant, jeune et vieux, amant et aimé, mari et femme, etc. Il définit trois espèces d’amitié, distinctes et en même temps hiérarchisées. Elles se distinguent quant à l’objet, c’est-à-dire quant à ce qui est aimable pour chacune. La multiplicité des objets se ramène à trois catégories aimables : l’utile, l’agréable et le bien.

Ceux dont l’amitié est fondée sur l’utilité ne s’aiment pas pour eux-mêmes mais pour l’avantage qu’ils retirent l’un de l’autre. Il en va de même pour ceux dont l’amitié repose sur le plaisir : ils ne s’aiment pas pour ce qu’ils sont, mais pour l’agrément, le plaisir qu’ils éprouvent à cette amitié. Dans ces deux cas, c’est parce que votre ami vous est utile ou agréable qu’il fait l’objet de votre amitié. Aristote pointe alors la fragilité de ce lien : lorsque fane ce qui rendait l’ami utile ou agréable, se fane aussi l’amitié. Dès qu’ils ne sont plus agréables ou utiles l’un à l’autre, ils cessent d’être amis. Les gens moroses et chagrins ne sont guère enclins à l’amitié ; il n’y a d’ailleurs rien de plaisant à les fréquenter.

Telle est pour Aristote l’amitié entre jeunes gens : « elle semble avoir pour fondement le plaisir car ils vivent sous l’empire de la passion (pathos), et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment. Ils forment rapidement des amitiés et les abandonnent avec la même facilité, car leur amitié change avec l’objet qui leur donne du plaisir, lequel est sujet à de brusques variations. Ils ont aussi un penchant à l’amour (éros), car une grande part de l’émotion amoureuse relève de la passion et a pour source le plaisir. Ils aiment et cessent d’aimer plusieurs fois dans la journée » [4].

Voici par contre l’amitié parfaite : elle s’établit entre deux individus poursuivant chacun la vertu, le bien. L’ami est un bien pour celui dont il est l’ami. Aimer son ami, c’est aimer ce qui est bon pour soi, de sorte que chacun en aimant l’autre, s’aime lui-même. La philia, mouvement altruiste et désintéressé, trouve ainsi son fondement dans l’amour égoïste de l’homme de bien pour lui-même. L’amitié vise l’être de l’ami, ce qu’il est en lui-même. Elle est dépourvue de passion (pathos), simple émotion fugitive qui se rattache à l’appétit sensible. Elle est rare, et demande du temps pour s’installer. Elle réunit en outre les traits des deux précédentes, joignant au bien l’utilité et le plaisir.

L’amitié n’est pas une simple disposition (un habitus) passive, il faut qu’elle s’exerce en acte : l’éthique requiert une action. Et la distance empêche son exercice, entraînant l’oubli, tout comme le silence vient la rompre. Le modèle aristotélicien décrit un état d’harmonie : l’amitié comme réciprocité de deux vertus dirigées vers le bien. Aristote recherche un discours droit vers le Souverain Bien, et non comme Freud en vue du « repérage de l’homme par rapport au réel »[5].

Le semblable est l’ami du semblable et les deux amis vertueux retirent chacun de leur commerce les mêmes avantages. Rien ne définit mieux la philia que la vie en commun : (« vivre avec »). Plus la mise en commun est complète – les biens comme les sentiments et les idées – plus l’amitié est parfaite. Agamben évoquant ce passage parle d’un « partage purement existentiel, sans objet : l’amitié comme consentement au pur fait d’exister. Les amis ne partagent pas quelque chose, ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié »[6].

On ne trouvera pas chez Aristote de théorie sur le conjugo ou sur l’amour entre l’homme et la femme. Lorsqu’il parle du désir amoureux, il faut l’entendre au sens du Banquet de Platon. « Dans les relations amoureuses (animées par l’éros), l’amant (érastès) se plaint parfois que son amour ne soit pas payé de retour, bien qu’il n’y ait en lui rien d’aimable ; l’aimé (éromenos) se plaint que l’autre ne remplisse aucune de ses promesses. De tels dissentiment se produisent lorsque l’amant aime l’aimé pour le plaisir, tandis que l’aimé aime l’amant pour l’utilité, et que les avantages attendus ne se rencontrent ni dans l’un, ni dans l’autre »[7].

Pareille rupture d’équilibre se retrouve également dans l’amitié (philia) si elle s’appuie sur ces mêmes motifs, de plaisir et d’utilité. Les différends surgissent lorsque les amis n’obtiennent pas les avantages escomptés. Ce n’est pas la personne de l’ami qui était visée, mais les avantages qu’on en attendait. Au contraire, sera durable la philia de l’homme vertueux en tant qu’elle vise la personne même de l’ami. Si une philia parfaite ne peut se diriger que vers un seul, l’amour au sens de l’éros ne s’adresse également qu’à un seul. Il n’est pas loin d’une sorte d’exagération, une hyperbole de l’amitié.

La philia entre l’homme et la femme lui paraît conforme à la nature (nature aristotélicienne, qui évacue la dimension du vivant, du sexe) puisque les humains, plus encore qu’à faire société, paraissent naturellement enclins à former un couple (« s’unir à deux »). Ils se portent aide mutuelle dans l’œuvre commune, laquelle consiste à cohabiter et à avoir des enfants. Ils conjuguent par-là l’utile et l’agréable. Toutefois, la philia conjugale « peut aussi être fondée sur la vertu quand les époux sont gens de bien : car chacun a sa vertu propre et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre »[8]. Et Lacan de conclure : « L’hors-sexe de cette éthique est manifeste »[9] et d’évoquer Le Horla.

Il poursuit dans Télévision : « Car en fin de compte l’amitié, la philia plutôt d’Aristote (que je ne mésestime pas de le quitter), c’est bien par où bascule ce théâtre de l’amour dans la conjugaison du verbe aimer avec tout ce qui s’ensuit de dévouement à l’économie, à la loi de la maison »[10].

La référence à l’amitié selon Aristote, remarquait Serge Cottet, paraît bien « avoir les faveurs de la doxa contemporaine prônant une conception égalitaire et associative du couple »[11]. Le non-rapport sexuel ne s’en trouve pas pour autant évité, qui précipite les protagonistes dans une sexualité extérieure.

[1] Perel E., « Porqué las parejas felices también son infieles », elpais.com/cultura/2018/08/24.

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J.Tricot, Paris, Vrin, 2007. ; id.,trad. J. Voilquin, bilingue grec-français, Paris, Garnier, 1940.

[3] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 574.

[4] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 418.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1983, p. 21.

[6] Agamben G., L’amitié, Paris, Rivages, 2007, p. 40.

[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 464.

[8] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 452-453.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX. Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 78.

[10] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 61.

[11] Cottet S., « La philia d’Aristote dans l’air du temps »,  La cause du désir, Paris, Navarin, janvier 2016, n° 92, p. 26-27.




« Hippocrate, interprète du symptôme »

Le livre récemment paru d’Augustin Ménard [1] prend appui sur un texte méconnu d’Hippocrate [2] et cette phrase de Lacan, qui a questionné l’auteur : « l’origine de la notion de symptôme n’est pas à rechercher dans Hippocrate, mais dans Marx » [3]. Son ouvrage, en deux parties, permet de remonter aux sources du concept de symptôme, en en déroulant les phases successives d’exploration et la façon dont il opère dans la praxis.

Amour et symptôme

Confronté au réel de l’énigme du sexe et de la vie, l’animal parlant qu’est l’homme y apporte, nous rappelle A. Ménard, deux modalités de réponse : l’amour, réponse précaire, et le symptôme qui, lui, s’impose par sa répétition.

Amour et symptôme comme ce qui se met en travers, ont en commun le « ratage », signe par excellence que la pulsion tourne toujours autour de l’objet sans jamais l’atteindre. Ils ont aussi en commun d’en passer par le langage, à la fois obstacle et agent de guérison, support de l’échange dans l’amour, il ne peut tout dire et ouvre à l’équivoque. Il est aussi à l’origine du symptôme par son impact, trauma de la langue sur le corps.

Si « l’amour en son essence est toujours narcissique » [4], il est aussi au-delà du narcissisme, car c’est l’objet caché au cœur de l’objet d’amour, son agalma, l’objet a, qui en fait l’éclat. L’accent mis par Lacan dans Le Séminaire IV sur le manque que l’objet porte en lui noue clairement amour et symptôme : il n’est de symptôme que lié à l’objet a et ce qui est agalmatique dans le partenaire amoureux, c’est l’objet qui manque. Sous le masque de la réciprocité dans l’amour, c’est la substitution de l’amant à l’aimé qui délivre cette signification qu’est l’amour ; le symptôme, quant à lui, est un signifiant qui se substitue à un autre signifiant qui ne peut se dévoiler : amour et symptôme sont donc l’un et l’autre métaphore, par le biais du mécanisme de substitution.

Avec le dernier enseignement de Lacan et la clinique borroméenne, l’accent n’est plus mis sur le sens, mais sur le « à quoi ça sert ? ». Au-delà de sa signification vide, l’amour est « un dire d’où procède un événement » : il est le nom d’où procède un événement de corps, nouvelle acception du symptôme. Amour et symptôme, comme quatrième rond qui maintient les trois registres, R, S, I, ont valeur de suppléance. Le moment de la rencontre amoureuse, contingente, peut sans doute un instant donner l’illusion que le rapport sexuel « cesse de ne pas s’écrire » …et sans doute serions-nous tentés qu’il rejoigne durablement le registre du nécessaire (qui « ne cesse pas de s’écrire ») mais comme le rappelle A. Ménard, il n’y parvient pas : il demeure le leurre nécessaire pour nouer les trois dimensions du parlêtre, et incite à toujours inventer, à sortir de la jouissance narcissique du Un. « Il permet ainsi à la jouissance de condescendre au désir. » [5]

Symptôme et invention

D’Hippocrate à Lacan, en passant par Freud et Marx, trouvailles et inventions ont jalonné les élaborations sur le symptôme, nous rappelle A. Ménard.

Dans le texte « La folie de Perdiccas II, roi de Macédoine, fils d’Alexandre le Riche » Hippocrate décèle les symptômes de la maladie de Perdiccas, et les rattache à un amour insu pour Phila, amie d’enfance, concubine de son père. Il indique à Perdiccas que ce dont il souffre, c’est de cet amour par lui-même ignoré. Comme le souligne A. Ménard, Hippocrate « a rencontré l’Œdipe avant Freud ». Pourquoi son intervention accède-t-elle au statut d’interprétation pour Perdiccas ? Pourquoi cela a-t-il marché ? Parce qu’Hippocrate était docile au discours du patient, il rencontre le symptôme, il accepte qu’il y ait un trou dans le savoir et son dire permet un dénouage de l’Œdipe de Perdiccas. Hippocrate croit cependant à la résorption totale possible du symptôme, sans reste, l’élucidation de la cause psychique permettant la levée des symptômes somatiques ; il ne peut donc véritablement intégrer la nature même du symptôme, qui est ce qui cloche par essence.

Pour Lacan, c’est à Marx que revient l’invention du symptôme, car il « fait l’hypothèse que quelque chose ne va pas dans les relations intersubjectives, et fait l’hypothèse que cela a un sens ; cela relève bien du symptôme » [6]. Pour Marx, le travailleur et le capitaliste ne sont que les jouets d’un système qui leur est extérieur et les gouverne à leur insu. Il démontre que le rapport entre les choses (le marché) se substitue au rapport entre les hommes et que la marchandise ou l’argent (deux versions de l’objet fétiche de la société capitaliste) viennent voiler tout en la désignant, la plus-value qu’est la monnaie – « fétiche par excellence », dit Lacan, dans Le Séminaire XVI.

Avec Freud, la découverte de l’inconscient et du sens sexuel des symptômes hystériques subvertit la conception médicale du symptôme.

Quant à Lacan, le livre d’A. Ménard reprend les différentes périodes de son enseignement et valorise la théorisation du réel, à la fois comme écriture logique de l’impossible, et comme l’un des ronds du nœud, le réel est rétif au sens. Ce passage du symptôme déchiffrable par le sens à l’événement de corps, hors sens, va de pair avec le sinthome, invention de Lacan. Il est repérable dans les témoignages de passe : à la fois versant symptôme, et création- solution singulière pour parer au réel.

D’un enthousiasme communicatif, l’ouvrage d’A. Ménard, nous propose de considérer Hippocrate comme « interprète du symptôme » : une boussole pour l’analyste ?

[1] Ménard A., Le symptôme – Entre Amour et Invention, Nîmes, Champ social Editions, 2016.

[2] Hippocrate, « La folie de Perdiccas II, roi de Macédoine, fils d’Alexandre le Riche ».

[3] Ménard A., Le symptôme …, op.cit., p. 7. La phrase de Lacan se trouve dans « Le séminaire R.S.I. », Ornicar ?, n°4, 1975, p. 106.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1963, p. 209.

[6] Ménard A., Le symptôme …, op.cit., p. 80.




Charles Foster Kane, une vie symptomatique

Citizen Kane est le premier film d’Orson Welles, réalisé en 1940 alors qu’il était âgé de 25 ans. Ce film, sorti en 1941, est considéré comme un des chefs d’œuvre du cinéma.

Freud et Lacan ont eu un goût et un intérêt pour les artistes et leurs œuvres. Je cite Freud : « …en matière d’art je ne suis pas un connaisseur mais un profane […]. Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant […] J’ai été amené à m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet » [1]. Donc à son goût pour l’art s’ajoute sa position : analyser de ce par quoi une œuvre fait effet.

L’enseignement de Lacan est ponctué de références à des œuvres d’art. Chacune d’entre elles vient soutenir un point de son enseignement : La dolce vita de Fellini pour désigner la Chose ; La règle du jeu de Renoir pour cerner l’objet; l’œuvre de J. Joyce pour élaborer le sinthome … Sa position à l’égard de l’art est claire. Nous la connaissons, il l’a écrite dans son hommage à Marguerite Duras. Je le cite: « […] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c’est de se rappeler avec Freud qu’en la matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » [2]. Donc le parti pris de Lacan est sans ambages : celui de s’enseigner de l’artiste.

Lacan disait de l’écran de cinéma qu’il pouvait être « le révélateur le plus sensible » et qu’il pouvait « illuminer la psychanalyse » [3]. S’agissant du symptôme, qu’est-ce que Citizen Kane peut nous révéler, en quoi peut-il nous éclairer ?

Christiane Alberti, en ouverture de cette session d’enseignement [4] et prenant appui sur Le Séminaire V, nous a invités à considérer la tension existante entre le symptôme d’un côté et le caractère de l’autre. Entre le symptôme comme formation isolable, comme signe déchiffrable, comme parasite vécu comme étranger, ne faisant pas partie de notre personnalité et le symptôme qui est intégré à la personnalité du sujet, qui s’étend à sa vie entière. Là, dans cette deuxième acception, le symptôme s’étend à la manière d’être. Dans les pages 474-475 de ce Séminaire, Lacan développe cette autre acception du symptôme. Il va considérer le névrosé dans l’ensemble de ce qu’il donne à voir et à entendre et le comparer à une geste, au sens de la chanson de geste, c’est-à-dire à la somme de son histoire. Il précise : « La somme du comportement du névrosé se présente comme une parole […] mais entièrement cryptographique, inconnue du sujet quant au sens, encore qu’il l’a prononcée par tout son être, par tout ce qu’il manifeste, par tout ce qu’il évoque et a réalisé inéluctablement dans une certaine voie d’achèvement et d’inachèvement, si rien n’y intervient qui soit de […] l’analyse. » C’est-à-dire tant que le sujet ne fait pas d’analyse. Il poursuit : « C’est une parole prononcée par le sujet barré, barré à lui-même, que nous appelons l’inconscient. » Lacan compare là l’ensemble de la personnalité du névrosé à un texte, c’est-à-dire à quelque chose qui veut dire, qui a un sens, mais dont le contenu est inconscient. De sorte que l’on peut distinguer le symptôme pris isolément du caractère symptomatique.

Citizen Kane. Au début du film, Charles Foster Kane meurt, seul, dans son immense château de Xanadu, en prononçant dans un dernier souffle un mot : rosebud. Riche héritier, devenu magnat de la presse, homme influent, capable de tous les excès, marié à la nièce du président des États-Unis, il a côtoyé tous les grands de ce monde mais il finit seul, dans un château à sa démesure. Rosebud ? À quoi se réfère ce mot, cet ultime mot prononcé par Kane ? Est-ce un lieu caché, le surnom d’une femme, quoi d’autre ?… Un journaliste chargé de percer le mystère va enquêter et rencontrer certains de ceux qui ont connu Kane. Chacun va livrer sa version de l’homme et du personnage public qu’il a été. Mais à la fin, alors que tous les événements notables de la vie de Kane ont été racontés, alors que tout a été dit, l’énigme du mot rosebud demeure. L’enquête est terminée. La caméra surplombe alors une salle aux proportions gigantesques dans laquelle sont entreposés les milliers d’objets amassés par Kane au cours de sa vie dont ceux qui meublaient la maison de son enfance. La caméra les survole, se rapproche. La main d’un ouvrier chargé de faire le tri saisit une luge, la jette au feu et là, dans l’âtre, parmi les flammes qui la lèchent apparait peint sur la luge le mot rosebud. Fin du film.

Ainsi tous ceux qui ont côtoyé Kane et partagé son intimité ont raconté l’homme qu’il avait été. C’est le discours de l’Autre. Qu’apprend-on du discours de l’Autre ? Qu’il a été un enfant. À l’âge de onze ans, sa mère modeste hôtelière se retrouvant propriétaire d’une mine d’or décide d’en confier la gestion à un banquier et de confier à ce banquier l’éducation de Charles. La tractation se passe dans la maison familiale pendant que Charles joue dehors dans la neige avec sa luge. Père, mère et banquier sortent le retrouver. Il apprend qu’il doit partir. Le père précise « tu seras riche, l’homme le plus riche d’Amérique ! » Charles se regimbe, en vain. La scène est terminée. La caméra filme alors la luge, restée seule dans le paysage. Elle est maintenant recouverte de neige. Qu’apprend-on encore du discours de l’Autre ? Qu’adulte, comme prévu dans le contrat passé entre sa mère et le banquier, il est devenu propriétaire de la fortune qu’a rapportée la mine d’or. Il l’investit alors à avoir un journal à lui, à devenir patron de presse avec un credo : y faire valoir la vérité et y revendiquer le droit et le respect pour les citoyens. Il se marie avec la nièce du président des États-Unis. Ambitieux, passionné et fort de son idéal d’intégrité, il convoite un poste de gouverneur. Il veut faire son affaire de la protection des déshérités. Menacé par son concurrent qui, pour le faire battre, veut révéler sa liaison extra conjugale, il s’obstine et perd les élections. C’est la fin de sa carrière politique. Il épouse alors sa maîtresse Susan, modeste cantatrice et décide d’en faire une diva contre son gré. « Nous allons devenir une grande chanteuse d’opéra », dit-il. Il lui paie des cours de chant, il lui fait bâtir un opéra mais rien n’y fait. La voix, le talent ne sont pas là. Les critiques sont accablantes. Pourtant Kane somme Susan de persévérer. Elle fait alors une tentative de suicide. C’est la fin pour lui de cette carrière rêvée. Kane et Susan se retirent alors à Xanadu château gigantesque aux proportions démesurées qu’il a fait bâtir. Désœuvrée, en manque d’amour, Susan le quitte. Kane se retrouve seul. C’est là, à Xanadu, isolé de tous, qu’il meurt en prononçant le mot rosebud.

Le discours de l’Autre nous a édifiés sur le personnage qu’il a été. Nous savons maintenant que rosebud était le nom de sa luge d’enfant. Mais au fond, qu’est-ce que cet objet privilégié, qui se détache de tous les autres au point d’être seul à être invoqué à l’heure de sa mort était pour Kane ? Un signifiant. Sa valeur d’exception nous l’indique. En matière de signifiant –dans la névrose –, la règle d’or [5] de Lacan s’impose : un signifiant n’a pas de signification univoque. Alors à quoi cette luge renvoie-t-elle ? À l’enfance brutalement interrompue ? À la séparation d’avec la mère ? À la séparation d’avec le père ? À l’arrachement d’avec sa maison ? En tout état de cause, quelque chose a été perdu que cette luge représente et à laquelle le sujet Kane est resté attaché. Cet attachement lui-même, la fixité de cet attachement à sa luge d’enfance nous conduit à envisager cet objet sur un autre versant. Dans sa Conférence 23, Freud travaillant sur les modes de formation des symptômes remarquait que « des évènements purement accidentels survenus dans l’enfance sont capables de laisser des points d’appui pour la fixation de la libido ». Pour le formuler autrement, avec Lacan cette fois, disons qu’à cette luge est attachée une charge libidinale, pulsionnelle, une charge de jouissance liée à l’enfance, à la mère, au père, et aussi bien au corps propre, eu égard au fait que les objets qui nous sont proches, ceux qui nous touchent, sont toujours des bouts de nous‑mêmes mis à l’extérieur, dans le champ de l’Autre [6]. Rosebud, luge d’enfant, objet appartenant au monde des objets communs n’est pas un objet comme les autres. Il n’est pas l’objet perdu puisque l’objet perdu est précisément perdu et de fait à jamais inaccessible, il est ce qui en tient lieu, ce qui occupe cette place vide. Rosebud est une guise de l’objet perdu. Un détail du film confirme ce statut d’objet perdu : ce détail se situe à la Noël qui suivit son départ de chez lui pour être élevé et éduqué par le banquier. Que reçut-il en cadeau ? Une luge, absolument identique à celle qu’il avait possédée. Et pourtant son œil noir en dit long sur le fait que non, cette luge n’est pas la sienne, ça n’est pas celle qu’il a laissée, ça n’est pas celle qu’il a perdue, c’est raté, ça n’est pas ça ! Rosebud, luge d’enfant, objet commun s’est mis à fonctionner comme un objet petit a, objet très spécial qui noue castration et cause du désir.

Dès lors, comment ne pas s’apercevoir que toute la vie de Kane a été orientée par la répétition de ce ratage. Avoir maintenu sa candidature au poste de gouverneur malgré l’échec annoncé ; s’être obstiné à faire de sa femme une diva en dépit de son impuissance à le devenir ; avoir acquis des objets de valeur par centaines, vainement… Ici, c’est la répétition qui donne son statut de symptôme au ratage lequel prend la valeur d’acte manqué. Dans « Lire un symptôme » [7], Jacques-Alain Miller fait de l’acte manqué, lorsqu’il se répète, quelque chose de symptomatique. Il précise que lorsque cette répétition envahit tout le comportement du sujet, alors on peut lui donner le statut de symptôme.

O. Welles n’avait pas d’amitié pour la psychanalyse. Il avait le symbolisme en horreur. Peut‑être aurait-il aimé le réel de Lacan. La forme du film avec lequel il transporte les spectateurs que nous sommes, la forme de Citizen Kane tourné en 1940 est tout entière construite selon la logique temporelle inconsciente élaborée par Lacan cinq ans plus tard. Le temps n’y est pas traité en terme de durée mais en terme de logique. Une logique structurée par l’instant de voir, ici c’est le court instant où, dès les premières minutes du film nous entendons le mot rosebud, sans savoir de quoi il retourne. Vient ensuite le temps pour comprendre, ici grâce à plusieurs flashbacks, c’est la découverte d’une masse d’éléments biographiques. Puis vient le moment de conclure, bref lui aussi, celui où apparaissant dans l’âtre, la luge permet rétroactivement de donner un sens à tout ce qui précède. Mais le tour de force de Welles, lacanien avant Lacan est de nous avoir faire croire que l’énigme que constitue le mot rosebud est résolue. La satisfaction obtenue par le spectateur lorsqu’en un instant final tout devient clair, ça y est, nous y sommes, rosebud était la luge de son enfance brutalement interrompue, cette satisfaction pour être réelle n’en est pas moins trompeuse. Le sens ne délivre pas le fin mot. Quelque chose nous échappe encore qui dans le même temps appartient au sujet Kane et lui est étranger, à quoi il est lié symptomatiquement.

[1] Freud S., « Le Moïse de Michel-Ange », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, p. 87.

[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 23.

[4] Alberti C., Intervention au Collège Clinique 2017-2018 La boussole du symptôme, Toulouse.

[5] Lacan J., Le Séminaire, le livre IV, La relation d’objet, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 288.

[6] Brousse M.-H., conférence à Toulouse, « Le champ de l’objet ou comment un objet peut en cacher un autre », 2007.

[7] Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, p. 54-55.