« Faire avec le réel de l’existence »
Dans le cadre des enseignements de l’ECF, Laurent Dupont fera cette année cours sous le titre : « Sur l’analyste-analysant ». Il nous en livre ici l’argument, et a accepté de répondre à trois de nos questions.
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« Quand on vous nomme analyste de l’École, c’est qu’on estime que vous êtes désormais en mesure de poursuivre seul votre travail d’analysant. Et pas autre chose ! [1] » Par cette proposition, Jacques-Alain Miller forme un couple qui, à priori ne va pas de soi : l’analyste/analysant. C’est toute la question de la fin de l’analyse et de sa continuation, avec fin et sans fin, dira Freud. Nous verrons avec Freud et Lacan, comment elle s’est posée et son au-delà. Puis nous aborderons, en nous orientant du cours de J.-A. Miller, les conséquences de « poursuivre seul son travail d’analysant », pas sans quelques autres, pas sans le transfert, à qui ? à quoi ? comment ?
Si une analyse peut avoir une fin, le travail d’analysant se poursuit, à jamais quand la psychanalyse a mordu votre corps.
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Hebdo-Blog : Vous achevez un cycle de 3 ans d’enseignement comme A.E. Quelle leçon en tirez-vous ? Reste-t-il encore et toujours quelque chose à dire ?
Laurent Dupont : Avant d’enseigner, l’A.E. s’enseigne. Être analyste de l’École, c’est « poursuivre seul son travail d’analysant ». Ce sera l’objet de mon enseignement à l’ECF pour 2018-2019, « Sur l’analyste analysant ». Cela veut dire que l’on parle en place d’analysant, toujours au travail de cerner au plus près ce qui ne peut se dire, ce bout de réel, cette morsure initiale du signifiant sur le corps Un, et de quoi tout découle.
C’est pourquoi, si le ou les tous premiers témoignages puisent dans l’hystoire, pour montrer la logique, bien souvent, ils perdent cet éclat du sens pour se rapprocher toujours plus de l’effet, du ça-voir, du S1 désarticulé du S2, soutenant alors la solitude radicale de chacun.
Cela ne peut être dit, mais le témoignage public fait que pour certains, dans le public, cela s’entend derrière ce qui se dit du témoignage, résonnance dans le corps, qui n’est pas raison, mais réson. Ce n’est pas garanti, c’est contingent.
La passe est donc une expérience, pour ma part la psychanalyse a changé ma vie, la passe également.
H.-B. : L’analyste a un corps, avec lequel il opère. Comment l’aborderez-vous ?
L.D. : Le corps, y’en a qu’Un, ok. Il y a ce corps que l’on n’est d’aucune manière, que l’on a… Mais il y a aussi les arrangements avec le corps, le stade du miroir permet des arrangements, les identifications aussi, on peut devenir acteur avec ce corps, danseur, psychanalyste…
Comme J.-A. Miller le souligne : « L’analyste ne pense pas. Dans son acte il s’efface, il efface sa pensée, il retient sa volonté de penser, et reste sa présence, il doit être là. [2] » Ainsi, si la visée de l’analyste, s’appuyant sur son désir, c’est la singularité du sujet, il convient d’en déprendre le sens. L’énigme, ou le trou, de ce qui fait symptôme dans la demande adressée à l’analyste, S1 en quête de S2, c’est là que se noue le transfert, dans cet écart toujours à soutenir. Il y a donc, d’un côté, la part interprétable du symptôme, l’inconscient freudien pourrions nous dire pour paraphraser le titre que J.-A. Miller donne à un chapitre du Séminaire XI, et le nôtre, c’est d’aller au-delà, dans quelque chose qui réduit, vide l’interprétation de sa part de S2, laissant la part du travail à l’analysant lui-même, « jaculation » propose J.-A. Miller ou être-là, effacé dans sa pensée, place vide de sens, que j’entends toujours articuler à ce « ne pas penser », ne pas deviner, ne pas comprendre, ne pas savoir. Croire au transfert.
Le transfert, ce n’est pas le S2 de l’analyste, c’est qu’il est là, avec son corps.
H.-B. : Diriez-vous qu’enseigner est un des noms de l’outre-passe ?
L. D. : Lacan faisait son séminaire en position d’analysant, il a même pu dire « il m’arrive de vous faire honte »[3]. Enseigner, chacun le fait à ses risques, nulle garantie là non plus. L’A.E. n’est pas une garantie, c’est un pari. Si « la parole bien entendu, [est] le seul lieu où l’être ait un sens [4]», la parole de l’A.E., son témoignage oral et parfois écrit, ne peut se départir de cette part de sens, c’est, de ce point de vue, un enseignement au sens presque universitaire du terme, il y a un travail, un travail sous la lampe, qui est la définition de l’élucidation, et puis il y a une part d’effet. Chacun s’appuie sur cette part indicible de lui-même quand il prend la parole. En tout cas, c’est ainsi que je l’ai vécu pour moi, une fois que j’ai travaillé le statut de la parole dans sa matérialité, dans ce qu’elle incluait du corps. Je me suis penché sur la fonction du dégoût, une satisfaction fut de repérer qu’il y avait dans ce dégoût une trace de mélancolie, la mélancolie de ce que toute parole entraine de mortification par le langage lui-même, mais aussi de jouissance seconde du sens et de l’effet. Et, pour finir, repérer la place centrale du silence, avec l’émergence de cette référence que je connaissais par cœur au livre de l’apocalypse, à l’ouverture du 7e sceau : « il y eut dans le ciel un silence qui dura prêt de la moitié d’une heure ». Cette phrase dit l’enjeu, à la fois du dégoût et de la parole, et donc de la mélancolie, c’est que suite à ce silence, c’est l’apocalypse, l’apocalypse de la vie. L’outre-passe c’est ce repérage qui ne peut se faire qu’à partir de la position d’analyste analysant au point où s’est levé le voile sur S de grand A barré : tout cela est semblant, semblant recouvrant ce moyen pour moi de faire avec le réel de l’existence.
[1] Miller J.-A., « Présentation du thème des Journées de l’ECF 2009 », La lettre mensuelle n°279, 2009, p. 3.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 30 mars 2011, inédit.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 223.
[4] Lacan J., Joyce le symptôme, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 566