Lacan et l’amour (pour une dame)

La volonté d’une femme – peut-être faudrait-il dire son désir, sa détermination –, Macha Makeïeff, qui dirige La Criée, théâtre national de Marseille, rend possible la rencontre des savoirs [1]. Elle veut, elle le dit et le répète, que la complexité des savoirs puisse avoir sa place dans cette maison : du théâtre donc, mais pas que le théâtre, à condition que les savoirs introduits, portés par ceux et celles qui n’ont pas l’habitude d’être sur scène, n’ignorent pas l’incidence du lieu. Car le théâtre toujours porte le feu et le fer.

Les savoirs, au cœur du théâtre, n’y sont plus tout à fait les mêmes parce que justement la scène les indétermine, les inquiète, les rend mouvants, voire indécis. Mais comment le théâtre le peut-il ? À se produire sur scène, l’acte de théâtre, de représentation fait advenir un réel nouveau ; une fois advenu, personne ne peut faire ami-ami avec lui. Acceptons que le lieu, et ce qui s’y fait, s’invente, ne s’efface pas, qu’à s’y inclure nos savoirs soient mis à la question, qu’ils en soient déroutés.

À la table, qui n’est pas, même métaphoriquement, une table ronde, les hommes aiment Lacan, ils n’aiment pas que Lacan, mais ils aiment Lacan qu’ils ont connu directement comme François Regnault et François Rouan. Ces hommes-là ne s’en cachent pas, ils le disent et l’écrivent. Ce n’est pas tous les jours que les hommes disent leur amour, l’assument, le répètent malgré le temps qui passe. Écoutons la description de François Regnault dans un texte admirable « Vos paroles m’ont frappé… » [2] : « Nous étions assis à table dans le petit appartement de la rue de L., à table tous trois, sa fille J. face à nous, son gendre A. et moi du même côté, lorsqu’il entra, lui Freud en personne. » Et si François Regnault dit Freud, c’est absolument volontairement, pour ne pas écrire Lacan. Il poursuit : « Et puis il partit, il partit, il gagna la porte et il partit, non pas rapidement, ni lentement, non pas brusquement, ni solennellement, mais inexistant, tout à lui, tout à sa douleur peut-être, ou peut-être tout à son dîner, tout à sa fatigue, et tout à sa vérité. Il avait parlé, il n’était plus que le corps qui avait un instant supporté, produit, soufflé cette parole et à présent, il lui fallait s’effacer sans modestie, disparaître sans surprise, sortir sans sortie. Il nous dit au revoir, ou ne nous le dit pas, je ne sais pas, était-ce avec son corps ou sans son corps, je ne sais, ayant dit la vérité, je le sais. » Écoutons aussi l’anecdote rapportée par François Rouan, à propos de l’impression ratée de son catalogue d’exposition au musée Cantini, en 1978, catalogue qui incluait un texte et des dessins de nœuds de Jacques Lacan. Je cite : « La colère de Jacques Lacan est jupitérienne, il ponctue chacune de ses phrases par une gestuelle compulsive, il pioche chaque fois un After Eight dans une énorme boîte. J’essaye de faire entendre que M. L. est un très bon directeur de musée, qu’elle a fait du bon travail et qu’elle a dû être effrayée par un texte écrit et dessiné auquel elle ne comprenait pas grand-chose, tout en redoutant l’incompréhension quasi certaine du public marseillais. Il n’y avait rien à faire, la colère battait son plein, Jacques Lacan était triste comme un enfant à qui on avait promis un cadeau. » Lacan donc ! Mais peut-on évoquer Lacan dans un théâtre, sans préalable ? Né en 1901 et mort en 1981, il exerce la psychanalyse à Paris, dans son cabinet au 5, rue de Lille, de 1940 à 1981. Une plaque apposée sur la façade de l’immeuble, témoigne de sa présence aux passants. Il réinvente la psychanalyse, créée par Freud ; il la réinvente d’abord en tirant des conséquences inouïes de sa lecture de Freud, en produisant des concepts nouveaux pour la clinique mais pas seulement pour la clinique.

Pourquoi associer Lacan et l’amour, Lacan à Quel amour ! ? Parce qu’il ne cesse d’y faire référence tout au long de son enseignement. Comment ? Au commencement de la psychanalyse, il y a l’amour, celui du transfert : en supposant un savoir à celui auquel on s’adresse, le psychanalyste, on commence à parler et à dire le plus intime. L’amour de transfert – dont Freud rappelait que c’est un amour véritable – dévoile que celui auquel je suppose le savoir, je l’aime. Cet amour de transfert qui court du début à la fin d’une analyse, dévoile que l’amour n’est pas ce que l’on croit, et, plus précisément, que l’amour n’est pas une robinsonnade. Car l’amour se découvre – la surprise insiste quant à la thèse qui suit et que j’ai lue cent fois –, il se découvre comme une suppléance. L’amour croit au rapport, il croit qu’il y a du deux, et que ce deux peut faire Un, ou une espèce de Un. Une cure dévoile pourtant que le rapport sexuel ne peut être écrit dans l’inconscient : il n’y a pas de rapport sexuel, comme le martèle Lacan. Cette formule, aujourd’hui, ne surprend plus personne, comme si ce savoir était passé dans la doxa, comme si chacun savait que la rencontre des corps se produit bien sûr, mais que de rapport sexuel, il n’y a pas. Le siècle serait-il devenu lacanien sans qu’il le sache – sur ce point et peut-être sur d’autres ? L’amour, justement supplée à l’absence du rapport sexuel, mais quel amour ? Serait-ce un nouvel amour ? Faudra-t-il qu’à l’affirmer, on dise quel amour ! L’exclamation le rendrait-il autre ? S’agit-il de faire surgir un amour jamais rencontré, un amour insu ? La lecture du Séminaire Encore, 1972-1973, établi par Jacques-Alain Miller qui le commenta en des termes admirables, nous servira de balise pour décliner l’amour. Nous le déclinerons comme tous les amoureux, ou peut-être pas tous les amoureux. La grâce du théâtre nous permet un petit pas de côté. Nous déclinerons j’âme, tu âmes, il âme et même nous pourrions dire j’âmais. À le décliner ainsi, l’amour n’est plus tout à fait le même, il ne se réduit plus au baiser d’un homme qui embrasse une femme, quelle banalité ! Cela fait advenir autre chose, autrement, pas sans l’inconscient, pas sans les corps. Faut-il être docte avec l’amour, comme les bons docteurs, ou sérieux, comme les universitaires, ou triste, comme les hommes et les femmes qui n’ont jamais su tirer les conséquences de leurs rencontres ? Choisissons d’être léger et rigoureux, vif et rusé.

Jacques Lacan a pu se demander comment ne pas parler bêtement de l’amour et, assurément, il le démontre dans son Séminaire et dans ses Écrits. L’amour comme suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas, n’est pas une thèse négative, ennuyeuse et triste. Au contraire, car que serait un amour qui nierait le point de réel à partir duquel il se constitue comme tel ? Une robinsonnade assurément, une pastorale. Je conclurai par la confidence d’une femme reçue dans le dispositif qui fait le lieu de ma pratique. Elle me parle de sa rencontre amoureuse et nomme son partenaire, avec un plaisir renouvelé, « mon amant ». Elle me parle du moment où l’impétuosité de l’amant produisit quelques effets de fatigue sur son corps à elle. Les muscles fatigués, le corps touché. L’amant, son amant, repère la fatigue, ses yeux qui se ferment, son corps alangui ; il s’inquiète de la situation. Elle ne lui répond pas, mais lui enverra plus tard ce message, une façon de ne pas parler bêtement de l’amour et de la rencontre des corps : « Ah l’amour, toujours trop ou pas assez ! » Le monsieur, me dit-t-elle, prit avec une certaine inquiétude la formule utilisée, pensant que le négatif introduit par les deux scansions était à mettre au compte de ce que ça n’allait pas au contraire de ce qu’elle m’expliqua très posément. Dans « ce toujours trop et pas assez », l’amour lui-même trouvait son lit avec ses deux rives ; croire que ça pourrait ne pas aller était bien naïf, présomptueux, voire ennuyeux. Le ratage touche à l’objet mais ce n’est pas le toujours trop ou un pas assez de la plainte. La plainte qui fait les beaux jours de la revendication hystérique est celle d’un toujours plus, elle fait le désespoir des femmes qui croient qu’enfin ça pourrait être ça, qu’enfin elles pourraient recevoir de l’autre l’estampille de ce qu’elles sont. Mais non, la phrase de cette femme-ci était extrêmement joyeuse, porteuse d’ouverture. J’ai accueilli ce qu’elle disait, dans des termes relativement simples, en ce lieu où l’on parle du plus intime et du plus compliqué, c’est dire qu’on y fait du Aristote avec des mots de tous les jours. Pour la dame, refuser de s’identifier au toujours trop ou le pas assez c’est justement la condition de l’amour. Le monsieur a-t-il entendu, en fera-t-il usage ? Son bornage phallique l’incitera-t-il à entendre le trop et le pas assez comme objection à ce que les maîtres veulent, soit que chacun reste à sa place ? Qu’une femme refuse d’occuper la place qui lui serait assignée et qu’à ce titre-là elle puisse causer le désir, c’est loin d’être triste, c’est plutôt un bonheur, pas sans le réel. De l’avoir cueilli de la bouche d’une femme, c’est ce dont je voulais ici témoigner, car après tout la bêtise des hommes, la bêtise de l’emblème phallique, peut être indéterminée, assouplie par le désir d’une femme qui, sans le clamer, démontre qu’entre deux impossibles, s’ouvre la voie de la contingence et de la rencontre.

[1] Intervention à la soirée Nuit d’amour, nuit d’idées organisée par Macha Makéieff au Théâtre national de Marseille, La Criée le 15 février 2018, avec Macha Makeïeff, Philippe Bera, Hervé Castanet, François Rouan, François Regnault. Texte non relu par l’auteur, transcrit par Marie-Claude Pezron, member de l’ACF MAP

[2] Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé… », La movida Zadig, Le Réel de la vie, Paris, Navarin, n°1, juin 2017, p. 3.




Quel amour ? Courtois !

Deux références, au moins, chez Lacan [1].

La première, peut-être aisément repérable, qui est une analyse de l’amour courtois, annoncée dans certaines séances du Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, et puis différée, et enfin développée dans la séance du 10 février 1960, que Jacques-Alain Miller a intitulée : « L’amour courtois en anamorphose » [2], et qui s’inscrit dans la problématique de la sublimation, séance suivie à titre de « Compléments » par la transcription d’une Chanson – canzon – du troubadour Arnaud Daniel, troubadour du Périgord, et qui est une chanson disons assez cochonne sur le puant cloaque de la Dame aimée, et qui n’a guère rien de ce que nous entendons par courtois!

Et l’autre qui est une allusion et comme une reprise de la question, dans ce Séminaire XX, Encore, l’objet de nos prédilections, à la séance du 20 février 1973, soit treize ans plus tard, intitulée « Dieu et la jouissance de la Femme », le « la » étant barré. Elle contient une allusion au troubadour Jaufre Rudel [3] (mal orthographié alors Geoffrey), qui est un troubadour de Blaye et où apparaît l’idée de l’inexistence des rapports sexuels

J’ai pensé, puisque nous sommes à Marseille, au cœur de la Provence, qu’une référence à l’amour courtois et aux troubadours ne serait pas mal venue, bien que l’orientation générale de ce mouvement se soit plutôt, située dans le Sud-Ouest de la France, de l’Aquitaine au Limousin, où l’occitan proprement dit est parlé, mais non, le provençal, toutes deux langues d’oc, comme vous savez. Et puis, il y a des troubadours provençaux.

Sans plus vous faire attendre, je vais au cœur de la définition de l’amour courtois d’après Lacan dans le Séminaire Encore : « L’amour courtois. Qu’est-ce que c’est ? C’est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle. C’est vraiment la chose la plus formidable qu’on ait jamais tentée. Mais comment en dénoncer la feinte ? » [4]

Chacun sait plus ou moins en effet que la courtoisie, l’étrange courtoisie de cet amour, consiste à accepter de la femme aimée, la Dame (je vous rappelle qu’en français nous disons encore sans y penser : « Bonjour Madame : ma Dame » !) à accepter un nombre considérable d’épreuves, avant d’avoir le droit d’obtenir d’elle ne fût-ce qu’un baiser, ou même le droit d’apercevoir sa jambe, de là à obtenir d’elle les dernières faveurs, alors là ! … Mais nous verrons bien pire ou bien mieux, grâce à Jaufre Rudel.

En ces temps où le harcèlement sexuel fait l’objet d’une éthique, d’une politique, d’une casuistique, voire d’une théologie scolastique, la chose vaut d’être retenue.

Cependant, Mesdames, ne vous réjouissez pas trop vite à envier vos sœurs médiévales, car Lacan dit aussitôt : « Au lieu d’être là à flotter sur le paradoxe de l’amour courtois apparu à l’époque féodale, les matérialistes devraient y voir une magnifique occasion de montrer au contraire comment il s’enracine dans le discours de la féalité, de la féodalité à la personne. Au dernier terme, la personne, c’est toujours le discours du maître. L’amour courtois, c’est pour l’homme dont la dame était entièrement, au sens le plus servile, la sujette, la seule façon de se tirer avec élégance de l’absence du rapport sexuel. » [5]

Comme si l’homme disait à cette femme, à la Dame, non pas « Je te demande de refuser ce que je t’offre… », ce qui est le propre, selon Lacan, de la lettre d’amour, qu’il appelle lettre d’amur (amur, parce qu’on s’y amuse) [6], « … parce que ce n’est pas ça ». Or les chansons des troubadours, jusqu’à un certain point, sont des lettres d’amour (courtois) adressées à la Dame. Sauf qu’on dirait que le troubadour dit plutôt : « Je t’offre de refuser ce que je te demande – par exemple de coucher avec moi – parce que ça n’est pas ça. » Ou même, corrige Lacan : « parce que : c’est pas ça. » Pas ça quoi ? Non pas parce que tu le voudrais, mais parce que, comme moi je ne suis pas sûr de le vouloir, je vais supposer que c’est toi qui ne le veux pas, et toi qui m’imposes donc des détours : aller à la chasse, à la guerre, à la Croisade, et revenir triomphant, et parce qu’en réalité, c’est moi qui le désire et qui y mets obstacle, parce que c’est quand même moi le Maître.

Si bien que ce sera presque, dans les romans courtois, la châtelaine en sa tour qui attend le retour du chevalier, et que l’amour courtois fait de la Dona, ou de la Domna quelque chose qui n’a rien à voir avec le don, mais avec la domination (Dominus = Seigneur).

Et, si on revient au Séminaire XX, l’objet de nos prédilections, Lacan de dire : « Ce n’est pas ça veut dire que, dans le désir de toute demande, il n’y a que la requête de l’objet a, de l’objet qui viendrait satisfaire la jouissance – celle […] où s’inscrirait un rapport qui serait le rapport plein inscriptible, de l’un avec ce qui reste irréductiblement l’Autre. » [7] La Dame du troubadour est évidemment cet objet, mais il ne l’aura pas, il n’aura que des substituts de l’Autre, la cause de son désir, que Lacan divise en quatre : « objet de la succion, objet de l’excrétion, regard et voix. Aussi, faute d’avoir l’Autre, y met-il incessamment obstacle. Or, dit Lacan, c’est dans cette voie que j’aurai affaire […] à la notion de l’obstacle, à ce qui, dans Aristote – malgré tout je préfère Aristote à Jaufre Rudel – s’appelle justement l’obstacle, l’ἔνστασιϛ » [8] Enstasis veut dire obstacle, et est traduit aussi par « instance » (au fond, une sorte de contre-exemple, cf. anglais « for instance ») et Lacan renvoie à la Rhétorique d’Aristote. Où je trouve cet exemple [9] : une thèse avancée, qui est contredite : l’instance, dit Aristote se fait de deux façons (je n’en prendrai qu’une) : le raisonnement dit que « l’amour est une chose bonne », pourtant il y a de malhonnêtes amours, et de citer la légende d’un certain Caunos, qui « s’est exilé pour ne pas céder à un amour incestueux ». Un anti-Œdipe, en somme !

Eh bien ! en même temps que ce rapport boiteux, l’amour courtois bute sur l’obstacle que le chevalier-troubadour met la femme qu’il aime dans la position de La Femme, sa Dame (la Domnei qui le domine, n’est-ce pas ?), alors que la femme n’est pas-toute : « la femme justement, à ceci près que La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer La. Il n’y a pas La femme, article défini, pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme puisque – j’ai déjà risqué le terme, et pourquoi y regarderais-je à deux fois ? – de son essence, elle n’est pas toute » [10]. Mais bien sûr, les femmes au pluriel existent, et c’est rassurant que la (femme) Toute n’existe pas, et contredise par exemple le caractère toujours un peu cochon (je n’ai pas dit « porc ») d’une chanson comme frou-frou :

Refrain
Frou-frou, frou-frou
Par son jupon la femme
Frou-frou, frou-frou
De l’homme trouble l’âme
Frou-frou, frou-frou
Certainement la femme
Séduit surtout
Par son gentil frou-frou

En revanche, l’homme fait toujours un peu L’Homme, et c’est cela qui n’est pas plus rassurant. Revenons à Encore.

Lacan développe ensuite sa théorie de la jouissance féminine, qu’il dit supplémentaire, supplémentaire à la jouissance phallique (qu’elle peut aussi éprouver) : « Il y a une jouissance à elle, à cette elle qui n’existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça elle le sait. » [11] Etc.

On retiendra donc par là que Lacan confronte dans Encore l’amour courtois, qu’il avait décrit dans le Séminaire VII, à deux obstacles : l’inexistence de La femme et l’inexistence des rapports sexuels.

 

Dans le Séminaire VII

Aussi veux-je en revenir au Séminaire VII dans lequel l’amour courtois est traité en anamorphose.

Je résume exprès cette analyse en propositions élémentaires.

  1. La Chose freudienne. Voici : Freud introduit das Ding de façon essentielle, das Ding signifiant la chose : « Le Ding est l’élément qui est à l’origine isolé par le sujet, dans son expérience du Nebenmensch [du prochain], comme étant de sa nature étranger, Fremde. » [12] C’est pourtant au cœur de l’autre qu’il s’agit de retrouver l’objet perdu : « Le monde freudien, c’est-à-dire celui de notre expérience, comporte que c’est cet objet, das Ding, en tant qu’Autre absolu du sujet, qu’il s’agit de retrouver. » [13]
  2. « Ce qu’il y a dans das Ding, c’est le secret véritable, ce que Freud appelle aussi die Not des Lebens, “l’urgence de la vie”. » [14]
  3. Et d’introduire, lorsqu’il en vient à l’amour courtois, l’anamorphose.
  4. Cet amour en vers et chanté chante la dame. L’amour le chant la poésie s’y nouent comme en un nœud borroméen.
  5. « Ce dont il s’agit surgit très probablement au milieu ou au début du XIe siècle, pour se prolonger pendant tout le XIIe, voire même, en Allemagne, jusqu’au début du XIIIe. Il s’agit de l’amour courtois, et de ses poètes, ses chanteurs se qualifient de troubadours dans le Midi, de trouvères dans la France du Nord, de Minnesänger dans l’aire germanique… » Minne en allemand désignant cet amour de façon spécifique.
  6. « Une scolastique de l’amour malheureux. » Les techniques de la retenue dans l’amour courtois, dit Lacan, ce qui est à proprement parler de l’ordre sexuel dans l’inspiration de cet érotisme – sont des techniques de la retenue, de la suspension, de l’amor interruptus. » [15] Quelque chose qui reste tout de même une énigme. Une valorisation des plaisirs préliminaires, tout de même jusqu’au baiser. Ce qui ne correspond pas, dit Lacan, à aucune promotion ni libération de la femme ! [16]
  7. Le premier des troubadours est Guillaume VII de Poitiers. Le second troubadour cité se trouve être Jaufre Rudel.
  8. La canso (chanson), constituée de strophes (cobla), donc qui combine amour (amors), poésie (vers) et chant (so, « fetz Marcabru los motz e-l so» ; on n’a que 250 mélodies notées) de façon indissoluble, s’adresse à la dona, qui est belle, l’amoureux la désire (dezir). Le troubadour doit servir (servir) sa Dame comme on sert son seigneur. Il y a des poèmes qui servent la chanson, appelés sirventes, cet art enfin constitue le trobar, qui s’apparente à « trouver », et qui entre autant dans le mot troubadour des langes d’oc que dans celui de trouvère des langues d’oïl. Enfin le secret protège aussi l’objet aimé par un intermédiaire qui est le senhal c’est un nom secret donné à la Dame afin qu’on ne la reconnaisse pas ! Je tire cela de Lacan [17], mais aussi de la précieuse Anthologie bilingue des Troubadours éditée par Jacques Roubaud [18].
  9. « Un exercice poétique, une façon de jouer avec un certain nombre de thèmes de convention, idéalisants, qui ne pouvaient avoir aucun répondant dans le réel. » Néanmoins, cette figure de la Dame a perduré dans la suite des siècles, on en retrouve une résurgence dans la Préciosité (qu’on appelle aujourd’hui la galanterie, et notamment depuis l’excellente thèse de Myriam Maître), et jusqu’à l’Amour fou des Surréalistes.
  10. « L’objet féminin s’introduit par la porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité. » [19] La privation réelle d’un objet symbolique (si on se réfère au Séminaire IV). Une barrière l’entoure et l’isole. L’objet est parfois masculinisé : la Domnei devient Mi Dom – d’où une connotation homosexuelle parfois repérée dans le rapport – féodal – du sujet à son Seigneur –. Il y a parfois des rapports avec certaines mystiques étrangères, hindoue, voire tibétaine, note Lacan. Et on peut ajouter aussi cet amour courtois que le samouraï doit porter à son Daïmôn dans le Japon ancien [20].
  11. « L’objet féminin est en outre vidé de toute substance réelle, ce sont toujours les mêmes termes qui reviennent. » On voit donc fonctionner à l’état pur le ressort de la place qu’occupe la visée tendancielle de la sublimation, c’est à savoir ce qui explique que Lacan en parle particulièrement dans le cadre de la sublimation, et qu’il y peut appliquer sa théorie de la privation, manque réel d’un objet symbolique.
  12. La création courtoise tend donc à situer, à la place de la Chose, un objet qu’il appelle « affolant, un partenaire inhumain. »
  13. La Dame a été appelée plus tard « cruelle et semblable aux tigresses d’Ircanie » (pensez à ce vers de Verlaine : « Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie » ! [21]).
  14. Alors, l’anamorphose (qui est une déformation) est une fonction du miroir. Si au milieu d’un miroir plan, celui où vous vous regardez le matin, vous en avez un conique, ou cylindrique, ou simplement déformant – songez aux miroirs déformants des fêtes foraines –, vous vous verrez en anamorphose ! Ce ne sera pas très joli. Mais si, comme vous le savez sans doute, vous dessinez ou peignez la déformation, le dégueulis, sur une surface plane, cette fois-ci, et si vous posez à l’inverse un cône ou un cylindre au centre vide de ce que vous avez relevé, alors, ô miracle de l’optique, vous voyez dans le cône ou dans le cylindre votre image parfaite, enfin rétablie !

Lacan lie l’anamorphose à la fonction narcissique. Sur un miroir se projette l’idéal du sujet (la Dame parfaite), et le miroir est une limite qui rend le reflet inaccessible, comme la Dame ! Entre la Dame et le Troubadour, il n’y a que des obstacles : épreuves, aventures, distances, éloignements, mais surtout les lauzengiers, qui sont autant de jaloux ou de médisants de la Dame ! En outre, il y aussi le secret, le senhal, qui protège souvent la Dame aimée.

Au siècle suivant, l’auteur de plusieurs Romans de chevalerie, en vers octosyllabes, Chrétien de Troyes, racontera ces fameuses épreuves que [Érec et Énide], Yvain ou Le Chevalier au Lion, Lancelot ou le Chevalier à la Charrette, Perceval ou le Conte du Graal, devront remporter avant de parvenir à la Dame.

On notera que cette anamorphose, elle servira encore à Lacan pour expliquer exactement la catharsis au théâtre, en tirant d’un chœur d’Antigone l’image du « désir visible » (imèros enargès) de la vierge conduite au sacrifice, image idéale (comme celle d’Œdipe à la fin d’Œdipe Roi), anamorphosant la misère ou l’avilissement de l’héroïne et du héros.

Pas de plus célèbre exemple, au fond, de cette anamorphose que cette Dulcinée du Toboso que Don Quichotte considère comme sa Dame, et qui, quand on la voit, n’est qu’une paysanne assez rustaude. Et songez qu’au retour, quand ils repassent par le Toboso, c’est Sancho Pança qui la trouve sublime, et Don Quichotte quelconque ! « Ah ! Monsieur, lui dit Sancho, c’est que vous êtes enchanté [par un sortilège] »

Pensez aussi à l’anamorphose des Ambassadeurs de Holbein, à la National Gallery de Londres.

 

Dans le Séminaire XX 

 

Treize ans plus tard, donc, dans le chapitre intitulé « Dieu et la jouissance de la [la barré] femme », Lacan revient sur la question : « Malheureusement, je ne suis pas tout à fait dans la même position, [que les théologiens dont il vient de parler à propos de Dieu] parce que j’ai affaire à l’Autre. Cet Autre, s’il n’y en a qu’un tout seul, doit bien avoir quelque rapport avec ce qui apparaît de l’autre sexe. Là-dessus, je ne me suis pas refusé, dans cette année que j’évoquais la dernière fois, de l’Éthique de la psychanalyse, à me référer à l’amour courtois. Qu’est-ce que c’est ? » [22]

Alors vient la définition citée au début : « C’est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapports sexuels, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle. » Je note bien : « que c’est nous », donc pas forcément l’Autre, la partenaire. Pas forcément la femme, ou encore : elle et moi, ou aussi bien : moi, l’homme !

Aussi tient-il à en venir alors à la notion d’obstacle, comme on a vu, à ce qu’il tire d’Aristote, l’enstasis, ἔνστασιϛ, et il ajoute : « malgré tout, je préfère Aristote à Jaufre Rudel ». Pourquoi le préfère-t-il ? Sans doute parce que c’est chez Aristote un argument de logique, dont il fait un argument de logique du signifiant dans les formules de la sexuation.

Alors que Jaufre Rudel, qui est-ce ?

Il est temps de lui rendre hommage, à cette heure tardive, et dans cette Provence sacrée, même s’il est né prince de Blaye. Les vies des troubadours font l’objet d’un recensement qui date du XIIIe siècle époque, et je vais donc vous lire la notice biographique qui l’évoque [23].

« Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom prince de Blaia… » Je reprends en français moderne, car si je vous suppose à l’aise dans la langue romane – langue d’oc – du XIIIe siècle, je ne puis pour ma part m’en vanter : « Jaufre Rudel de Blaye fut un homme très noble, prince de Blaye et il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli sans la voir pour le grand bien qu’il avait entendu dire d’elle par les pèlerins qui venaient d’Antioche. [La principauté d’Antioche, dont le territoire est en Turquie et en Syrie, était l’un des États latins d’Orient constitué lors des croisades (1098-1268). Tripoli en est un Comté, avec un Comte et une Comtesse, donc]. Et il fit d’elle de nombreuses chansons, avec de belles mélodies avec de pauvres mots [« mains vers ab bons sons, ab paubres motz »]. Et par volonté et par désir de la voir il se croisa et se mit en la mer. Et il prit maladie sur le navire et fut conduit à Tripoli en une abbaye comme mort. Et cela fut fait savoir à la comtesse et elle vint à son lit et le prit entre ses bras et il sut qu’elle était la comtesse et aussitôt il retrouva l’ouïe et l’odorat et il loua Dieu qui lui avait la vie soutenue assez pour qu’il la voie et ainsi il mourut entre ses bras. Et elle le fit en grand honneur ensevelir en la maison des Templiers et puis le même jour elle se fit nonne [« morga »] pour la douleur qu’elle eut de la mort de lui. »

Quel amour, n’est-ce pas !

Voilà un troubadour-limite, presque une exception, mais qui révèle comme le cas-limite en géométrie, l’équation de la structure, ici l’essence de l’amour courtois : la Dame d’autant plus idéale qu’on ne l’a jamais vue, l’épreuve insensée, infligée à soi-même d’un voyage mortel, enfin l’absence de rapports sexuels, si on peut dire, sauf cette étreinte dans la mort, et elle, la comtesse évidemment mariée, qui redevient comme vierge et veuve à la fois.

Cette histoire est connue, elle rappelle tant d’histoires aussi insensées, et on peut aussi penser à Tristan et Yseut. En tout cas elle a donné lieu à un drame d’Edmond Rostand, qui trouve toujours décidément des sujets originaux, et sa pièce s’appelle La Princesse lointaine – écrite pour Sarah Bernhardt qui semble l’avoir commandée, créée en 1895 pour vingt et un hommes et deux femmes, en vers –. Jaufre, appelé Joffroy, est accompagné de Bertrand d’Alamanon, troubadour de Provence. La Princesse s’appelle Mélissinde. Trop malade, Joffroy, arrivé à Tripoli, demande à Bertrand d’aller supplier la Princesse de venir le voir. Or voici qu’elle tombe amoureuse de Bertrand, car elle connaît les poèmes de Joffroy, et quand elle se résout à aller voir Joffroy, c’est alors de lui qu’elle tombe amoureuse !

Lire « L’amour de loin » (l’amor de lonh) – « Lorsque les jours sont longs en mai » de Jaufre Rudel [24].

Et si vous préférez Aristote, ou trouvez un peu triste, au seuil de cette nuit, de terminer par cet amour de loin, laissez-moi finir par une définition de la poésie que Roubaud trouve magnifique. Elle est due au troubadour Bernart Marti, disciple du troubadour Marcabru : il termine ainsi par ce chant : « C’est beau là près de la fontaine » (« belm’es lai latz la fontana »). Vous y trouverez que le seul rapport sexuel qui serait possible passe par le signifiant, l’entrebescar des mots, l’enlacement des mots. Bernart Marti chante :

« ainsi je vais enlaçant
les mots et rendant purs les sons
comme la langue s’enlace
à la langue dans le baiser »

« c’aisi vauc entrebescant .
Los motz e-l so afinant .
lengu’entrebescada .
Esen labaizada
. »

[1] Intervention à la soirée Nuit d’amour, nuit d’idées organisée par Macha Makéieff au Théâtre national de Marseille, La Criée le 15 février 2018, avec Macha Makeïeff, Philippe Bera, Hervé Castanet, François Rouan, François Regnault. Texte non relu par l’auteur.

[2] Lacan, J. « L’amour courtois en anamorphose », Le Séminaire, livre VII, L’Etique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 167-184.

[3] Lacan, J. Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 65

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Lacan, J. Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2011, chapitre VI.

[7] Lacan, J. Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 114.

[8] Ibid., p. 65.

[9] Aristote, Rhétorique, Livre II, chapitre XXV

[10] Lacan, J. Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 68.

[11] Ibid., p. 69

[12] Lacan, J., Le Séminaire, livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, op. cit., pp.64-65

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 58

[15] Ibid, p. 182

[16] Ibid., p. 176.

[17] Ibid., p. 181.

[18] Roubaud, J. Les Troubadours. Anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1980, p. 26

[19] Lacan, J. Le Séminaire, livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, op. cit., p. 178

[20] Voir là-dessus le livre de Mishima Yukio, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, sur le Traité Hagakuré.

[21] Verlaine, P. « Dans la grotte », Fêtes galantes, Paris, Alphonse Lemerre, 1869

[22] Lacan, J. Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 65

[23] Roubaud, J. Les Troubadours. Anthologie bilingue, op. cit., pp. 74-75

[24] Rudel, J. « Lorsque les jours sont longs en mai » (« Lanquand li jorn son lonc enmai »), in Roubaud, J. Les Troubadours. Anthologie bilingue, op. cit., pp. 75-77




Un cas de psychasthénie légendaire

Dans son texte « Le stade du miroir »[1], Jacques Lacan cite le livre de Roger Caillois Le mythe et l’homme, qui reprend le propos de ce dernier paru dans le numéro 7 de la revue Le minotaure où il introduit un symptôme qu’il appelle « psychasthénie légendaire »[2]. Lacan y loue le pénétrant développement du sociologue sur des cas de captation par l’espace de certains sujets, à partir de considérations sur le mimétisme animal, plus précisément le morpho-mimétisme. Une captation, une tentation de l’espace, que Lacan reformule comme activée et intégrée lors du stade du miroir. Mais cette opération peut aussi rester en plan, laissant alors le sujet dans un état de dissociation spatiale. C’est à dire de sa présence physique qu’il localise certes précisément à l’endroit où il se trouve, mais qui ne donne pas lieu chez lui au sentiment correspondant d’y être. « Le corps alors se désolidarise de la pensée, l’individu franchit la frontière de sa peau, et habite de l’autre côté de ses sens »[3].

Sentiment d’être ailleurs donc, quelquefois à quelque pas de là. Comme cette jeune femme reçue il y a quelques années dans le cadre d’une association membre de la FIPA, dont l’obsession était de ne pas risquer d’avaler le mégot de cigarette qui gisait au fond d’un cendrier à l’autre bout de la table. Ce fut aussi très probablement le cas pour la patiente de Freud, dont nous connaissons maintenant le nom, Elfriede Hirschfeld, poussée à descendre de sa voiture pour s’assurer qu’elle n’avait écrasé aucun enfant en reculant, ce qui l’obligea par la suite à délaisser tout à fait la conduite. Cette patiente nous offre également, pour paraphraser Freud, un type d’entrée dans la mélancolie, lorsqu’elle s’effondre à l’annonce de son mari qu’ils ne pourront avoir d’enfants[4]. Ceci du fait d’une azoospermie qu’on venait de lui diagnostiquer.

Comme le martèle Freud – « C’est aussi une fille qui veut aider son père comme Jeanne d’arc »[5] – aider son père, voilà quelle était la puissante motivation qui lui avait fait épouser cet homme quasiment deux fois plus âgé qu’elle. Mais riche aussi, permettant ainsi de soutenir pécuniairement la famille de la patiente. Et surtout de remédier à la défaillance du père qui ne pouvait subvenir aux besoins. On peut ainsi gager que se vouer à aider le père avait aussi englobé la relation à son mari, dans sa version d’aider le père en l’homme, d’une aide à la procréation pour ainsi dire. En somme, se vouer à aider l’autre comme père pour déjouer un sentiment de vie en défaut. Ce n’est pas ici l’avoir, mais le donner, le se donner, se vouer, qui pallie le manque d’être versus « désordre au joint le plus intime au joint du sentiment de la vie »[6]. D’où ce paradoxe d’un symptôme médical affectant le mari, cependant que c’est sa femme qui s’effondre. Un moment plus tard elle s’attachera les vêtements avec des épingles, en proie à un sentiment d’impureté. Ainsi se marier revêtait-il une signification toute particulière pour cette femme qui demeura six ans en entretien avec Freud avant qu’elle ne soit adressée à Ludwig Binswanger pour une prise en charge dans sa clinique de Bellevue à Kreuzlingen en Suisse.[7]

[1] Lacan J. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique », Écrits, Paris Seuil, 1966, pp. 93-100

[2] Caillois R., « Mimétisme et psychasthénie légendaire », Le Minotaure, Paris, Skira, N°7, 1935, p. 8

[3] Ibid.

[4] Freud S., « Psychanalyse et télépathie », Résultats, Idées, Problèmes, tome 2, 1921-1938, Paris, PUF 1985

[5] Sigmund-Freud-Ludwig Binswanger, « lettre à Binswanger du 24 avril 1915 », Correspondance, 1908-1938, Paris, Calman-Levy, 1995.

[6] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[7] Dossier médical, Archives Binswanger, Elfriede Hirschfeld, Université de Tübingen.




Quand la politique a tué Neandertal

Les travaux les plus récents des préhistoriens montrent que même si notre cousin le plus proche, l’homme de Neandertal, ensevelissait parfois ses morts et était capable d’une production artistique rudimentaire, il ne semblait pas pour autant disposer d’un langage comparable au notre.

Durant plusieurs centaines de milliers d’années, Homo erectus d’abord et ensuite Homo neanderthalensis et Homo sapiens ont partagé le même type de langage. Ce n’est qu’il y a environ 70 000 ans qu’un bouleversement se produisit. « Homo sapiens commença à faire des choses très particulières. Des bandes de Sapiens quittèrent l’Afrique […], pour refouler les Neandertal et les autres espèces humaines du Moyen-Orient, mais aussi les effacer de la surface de la terre. Dans un laps de temps étonnamment court, les Sapiens arrivèrent en Europe et en Asie de l’Est, [cette période] vit l’invention des bateaux, des lampes à huile, des arcs et des flèches, des aiguilles (essentielles pour coudre des vêtements chauds). Les premiers objets que l’on puisse appeler des objets d’art ou des bijoux datent de cette ère, de même que les premières preuves irrécusables de religion, de commerce et de stratification sociale ».[1] Toutes ces découvertes, ces inventions et cette expansion démographique sans précédent qui ne se sont produites que chez Homo sapiens sont attribuées à juste titre par les préhistoriens à l’apparition d’une nouvelle façon de penser et de communiquer. Autrement dit, il y a 70 000 ans, un langage tout à fait nouveau permis à Homo sapiens de conquérir le monde. Mais que possédait de si particulier cette nouvelle langue par rapport aux autres langues déjà utilisées depuis des millénaires par toutes les espèces du genre Homo ?

Les hypothèses actuelles concernant l’évolution du langage[2] montrent qu’Homo erectus, Neandertal, ainsi que les premiers Sapiens auraient utilisé un protolangage basé uniquement sur un lexique, c’est-à-dire un ensemble de mots juxtaposés. Un exemple simple nous permet de comprendre ce qu’est un langage basé uniquement sur un lexique, c’est le langage Tarzan : « Moi chasser mammouth, toi allumer feu ».

Ce protolangage aurait évolué en langage grâce à l’invention part Homo sapiens de la syntaxe. C’est l’invention de ce nouveau langage constitué d’un lexique plus d’une syntaxe qui aurait déclenché ce que les préhistoriens appellent la révolution cognitive.

En terme lacanien, un langage basé sur le lexique n’est rien d’autre qu’un langage basé sur une collection de signes où, pour reprendre la définition que Lacan emprunte à Peirce, chaque signe représente quelque chose pour quelqu’un. La syntaxe définissant quant à elle les relations qui existent entre les unités linguistiques, nous renvoie directement à la notion de signifiant, où le signifiant, à la différence du signe, représente le sujet pour un autre signifiant. Le signifiant donc ne se pense pas tout seul, il s’inscrit d’emblée dans une chaîne impliquant nécessairement une syntaxe. L’apparition de la syntaxe se déduit de cette nécessité d’articuler les signifiants entre eux.

Et si révolution cognitive il y a, ce qu’il y a de tout à fait révolutionnaire là-dedans, c’est que cette articulation syntaxique des signifiants entre eux va permettre la production d’un sujet. Là où une langue construite exclusivement sur des signes ne permettait que des représentations de choses pour quelqu’un, la langue construite sur l’articulation d’une chaîne signifiante permet la représentation du sujet pour un autre signifiant, c’est-à-dire, la représentation de quelque chose qui n’existe pas, la représentation d’un irreprésentable. « Allons jusqu’à dire [précise Jacques-Alain Miller] que si le sujet est représenté, c’est dans la mesure où il n’est jamais présenté, où il n’est jamais au présent. Il n’est jamais que représenté. Cette formule qui trouvera à s’inscrire dans les discours de Lacan sous la forme S1 représentant de $ essaye de dire à la fois qu’il est représenté, oui, mais qu’il demeure toujours, de structure, irreprésentable. »[3] Cette nouvelle capacité du langage à produire du sujet, à produire de l’irreprésentable, à rendre présent ce qui n’existe pas, va être le point de départ de la success story de Sapiens. En effet, une fois le sujet produit par le signifiant, un clan de plus en plus nombreux de sapiens a pu se reconnaître et se fédérer autour d’une nomination : celle de la tribu du lion par exemple, fondant ainsi un totem.

Grâce au signifiant, des tabous ont pu être également élaborés, instaurant l’interdiction de l’inceste, l’exogamie, et prohibant le cannibalisme. Le mythe freudien de Totem et tabou rejoint aujourd’hui, contre toute attente, une certaine réalité scientifique. Ce qui aurait causé l’extinction de l’homme de Neandertal, pourtant si robuste et qui a connu une existence sur la planète bien plus longue[4] que la nôtre, serait directement dû à l’invention par Sapiens du signifiant ; donc d’une possibilité d’organisation sociale sans précédent. Les dernières découvertes des paléoanthropologues en attestent[5]. Les vestiges d’ossements néandertaliens montrent que ces hommes ont toujours vécu en petits clans d’une trentaine d’individus. Les récentes analyses génétiques qui ont été effectuées sur ces ossements apportent également la preuve que ces petits clans familiaux pratiquaient l’inceste. Il y avait extrêmement peu de brassage entre les clans, ce qui fait que Neandertal a maintenu un patrimoine génétique étonnamment stable et similaire d’un bout à l’autre de l’Europe durant près de 400 000 ans d’existence. Enfin les nombreux gisements d’ossements néandertaliens brisés à l’aide d’outils afin d’en extraire la moelle, démontrent la persistance de pratiques cannibales tout au long de ces 400 000 ans d’histoire. Chez Neandertal, ni totem, ni tabou, ni hordes capables de s’organiser en grand nombre, donc pas de signifiant non plus.

Si le discours de l’Autre, cette toile de signifiants dans laquelle nous sommes pris sans même percevoir qu’elle nous détermine, fonde l’inconscient structuré comme un langage ; alors s’éclaire la formule de Lacan : « l’inconscient c’est la politique »[6]. Si Neandertal ne possédait pas un langage élaboré à partir du signifiant, nous pouvons en déduire qu’il ne possédait ni inconscient ni capacité à s’organiser en grand nombre au travers de quelque système politique que ce soit. Dès lors, nous pouvons comprendre en quoi l’apparition du signifiant chez Sapiens a causé la perte de Neandertal.

[1] Harari Y. N., Sapiens, Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 32

[2] Cf. Victorri B., « L’origine du langage », conférence lors de la journée de conférence des Ernest, 18 Janvier 2014, École normale supérieure, vidéo disponible en ligne. : https://www.dailymotion.com/video/x1h6sxm

[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Seuil, 1999, n° 43, p. 19.

[4] Les plus anciennes traces de l’homme de Neandertal datent d’il y a -430 000 ans alors qu’Homo sapiens est apparue il y a environ 200 000 ans.

[5] Cf. film documentaire « Qui a tué Neandertal » diffusé le 10 avril 2018, dans l’émission « Science grand format » sur France 5.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, leçon du 10 mai 1967, inédit.