Le paradoxe du transfert

Lacan a souvent parlé du transfert. Il y a consacré un séminaire entier, il en a fait un concept fondamental de la psychanalyse dans son Séminaire XI. Il a construit son mathème du transfert en 67, au moment où il invente la procédure de la passe. Mais, à la fin de son enseignement, il n’en parle quasiment plus, voire, il dévalorise le transfert freudien. En fait, il subvertit le transfert freudien pour en proposer une nouvelle définition. Je me propose donc de situer deux scansions du transfert dans l’enseignement de Lacan. Il s’agit des deux textes dans lesquels Lacan définit la procédure de la passe.

La première scansion, se situe au moment où, s’appuyant sur sa définition du sujet, il propose son mathème du transfert dans son texte « Proposition de 67 ». La seconde scansion, je la situe toute à la fin de son enseignement, lorsque Lacan rédige son tout dernier texte, sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI ». Le premier texte s’appuie sur la définition du sujet produit dans son Séminaire XI et sur le désir de l’analyste pour élaborer le mathème du transfert, le second ne fait plus du tout état du transfert. Essayons de comprendre pourquoi.

Jacques-Alain Miller fait remarquer que le mathème du transfert dans la « Proposition d’octobre », est l’algorithme de la définition que Lacan donne du sujet qu’on trouve dans le Séminaire XI : « un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant » [1]. « La psychanalyse, dit J.-A. Miller, a son départ dans l’établissement minimal, S1-S2, du transfert. […] S1-S2 trouve là une autre écriture, homologue, que Lacan introduit dans sa “Proposition sur le psychanalyste de l’École”. C’est traduire, en termes de signifiants, la relation qui s’établit, conditionnant l’opération analytique. De ce lien, se trouve produit le sujet supposé savoir. Il faut que cet embrayage s’établisse d’un signifiant à l’autre pour qu’il en résulte un effet de sens spécial […] et se trouvent alors mobilisés […] les signifiants dans l’inconscient » [2]. C’est la mise en place de l’inconscient transférentiel. Une analyse démarre avec le transfert freudien dans la mesure où un analysant croit à l’inconscient parce qu’il croit que son symptôme recèle une signification cachée. Le transfert défini à partir du sujet supposé savoir, met en valeur le symbolique et le sujet de l’inconscient.

Le dernier Lacan ne se satisfait pas de la destitution subjective et de la traversée du fantasme à la fin de l’analyse. Cela reste nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Pourquoi ? Parce que le symbolique ment sur le réel. À la fin de son enseignement, Lacan dépréciera l’inconscient transférentiel. J.-A. Miller parle de déflation du symbolique, le sujet n’est que semblant, et ne se conçoit que dans son articulation à l’Autre. Lacan va donc abandonner le concept du sujet et mettra en valeur le nouage de la langue au corps. L’inconscient transférentiel suppose un savoir, un S2, et fait valoir la dimension de l’Autre. Or une analyse qui s’oriente vers le réel, vise à séparer S1 de l’Autre. Dans sa « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », Lacan ne parle plus du transfert, mais de « cas d’urgence ». Ici c’est le sujet supposé savoir lui-même qui est remis en question. Ici les signifiants savoir, le sujet supposé savoir, et le transfert n’y figurent plus, parce que Lacan « n’y croit plus ». Il s’aperçoit que le transfert freudien ne permet pas de conclure une psychanalyse. Pour être plus précis, l’inconscient transférentiel est second par rapport au réel, à l’inconscient réel qui le précède. Raison pour laquelle Lacan ici parle plutôt d’urgence. L’urgence n’implique pas le lieu de l’Autre. Cas d’urgence, donc, plutôt que transfert. À cet égard, J.-A. Miller souligne qu’il préfère qu’on dise qu’on revient de séance en séance parce que « ça urge », plutôt qu’à cause du transfert. Lacan met l’urgence en valeur précisément pour dissiper le mirage du transfert. « Il y a une causalité plus profonde que le transfert au niveau que Lacan appelle la satisfaction en tant qu’elle est l’urgence et l’analyse est le moyen de cette satisfaction urgente.» [3]

Par le biais de l’association libre, on s’efforce d’interpréter les émergences de l’inconscient, en leur attribuant des signifiants. Faire passer les émergences de l’inconscient dans le symbolique, c’est transformer la vérité de l’inconscient réel en mensonge. L’association libre, joue contre l’inconscient réel. Quand il devient symbolique, il ment. L’urgence de Lacan, c’est celle qui consiste à tenter d’attraper la vérité qu’on n’atteint jamais. C’est la raison pour laquelle, J.-A. Miller peut dire que l’analyse est le moyen de cette satisfaction urgente.

On se retrouve là devant un paradoxe. D’une part une analyse ne peut s’envisager que lorsqu’on mobilise l’inconscient transférentiel, mais d’autre part, l’inconscient transférentiel fait obstacle à l’inconscient réel. Mais est-ce un paradoxe ?

Dans « L’esp d’un laps » Lacan précise que « Quand […] l’espace d’un lapsus n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. » [4] J.-A. Miller met en valeur la coupure que fait valoir ici Lacan, la déconnexion entre S1 et S2. « Nous nous trouvons atteindre, continue J.-A. Miller, à sa jonction le lien du fameux S1 et du fameux S2. […] Cette phrase comporte, si on la lit bien, que S1 ne représente rien, qu’il n’est pas un signifiant représentatif. Cela attaque ce qui est, pour nous, le principe même de l’opération psychanalytique, pour autant que la psychanalyse a son départ dans l’établissement minimal, S1-S2, du transfert » [5].

Une analyse vise à isoler le S1, l’Un tout seul qui est, comme le souligne J.-A. Miller, l’antichambre du réel, la dernière station avant le réel.

On trouve deux occurrences très importantes sur le concept du transfert dans Le Moment de conclure où Lacan précise que ce que l’analyste est supposé savoir, n’a rien à faire avec du savoir, mais ce qu’il sait c’est « comment opérer » [6]. Lacan fait ici référence à l’acte du chirurgien : l’analyste, comme le chirurgien, doit savoir comment couper la chaîne signifiante, entre S1-S2 .[7]

Et plus loin, il ajoute cet éclairage lumineux : « Ce que je dis du transfert est que je l’ai timidement avancé comme étant le sujet supposé-savoir. [Un sujet, dit-il, est toujours supposé, il n’y a pas de sujet bien entendu, il n’y a que le supposé] Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » Lacan précise alors que le transfert, « ce n’est autre que le supposé-savoir-lire-autrement. » [8]

Ce sur quoi Lacan met l’accent dans cette phrase où le sujet supposé savoir est dévalorisé, c’est très précisément sur l’interprétation, sur l’acte de l’analyste.

Si l’inconscient transférentiel se met en route avec le sujet supposé savoir et l’association libre, ce que j’écris S1-S2, l’acte analytique visera couper le lien entre S1-S2, soit de produire ceci : S1//S2.

Si l’analysant parle pour produire du sens, l’analyste, tel le chirurgien, coupe. Par la coupure il équivoque sur l’orthographe et en cela son acte participe de l’écriture, faisant résonner par une autre façon d’écrire, « autre chose que ce qui est dit avec l’intention de dire. » [9] Cela comporte que lire autrement demande l’appui de l’écriture. [10]

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1973, p.188.

[2] Miller J.-A.,  « L’inconscient réel », première leçon du cours [2006-2007] de L’Orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII., Quarto, n° 88/89, mars 2007, p.7.

[3] Miller J.-A., « La passe du parlêtre », La Cause freudienne, n° 74, Paris, Navarin/Seuil, avril 2010, p. 119.

[4] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.

[5] Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2006-2007, inédit. Lire aussi Quarto, N° 88/89, p. 7.

[6] Lacan J., « Le moment de conclure », séance du 15 novembre 1977, Ornicar ?, n°19, Paris, Navarin/Seuil, 1979.

[7] Lire à cet égard l’article remarquable d’Esthela Solano sur le blog du Congrès 2018 de la NLS. Rubrique Portes.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 10 janvier 1978, inédit.

[9] Ibid., leçon du 20 décembre 1977.

[10] Miller J.-A., Le tout dernier Lacan, Op. cit, Cours du 2 mai 2007, inédit.




Le contrôle dans la formation du psychanalyste

Examiner les références sur le contrôle tout au long de l´enseignement de Jacques Lacan nous est indispensable pour penser la psychanalyse dans sa conjoncture actuelle, puisque demeure toujours vivante la proposition freudienne qui tient le contrôle pour l´un des éléments fondamentaux de la formation analytique. [1] Au cours des années, nous nous sommes posé des questions sur le travail de supervision dans les institutions, en nous demandant d´abord quelle était la place de la supervision chez les jeunes qui approchaient la psychanalyse d´orientation lacanienne.

La correspondance Freud-Fliess nous aide à comprendre le parcours du premier vers la constitution de son invention, la psychanalyse, à partir des différents versants du transfert en jeu, selon chaque élément du trépied analytique ­– l´analyse personnelle, les études théoriques et le contrôle de la pratique. Les lettres de Freud à Fliess peuvent être classées selon les trois éléments du trépied, en fonction des différents moments repérables tout au long de cet échange. Nous pouvons distinguer les lettres dans lesquelles ladite « auto-analyse » de Freud est évidente. Dans d’autres nous voyons Freud tentant de surmonter les impasses théoriques rencontrées dans sa clinique. Dans le troisième groupe se dessine l’effort freudien pour présenter les situations cliniques auxquelles il était confronté, quêtant le moindre conseil auprès de son interlocuteur. Toutes les avancées théoriques partaient de la clinique et y retournaient. Ce principe nous oriente encore aujourd´hui dans la pratique du contrôle.

Notre interprétation est que Fliess est à ce moment en position de contrôleur pour Freud. Dès lors, tout un enseignement se dégage.

Au début du XXème siècle, les réunions de participants intéressés par la psychanalyse étaient animées par Freud. Néanmoins, il avait perdu son interlocuteur privilégié. L´histoire du mouvement psychanalytique nous intéresse, car Freud a dû s’affirmer, pour éviter que la psychanalyse ne subisse une déroute supérieure à celle rencontrée à l´époque. À ce moment-là, les discussions de cas cliniques étaient devenues impératives. Il y a de plus en plus d’exigences, internes et externes, pour qu’un contrôle de celui qui s’autorise comme analyste se mette en place. Il est donc compréhensible que de nombreuses tentatives de normalisation de la formation de l’analyste aient vu le jour. Cela, depuis la création de l´Institut de Berlin que Max Eitingon a tenté d´organiser, et qui a eu des répercussions sur l’IPA. Le contrôle de la pratique est donc devenu obligatoire pour ceux qui envisageaient de devenir psychanalystes.

C´est à l´occasion de son « Retour à Freud » que Lacan a dénoncé les déviations au sein de l´IPA. Ces divergences entre Lacan et l’IPA sont issues de l´orientation freudienne, et le contrôle implique nécessairement l´articulation des deux autres éléments. Il lie la formation du psychanalyste et la politique de la psychanalyse. En 1964, Lacan fonde sa propre École. Pas de listes de didacticiens attitrés, mais le transfert comme critère de choix d’un contrôleur par le contrôlant. Avec la proposition de 1967, Lacan bouscule toute idée de confort. L’analyste ne s’autorise que de lui-même. Le gradus Analyste Membre de l’École (AME) est décerné par l’École. Le gradus Analyste de l’École (AE) est lui aussi décerné par l’École, mais à l’issue de la procédure de la Passe, que l’on peut appréhender comme un contrôle qu’il y a bien eu de l’analyse.

Nous pouvons différencier contrôle et supervision dans le cadre institutionnel, où la pratique de la supervision a été présente pendant des années. C´est ainsi que nous avons rencontré dans certains pays comme la France, l´Argentine et l´Espagne, l´emploi du terme supervision à grande échelle lorsqu´il s´agissait de la présence d´un psychanalyste dans une institution. Dans la traduction anglaise, le terme contrôle, Kontrollanalises en allemand, disparait de l´œuvre freudienne et, à sa place, apparaît le terme supervision. Du fait que l´œuvre freudienne dans son édition portugaise est issue de l´édition anglaise, nous, les psychanalystes brésiliens, employons désormais le terme de supervision, le faisant équivaloir à celui de Kontrollanalises en allemand. Les termes supervision et contrôle semblent avoir une certaine similarité, mais en fait, ils sont bien différents. Alors que le premier porte l´idée d´une vision supérieure à propos de tel sujet, le second propose de vérifier si ce qui est mis en pratique est conforme à la praxis psychanalytique. À un moment donné, nous nous sommes demandés si avec l´Orientation Lacanienne, nous ne pourrions plus employer le terme supervision. Fallait-il appliquer le terme de contrôle au quotidien de nos pratiques au Brésil ? Le travail de recherche autour de cette thématique a permis d’avancer un peu plus.

Même si le terme de supervision est réservé à une pratique en institution, j´ose affirmer qu´on cherche toujours en définitive une supervision, quand on est en face d´un cas difficile. De même quand on va chez un analyste, on recherche une psychothérapie. Mais, dans cette quête d’une psychothérapie, on risque de rencontrer un analyste et puis, tout change ! Le terme contrôle est utilisé dans des situations particulières où un analyste soumet sa pratique au contrôle d’un autre analyste. Dans ce cas de figure, il ne s´agit pas seulement de tirer au clair un cas à la lumière des outils théoriques, mais de questionner la position de l´analyste dans son rapport aux principes de la psychanalyse. Quoiqu´il se passe dans le privé ou dans l´institution, nous risquons de rencontrer un contrôleur en nous adressant à un superviseur. Contrôle et supervision s’imbriquent.

Il est impossible de recevoir un jeune praticien sans lui donner des indications de lectures, sans mettre en lumière certains points de la théorie de Freud et de celle de Lacan. Tout cela peut lui servir comme orientation du diagnostic, ou comme maniement du transfert. De plus, cela peut toucher le point où le sujet de l´analyste s´interpose dans le traitement analytique. Dans son séminaire sur le Sinthome en 1975, Jacques Lacan dit de façon surprenante de ceux qui s´autorisent à être analystes : « Ils (les contrôlants) ont en effet toujours raison » [2]. Cela dit, il est important de souligner que celui qui est en contrôle doit suivre son propre chemin, sans que le contrôleur ne devienne une espèce de guide. La pratique de la supervision ou du contrôle est en rapport direct avec les deux autres éléments du trépied freudien. D´une part, elle s´articule au savoir. D´autre part, elle est en rapport avec le non savoir. Le savoir inédit ne peut advenir que de l´acte analytique. Le contrôleur pourra contrôler l´horreur de l´acte suscitée chez le praticien. Il nous semble donc important de maintenir la différence entre la supervision et le contrôle soit en privé, soit en institution.

On peut trouver des éléments de supervision dans une séance de contrôle et des effets de contrôle dans une situation de supervision. C´est dans l’après-coup que l´analyste praticien pourra vérifier ce qui pour lui a eu des effets de supervision ou de contrôle. Il est donc nécessaire de faire un pas de plus, car cette avancée pourrait constituer une sorte de réponse au social qui exige, et il le fera de plus en plus, que la cure soit justifiée. Une fois les effets du contrôle identifiés, la psychanalyse pourrait être à l´abri de ceux qui cherchent à l´éliminer. Le contrôle, depuis l´ère freudienne jusqu’au dernier enseignement de Lacan, de Jacques-Alain Miller, et aussi d´autres auteurs, est fondé sur le respect de la singularité de chaque sujet, raison pour laquelle il demeure toujours vivant.

[1] Texte extrait du rapport de présentation de thèse de Doctorat à l’Université Paris 8 le 12/04/2018, (dirigée par Gérard Miller et Christiane Alberti).

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Coll Seuil/Champ Freudien, 2005, p.17

 




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