Politique du Witz

Comme le famillionnaire de H. Heine, l’expression Mariage pour tous est un Witz contenant une mise en cause de l’efficacité absolue de la famille à satisfaire les jouissances[1]. Au moment de la mobilisation de l’ECF pour soutenir le vote de cette loi, Jacques-Alain Miller a témoigné au Sénat que l’idée du mariage homosexuel le faisait dans un premier temps plutôt rire[2]. C’est quand on a découvert que certains psychanalystes se positionnaient au nom du Père pour brandir les fantômes de la catastrophe qui nous attendait si cette loi passait, qu’il nous a réveillés afin de défendre la légitimité d’un au-delà de l’Œdipe. En effet, pour pouvoir s’occuper du réel qui s’impose à nous aujourd’hui, mieux vaut en prendre acte sans croire au retour possible d’un père Noël.

L’expression mariage pour tous ramasse en trois mots un certain aboutissement d’un vieux conflit de civilisation entre la sexualité et la morale. Élevée par la chrétienté au niveau d’un pacte sacré avec Dieu conduisant à la procréation, la tentative de concilier la jouissance sexuelle avec une forme de légitimité symbolique existait déjà dans les civilisations païennes. C’était justement pour conquérir la sympathie des populations que les Pères de l’Église s’accordaient avec les mœurs du mariage, là où leur tendance première était d’interdire toute forme de commerce sexuel dont le but serait le plaisir[3]. Or, comme Freud le souligne, là où le mariage devait ouvrir la voie à une sexualité acceptable, il est devenu une forme d’oppression corrélée à une débilité mentale. En effet, la répression de la sexualité requiert une certaine inhibition de la pensée[4].

Ce conflit est aujourd’hui polarisé et mis en scène. Une ouverture aux modes de jouissance les plus singuliers et inventifs va main dans la main avec un nouveau puritanisme fondamentaliste qu’on ne peut plus attribuer uniquement aux monothéismes de nos pères. Ce puritanisme s’accroît tous les jours même dans les milieux les plus progressistes où l’on condamne toute forme de manifestation de l’Éros.

Le Witz, par sa « relation à l’inconscient »[5], libère le sujet de l’effort du refoulement. Il implique donc un gain économique qui se traduit en plaisir. Mais sa valeur politique est dans le forçage de nouvelles formules dans l’Autre du code. C’est pourquoi Lacan fait équivaloir le Witz à l’acte : un élément nouveau qui s’impose au code et le modifie. Ainsi, le mariage pour tous défait définitivement la notion du mariage sacré en forçant dans le code de la civilisation une légitimité des modes de jouissance les plus autistiques. L’argument des 48ème Journées de l’ECF[6], écrit par ses deux directeurs Laura Sokolowsky et Éric Zuliani sous le titre : « Gai, gai, marions-nous » informe des nouvelles formes de mariage qui constituent un pied de nez adressé aux défenseurs du sacré : un mariage avec soi-même, ou encore avec la tour Eiffel…

Dès lors, la prise de position de l’ECF dans le débat sur le mariage pour tous est à comprendre comme le soutien d’un Witz en tant qu’il creuse une nouvelle place dans l’Autre. Cette prise de position est un devoir psychanalytique non seulement pour défendre un accueil démocratique, autant que possible, des jouissances les plus singulières, mais aussi pour assurer une vraie hygiène mentale dans la civilisation. Car forclore du symbolique les modes de jouissance contemporains conduirait à leur retour débridé dans le réel.

Le 24 juin dernier, dans le cadre du cours de J.-A. Miller au local de l’ECF, François Ansermet nous a fait un topo de la clinique des sujets contemporains qui s’adressent à la médecine pour faire passer dans le réel leurs bricolages d’identités sexuelles très singuliers ?[7]. Ainsi, une femme peut demander de devenir homme, tout en préservant son utérus afin de pouvoir enfanter. Outre l’effet de Witz que cette description des bricolages de genres sexuels a eu sur le public, J.-A. Miller en a fait le commentaire suivant : « à travers cette dénaturation, l’espèce humaine va vers son concept, c’est-à-dire vers sa plus grande vérité ».

En quoi est-ce une réalisation de la vérité humaine ? Sans doute faut-il être frappé par le signifiant et par le non-rapport sexuel pour faire ce genre d’inventions identificatoires et s’opposer au dictat de l’anatomie comme destin. Un animal ne saurait pas faire une telle mise en scène d’un fantasme inconscient. Par ailleurs, avant ces progrès de la science, on pouvait rêver d’être une femme pourvue d’un pénis, mais on ne pouvait pas le réaliser.

C’est à partir de sa formation, et non pas au nom d’un idéal progressiste, que le psychanalyste accompagne les apparitions de ces nouvelles formes de jouissance qui voient le jour quotidiennement. Cette formation le conduit à savoir intimement qu’il n’est pas un grand homme et que les héros asexués n’existent pas. Ce savoir implique une chute, mais dans les cas heureux il permet un bricolage nouveau d’un Witz propre au sujet pour traverser l’écran de la morale et loger dans l’Autre le nom de sa jouissance.

[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP à Barcelone « les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », avril 2018.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=5ezP2T0gDis

[3] Foucault M., Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018.

[4] Freud S., « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », La vie sexuelle, Parids, PUF, 1969, p. 42.

[5] Freud S. (1905), Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1992.

[6] http://www.causefreudienne.net/wp-content/uploads/2018/03/Argument_J48.jpeg

[7] https://www.lacan-tv.fr/video/cours-de-psychanalyse-4eme-partie-ledit-du-comite-dethique/




Institution et invention

De Freud nous savons qu’une institution est toujours un rassemblement fondé sur un Idéal-du-Moi commun qui produit un effet de masse par l’identification des individus entre eux et par le « Un » qui fait exception, le leader. L’unité imaginaire fonde le Tout du « tous pareils ».[1]

De Lacan et de l’interprétation qu’en donne Jacques-Alain Miller dans sa « Théorie de Turin » nous savons qu’une École de psychanalyse doit être — je cite Miller « une collectivité qui sait ce que c’est que l’Idéal et ce que c’est que la solitude subjective ». C’est « addition de solitudes subjectives ». Cela ne s’obtient pas sans une pratique de l’interprétation du groupe, et c’est cette pratique même qui y prend la place de l’idéal. À chacun sa singularité mais sans en faire une norme universalisante à imposer à tous.[2]

La logique féminine du pas-tout, à l’œuvre dans nos Écoles, peut aussi être mise au fondement de l’institution de soins orientée par la psychanalyse. C’est le sens de ce que nous nommons le « cas par cas ». De la même manière que chaque cure est une « variante de la cure-type » nous devons en institution de soins faire en sorte qu’il y ait « une institution par sujet »[3]. Nous déplaçons ainsi l’idéal sur la variante, à l’opposé d’un institué invariant.

C’est une interprétation de l’institution. Ce n’est qu’à condition de défaire le lien du sujet à l’Idéal commun du groupe que s’ouvrent pour lui les possibilités d’invention, de construction symptomatique. Cette interprétation est nécessaire pour que puisse s’entendre ce qui surgit de manière contingente et permettre ainsi l’invention subjective, qui toujours dérange l’institution.

Donc pour nos Écoles et les institutions que nous voulons orientées par la psychanalyse, c’est en maintenant dans l’institution elle-même la distance entre l’idéal et la singularité de chacun, que nous soutenons le désir de l’analyste.

Pour rejoindre la subjectivité de notre époque les psychanalystes de nos Écoles s’immiscent dans l’invention d’une politique hors des idéologies constituées. Le réseau Zadig ne rassemble que des personnes qui ne font partie d’aucun parti politique. Il ne s’agit pas pour autant de construire un nouveau parti mais plutôt d’interpréter ce qui s’institue en politique.

Distinguons avec la Théorie de Turin, d’une part un discours émis depuis l’idéal et qui oppose nous / les autres et d’autre part un discours inverse qui interprète le groupe. Le premier accentue l’aliénation de chacun à l’idéal collectif. Dans le champ politique, l’accent mis sur les identifications vire au surmoi identitaire et accentue les rejets — de l’étranger en particulier, mais aussi de tout ce qui est étranger en chaque sujet parce que singulier.

En Belgique le gouvernement a déposé un projet de loi sur les visites domiciliaires, qui donne la possibilité aux forces de l’ordre de pénétrer à toute heure dans un domicile privé afin d’y saisir un étranger en situation irrégulière. On voit à cet exemple que l’étranger rejoint l’intime et que le discours contre les migrants atteint l’intimité du corps de chacun.

Alors que le second discours, celui qui interprète, démassifie en renvoyant chacun à sa solitude. Notre idéal est le maintien de la distance entre l’idéal et la singularité de chacun. L’institution politique a certes ses propres régulations, le juge humanise la loi, l’état de droit s’impose à tous comme respect des individus, mais ces fonctions peuvent elles-mêmes opérer à l’envers de ce pourquoi elles sont créées, quand le juge est soumis à un idéal politique ou quand l’État de droit se réduit au droit de l’État. Cela s’observe même dans nos démocraties.

Notre arme dans ce combat est le discours. C’est en soutenant la conversation, au sens où nous l’entendons en psychanalyse, que nous pouvons introduire le pas-tout dans l’institution. C’est ce qui s’est fait dans les Forum.

Notre responsabilité vis à vis de notre époque est d’en faire apparaître les symptômes et d’engager la conversation qui permet d’interpréter le collage auquel l’institution pousse de structure. L’interprétation qui décolle de l’idéal permet les inventions singulières à l’envers de l’idéal institutionnel.

On peut à ce propos évoquer de nombreux exemples de ce qui se passe actuellement en Europe avec la montée des populismes. Mais il y a aussi un symptôme dans les oppositions entre régions et États où s’opposent deux idéaux rassembleurs, sans qu’on puisse penser que la norme rigide des lois puisse traiter le symptôme.

C’est sur ce point-là que les psychanalystes ont quelque chose à dire. Ce qui s’invente ne peut se produire que d’une contingence où l’idéal collectif peut se séparer de chacun.

À la fin de cette intervention à Barcelone une question m’a été posée que j’ai comprise ainsi : s’agit-il de faire silence sur certaines questions ou non. J’ai pensé que dans le contexte du moment cela concernait la question catalane et j’ai répondu ceci.

Il n’y a pas lieu de soutenir nécessairement le silence. Il faut risquer la conversation. Il y a une difficulté avec certaines oppositions région / État. Remarquons qu’au Québec les indépendantistes ont gagné les élections, mais ont perdu le référendum pour l’indépendance. Même chose en Écosse. En Belgique, les indépendantistes flamands sont au pouvoir mais ils ne se risquent pas à proposer un référendum : tous les sondages indiquent qu’ils le perdraient. En Catalogne ça s’est passé autrement. Eh bien les psychanalystes peuvent en engager une conversation, dans le sens que j’ai développé, c’est-à-dire en laissant les idéaux massifiants de côté et en s’attachant à interpréter le symptôme. Encore faut-il que dans ces conversations chacun se décolle de l’idéal commun, car cela est exigible de la position du psychanalyste.

[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP à Barcelone, 5 avril 2018.

[2] Comme cela se produit souvent dans notre époque — cf. Ansermet, F., « À chacun sa norme », intervention au XIe congrès de l’AMP, 5 avril 2018, inédit.

[3] Formule que j’ai proposée en 2004. Stevens A., « Du dérangement comme principe analytique », La petite Girafe, n°19, Déranger l’institution, Paris, La petite Girafe, 2004, pp. 17-22.




Rien plutôt que quelque chose

Saison deux

Rencontres avec la castration maternelle [1] fait suite à L’enfant et la féminité de sa mère [2] : cet ouvrage est le produit de deux ans de recherche dans le cadre de « Travaux Dirigés de psychanalyse avec les enfants ». Ainsi pourrions-nous dire, dans le goût de l’époque, que cet ouvrage constitue la trace écrite de la saison deux de ces « TD ». Dans toute bonne série, d’une saison à l’autre, surgit de l’inattendu. C’est le cas ici, dès le titre : « l’enfant » – signifiant pourtant majeur tant pour les auteurs de ce livre que pour les participants à cette recherche – a disparu ! Cette absence sera la première rencontre du lecteur avec la question en jeu : comment les parlêtres – un par un – répondent à cet instant de voir, celui de la découverte de la castration maternelle ? Envers de la même pièce : lorsque cette rencontre n’a pas pu s’inscrire, quelles en sont les incidences ?

Découverte et symptôme

Pour un sujet, ce qui lui manque, ou ce qui se dérobe, après quoi il court ­– ou encore qu’il pense avoir, voire être – depuis Freud porte un nom : le phallus. S’il peut rester index d’une certaine puissance imaginaire, le vacillement moderne des semblants donne plutôt à entendre son retour sous les auspices du reproche : « phallocrate ! ». Lacan, lui, élèvera ce phallus à la dignité d’un signifiant, celui du manque, coupant court aux doux rêves des afficionados de la norme-mâle, ceux-là qui depuis la nuit des temps croient dur comme fer au prestige de l’organe, sans faille. En effet, l’homme n’échappe pas à la castration : tout sujet a à s’en débrouiller.

Et Lacan, dans son texte de 1958, en précise le rôle de pivot dans la clinique : « La signification de la castration ne prend de fait (cliniquement manifeste) sa portée efficiente quant à la formation des symptômes, qu’à partir de sa découverte comme castration de la mère » [3]. Ainsi, découverte de la castration maternelle et symptômes sont donc inextricablement liés.

À cette formule de Lacan, ces Rencontres articulent la question que soulève Jacques-Alain Miller : « Comme on le sait depuis Freud, la question analytique c’est bien plutôt : Pourquoi y a-t-il rien et non pas plutôt quelque chose ? Le traumatisme de la sexualité tel que Freud le présente, tient précisément à cette surprise, qui n’est pas la surprise qu’il y a quelque chose, mais au contraire, qu’il n’y a rien là où on attendrait, où on souhaiterait quelque chose. » [4]

Du « mariage pour tous » au « #metoo ».  

Les travaux, à l’origine de ce livre, sont contemporains des débats autour du « mariage pour tous ». Attentif à « la spire de l’époque » [5], il en porte la trace : certains textes sont articulés au plus près des questions soulevées à ce moment-là. De l’écriture à la publication, le débat a glissé : le « mariage pour tous » est passé à l’histoire, et les réseaux sociaux s’agitent autour de #metoo, dans sa version mondialisée ou de #balancetonporc, dans sa version francophone [6]. Dans l’instant d’un « ça suffit ! », une levée, inopinée et heureuse, de l’omerta sur les harcèlements et agressions sexuelles subies par les femmes a remis au centre du débat ce qui fait malaise dans la civilisation : l’impossible rapport entre les hommes et les femmes. Aujourd’hui se pose, à nouveaux frais, la question du féminin, question qui dévoile l’énigme que constitue pour chacun le : il n’y a pas.

Et si la grande question du « mariage pour tous » était de savoir s’il fallait nécessairement à tous les enfants, pour leur bien, « un papa et une maman » ; le « débat » actuel nous ramène à la question du phallus, et à la partition dans le rapport à ce signifiant : tous les êtres humains ne manquent pas de la même façon. Certes, leur communauté secrète est d’être frères et sœurs de jouissance phallique, qui touche à l’universel des êtres parlants. Mais il existe une Autre jouissance, la jouissance féminine, rebelle à toute prise dans l’universel. C’est pourquoi les femmes ne peuvent être prises qu’une par une.

Là est appelée notre attention : des femmes ont pris la parole. N’en faisons pas les femmes. Ces discours tous azimuts méritent une écoute personnalisée, afin de ne pas les faire équivaloir. L’enjeu est de rappeler la singularité de chacune qui parle, d’une part, et de souligner que les hommes sont tout autant concernés par cette affaire. Y-aura-t-il un effet bénéfique à cette levée de l’omerta, ou renforcera-t-elle la haine du féminin ? C’est exactement ce dont traite cet ouvrage, à parler de « rencontre avec la castration maternelle ». Freud, le premier, avec son rêve de la gorge d’Irma, en témoigne : face à l’horreur, la haine peut surgir pour voiler ce dont je n’en veux rien savoir.

Face à ce trou dans le savoir, Lacan précise que La femme, « on la dit-femme, on la diffâme » [7]. On la diffame de ne pouvoir la dire, la dire toute. Passion triste, comme le rappelle Philippe Hellebois, soulignant ce que la misogynie et le racisme ont de commun : « Derrière l’Étranger, il y a donc la femme que le culte de la virilité se fait profession de rejeter » [8]. Ces deux logiques de haine visent in fine à la négation de l’Autre, à son effacement, à son rejet. L’Autre, Lacan nous a enseigné à ne pas reculer à lui donner son nom de réel : le féminin.

Deux femmes

Parmi la dizaine de cas qui composent cet ouvrage, j’en extrairai deux. Julie [9] et Ingrid [10] ont chacune pris rendez-vous avec un analyste du fait d’une rencontre avec un obstacle : ne pas arriver à devenir mère. La similitude s’arrête là. Elles viennent toutes deux pour ça, et en même temps, chacune pour autre chose. En effet, derrière le semblant qui leur permet d’articuler une demande, il s’agit pour chacune d’un réel absolument singulier, incommunicable et impartageable. Dans le champ du réel, là est son affinité avec le féminin, il n’y a pas de « pour toutes ».

Pour Ingrid, l’analyste considère que la signification phallique opère, et oriente pour un temps, la cure à partir de cette boussole. « Dépositaire comme Autre femme du secret de la jouissance féminine pour sa mère » [11], selon la belle formule de l’auteur, Ingrid butte dans sa cure sur un symptôme d’énurésie infantile que trois analyses ont laissé quasiment…vierge de savoir. C’est par le biais d’une saisissante équivoque autour du signifiant « lapiz » qu’elle retrouvera ce qui, de ce symptôme dont elle ne voulait rien savoir, nouait précisément savoir, féminin, et penisneid – ce mystérieux « j’aimerais mieux être un garçon » [12]. Dominique Wintrebert conclut alors que pour Ingrid, l’impossible d’être mère serait « cette défense contre la castration féminine, que Lacan appelle jouissance de la privation » [13].

Avec Julie, l’analyste opère tout à fait autrement, du fait de coordonnées du cas radicalement autres, malgré là encore un initial « je n’arrive pas à devenir mère ». À cet énoncé initial, sera substitué pendant très longtemps un premier symptôme : Julie se « gratte » jusqu’au sang. Dans son histoire, lorsqu’arrivent pour elle les premiers signes de féminité, Julie est laissée-tomber par le père. Là arrivent dans sa vie ces affects qui seront pour longtemps les partenaires de sa féminité : mépris, dégoût, et rejet – affects auxquels l’analyste ne succombe pas, sachant y lire comment ils opèrent comme déni de la castration.  Comme le souligne Laurent Dupont : « Si La femme n’existe pas, il convient pour chacune d’inventer un savoir y faire avec la féminité. Julie c’est le dégoût, le mépris le rejet de la féminité qu’elle présente à l’autre par ce symptôme : du féminin, tu peux toujours te gratter. » [14] Julie tombera enceinte, puis perdra l’enfant. À partir de sa propre formule « y laisser sa peau », et d’une proximité métonymique avec « scarifier » surgit pour elle une question : « jusqu’où faut-il se “sacrifier” pour devenir femme ? » C’est seulement alors qu’elle pourra venir questionner chez elle la coexistence intenable de deux nécessités : être le phallus et le déchet. De là, elle pourra avoir un enfant.

Ainsi donc, le syntagme « ne pas arriver à devenir mère » recouvre pour Ingrid et Julie, une terra incognita à nulle autre pareille. De même les autres cas présentés dans cet ouvrage écrivent singulièrement le pluriel de ces rencontres avec ce qui sera fondateur du symptôme, soit de ce que chacun a de plus réel.

Le rêve de Freud

Pour le lecteur finissant par prendre ses aises avec ce livre, le chapitre traitant du rêve de « L’injonction faite à Irma » sonnera l’heure du réveil… Dix textes composent le corps de ce chapitre. Aucun n’est pourtant à nul autre pareil, et pour cause !  Avec ce rêve de Freud, c’est comme avec la pulsion et l’objet, on tourne autour et « on s’en tire comme on peut ! », dit Lacan. [15] De se tenir au plus près de cette révélation du « il n’y a pas », ce chapitre interprète le livre : face au gouffre béant de cette gorge, figure de l’horreur, chacun de ceux qui prirent leurs plumes acceptèrent d’en perdre quelques-unes. Faire le choix de suivre Freud dans son insatiable curiosité, disant oui à cette rencontre qui force le « je n’en veux rien savoir » auquel s’affronte sans cesse un analyste, cela ne va pas sans mise. Et de ce fait, pas non plus sans joie.

[1] Wintrebert D., Haberberg G., Leclerc-Razavet E., (s./dir), Rencontres avec la castration maternelle, 2017, Paris, L’Harmattan.

[2] Leclerc-Razavet E., Haberberg G., Wintrebert D., (s./dir), L’enfant et la féminité de sa mère, 2015, Paris, L’Harmattan.

[3] Lacan J., « la signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 686.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 20 novembre 1991, inédit.

[5] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[6] On lira notamment à ce sujet les textes de nos collègues :

Lebovits-Quenehen A., Encore un effort pour aimer les femmes, Lacan Quotidien n°760, 17 Janvier 2018

Regnault F., Dénonce ou consens !, Lacan Quotidien n°761, 21 Janvier 2018.

[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1972, p.79.

[8] Hellebois Ph., Une invidia penis permanente, Débat préliminaire au Forum Européen de Rome du 24 Février 2018 : “L’étranger”

[9] Dupont L., « Écorchée vive », in Rencontres avec la castration maternelle, op. cit., p. 47.

[10] Wintrebert D., « La fille au crayon », Rencontres avec la castration maternelle, op. cit., p. 27.

[11] Ibid., p.28.

[12] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982, p. 21.

[13] Ibid., p.31.

[14] Dupont L., « Écorchée vive », op. cit., p.49.

[15] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994 p. 60.




Politique versus identification ?

« L’inconscient, c’est la politique ! »[1] affirme Lacan en mai 1967. Une phrase tout à fait étonnante et marquante. Étonnante, car on a normalement l’habitude de penser à l’inconscient comme à quelque chose de singulier, de personnel. Marquante, car malgré tout, une fois entendue, cette phrase résonne en nous et nous transmet quelque chose que nous ressentons comme vrai, familier, quelque chose, en somme, qui a toujours été en nous, même si nous ne l’avions jamais formalisé de cette façon.

En effet, cette affirmation de Lacan ne fait que résumer de façon brillante ce qui avait été déjà dégagé par Freud, à savoir que la politique s’appuie sur le mécanisme de l’identification. « On gouverne l’homme par l’identification »[2], écrit J-A Miller dans son article Quand les semblants vacillent. Le XXe siècle a montré toute la puissance de cette logique, qui a pu arriver jusqu’à la négation des certains principes fondamentaux de la société humaine, principes que, dans le rêve de la raison, on avait pu estimer inébranlables.

L’expérience analytique permet de toucher du doigt toute la puissance des processus identificatoires. Au fur et à mesure que le parcours analytique avance, on se rend compte que tout ce qu’on avait pu penser avoir choisi librement, ce n’était que la conséquence d’un signifiant maître qui nous gouvernait. Si l’analyse nous permet de reconnaître que nous jouissions d’une identification, elle ne nous permet pas pour autant de nous en passer une fois pour toutes, de nous affranchir définitivement de ça. Bien entendu, ce n’est pas la même chose. Toutefois, comme éclaire J.-A. Miller dans le même article, ce qui peut se produire dans l’analyse est un vacillement des semblants et non pas un effacement. Les semblants, eux, restent, restent pour toujours. C’est tout ce que nous avons : nous ne pourrons jamais sortir de là. La question devient : comment avoir affaire à ces semblants ?

Cette sensation est tout à fait saisissante si on se réfère à l’expérience politique. Dans la vie de tous les jours, nous sommes appelés à nous confronter avec ce registre pour exercer notre droit – et notre devoir – de voter aux élections. Toutefois, une des réactions qu’il peut se produire, notamment pendant un parcours analytique, c’est que cette politique puisse nous dégouter. S’il y a eu au moins un tout petit vacillement de ces semblants, il apparaît très clairement que toute parole proférée dans le discours politique est parole vide, aride, postiche. Ce sentiment, d’ailleurs, est bien répandu et il ne se limite pas seulement à ceux qui se sont engagés dans une analyse.

Ainsi, si d’un côté on a l’irrésistible montée des partis extrémistes, chose que la seule raison n’arrive pas à expliquer, de l’autre côté on assiste à une séparation toujours plus nette entre les citoyens et la politique. Voilà deux faces d’une seule et même menace à laquelle nous devons nous confronter aujourd’hui : la possible disparition de la démocratie.

Ce qui reste, je peux en témoigner en première personne, c’est un grand sentiment d’impuissance. Quoi faire, pour se défendre d’une menace réelle – le siècle dernier l’a démontré – avec nos moyens d’aujourd’hui ? J’ai l’impression de me trouver dans une impasse. On a vu que la politique menée sous les insignes des idéaux a produit les choses les plus horribles que l’homme ait pu faire. Pas question donc de s’identifier à un S1 proposé par un parti, d’autant plus que les partis d’aujourd’hui semblent s’appuyer de moins en moins sur des idéaux. Le dégout règne souverain pas seulement pour les partis extrémistes, mais aussi pour ceux qui ont été au pouvoir jusqu’à-là et nous exposent, maintenant, à la brutalité de ces mouvements qui proposent de tout régler par la force. Pas question, non plus, de ne pas voter : cela aiderait l’ennemi.

Ennemi, d’ailleurs, qui est déjà bien présent et bien en force. Je le dis ici en passant, mais en même temps que la journée Question d’École du samedi 4 février, à Macerata, en Italie, un jeune de 28 ans, avec une expérience politique dans le parti de la Lega Nord[3], décide de monter dans sa voiture et, armé d’un pistolet, de tirer sur tous les immigrés qu’il pouvait rencontrer sur sa route. Il a fait six blessés. Acte de terrorisme qui, malheureusement, n’est pas nouveau. Ce qui a été nouveau, pourtant, c’est qu’un autre parti politique d’extrême droite – Forza Nuova – a pris ouvertement les défenses de ce jeune, en soutenant qu’il serait la victime, amenée à l’exaspération par cette politique incompétente, et en disant qu’il mettra à sa disposition ses avocats pour le défendre face aux juges. Le fascisme est désormais prêt, donc, à faire son retour sur la scène sociale sans devoir plus penser à se cacher ou à se camoufler.

Que faire, donc ? Que faire de ce dégout qui nous éloigne de la politique et ouvre la voie aux extrémismes ? Comment participer à la politique, si on refuse de s’identifier à un parti ? Existe-t-il une façon d’être politiques sans nécessairement passer par l’identification ? C’est ici que je regarde à l’expérience analytique avec de l’espoir.

L’analyse ne fait pas de nous des sujets non-identifiés, mais des sujets désidentifiés, poursuit J.-A. Miller[4], en faisant écho à ce qui avait été dit par Lacan. C’est-à-dire que si on ne peut pas se passer de l’identification, il y a quand-même la possibilité de la traverser. Que peut-il surgir de cette traversée de l’identification ?

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, “La logique du fantasme”, Leçon du 10 mars 1967, inédit.

[2] Miller J.-A., Quand les semblants vacillent, La Cause freudienne, 03/2001, Paris, Navarin / Seuil, n°47, p. 7 (édition numérique).

[3] Parti italien d’extrême droite, allié, au parlement européen, du Front National de Marie Le Pen.

[4] Miller J.-A., Quand les semblants vacillent, op. cit., p.8.