Les ACF et leurs au-delà

Les Journées de l’Ecole de la Cause freudienne ont ceci de commun avec la première représentation d’une pièce de théâtre, que la surprise, jusqu’au jour J, reste intacte.
Les mois qui précédent l’événement, des indices pointent l’allure du contenu, mais la forme finale, personne n’en sait rien. Même les organisateurs, pourtant démiurges, ne peuvent deviner le tempo qui sera celui des Journées. La représentation sera unique. Pas de brouillon ni de répétition possible.

Dans les ACF, ce qui sera l’événement de l’Ecole s’interprète. On rêve, on tisse, on tâtonne. Le blog des J47 et la bibliographie sont des sources dans lesquelles on vient puiser de quoi nourrir notre appétit. Ainsi, les soirées préparatoires se construisent. En région, les organisateurs se font impulsifs. Les réseaux sont activés. On fait un pied de nez à l’impossible. Et les forces vives font des petits.
On songe au corps enseignant, aux amis de la psychanalyse, mais pas seulement. « Apprendre : désir ou dressage ? » Comment le diraient-ils, eux ? Par quel bout l’attraperaient-ils ?
Lorsqu’il est temps de trouver le lieu et que, par chance, le lieu est « hors-les-murs », les habitués sont un peu bousculés. Et c’est tant mieux. L’assise n’est plus la même ; Et l’adresse non plus.
Ce qui se dit trouve des résonances, parfois au-delà de notre champ.
De nouveaux fils se tissent. On assiste à un effet boule de neige, tout à fait revigorant, qui entraîne, sur son passage, de nouveaux venus.




Apprendre en rachâchant !

L’élève qui demande « à quoi ça sert d’apprendre ? »(1) met en question l’usage du savoir transmis par l’Autre car il a l’illusion égocentrique qu’il s’en sortira tout seul. Le savoir est dans le réel avant d’être subjectivé, d’où la protestation de la position de l’enfant Ernesto, présenté par Marguerite Duras, qui avoue n’avoir pas l’idée « d’apprendre des choses qu’il ne sait pas ». Lui ce qu’il veut c’est apprendre ce qu’il sait déjà en rachâchant (2), répond-il à son maître qui échoue à le dresser selon son programme, tout en mâchant un chewing-gum, situant ainsi là où pour lui se situe sa jouissance : soit dans lalangue et dans sa bouche auto-érotique.

Ernesto met en tension les deux bouches du sujet, la bouche de la demande source de la curiosité soutenue d’un pourquoi ? et la bouche auto-érotique pulsionnelle qui se boucle sur elle-même (lalangue c’est du chewing-gum précise Lacan(3)).
Ainsi, il vient occuper la position du débile, ou du crétin selon Ernesto, qui cependant s’en défend, assis sur sa jouissance ; soit celui qui flotte entre deux discours en refusant de s’engager via la langue articulée à l’Autre, dans la voie de la transmission du savoir.

L’élève mettant en question le fait d’apprendre pense qu’il sait, qu’il a la vérité de son être, ce qui peut le conduire à l’errance dans la langue puis au-dehors. La vérité de son être, c’est ce qui surgit pour Ernesto qui, se sentant seul à l’école, prend peur et décide d’en partir pour marcher.
Une fois sorti de l’école, sa peur disparaît et il s’endort au pied d’un arbre. Et là, soudain, il comprend quelque chose qu’il a du mal à dire encore. « Je me suis retrouvé cloué : tout d’un coup j’ai eu devant moi la création de l’univers »(4) . Il précise bien que dans cet instant de révélation de la création, tout était là, le compte y était. « Pas un seul petit caillou qui manquait, pas un seul enfant qui manquait. Tout était exact. Sauf une chose. Une seule. » Ernesto précise que ce n’était pas quelque chose à voir, que c’était quelque chose de personnel. « C’était quelque chose qu’on savait. »
Quand il raconte cela plus tard à ses parents inquiets de son refus de retourner à l’école, il se trouve face à ce qu’il ne veut ou plutôt ne peut pas savoir. « On sait que c’est presque impossible à dire correctement, tout était là et c’était pas là. Du tout du tout. » Pressé par son père de le dire, Ernesto précise que ça s’explique pas, que c’est pas la peine. Le dire c’est pas la peine est repris par lui comme une litanie qui lui prend la tête et, du coup, c’est pas la peine non plus d’aller à l’école.
« Pour qui c’aurait été la peine, la vie ? L’école pour qui ? Pour quoi faire ? Alors c’est pas la peine pour le reste. »(5) Ernesto met ainsi en lien l’école et l’univers en expliquant à sa mère : « Tu n’as jamais cessé de comprendre, c’est toi la plus géniale de l’univers. »
Ainsi Ernesto a-t-il rencontré lors de son entrée à l’école ce quelque chose qu’il ne sait pas et qu’il ne veut pas apprendre. Ainsi la pantomime de son refus se soutient-elle de cette phrase : la mère met son enfant à l’école pour l’abandonner. La mère a quelque chose comme cela en elle, le désir d’abandonner son enfant. Et c’est cela, tout comme l’enfant d’ailleurs, qu’ils ne savent pas mais que l’enfant peut apprendre à l’école. Voilà l’insu dont se soutient Ernesto. La mère d’Ernesto sait par contre, qu’il est son seul enfant à s’intéresser à Dieu, même s’il n’a jamais prononcé son nom. Elle le sait car, pour Ernesto, Dieu, c’était le désespoir toujours présent dans son regard toujours déchiré, quelque fois vide. « Ce soir-là, ma mère avait su que le silence d’Ernesto, c’était à la fois Dieu et pas Dieu, la passion de vivre et celle de mourir. »
Plus tard, Ernesto expliquera à son instituteur, qui a tout tenté pour le faire revenir, qu’à l’école il a pris peur car il s’est trouvé devant la vérité : l’inexistence de Dieu. Voilà pourquoi pour lui, ça n’est pas la peine d’y aller pour apprendre ce qu’il ne sait pas, tout en précisant à l’instituteur que cela n’est pas la peine d’insister ni de vouloir le dresser car ce n’est pas la peine de souffrir. « On apprend quand on veut apprendre, Monsieur. »(6)
Son instituteur démontre un certain savoir-y-faire en acceptant, comme ses parents, les chewing-gums d’Ernesto. Ainsi propose-t-il au père ce qu’il faut faire soit : « Lui parler. Le raisonner. Revenir à une logique élémentaire. Parler. Tout est là. Parler dénouer la crise. La transférer. »

J’ai déjà parlé de la langue de l’authenti-cité dont l’adolescent use en ayant la certitude que c’est lui qui sait et que, du coup, il rejette la langue de l’Autre, celle qui véhicule un certain savoir, celui de ses parents, de l’école préférant prendre appui de son quartier, de sa bande de copains, ou celle comme Ernesto de lalangue.
Cette langue de l’Autre n’est pas de son temps à lui, n’est pas de son actualité, d’autant qu’elle inclut un manque, un vide qui fait trou insupportable pour lui : lui, il veut Tout tout de suite au nom de ses sensations immédiates, il se veut authentique, voire à ciel ouvert, sans le temps de la médiation. C’est plus une langue de présentation que de représentation dans le sens où il fait bloc avec elle, qu’Un tout seul.
Or, les choses existent en-dehors de lui, l’univers n’est pas organisé pour satisfaire les pulsions de l’enfant et l’adolescent à l’état brut (soit le côté chewing-gum du sujet). Ce qui nous réunit comme participant à la civilisation du monde échappe pour chacun à ses petites croyances personnelles.

La thèse de la psychanalyse est que, pour tout sujet, le langage est déjà là et préexiste au sujet, ce qui vient contrecarrer les théories de l’apprentissage qui ont l’illusion que le langage se remet à renaître chaque fois par un sujet donné. Le sujet dépend du langage de l’Autre, du langage qui le précède, du discours qui préexiste aussi au sujet dans le sens où ça parle de lui, bien avant qu’il soit là.
L’enfant reçoit la langue maternelle, il ne l’apprend pas et on peut voir comment, très tôt, il manipule des choses grammaticales. Il y donc dans le langage quelque chose de structuré et l’enfant élabore la grammaire à partir de ce qui fonctionne comme parole comme le précise Lacan.(7)
Il y a d’ailleurs une thèse forte chez Lacan : le savoir suppose, bien sûr, toujours une renonciation à la jouissance.(8) Cela veut dire que l’enfant doit renoncer à une certaine jouissance de la langue, de son rachâchant, s’il veut apprendre à parler comme tout le monde. L’école ne remplit sa mission que si elle ouvre, de façon exigeante, chaque élève à l’altérité et fait éclater son repli narcissique, sa posture de jouissance son rachâchant, ce qui, de façon paradoxale, l’enferme à son insu voire dans son insu, ce qui le rend d’ailleurs souvent insu-portable. Cette posture l’empêche de s’articuler à un autre savoir qui lui servirait à oublier ce qu’il est.
La psychanalyse nous apprend que le sujet essaye d’atteindre au bien-dire ce qu’on ne sait pas. Comment peut-on atteindre ce qu’on ne sait pas ? C’est un problème pour l’enseignant et pour l’analysant… Pour dire ce qu’on ne sait pas, il faut l’inventer : c’est la position du sujet dans le discours hystérique qui raconte des histoires.(9)

Interroger la disposition du sujet à apprendre nécessite que nous nous interrogions sur le désir et la façon de savoir-y-faire avec l’enfant ou l’adolescent comme nous l’ont démontré de la plus belle des façons Céline Souleille et Marianne Bourineau, lors de la soirée préparatoire des journées de l’ECF organisée par Pénélope Fay et l’ACF Aquitania dans un lieu magique : le Théâtre du Levain, à Bègles.
Il s’agissait donc de faire entendre au sujet que le fait d’apprendre sert avant tout à prendre la voie du désir, « d’ apprendre quand on a envie d’apprendre », comme le dit Ernesto, le savoir transmis par l’Autre comme objet.
Pour la psychanalyse, le désir de savoir n’a aucun rapport avec le savoir, le désir de savoir n’est pas ce qui conduit au savoir. Ce qui ouvre le chemin du savoir c’est l’amour dans la version du discours de l’hystérique, soit le sujet qui, assumant sa division, son manque, rencontre quelqu’un qui prend la place de produire en lui un mouvement d’investissement du sujet-supposé-savoir, qui vient occuper la place de soutenir un transfert d’amour du savoir, soit « un courant souterrain qui ne tarissait jamais » comme le note Freud dans son texte Psychologie du Lycéen.

Il faut faire entendre à ces sujets s’enfermant dans des positions solipsistes en refusant la langue articulée à l’Autre, combien, malgré la perte de jouissance qu’elle entraîne, la langue, dès l’instant, justement où elle s’articule à la langue de l’Autre, peut offrir au sujet, de façon paradoxale, la jouissance, voire l’usage d’un savoir inédit. Il y a ainsi une jouissance substitutive qui se trouve au niveau même du signifiant, car le signifiant est aussi au service de la jouissance.(10)
C’est là l’ouverture à La vraie vie à l’école comme lieu où l’on apprend à jouir d’un savoir nouveau dans un jeu de la vraie vie de l’esprit. Pour cela, celui qui est en position d’enseigner, ne doit rien céder sur son désir de transmettre les savoirs, jusqu’à inventer, souvent au cas par cas, la stratégie la plus efficace pour extraire le sujet de l’impasse de son solipsisme.
Le fil d’ariane qui soutient le savoir-y-faire de Céline Souleille et Marianne Bourineau, est bien la mise en usage de la langue comme moment d’ouverture de la parole vers l’expérience de l’Autre et sa différence mais aussi vers le manque de l’Autre dans le sens ou pas-tout peut se dire ou s’enseigner. Il y a un trou dans le savoir, et un savoir du non-savoir. L’école doit savoir qu’elle inclut, en elle, cette place du pas-tout. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie dit Freud. Pas tout peut s’enseigner ou se dire, précise fort justement Ernesto, ce qui évite des prises de position surmoïques. Cette expérience est bien celle de l’Autre porteur d’un manque, d’un trou, d’où l’attention particulière portée à l’invention et la singularité de chacun, mais aussi bien à son symptôme, son erreur ou échec.

Et si Rimbaud écrit Je est un Autre, il s’agit d’amener chacun à s’ouvrir à cet Autre étrange et étranger qui est au cœur de chaque être, le poussant à ouvrir la porte de sa langue, pour prendre, voire apprendre de la parole.
Le fil de la transmission nécessaire du savoir à l’autre, présenté lors de cette soirée de l’ACF-Aquitania s’orientait aussi de la place de l’enseignant faisant valoir la présence d’un autre que Montaigne, dans son texte, Sur l’éducation des enfants (11) nomma un guide pour acheminer chacun aux choses les meilleurs mais en ne perdant pas de vue le fait essentiel de ce que c’est qu’éduquer au XXI siècle. Le guide de Montaigne indique ici la place de ce savoir-y-faire avec ce chemin-là par lequel nos deux enseignantes de ce soir-là, témoignaient être elles-mêmes, déjà passées comme analysantes civilisées, rejoignant le savoir-y-faire de l’instituteur d’Ernesto.

1. Question que pose Farida à son professeur, dans le chapitre V de La vraie vie à l’école, Editions Michèle, 2013.

2 Duras M., Ah ! Ernesto, Editions Thierry Garnier, 2013.

3 Lacan J. , « Ouverture à la section clinique », Ornicar ? N°9, 1977.

4 Duras, M., La pluie d’été, Folio, p. 36.

5 Ibid., p. 38.

6 Ibid., p. 78.

7 Lacan J., in Scilicet 6/7 , p .47.

8 Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «  Du symptôme au fantasme et retour », cours du 3 février 1982.

9 Miller J.-A., L’orientation lacanienne, cours du 16 novembre 1983.

10Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «  Cause et consentement», cours du 23 mars 1988.

11. Montainge Sur l’éducation des enfants, Chapitre XXVI p 168.




Premier meeting du Copel-Cobes : un collectif pour répondre à la déchétisation de l’humain

C’est dans le contexte d’une nouvelle réforme de santé de l’État, ainsi que d’une nouvelle législation sur le statut de l’exercice de la psychothérapie, que l’idée du collectif des praticiens de la parole COPEL-COBES est né il y a un an en Belgique, regroupant des praticiens de la santé mentale d’horizons divers, et des deux régions de la Belgique. Ce collectif s’est créé dans l’urgence pour contrer par des textes, puis des pétitions, des lettres ouvertes ou des vidéos, un agenda étatique visant à restreindre, voire à annuler la parole au cœur de nos pratiques.

Le collectif qu’ont rejoint plus de 700 abonnés depuis plus d’un an se fait le porte-voix éclairé d’une contestation et d’une détresse des praticiens. Leurs témoignages et leurs textes illustrent sans relâche notre éthique de travail partout menacée. Ce 28 septembre, le collectif s’est réuni à Bruxelles pour présenter des textes autour du thème « STOP à l’emprise managériale en santé mentale » rassemblant plus de 250 praticiens.
La production de textes est notre moyen de résister et permet de se faire le dépôt d’une parole. Lacan pouvait dire à l’occasion D’un discours qui ne serait pas du semblant que la civilisation, par sa production littéraire, se « fait l’égout »(1) de notre culture tel que nous l’a rappelé l’un des intervenants. La place de l’analyste est celle d’incarner également cette fonction de « déchet » pour accueillir « l’insocialisable ». Ce sont ces fonctions qui sont attaquées par la logique managériale.
L’idéologie gestionnaire propose l’envers d’un « salut par le déchet »(2). C’est un renversement sinistre auquel assiste notre civilisation où le sujet lui-même doit offrir à la poubellisation son être broyé par cette machine managériale. Il est le conduit de l’égout qui mène d’abord à sa mise en veille programmée, puis à son exclusion, sa ségrégation et in fine au choix forcé du passage à l’acte. Ce meeting fut l’occasion d’une mise en exergue de cette marche forcée.
Dans cette ère managériale, le texte de notre parole n’est plus savoir mais information, le droit du patient à créer son parcours de soin devient une obligation à piloter soi-même sa guérison, c’est la nouvelle littératie en santé comme nous l’a dévoilé une des oratrices. S’agit-il encore de viser sa guérison ? Non ! Savoir y faire avec un inconscient n’est plus de mise, la responsabilité se transforme en une obligation comptable. À quel « coup de pouce », selon l’expression de notre ministre de la santé Maggie De Block, devons-nous nous contraindre pour gagner des points en empowerment, et ne pas être écartés du système ? Le choix de l’orientation dans le traitement/la cure n’est plus de mise, la nouvelle loi est claire, les accompagnements seront evidence-based-certified, homologués par les formations ad hoc.
Le collectif n’a de cesse de dénoncer le démantèlement du transfert : parcours réduit à 5 séances remboursées pour les troubles moins sévères, ou conditionnement psycho-éducatif avec des « pairs-aidants », c’est-à-dire d’autres patients. Les bases de données sont là pour accompagner le soignant et le patient dans l’apprentissage de cette réalité augmentée du technoscientisme. Rationalisation de la remise à l’emploi, mise en concurrence des cabinets d’audit pour un traitement des « flux ». Qu’ils soient des détenus ou des sans-abri, chacun peut prétendre à un traitement de réinsertion accéléré, rentable surtout pour l’agenda étatique. Le collectif a mis en lumière jeudi que pour l’état, il s’agit d’« investir dans les récupérables » : loin de lui l’idée de trouver les moyens de redonner du plaisir au patient mais plutôt d’évaluer le rapport coût-bénéfice du soin pour une rentabilité économique.
Les plus vulnérables sont de plus en plus exclus, parqués dans des institutions médico-légales qui prolifèrent. Les pathologies qui pouvaient encore être considérées comme inclassables dans le secteur psychiatrique deviennent ici des cas intolérables, à redresser.
Et si David Sackett promouvait à l’époque une evidence based medicine sur un trépied(3) (l’expertise clinique, le choix du patient et les références evidence-based dans la recherche), il n’en est plus question pour le ministère de la santé belge. L’EBM a perdu son trépied, la simplification du soin est telle qu’il ne s’agit plus que d’adopter les références.
« Quel avenir voulons-nous ? » était l’une des questions de ce premier meeting. La constitution de ce savoir mis en commun est une première réponse. Elle est aussi une réponse à notre propre ignorance. Elle aura permis de fédérer les deux parties de la Belgique, et les praticiens de toute profession de santé mentale confondue. Réponse collective donc mais qui aura su accueillir les différences. Ce meeting est une invitation à penser que le collectif en tant que tel est en soi une objection puissante à l’intention managériale de produire un individu apulsionnel, UN-tout-seul.

1 Lacan J., le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2008, p.106.

2 Miller J-A. , « Le salut par le déchet », Mental, n°24, 2010, p.9-15.

3 Sackett D, Evidence based médicine : what it is and what it isn’t, British Medical Journal, J312 :71-72,1996.




Diffusion des J47 en IDF : une expérience enseignante.

La réunion pour l’orientation de la Diffusion des J47 en l’Ile de France eut lieu un jour de fête, celle de la musique. A se mettre ainsi au travail à plusieurs, et mesurer le champ d’extension que cette diffusion allait couvrir sur l’ensemble de la région, ce fut d’abord l’expérience d’une force de frappe du désir surprenante !
En effet, si pour diffuser, il s’agit de cibler le plus largement possible en touchant bien sûr les diverses institutions psychiatriques, et plus largement médico-sociales, avec ce thème « Apprendre : désir ou dressage ? », ce sont aussi les personnels des lycées, collèges, écoles, écoles spécialisées, les associations de parents, les orthophonistes, éducateurs… qui se trouvent concernés.
Comment alors faire entendre ce que le discours analytique peut apporter, lorsque les ondes de nos secteurs et de l’espace public sont saturées des neurosciences, de l’éducation thérapeutique, des tutoriels qui délivrent sur internet la bonne méthode pour tout apprendre, tout seul, tout de suite afin de réussir et être performant ? Comment favoriser l’heureuse rencontre avec la psychanalyse d’orientation lacanienne sur un thème au carrefour de différentes pratiques dominées quant à elles par un discours qui, le plus souvent, forclos le sujet, sa causalité psychique et son consentement1?
Diffuser pour ces Journées invite donc celui et celle qui y participe à s’orienter de son désir et de ce qui l’arrime au discours analytique ; encore faut-il engager les mots pour le dire, et les bien dire. La trouvaille pour ce faire : les lettres ciblées pour chaque champ, chacune visant au plus près de ce qui peut concerner la pratique à laquelle elle s’adresse.
Mais justement, comment, ensuite, faire en sorte que ces lettres, et le matériel d’information des J47 envoyé aux diverses institutions, suscitent le désir d’en savoir plus ? C’est là qu’il s’agit d’engager aussi sa parole par-delà l’écrit, au gré des occasions à saisir. Ainsi côté éducateur spécialisé, une ancienne collègue, que je sollicitais pour diffuser dans son CMP, s’étonnait que le thème ne concerne pas seulement les enfants, invitant alors à évoquer les Gribouille que nous sommes tous, en tant qu’êtres parlants ayant à faire avec la vie et ses embrouilles. Avec certains enseignants de lycée suite à la diffusion dans les casiers de la lettre ciblée à leur intention, la discussion plutôt théorique d’emblée s’est déportée de la ponctuation dans la formulation du thème – Pourquoi l’absence de point d’interrogation ? Et pourquoi pas de deux points ? Ou des points de suspension ? – à l’équivocité de la formulation, pour finalement ouvrir, à partir de l’expérience du jour, à celle du désir de l’enseignant, un des axes des simultanées.
Ce sont donc les enjeux politiques et éthiques de cette diffusion qui en ont fait pour moi une expérience enseignante. Diffuser en ce sens, ce n’est pas seulement cliquer, même quelques milliers de courriels. Diffuser pour les J47, c’est soutenir une parole qui à la fois s’origine, et très particulièrement avec ce thème, de l’éthique de la pratique analytique, tout en s’inscrivant dans la cité en se portant au dehors de son champ, et pour inviter à une rencontre. Politique dans sa finalité, cette diffusion ne peut alors manquer d’être stratégique dans ses moyens : mais par-delà le pour tous, elle implique nécessairement de multiplier les liens au un par un, actant ainsi de l’impossible qui travaille le mouvement de toute expérience de transmission. C’est en ce sens que l’enjeu reste de bout en bout éthique.




Entrer ou non dans le savoir

Un certain usage de la langue

Dans une classe de seconde, boulettes de papier, bavardages bruyants, et textos furtifs faisaient rage. Les sanctions n’ayant aucune prise, j’avais choisi pour pacifier la classe de jouer de ma présence. Ne pas toujours crier pour ramener un niveau sonore convenable, mais jouer sur le ton de la voix, mettre une distance ironique dans mes réprimandes. Circuler dans la classe, et faire exister une connivence avec quelques élèves, dont certains étaient sensibles à un certain usage de la langue :

Moi : Mais qu’est-ce qui vous fait rire ici ?
Aurélien : C’est Hannah… Elle m’a traité d’alphabète !
Hannah : ANAlphabète !
Moi : Ah, ben voilà : c’est Hannah, et Le Fabète !

Planking

Avez-vous entendu parler du planking ? J’ai eu connaissance de ce terme le jour où l’un de mes élèves a été surpris allongé sur la verrière de la salle des professeurs à laquelle il avait accédé en marchant sur les toits du lycée. Le but du jeu était de se faire prendre en photo par un camarade, pour faire circuler l’image sur internet.
Sa mère et son grand-père ont été reçus pour une mise au point. En classe, Léo semble ignorer les règles, ne prend pas de notes et s’installe pour de longues heures en position bavardage. Son attitude, là aussi, inquiète.
Ce jour-là, un devoir est prévu. Je viens de faire l’appel : tout le monde est présent. Le temps d’écrire au tableau la consigne et de mettre trente-cinq élèves au travail, je m’aperçois qu’un élève a « disparu » : Léo, le plankeur. L’année dernière déjà il se glissait clandestinement dans ma classe sans que je le voie pour retrouver ses amis, ou peut-être suivre mes cours caché derrière un meuble…
Je rédige alors un rapport sur cette disparition inquiétante et discourtoise. Dans l’heure qui suit, Léo doit rendre compte de son absence et faire le fameux devoir pendant ses heures libres.
Lorsqu’il revient en classe, il me demande si j’ai eu son devoir. « Non, pas encore. » : cela semble l’amuser.
Au cours suivant, je m’approche de lui et lui demande de passer me voir en sortant. Seulement deux mots à lui dire, qui seront consacrés à son devoir. Je l’ai bien trouvé, il était dans une pochette jaune, avec d’autres documents, je ne l’ai donc pas trouvé de suite… Ça m’aurait vraiment ennuyée de ne pas l’avoir… « C’est tout ? » Je profite de l’effet de surprise : serait-il d’accord pour que nous parlions, en dehors des cours ? Il semble soulagé de cette offre, bien que par mégarde j’aie fixé le rendez-vous un jour férié.
Le jour suivant, je vais vers lui pendant le cours : nous sommes tous les deux très distraits d’avoir choisi cette date ! Il me propose alors de nous retrouver à midi, sur son heure unique de repas.
La demande n’est plus de mon côté : je lui laisse la parole. Il me présente ses excuses, et semble vouloir rectifier l’image que l’on a de lui. Ses grands-parents sont des gens bien qui lui ont transmis des valeurs qui comptent pour lui.
Je lui dis que je le connais peu, mais qu’il m’a semblé être un garçon très original et capable de réfléchir. Et « entre nous », je lui demande de revenir sur le planking. En effet, en allant sur internet, j’ai découvert que cela n’a rien à voir avec ce qui a été dit au lycée, où l’on croyait pouvoir écrire le terme en deux mots : un « plan-king », comme relevant du défi lancé aux lois de la pesanteur et à celles des adultes. « Vous êtes allée sur internet ! » Il me confirme qu’il s’agit d’une pratique dont un ami lui a parlé, qui consiste à prendre des photos de gens qui « font la planche » (planking) dans des lieux insolites, mais pas forcément dangereux (!) … Il me montre même une photo réalisée dans une pizzeria où ses copains et lui se retrouvent après le lycée. Les uns ont détourné l’attention du pizzaiolo, lui est monté faire son planking sur le comptoir, un autre a pris la photo, que sa mère a fait tirer pour décorer cette boîte métallique qu’il me montre à présent.
Malgré les mille ruses mises en œuvre pour aboutir à cette rencontre réussie avec ce jeune homme difficile à aborder, je n’ai pas pu parvenir à un « desserrage des identifications » susceptible de modifier sa position subjective. Les relations avec ce jeune homme sont restées très ambivalentes et son rapport au savoir compliqué.