Urgence de la psychanalyse !

Cette dernière livraison consacrée à la clinique au CPCT se fait l’écho de l’un des signifiants-maître de l’époque. L’urgence, désignée par Christophe Bouton, philosophe, comme une exigence sociale, une norme dont pâtit le sujet contemporain, emporté dans une course à l’utilité qui l’épuise. L’urgence ici est « un cadrage du temps(1) » issu de la frénésie du discours du maître moderne.

Lacan donne pourtant une valeur à l’urgence, lui accordant très tôt dans son enseignement, une attention particulière, en la nouant à la parole(2). L’urgence fait effraction dans le cadre de la réalité et fragmente l’espace temps des routines ordinaires, précipitant le sujet dans une autre temporalité  signalée par l’angoisse. Mais à la différence de l’angoisse qui efface l’appel à l’Autre, l’urgence subjective maintient ouverte cette demande à l’Autre(3). Il est alors possible d’aller trouver un psychanalyste pour se risquer à dire quelque chose de ce qui dépasse, affole.
L’urgence éprouvée par un sujet fait signe d’une rencontre traumatique avec un réel. Ce qui surgit dans cette faille le bouleverse et l’empêche de poursuivre le cours de sa vie. C’est par conséquent une objection radicale à l’utilité dont l’époque fait une norme. Aussi, si les CPCT, comme l’écrivait Jacques-Alain Miller en 2002, sont bien des « centres d’urgence », ils sont « à prendre avec la dignité que Lacan apporte à ce terme(4)». Dignité car la psychanalyse nous apprend que ce qui ne va pas, ce qui fait symptôme, satisfait à bas bruit une jouissance opaque qui, d’être limitée, donne une chance de rester en prise avec l’Autre. Un sujet qui traverse cette expérience allant du désarroi et parfois de l’effroi à l’invention des mots pour dire ce qu’il rencontre mérite le respect.
Si le tempo du maître contemporain accélère les cadences dans un processus de production et de déplacement des corps, l’urgence lacanienne se situe à l’envers de cette machinerie. Instant de précipitation du dire, elle débouche sur une parole civilisatrice qui ancre un corps parlant dans le lien social et creuse un écart avec les discours attisant la haine de l’autre, l’un des visages que peut revêtir la haine de soi.
Chacun des cas cliniques publiés dans ce numéro présente un sujet dont le lien à l’Autre est précaire. Le praticien répond à cette fragilité symbolique avec le discernement et le tranchant de la clinique analytique. La temporalité des 16 séances invite à ne pas encourager une plainte mais à réduire son discours autour de quelques signifiants qui accrochent une jouissance en excès. Ponctuation, coupure, il s’agit d’ouvrir vers un espace de possibles en orientant le patient vers un « tu peux savoir ». Parfois jaillit une configuration signifiante nouvelle, surprenante, offrant la possibilité à celui qui l’invente de trouver sa solution pour s’arrimer au monde.

1 Bouton C., Le temps de l’urgence, Paris, Editions Le Bord de l’eau, 2013, p. 34.

2 Ibid.

3 Bonnaud H., Le corps pris au mot – ce qu’il dit, ce qu’il veut, Paris, Navarin, 2015, p. 83.

4 Miller Jacques-Alain, « L’inconscient réel », Quarto 88-89, p.10. Je remercie Bernard Jothy d’avoir signalé cet article lors de l’après midi clinique du CPCT Paris, le 4 mars 2017.




L’urgence subjective, deux questions à Éric Zuliani

1) Peut-on parler d’urgences subjectives pour certains sujets qui s’adressent au CPCT ?

Ce n’est pas seulement qu’on peut en parler, mais qu’on doit en parler. Je m’explique. L’urgence ne peut être abordée seulement en terme de conduite. Il n’y a pas, de ce point de vue, certains sujets qui seraient dans l’urgence et d’autres pas.
Je crois plutôt que l’urgence est un point structural très précis : c’est le moment où, pour un sujet, s’est déchirée la trame de ses significations routinières. Quelque chose a fait trou pour ce sujet, pourquoi ne pas dire troumatisme. Et finalement, que se passe-t-il ? Et bien quelque chose de son être, ce qu’il est comme a, se trouve à ne pas pouvoir se dire : le sujet est aux prises avec un réel sans loi. Lacan note cela quelque part – je pense que c’est dans le Séminaire I -, en multipliant les exemples : le mot Signorelli oublié par Freud, l’hallucination du doigt coupé de l’homme aux loups. Où veut-il en venir, se demande-t-il devant son auditoire ? « C’est dans la mesure où l’aveu de l’être n’arrive pas à son terme que la parole se porte tout entière sur le versant où elle s’accroche à l’autre(1). ». En d’autres termes, le point structural de l’urgence est ce moment d’appel, « juste avant l’établissement du signifiant du transfert dans son rapport au signifiant quelconque(2). ». On voit du coup que cette question n’est pas sans rapport avec le Colloque UFORCA du 20 mai prochain qui se déroulera justement sous le titre : « Signifiants du transfert ».
Dans le fond, il faut quelqu’un qui puisse devenir alors le truchement par lequel l’urgence se fait demande, fondamentalement demande d’analyse, par la formation d’un précipité. Cela permet ainsi de situer la fonction analytique. Le CPCT permet qu’à cette urgence réponde cette fonction. D’un point de vue temporel, ce moment structural de l’urgence peut aussi être rapproché de la fonction de la hâte, de celle aussi de l’instant de voir qui fait aujourd’hui notre actualité, à travers les élections à venir. Cela permet de voir comment se croisent temps chronologique et temps logique. Le temps chronologique s’écoule, le temps logique se cristallise autour de nouveaux signifiants, produisant de nouvelles significations comme dans le cas présenté par F. Taouzari.
En fait, en disant tout cela, je m’aperçois qu’on peut dire que le CPCT a fondamentalement affaire, se confond sans doute, avec ce que Freud appelait le début du traitement.

2) En 1966, p. 236 des Écrits Lacan écrivait : « Il y aura du psychanalyste à répondre à certaines urgences subjectives … ». Pourrait-on dire que le psychanalyste au CPCT n’est pas tant celui qui accueille et écoute un sujet – ce que font de nombreux dispositifs d’urgence de nos sociétés contemporaines, – mais celui qui répond au point même où surgit une urgence pour ce sujet ?

Cette citation est intéressante car elle met l’accent, d’une certaine manière, sur la fonction psychanalytique, le « du psychanalyste », comme l’avait fait remarquer Jacques-Alain Miller(3), indiquant qu’il ne s’agit pas des psychanalystes(4). Alors, là c’est un autre pan du problème : la création des CPCT, ça a été aussi le moment d’un dire adressé aux psychanalystes ; quelque chose comme : ça urge à ce qu’il y ait du psychanalyste, sous-entendu : être psychanalyste n’est absolument pas une garantie pour qu’il y ait du psychanalyste, à tel point que Jacques- Alain Miller avait proposé les Journées de l’ECF, en 2009, sous l’accent du devenir psychanalyste, c’est-à-dire rester analysant, position plus prompte à vérifier qu’il y ait bien du psychanalyste. C’est une dialectique très importante qui permet dans les CPCT de vérifier que des effets analytiques, et non seulement thérapeutiques, ont été obtenus pour un analysant.
Pour ce faire, le petit paragraphe dont vous extrait ladite urgence, est enseignant : il s’agit de ne pas perdre la trace de ce que Lacan a instauré : Jacques-Alain Miller nous y aide grandement ne ménageant pas sa peine, comme en 2009. J’avais justement été frappé par l’un de ses propos dans le Journal des Journées où il évoquait justement l’urgence. Daniel Roy l’avait relevé ainsi(5) : « Au traitement de l’urgence, J.-A. Miller substitue le traitement par l’urgence. D’entité morbide à éradiquer, nécessitant des « prises en charge » adaptées, pour reprendre les ritournelles en vigueur, l’urgence se présente alors soudain comme la mobilisation en acte de toutes les forces en présence. À ce moment de « simplification mortelle » que nous évoquons dans l’argument des Journées, en quoi consiste l’urgence, cette formule oppose, par un retournement dialectique, un usage de l’urgence pour y faire surgir une issue qui n’y était pas d’évidence. » Pour ce faire, l’accent est encore mis sur le praticien : pour qu’il y ait du psychanalyste, il faut que le praticien réponde, au sens de se faire responsable de cette urgence… dans une certaine urgence.
C’est un paragraphe qui met aussi en perspective les urgences subjectives à venir : le cas de Fouzia Taouzari témoigne de ces urgences aujourd’hui : ceux qui pensent que l’analyse est une expérience bien confidentielle au regard de l’abord sociologico-statistique, se mettent le doigt dans l’œil. Ce seul cas déplié par Fouzia, jette une lumière bien crue sur les articulations très précises du procès de ségrégation qui s’opère sous prétexte de traitement du chômage. Le sujet est tout bonnement ramené à son isolement radical, sans le secours d’un autre, et à l’insu du plein gré de tous. Il faut, ici que Fouzia glisse l’idée de la radiation pour que la pensée du suicide s’éloigne, maintenant l’action analytique à la hauteur de sa valeur de salut. Il n’y avait pas plus urgent à faire !

1 Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les Ecrits techniques de Freud (1953-54), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1975, p. 59.

2 Miller J.-A., « L’inconscient réel », Quarto n° 88-89, p. 9.

3 Ibid.,

4 Ibid.,




Urgence

Lacan appelle urgence la modalité temporelle qui répond à l’advenue ou à l’insertion d’un traumatisme. Il écarte que le situation analytique soit faite d’une rencontre et il désigne ce qu’on appelle la demande de l’analysant en puissance comme la requête d’une urgence. Ce mot d’urgence est, pour Lacan, comme le nom de ce qui apparaît de ce qui met en mouvement la requête de l’analysant en puissance.

Ce mot d’urgence vient aussi quand Lacan évoque la question de la formation analytique dans des termes qui datent d’avant sa « proposition », dans « Du sujet enfin en question »(1). Ne prenons pas comme de hasard que nous retrouvions, à la fin de ce texte consacré à la notion de la psychanalyse didactique comme condition de la formation – Lacan opérant des remaniements sur sa conception -, encore l’évocation de l’urgence. « Au moins maintenant pouvons-nous nous contenter de ce que tant qu’une trace durera de ce que nous avons instauré » – c’est au moment où il boucle ses Ecrits-, « Il y aura du psychanalyste à répondre à certaines urgences subjectives, si les qualifier de l’article défini était trop dire, ou bien encore trop désirer. »(2) Je laisse ce point de côté qu’il ne dit pas des psychanalystes, mais du psychanalyste, pour accentuer que le mot urgence, là des urgences subjectives, vient comme le colophon de ce texte, valider qu’il s’agit bien de la fonction psychanalytique, et qu’elle a rapport essentiellement, avant le début de l’analyse, avec l’urgence, c’est-à-dire avec l’émergence de ce qui fait trou comme traumatisme.

Cette urgence est aussi célébrée par Lacan dans son rapport de Rome, qui donne le relief que ce terme a pour Lacan, et qu’il ne faut pas laisser perdre. Nous ne le laissons pas perdre puisque nous créons aujourd’hui des dispositifs très insérés dans la société, même de façon minimale, pour traiter l’urgence. Ces centres d’urgence sont à prendre avec la dignité que Lacan apporte à ce terme(3). Il nous fait miroiter ce terme dans son rapport de Rome : « rien de créé qui n’apparaisse dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement dans la parole »(4). Nous en avons l’illustration ici, puisque cette urgence, avec laquelle il faut faire la paire, est précisément ce qui sollicite, chez le requérant, chez celui qui fait la requête, en lui, pour lui, le dépassement dans la parole, qui est aussi, dans la perspective, développée ici, le ratage de la vérité menteuse.

Il y a encore ce petit rajout par Lacan : « Mais rien aussi qui n’y devienne contingent »(5). Voilà un terme déjà plus technique, qu’il nous faudra un peu articuler dans la suite de nos entretiens. C’est déjà marquer, comme Lacan s’y est employé d’une façon logicienne, ce qu’il y a d’inéliminable dans la fonction de la hâte, l’urgence étant en quelque sorte la version déjà thérapeutique de la hâte. Il y a là, dans tout ce qui touche à la vérité, toujours une précipitation logique, et il suffit d’ajouter que c’est la précipitation aussi bien dans le mensonge que peut véhiculer la vérité à quoi l’on s’est rendu attentif. Cela demande certainement une stratégie de la vérité qui est, comme l’évoque Lacan dans d’Un Autre à l’autre, « l’essence de la thérapeutique »(6), et qui du point ou Lacan nous conduit, ne demande seulement à y ajouter qu’elle doit faire sa place au mensonge qu’elle comporte.

Pour un peu secouer la chose, pour la montrer palpitante, je vais vous lancer dans le rapport que je voudrais établir, et vous renvoyer au commentaire de Lacan de l’hallucination de l’homme aux loups, telle qu’il la situe au début de son enseignement, en connexion avec ce que j’ai dessiné, à partir d’une lecture minutieuse, de la place du réel. On lit souvent ce texte en rapport avec la « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »(7). Ce texte qui porte sur ce qui, se trouvant coupé de toute manifestation symbolique, réapparaît, dit soigneusement Lacan, « erratiquement »(8). Ces manifestations erratiques de ce qui est coupé de la symbolisation, et qui seront, dans « L’espace d’un lapsus » (9), mises en valeur dans la psychose – un texte qui vient à la fin du Séminaire sur Joyce –, sont déjà la figuration de ce que Lacan a appelé le réel sans loi, c’est-à-dire un réel disjoint du symbolique, et qui le surmonte.

Ces considérations débouchent, comme c’est explicite dans ce dernier texte de Lacan, sur le déplacement qu’il a fait subir à cette épreuve cruciale qu’il a appelé la passe. Il y a un malaise dans la passe, dans les institutions qui ont, les premières, voulu mettre en œuvre cette épreuve. C’est – depuis le sinthome de Lacan – à partir d’un réel que ce malaise dans la passe peut être à la fois situé et surmonté.

Extrait de « L’inconscient réel », Quarto n° 88-89, pp 9-10

1 Lacan J., « Du sujet enfin en en question » (1966), Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 229-236.

2 Ibid, p. 236.

3 J.-A. Miller parle des CPCT créés par l’Ecole de la Cause Freudienne et autres écoles de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

4 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (Rapport du Congrès de Rome tenu à l’istituto di Psicologia della Universita di Roma les 26 et 27 septembre 1953), Ecrits, op. cit, p. 24.

5 Ibid.,

6 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2006, p. 19.

7 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957-1958), Ecrits, op. cit., p. 531-583.

8 Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » (1954), Ecrits, op. cit., pp. 385 et suivantes.

9 J.-A. Miller appellera maintenant et dans la suite du premier trimestre de son cours 2006-2007, « La préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » : « L’espace d’un lapsus » ou « L’es d’un laps ».




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