Coup d’accélérateur

Il faut les voir les ACF, leurs membres, leurs non-membres, leurs amis, de près, de loin, œuvrer pour une cause commune. Les activités des ACF sont à deux vitesses et elles sont rompues à deux temporalités. D’une part une temporalité appréciée au regard des finalités d’organisations auxquelles chacun est voué : les Journées et les Congrès sont prévus de longs mois à l’avance, chacun peut s’y projeter, ruminer les thèmes, se tromper, changer d’idée et d’invité ou bien écrire, dans une fulgurance, ce qui l’a traversé au cours d’une soirée. Se faire porteur de l’écho des activités ACF : c’est là ce que l’Hebdo Blog porte à lire, pour la deuxième semaine consécutive.
Et puis il y a une autre temporalité, qui n’admet pas d’horizon, ou, du moins, un horizon tellement proche que sa ligne n’est déjà même plus visible à nos yeux. L’événement est déjà là, si proche et il s’agit de s’en saisir à bras-le-corps, sans attendre. Les forums SCALP sont de cette sorte. A Lille, Angers, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Clermont-Ferrand, Paris, Bruxelles, Marseille, les réseaux sont activés, les appels dix fois passés, les arguments déployés, le matériel transporté. Il ne s’agit pas seulement d’écrire et de penser, mais de déployer un effort logistique qui trouve son carburant dans le désir.
Honneur aux abeilles qui savent aménager leur trajectoire !




Théâtre et cinéma : fenêtres sur le désordre du monde

Psychanalyse et art : des inventions et des nouages hors-les-normes – Echo de la seconde séquence de l’après-midi d’étude vers PIPOL 8, organisée par l’ACF-IdF.

Pour l’art et plus particulièrement le théâtre, nous avons beaucoup appris de l’exposé passionnant de François Regnault. D’emblée il a posé les jalons : « l’art est anormal », et l’artiste aussi. Celui-ci en tire t-il une jouissance ? Probablement… « Si le théâtre n’est pas normal, c’est que la norme-mâle n’y est pas. »
Hamlet, un des premiers drames modernes a intéressé la psychanalyse. Hamlet est-il un cas clinique ? Non, nous dit Lacan, puisque Hamlet n’existe pas. Il est une création poétique, un personnage de théâtre, il n’a pas de névrose mais il nous démontre de la névrose. Nuance. En effet, au fur et à mesure de l’intrigue, Hamlet « devient névrosé » et doit faire face à des événements dramatiques. Sa névrose se constitue sous les yeux du spectateur mais résiste à une explication causale ou réactionnelle. « Dans Hamlet, le conflit est tellement bien caché que j’ai dû dans un premier temps le deviner » nous dit Freud.
François Regnault, s’appuyant sur le texte « Personnages psychopathiques à la scène » décrypte pour nous les enjeux du dispositif théâtral. Puisque Freud tient le spectateur pour névrosé, alors pour susciter son intérêt, il faut lui permettre une identification au personnage. Ainsi, sur scène, la névrose doit être cachée, une part doit rester énigmatique, secrète. Si la pathologie est toute constituée, alors le cas est clos et le spectateur ne s’y identifiera pas. Et Carolina Koretzky d’ajouter que la position d’Hamlet ne révèle en rien l’inconscient du poète et la dépsychologisation du personnage semble nécessaire pour faire surgir la question du désir. Ainsi, la crainte, la pitié, la colère sont bien du côté du spectateur.
Alors pourquoi allons-nous au théâtre ? Pour Freud, le théâtre doit déclencher une décharge émotionnelle voire une excitation sexuelle. Le spectateur va au théâtre pour tromper un ennui fondamental, pour voir sur scène du « hors-norme » : des meurtres, des tragédies, de l’interdit. Le théâtre alors permettrait d’éviter les passages à l’acte et de satisfaire les pulsions. Finalement, « je jouis que quelqu’un d’autre que moi, sur scène, souffre ou fasse souffrir. » Dans le drame ou la tragédie, le spectateur doit percevoir une souffrance psychique sur scène, permise par une action conflictuelle.
Pour Lacan, le spectateur a toujours été le même au cours des siècles et c’est davantage l’objet voix qui est convoqué dans le dispositif théâtral que l’objet regard. Il est avant tout auditeur. Lacan positionne le personnage d’Hamlet « à la place vide de notre ignorance ». Et plus que la structure du personnage, c’est bien la structure de la pièce, sa composition, son articulation qui intéressent, qui permet une identification et fait avancer la psychanalyse.

Gérard Wacjman et Camilo Ramirez, mordus de cinéma et de séries télé, nous ont fait part de leur analyse. Pour G. Wacjman, le psychanalyste du XXIème siècle devrait consacrer sa journée à la lecture de Lacan et à l’écoute de ses patients et dédier sa soirée à regarder des séries Tv, véritables reflets des désordres du monde. « Les sujets ne savent plus à quel signifiant se vouer ! » L’analyste doit observer ce que nous montrent les séries : une pluralité des modes de jouissance, du « hors-limite ». La célèbre série Breaking Bad en est un exemple paradigmatique, puisqu’elle met en scène un professeur de chimie qui tourne mal et se met à fabriquer de la drogue pour assurer un avenir financier à sa famille. Un pétage de plomb en règle, témoignant de la folie du monde ou « quand le plus-de-jouir vient tout détraquer » pour reprendre les propos de C. Ramirez. En effet, le scénario de ces séries donne une primauté à la pulsion sur le normatif. Et c’est ce qui explique leur succès, le spectateur rêvant de n’écouter que ses pulsions et de se laisser guider par une jouissance aussi mortifère soit-elle, faisant fi des conventions et du politiquement correct.
C. Ramirez note qu’au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, « le cinéma d’auteur opère une torsion qu’on pourrait homologuer à celle que Lacan effectue à la même époque dans la psychanalyse : les scénarios faisant consister la croyance à l’harmonie du rapport sexuel laissent place à l’emprise de la pulsion sur le destin des sujets. »
Des cinéastes comme Coppola, de Palma, Scorsese placent alors au centre de leurs films un objet plus fort que tout – addictions, armes – qui prend les commandes. Et depuis les années 2000, les séries télé ne sont pas en reste et mettent en avant la question de l’illimité propre à notre hypermodernité, grâce à des scénaristes de renom.
Mais depuis quelques années, c’est la question de la féminité qui apparaît au premier plan. G. Wacjman nomme ces héroïnes : « des déglingueuses ». La série « Homeland » traite cette question de la jouissance illimitée d’une espionne de la CIA, « bipolaire », traquant un soldat américain qu’elle soupçonne d’avoir été manipulé par Daesh. Même dynamique pour le film « Kill Bill » de Tarantino qui met en scène une femme en tongs, ayant soif de vengeance et trucide au sabre une cohorte de gangsters.
Les séries ont une avance sur le cinéma dans ce sens où l’illimité est radical, sans demi mesure et la question de la localisation du bien et du mal apparaît fragmentée. On ne sait plus très bien ce qui anime le désir du personnage, nos repères habituels sont chahutés et c’est ce qui nous plaît tant !

Les personnages de l’art, du théâtre, du cinéma sont d’une certaine façon hors de la clinique, inanalysables, mais c’est bien la création artistique en elle-même qui fait avancer la psychanalyse en tant qu’elle est le reflet de notre monde déboussolé et de ses modes de jouissance que l’ordre symbolique ne borde plus, mettant en scène un hors-les-normes sans limites.

Le texte a été relu par Carolina Koretzky et Camilo Ramirez.

1-Freud. S, « Personnages psychopathiques à la scène », Résultats, Idées, Problèmes, tome I, Paris, PUF, 1998.

2-Ibid.,




Le hors-les-normes convoque le féminin : vers Pipol en Ile de France

Lors de cette belle après-midi1 sous le titre Epars désassortis2, Dalila Arpin nous a fait entendre que le couple répond à une logique de la rencontre de deux savoirs inconscients : le hors-les-normes appartient structurellement à ce nouage à deux, ce nœud qui serre, qui enserre, cette « danse au bord de l’abîme » comme invite à le lire Grégoire Delacourt3. La rencontre amoureuse, si elle participe de la contingence, nécessite un vouloir en savoir quelque chose des amants. Le couple nait à partir d’un dire4.

J’ai été sensible à ce point que Dalila Arpin a transmis du désir de l’analyste quant aux rencontres amoureuses. « Aucun conseil ne saurait être donné car la position de l’analyste interprète, tout en se gardant de pratiquer la suggestion. Le désir de l’analyste est, pour Jacques Lacan, une position qui va à la rencontre du désir du sujet, où le vouloir est absent.»5

Dalila Arpin parle aussi «  des satisfactions secrètes » que revêtent les couples. C’est ce qui constituera un point central de la discussion avec Esthela Solano-Suaréz. « Pour certains, cette union leur a permis de tenir face à l’adversité de la vie, voire de produire une œuvre. Pour d’autres, le lien les a lancés dans une spirale sans fin où la souffrance se mêle au désespoir. Au fond, la singularité de chaque rencontre réside dans la manière dont les modes de jouissance respectifs peuvent se rencontrer. »6

Esthela Solano-Suaréz signale que l’ouvrage de Dalila Arpin permet d’approcher de près la question qu’est-ce qu’une femme pour un homme ? L’on serait tenté de conformer les femmes à une certaine norme qui les rendraient susceptibles d’être des objets qui causent le désir d’un homme, qui suscitent l’amour, qui serait choisie pour être mère ! Cela crée un commerce ! Ces normes (être belle, intelligente, riche…) issues de la normativité phallique, appareillées dans le dispositif du fantasme et notamment dans le fantasme de l’hystérique, font exister l’Autre femme, qui n’existe pas, comme étant celle qui l’a, l’agalma. En revanche, le livre de Dalila Arpin nous permet de cerner qu’une femme pour un homme, est un symptôme comme l’indique Lacan, voire, une lettre de jouissance. La fonction de la lettre ici n’est pas à confondre avec un trait qui relève de l’idéal. Si l’idéal peut être présent sous les espèces d’un objet sublimé qui aimante les partenaires : l’art, le combat politique – la lettre de jouissance du symptôme convoque en revanche un S1 dont le corps « se jouit » couplé à l’objet a du fantasme qui se substitue au partenaire.

Et puis nous avons entendu Philippe Lacadée sous le titre « Une trajectoire d’étoile hors-norme – Ma mission : entraîner beaucoup d’âmes vers un Retour à la Lumière. »

L’exposé de Philippe Lacadée a été dense, riche, haletant. L’on a suivi pas à pas ce qui se construit chez Augiéras, du côté du pire, mais aussi de la création. Des points m’ont saisie : un laissé en plan, enfant, et en l’absence de l’appel de l’Autre, un appel de la forêt et des astres. Mais aussi, « A la place de la fille qu’il aurait dû être, on a mis un garçon (petite médaille). Le signifiant « erreur délicieuse » nomme ce qui de la jouissance hors-limite de son corps est éprouvé comme hors-norme, d’où la solution du pousse-à-la-femme ».7 François Augiéras écrit que la naissance d’un livre délivre de la solitude et de la folie, et écrit avoir trouvé le secours d’une formule Le Vieillard et l’enfant, qui s’imposa dans son esprit lui permettant d’établir son existence dans l’écriture en soutenant « une volonté de survivre à travers une œuvre d’art.»8  Cette formule le poussa à écrire un livre qui fit scandale dans le monde de la littérature relatant sa relation au Vieillard auquel il offrait son corps, la nuit dans un lit de fer au milieu du désert directement sous le Ciel, comme objet de jouissance. Esthela Solano-Suaréz indique la proximité de la thématique de féminisation chez Augiéras avec l’érotomanie divine chez Schreber, et son devenir La femme de Dieu.

On constate dans le récit d’Augiéras que La femme est issue dans son délire de sa propre jouissance autoérotique dès lors que, quand il se caresse il se découvre être sa propre épouse. Mais à l’opposé de Schreber, Augiéras ne se rebelle pas face à sa féminisation, il y va sans opposition, sans protestation virile. Augiéras constitue l’exemple extrême de l’homme hors lien social, hors-normes donc.

1 Echo de la première séquence de l’Après-midi d’étude vers Pipol 8 organisé par l’ACF IdF : « Psychanalyse et art : des nouages et des inventions hors les normes », relu par les intervenants. Les interventions de cet après-midi d’étude seront publiées dans le prochain numéro de la revue de l’ACF IdF Confluents.

2 Lacan J., Autres écrits.

3 Delacourt G., Danser au bord de l’abîme, 2017, éditions Jean Claude Lattès.

4 En référence au livre de Naveau P., « Ce qui de la rencontre s’écrit »

5 Passage extrait de l’intervention de Dalila Arpin

6 Ibid.

7 Passage extrait de l’intervention de Philippe Lacadée

8 Ibid.

 




Faut-il avoir peur du logos ?

En lien avec le combat contre le parti de la haine engagé par l’École de la Cause freudienne et à l’occasion d’expositions proposées par deux musées prestigieux de Marseille : « Après Babel, traduire » au MuCEM1 et « Le banquet de Marseille à Rome : Plaisir et Jeux de pouvoirs » au MAM2 un partenariat s’est créé. Il proposait une rencontre pour questionner et éclairer les enjeux du logos à partir de lectures et d’un débat.

Barbara Cassin, directrice de Recherche au CNRS, philosophe helléniste, commissaire de l’exposition « Après Babel traduire » et Murielle Garsson, conservatrice du musée d’archéologie de Marseille, chercheur associé au CNRS, commissaire de l’exposition « le Banquet de Marseille à Rome » invitaient la psychanalyse pour une soirée dédiée aux « Textes et traductions ». Le samedi 11 mars au Centre de la Vieille Charité, Hervé Castanet, psychanalyste à Marseille, membre de l’ECF et de l’AMP intervenait sur le « plaisir et jeux de pouvoir » alors qu’Emmanuel Lascoux, agrégé de lettres classique, docteur en grec ancien, aède, récitant et Daniel Mesguich, acteur, metteur en scène firent entendre et résonner les textes et leurs traductions.

Deux textes furent mis au cœur de cette soirée : « The raven » ou « Le Corbeau » d’Edgar Allan Poe, d’abord lu dans la langue de l’auteur, nous entendions ensuite ses traductions par Baudelaire et Mallarmé. Le second texte était L’Iliade des femmes d’Homère. Une Iliade traversée par les femmes et leurs doubles, les déesses, pour chanter la guerre des hommes, des dieux donc, et les souvenirs de la paix. D’après le CD réalisé par Francesca Isidori paru aux Editions des Femmes-Antoinette Fouque en 2016, il nous fût donner d’entendre in vivo et corps présents, un récital par deux voix et en deux langues par Daniel Mesguich (voix française) et Emmanuel Lascoux (voix grecque ancienne et transposition française) aux tonalités teintées d’une musicalité d’où se dégage le féminin et évoquant parfois la langue japonaise. Des voix qui chuchotent, murmurent ou se font graves, puissantes, elles sont parfois hachées ou cinglantes comme « des lames de couteaux ».

Les lecteurs ont fait passer par leur corps une langue qui déroute, charme ou laisse sans voix. Nous faisons l’expérience que le logos ne peut pas tout contenir, il prend aussi cette dimension d’extériorité, de rejet « barbare » pour reprendre la définition grecque signifiant extérieur à la cité. Si « Le logos est barbare » comme le rappelle Hervé Castanet3, pourrait-il alors s’opposer à l’obscurantisme ?

Le logos et ses différentes facettes : Dans le logos il y a également la voix du tyran au sens grec du terme. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre le logos dans toute sa corporéité, sa matérialité, pourtant c’est cela le logos grec. Il peut se penser alors comme tout puissant. Barbara Cassin cite Georgias dans l’éloge d’Hélène : « le logos est un grand tyran « tyranos » (homme ou femme) qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps, « performe » les actes les plus divins. Il ne faut pas s’étonner d’avoir peur du logos, c’est le nom de dieu dans la bible. Qu’en dit la psychanalyse ? Pour Jacques Lacan tout ne peut pas être pris dans le logos, le logos n’est pas un tout signifiant. Si nous nous plaçons à partir du féminin, non pas au sens des dames, c’est à dire à partir de quelque chose qui relèverait de l’illimité, quelque chose qui échappe, c’est là que se joue notre position de parlêtre. Et c’est ce qui a amené Lacan à inventer un cantor qui n’est pas dans la logique : Le « pas tout ». Alors que l’illimité fait référence à ce qui pourrait être la folie. Comme le dit la psychanalyse « le logos ne serait pas le logos s’il n’incluait pas en son sein la folie ».

Daniel Mesguich avait choisi de lire le texte de Charles Baudelaire : Genèse d’un poème ” Méthode de composition” sur le corbeau d’EDGAR ALLAN POE. C’est le refrain qui construit le texte et lui donne cette force percutante. « Never more », « jamais plus », est la réponse du corbeau à la demande du narrateur « mais qui frappe à ma porte ? » Ce refrain nous invite au combat contre un logos qui serait « tout » réduit à l’universel, contre le rêve d’un monde sans réel comme le voudrait Marine Le Pen.

1 Le MuCEM est un musée des Civilisations d’Europe et de la Méditerranée ouvert depuis 2013.

2 Le MAM est le Musée d’Archéologie Méditerranéenne installé au Centre de la Vieille Charité.

3 Propos d’Hervé Castanet dans le débat.




L’esthétique n’est pas dénuée de sens politique

Le vendredi 14 octobre 2016 au Théâtre du REXY, ce fut une soirée connexion, autour d’un échange avec Mohamed El Khatib sur Finir en beauté, pièce en un acte de décès.

D’emblée nous sommes invités à nous asseoir sur scène, en demi-cercle, tout près de Mohamed El Khatib, sur des petits tabourets. Pas de mise à distance possible, ni de relâchement. Nous sommes mis en tension, avec lui. Il développe en effet depuis quelques années un travail d’écriture de l’intime, et explore différents modes d’exposition « anti-spectaculaire ». Nous y sommes.

L’auteur-metteur en scène-acteur nous emmène au coeur d’un travail d’analyse presque sociologique, en même temps qu’au plus près de ce qu’il a vécu.
Dans cette pièce, il raconte cet événement « à la fois exceptionnel et banal, en tous cas universel et totalement privé : celui de la mort de (sa) mère ». Il porte sur scène le matériau des “débris” de ce qu’il a pu vivre, observer, entendre, de l’annonce de la maladie de sa mère jusqu’à son décès .
Si l’artiste tente d’attraper le réel, de vouloir savoir l’inéluctable, le dire, ne pas l’ignorer, il vient bousculer le non vouloir savoir de sa mère. Cela est souligné dans l’entretien enregistré entre sa mère, lui-même, et le médecin oncologue qui avance prudemment ses réponses à celle qui ne demande pas à en savoir plus, seulement à être soulagée. Mohamed El Khatib témoigne ainsi des trous dans le langage, trous liés à la différence culturelle, à la traduction dans la langue maternelle (ses parents sont d’origine marocaine et ne parlent pas français), mais aussi liés à l’impossible à dire, à entendre.

Le spectacle donne à voir presque rien, un voile vide sur le réel. Les paroles viennent tisser ce voile portées par les outils actuels : télévision, téléphone, enregistrements audio. Enregistrées, elles défilent sur un écran noir. Nous les lisons à mesure que nous entendons les voix. Nous avons peu à voir, beaucoup à entendre, le texte écrit auquel nous accrocher, et le sourire de l’acteur. À l’heure du montré à voir, Mohamed El Khatib joue du minimalisme. Seule une image surgira comme par effraction, rappelant l’effort pour voiler le trauma du réel. Une photographie de sa mère, belle et tellement vivante encore, viendra clore la représentation, pour « finir en beauté ».

L’échange, mené avec délicatesse et curiosité par Elodie Guignard et Marie-Claude Sureau, accompagnées de Catherine Dewitt1, nous a permis d’en saisir un peu plus de ce travail de nouage auquel l’auteur-metteur en scène-acteur s’est attelé. Le postulat sous-tendant le travail de Mohamed El Khatib depuis quelques années : “L’esthétique n’est pas dénuée de sens politique”, prend ici tout son sens. Il interroge : comment faire avec le réel de la maladie, de la mort ? Pourquoi ce tabou dans notre société ?
Malgré les dénégations de l’auteur, ce travail théâtral reste noué à la question du deuil. L’objet construit, le spectacle, efface peu à peu la mère perdue tout en la rendant toujours plus présente, absente à la fois. Lacan souligne dans le Séminaire X, que “Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire J’étais son manque2”, être au lieu de son manque, c’est-à-dire de son désir. Mohamed El Khatib est le seul fils de la famille, entouré de quatre sœurs. Il est celui qui est prêt, dit-il, à effectuer “une O.P.A. organique” pour celle qui a refusé autrefois une greffe du foie pour ne pas quitter son fils jugé, malgré ses 16 ans, « trop petit » !
Oui, on rit aussi. Car c’est avec humour et sensibilité que Mohamed El Khatib témoigne de ce qu’il a pu observer de l’impossible à dire, de la maladresse de chacun, dans cette période étrange aussi de l’après, où les mots semblent bien souvent dérisoires, toujours à côté, et les attitudes gauches ou décalées face au chagrin et à la solitude ressentie. Ce ratage ricoche, jusqu’aux sons stridents de la musique désaccordée lors de la cérémonie traditionnelle.
Le spectateur repart certes un peu grave, mais souriant, et rendu sensible à ce passage de la vie à la mort. Tout cela sans complaisance morbide. C’est là le talent artistique de Mohamed El Khatib. Il poursuit actuellement un travail avec des personnes ayant perdu un enfant, travail dans lequel il s’agit, là encore, de faire nouage entre le réel de la mort, la représentation imaginaire, et le texte, propre au symbolique. Nous continuerons d’être attentifs à ses prochaines créations théâtrales.

1-Catherine Dewitt est artiste permanente et dramaturge du CDN de Normandie-Rouen.
2-Lacan J., Le Séminaire, L’angoisse, livre X, Paris, Seuil, 2004, p. 166.




Premiers Plans : une 29e édition politique

 

Angers a pris son air de festival et cette année encore se pose la question : qu’est-ce qui pousse ces milliers de spectateurs à braver le froid ou à se masser dans le hall du palais des congrès dans l’attente d’une place face à l’écran ?

Bien sûr, il y a les rétrospectives : celles des films des  frères Dardenne, de Cristian Mungiu, d’Emmanuelle Devos, l’Altro Cinéma et celle d’une particulière actualité « Face aux pouvoirs » mais surtout ces premiers courts et longs métrages de jeunes cinéastes français et européens, véritable identité du festival, dont la projection est suivie d’une discussion sur un ton bien loin des discours convenus de promotion. Car c’est aussi un festival où l’on parle et où l’on s’enseigne. Depuis cinq ans les psychanalystes de l’ACF-VLB y sont attendus pour ponctuer la semaine par un débat, à chaque fois improvisé, sur « ce qui se dit, ce qui se voit, ce qui s’entend ».

Il s’en dégage  une certaine vérité qui bat en brèche autant les certitudes que le voile pudique que l’on pose parfois sur la violence du monde1 et sur la violence propre à chacun qui prend le visage de la haine de l’autre.

Comment filmer cette haine ? O.Glavonic se heurte à un impossible. Sa solution : filmer une atmosphère sur un fond de paysage et faire résonner en off la voix des bourreaux. Dangereuse position politique pour celui qui nous alerte sur un feu toujours prêt à être rallumé2 en Serbie.

Position tout aussi politique que celle de Neil Beloufa, artiste reconnu sur la scène internationale : ici il se risque à explorer les couches successives qui enrobent la vérité dans un jeu avec le faire croire pour mieux dénoncer ceux qui créent de la tension et s’en servent comme outil de manipulation des masses.3

Mais ces jeunes cinéastes manient des genres inhabituels à Premiers Plans : l’humour4, le rire et la parodie5 ou la pudeur6 avec un souci constant d’esthétique pour mieux nous emmener dans un face à face avec la vérité de notre condition humaine. C’est un changement notable dans leur façon de traiter le réel pour mieux nous alerter. Ils cherchent non pas une vérité mais des vérités7. Ils cassent les stéréotypes. Ils refusent l’uniformisation, la normativation. Ils dénoncent toute forme de déterminisme qu’il soit géopolitique, social ou familial. Ils insistent sur le malentendu8 et se gardent d’asséner un prêt à penser. Le spectateur devient partenaire et acteur, renvoyé à sa solitude devant l’écran et à sa responsabilité de jugement et d’acte.

L’être humain, nous dit Julia Ducournau a la responsabilité de transcender le déterminisme et l’atavisme par la parole.9 Ils nous indiquent que le refus de la haine est un choix du sujet10

Et s’il est un espoir qu’ils veulent nous faire partager, comme l’a bien compris le jury en couronnant Hearstone11 film subtil sur le choix d’objet à l’adolescence, c’est celui qu’on puisse accepter le soi-même dans son étrange singularité et l’autre dans sa différence.

Un espoir adapté précise Grand Corps Malade qui depuis son accident s’essaye à traiter ce réel par l’écriture concluant ainsi son expérience de fiction « le film est un sport d’équipe », solution sinthomatique pour celui qui avait abandonné tout espoir d’en faire.

Cette année encore ces jeunes cinéastes, acharnés à ne pas céder sur leur désir, nous ont impressionnés en parvenant à faire sortir les spectateurs de leur zone de confort.12 Et c’est une position éminemment politique.

1 La rédaction du magazine du Festival

2 Ognjen Glavonic – film Depth Two– Serbie

3 Neil Beloufa – film Occidental – France

4 Fabien Marsaud et Mehdi Idir – film Patients – France prix du public

5 Gabriele Mainetti – film On l’appelle Jeeg Robot – Italie

6 Lidia Leber Terki – film Paris la Blanche – France, Algérie- débat avec l’ACF-VLB

7 Morgan Simon – film Compte tes blessures – France

8 Vallo Toomi – film Pretenders – Estonie

9 Julia Ducournau – film Grave – France

10 Raul Arevalo – film La colère d’un homme patient – Espagne

11 Gudmundur Arnar Gudmundson – film HeartstoneIslande prix du public

12 Thibault Bracq, programmateur, débat avec l’ACF-VLB




Les pathologies de la norme – variétés cliniques et enjeux théoriques

« À partir d’un cartel pluridisciplinaire comme on dit, atteindre au faire-savoir à l’Autre social est à proprement parler le sens du politique, celui face auquel l’analyste ne recule pas ».
Sur ce dit de F. Biagi-Chaï, notre extime, c’est le pari décidé que nous avons fait de poursuivre en proposant depuis janvier 2017 à Cahors un atelier mensuel « Psychanalyse et criminologie », lieu d’élaboration et d’échanges autour des connexions entre ces deux champs.

À partir de l’étude de textes fondamentaux, mais aussi en prenant appui sur la clinique judiciaire et la clinique psychanalytique mises en commun, sont abordées diverses notions autour de la question du sujet criminel aujourd’hui et du sujet normal aux confins de « la psychose dite ordinaire » selon le terme introduit par J-A. Miller dans son Orientation lacanienne.
Après Freud, dont on connaît la thèse la plus générale sur l’universalité du crime, selon laquelle « chez le criminel, il s’agit d’un secret qu’il sait et qu’il vous cache…», Lacan, lui, aborde les choses par le versant du réel qui traverse tout son enseignement, depuis l’étude des crimes (le cas Aimée) pour terminer avec l’étude du cas de James Joyce.
La voie de l’écriture (la fonction de l’écrit) est une des voies possibles pour tenter de cerner ce réel auxquels les êtres parlants ont à faire, en réactualisant pour nous les questions déjà présentes dans la thèse de J. Lacan « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », et ses Ecrits « l’Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », « L’agressivité en psychanalyse », et « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ».

La volonté de Lacan de saisir l’inconscient à partir de sa représentation selon les catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire est aussi ce qui nous permet de nous séparer de l’approche de la psychose par le comportement. En effet, si les « psychoses extraordinaires » se révélaient par des troubles massifs du comportement, ceux que l’on rencontre dans nos tribunaux mais pas seulement ne présentent souvent rien de tel mais révèlent plutôt des bizarreries, des styles de vie particuliers, des inventions, des témoignages d’une façon singulière d’être au monde et avec les autres.
Il s’agit donc de se déprendre d’une pente à vouloir traiter et comprendre à partir du comportement sans quoi nous risquons de passer à côté de la façon dont le sujet se définit lui-même, dont il parle de lui et, partant de là, se construit comme sujet dans un monde tout entier baigné par le langage. La clinique discrète de la forclusion du Nom-du-Père s’avère d’une grande diversité et tout un chacun, qu’il soit clinicien, juriste (avocat, magistrat, expert, travailleur social…) est amené à rencontrer ces sujets hors norme tout en étant dans la norme.

Nous nous orienterons aussi de la thèse soutenue par F. Biagi-Chaï1 nous sensibilisant, nous invitant à ne pas se laisser endormir ni fasciner par une manière d’être mais plutôt à s’étonner, à savoir lire et déchiffrer ce qui est donné à voir et à entendre. Un criminel a une histoire dans laquelle il y a des points de butée, de réel.
Nous essaierons de différencier cette notion de réel de celle de réalité afin de cerner ce qui du sujet n’a pu se dire, le poussant à agir. Le passage à l’acte ou l’acte peuvent venir comme solution face à un impossible à dire. Quand tout le symbolique est réel, quand d’infimes détails font signe au sujet qu’il entend comme « c’est ça, c’est le moment, ça doit se passer, j’ai eu un déclic », le font passer du côté de l’horreur. Est-il possible de repérer, avant, les prémisses qui nous permettront de l’éviter ou le détourner ? Ou bien, dans l’après-coup, lors d’une expertise par exemple, d’une audition, d’un entretien clinique, l’indication d’une coupure, tel le déclic, un détail, une goutte d’eau qui fait basculer dans le délire ? (comme, par exemple, le crime des sœurs Papin et le fer à repasser qui ne marche pas).
Quel est ce réel qui fait intrusion dans la vie du sujet ? Dans les passages à l’acte, comme dans les actes anodins, « il y a toute la structure fractale de l’acte du sujet ». Quid ?
Ces questions orienteront l’atelier qui se déroule chaque mois, à Cahors.

1- Biagi-Chaï F., Le cas Landru, à la lumière de la psychanalyse, Paris, Imago, 2007.
2- Psychanalyse et criminologie aujourd’hui – Repères conceptuels, éthiques et cliniques sous la direction de Yohan Trichet et Romuald Hamon, Rennes, P.U.R, 2016.
3- Freud S., « La psychanalyse et l’établissement des faits en matière judiciaire par une méthode diagnostique » (1906), Essais de psychanalyse appliquée, Paris, 1906, Payot.
4 – Cottet S., « La criminologie lacanienne », Mental n° 21.




Écrire avec la lumière

À la suite d’une présentation de malade, j’étais restée sur une interrogation : une patiente avait témoigné après un passage à l’acte radical d’un certain renouveau initié par sa fréquentation assidue d’ateliers de musicothérapie, d’art-thérapie et surtout d’initiation à la photographie. Cette dernière animation a spontanément pris de l’ampleur à partir des réalisations joyeuses et loufoques du groupe sur un thème qui, au départ, ne semblait pas demander un particulier esprit de fantaisie : la photo de famille !
Pour cette patiente, l’interview conjointe du Dr Nicole Graziani et de l’artiste photographe Rita Scaglia révèle un remaniement psychique qui s’opère au fil de ces séances. Cela tempère le départ du mari, un bel homme aux traits prestigieux, idéalisés depuis leur rencontre, au sortir de l’adolescence, après une période de grande perplexité. Ce goût qui s’instaure récupère un agencement imaginaire dévasté par une part perdue d’idéal du moi. Elle s’était enfin « vue être vue » aimable, dans le regard d’un Autre bienveillant et rieur. En retraçant les contours de ces interviews, nous pouvons cerner comment le maniement par un sujet d’une image de soi dans une ambiance particulièrement chaleureuse et drôle a pu lui restituer, selon les termes mêmes de notre patiente : « Une petite vie ».

Rita Scaglia : Je suis partie de cette interrogation : à partir d’un espace vide, comment laisser une place pour que quelque chose advienne ? C’était pour moi l’inconnu total. J’ai travaillé en imaginant quoi faire… J’avais le souci de ne pas être préjudiciable aux patients […].
On a travaillé sur le thème du mariage parce que tout le monde a des photos de soi avec un chapeau. Qu’est-ce que ça fait de nous ? Nous avec un chapeau dans un mariage… Puis il y a eu des photos de famille uniquement avec les chapeaux, sans les gens. On donnait un peu une attitude au chapeau…
Les gens ont tout de suite beaucoup ri. Par contagion, on était tous en train de « déconner… » Une ambiance de folie douce qui faisait qu’on était tous ensemble dans un délire. Les femmes faisaient des hommes. Les rôles changeaient suivant les places : la sœur jalouse, la mère en larmes, la belle-mère odieuse… Malgré le cadre horrible de la salle, moi qui suis plutôt esthétisante finalement ça ne m’a pas gênée ! Ce fut un moment évident et léger. Un moment hors du temps, hors du lieu ! Chacun était responsable de ce que l’histoire devenait : tu prenais le chapeau et la tête avec… Je faisais comme quand j’étais petite, en jetant le chapeau, on jetait la tête !
La seule consigne pour transmettre l’essentiel en vue de la réussite des photos : « Ecrire avec la lumière ! D’où vient la lumière… Donc doser la lumière… »
Les soignants ont également joué le jeu, au point où j’ai pris une infirmière pour une des patientes. Le seul fait de rire… Tu ris et il y a une image qui témoigne de ce moment-là.
Si le film initialement prévu ne se fait pas, il y aura, pour la rentrée, le livre des photos réalisées pendant les deux séances…

Nicole Graziani : J’espère qu’il s’intitulera : « Écrire avec la lumière ! »

Le docteur Nicole Graziani qui a favorisé ce projet en partenariat avec l’ARS, se déclare, de son côté, très agréablement surprise par les résultats. La qualité artistique des clichés constitue, selon elle, un révélateur (au sens photo-graphique du terme !) de la singularité de patients qu’elle suit depuis longtemps. Le cadrage portait, en effet, la marque d’une authenticité qui se livrait au regard et d’une certaine manière, s’était déjà dévoilée dans le cadre du transfert. Le docteur a même évoqué (ce qui n’est pas un moindre hommage), ces blessures de l’être, que révèlent si souvent les photographies de Raymond Depardon !
Le champ scopique de ces petites comédies s’est dévidé sous l’égide d’un Autre délicat qui transmet un savoir-faire favorisant l’obtention d’une image où l’on s’aime. Notre patiente sort de l’aventure, animée, cette fois, d’un petit désir.

Elle exprime ouvertement ce sentiment d’un retour dans le monde des vivants : « À elles deux, elles ont réussi à me faire revenir ».