être mère

Mère aimante

L’amour d’une mère peut prendre bien des couleurs. Que celui-ci soit une métaphore ou qu’il revête un caractère plus réel, la mère aimante prend d’abord son enfant comme objet. Le texte d’Aurélie Pfauwadel trace un sillon parmi les avatars du destin de la perte au cœur de l’être mère.

Le film Philomena de Stephen Frears, sorti en 2013, vient nous rappeler à quel point la maternité est histoire d’amour. Il relate la vie de Philomena Lee, une fille-mère irlandaise qui se voit arracher son jeune fils par les bonnes sœurs du couvent de Roscrea pour le faire adopter contre son gré. Philomena n’a depuis lors jamais cessé de le chercher – « J’ai pensé à lui tous les jours de ma vie » – et finira par retrouver sa trace, hélas trop tard, cinquante ans après.

Hélène Deutsch indique qu’en matière de complexe affectif maternel, on observe « autant de variantes que de mères »[1] : de l’amour infini, à l’indifférence, en passant par l’amour divisé ou empreint d’hostilité. On ne saurait, d’ailleurs, préjuger de manière normative de la valeur de cet amour, car un enfant peut aussi bien pâtir du défaut d’amour maternel que de son excès – et comme le rappelle Lacan, « On sait bien qu’à trop chérir un enfant, il y a plus d’un mode »[2]. La fameuse mère-crocodile est précisément celle qui aime tellement son produit qu’elle le menace de réintégration et par là de désintégration.

Une spécificité de l’amour maternel ?

Du point de vue de la psychanalyse, y a-t-il une spécificité de l’amour maternel – en ce qu’il peut se démontrer d’être absolu, inconditionnel, voire héroïque et sacrificiel ? Pour H. Deutsch, certains traits de l’amour maternel peuvent être observés ailleurs : « il existe une surestimation semblable de l’objet dans la passion amoureuse ; il y a dans le deuil une semblable éclipse de tous les autres intérêts de la vie ; il y a, chez les gens que tourmentent des sentiments de culpabilité, une semblable aptitude au sacrifice masochiste ; dans la mélancolie, nous trouvons une si forte identification avec autrui »[3]. Mais, pris tous ensemble, ces éléments composent le « complexe émotionnel de l’amour maternel » qui présente « quelque chose d’unique »[4].

Comment penser ce qu’aurait d’incomparable l’amour maternel sans tomber immédiatement dans l’idéalisation de cet amour, voire dans le fantasme d’une harmonie préétablie entre la mère et son enfant, ou le mythe d’un primary love à la Balint ? Il n’est pas indifférent que l’éclaircissement du concept d’objet en psychanalyse par Lacan soit allé de pair avec son élucidation des rapports mère-enfant. Tel est l’enjeu d’une théorie de la maternité en psychanalyse : elle emporte avec elle la conception qu’on se fait des rapports du sujet à l’objet – et inversement.

Ainsi que l’indique Jacques-Alain Miller, le geste principal de Lacan à cet égard a consisté à rappeler que la mère est une femme[5]. La question est donc de déterminer quel peut être le statut, pour un sujet féminin, de ses objets – en tant que le partenaire-enfant, pris ici dans sa dimension de partenaire amoureux, est un tenant lieu d’objet ?

Les circuits de l’amour maternel et son objet

Pour aborder les différentes formes que peut revêtir l’amour maternel, il convient donc d’examiner les divers modes de relation de la femme à son manque.

Selon cette optique, qui met en son centre la sexualité féminine, Lacan fait porter l’accent, dans la métaphore paternelle, sur le désir de la mère (DM) et non sur l’amour. La maternité est alors appréhendée selon une problématique phallique et œdipienne, en référence à la castration (-φ). Mais cette mère désirante est aussi une « puissance d’amour » : au-delà du comblement des besoins, la demande qui lui est adressée porte sur sa présence et son absence, et sur l’objet comme don symbolique, signe de l’amour[6]. La mère n’est pas seulement celle qui a mais aussi celle qui donne ce qu’elle n’a pas, son amour[7]. Par la métaphore de l’amour, la mère introduit l’enfant à l’Autre du signifiant, à la dimension de la parole et du désir, ainsi qu’à l’ordre de la culture et de la civilisation.

Dans ce cadre, Lacan précise que « Ce n’est pas tout à fait la même chose si l’enfant est par exemple la métaphore de son amour pour le père, ou s’il est la métonymie de son désir du phallus, qu’elle n’a pas et n’aura pas. »[8] À ce titre, l’enfant peut être l’objet d’un surinvestissement du narcissisme féminin, allant jusqu’à la surestimation fétichiste[9]. Là où H. Deutsch définit, de manière frappante, l’amour maternel comme « le plus altruiste amour de soi »[10], Lacan dévoila la manière dont l’amour maternel, comme dans toute relation amoureuse, masque la fonction de l’objet partiel, qu’il théorise comme objet petit a. Dans les années 1960[11], Lacan en vint à penser la formule de la maternité à partir du mathème du fantasme $ ◊ a, l’enfant ne venant plus à la place du phallus mais de l’objet a.

Ce n’est alors pas la même chose si l’enfant a pour la mère le statut d’objet cause du désir – part perdue, objet hors-corps auquel la mère aliène son désir car elle y a déposé ce qu’elle avait de plus précieux – ou si l’enfant vient en place d’objet réel ou « objet plus-de-jouir ». Dans le premier cas, la perte est constitutive de la maternité – et l’histoire de Philomena, par le redoublement répété de la perte, produit un effet de loupe sur cet aspect essentiel de l’amour maternel. Selon cette logique, l’enfant est pris comme partenaire érotomaniaque, dans la dialectique de l’amour, en un circuit qui comprend la dimension de l’Autre car l’enfant y est reconnu et aimé comme sujet de parole et de discours. À l’inverse, dans le second cas (à supposer que l’on puisse encore parler d’amour), l’enfant se voit traité comme un objet pulsionnel, partenaire de la jouissance Une maternelle.

« Mère aimante », on le voit, est un syntagme pour le moins équivoque…

[1] Deutsch H., La psychologie des femmes. Maternité, tome II, Paris, PUF, 1955, p. 256. [2] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 749. [3] Deutsch H., op. cit., p. 276. [4] Ibid. [5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 janvier 1994, inédit [6] Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 690-691. [7] Cf. Miller J.-A., op. cit., leçon du 6 avril 1994, inédit : « La mère n’est pas seulement celle qui a. Elle a à être, au-delà de l’Autre tout puissant de la demande, l’Autre de la demande d’amour – celle qui n’a pas, celle qui donne ce qu’elle n’a pas et qui est son amour. » [8] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 242. [9] Cf. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard/folio, 1987, p. 59, note 1 ; « Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 95. [10] Deutsch H., op. cit., p. 277. [11] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (1967) & « Note sur l’enfant » (1969), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

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Das Ding et la mère

Après une première cure non lacanienne, Pénélope s’adresse à moi pour se « séparer de la chose maternelle ». Enseignante en philosophie, c’est avec ce savoir qu’elle acquiesce à l’orientation du précédent analyste : ordonner, avec des interprétations sans équivoques, les traits du bon et du mauvais objet attribués à la mère. Cette mère n’ayant pu être correctement soignée d’un cancer durant la grossesse, meurt dix ans après, du fait, prétendait-elle, du choix de la préservation de la grossesse. La première cure n’a pas permis à Pénélope de se séparer de l’inaccessible poids de mort que sa venue au monde comporte et qu’en bonne kantienne elle désigne comme ce qui est pour elle la chose en soi.

Rompre avec la sociologie objectalisée et le Souverain Bien

1959. Lacan reprend les termes freudiens de l’Entwurf. Le rapport à autrui se divise en deux. Un : mobilisation des représentations assurant la retrouvaille des coordonnées de plaisir et de déplaisir autour de l’objet perdu du fait de l’entrée dans le langage. Deux : une partie reste, als Ding dit Freud, comme Chose, hors représentation, extérieure, interdite, voire, dit Lacan, « hostile, à l’occasion »[1].

L’article de Heidegger « Das Ding » sert de point d’appui. Pour le philosophe, la Chose est ce qui se situe comme vide, rien, là où « la proximité [de l’être] se cache elle-même et demeure […]. Le vide, ce qui dans la cruche n’est rien, voilà ce qu’est la [choséité de la] cruche»[2].

Lacan récuse la voie de l’être, vise le réel de la jouissance dans ses rapports avec l’Autre des signifiants.

Il tranche d’avec ce que l’on pourrait appeler une sociologie objectalisée par laquelle les post-freudiens prennent support d’un universel œdipien pour donner une raison à l’interdit et distribuer à la mère les bons et mauvais points des représentations de l’objet perdu. Ils mettent « à la place centrale de Ding le corps mythique de la mère ».[3]

Lacan a alors déjà « révisé »[4] l’interdit œdipien par la castration et la métaphore du Nom-du-Père. Dans le Séminaire VII, il précise : « la loi de l’inceste se situe […] au niveau du rapport inconscient avec das Ding […]. C’est dans la mesure où […] l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver mais ce qu’il ne saurait atteindre […] que gît l’essentiel, […] la loi de l’interdiction de l’inceste »[5].

Voilà qui boucle la rupture d’avec l’articulation psychologisante entre sociologie et interdit de l’inceste. Cela permettra plus tard à Lacan d’affirmer « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme »[6]. Il ajoutera « La parenté en question met en valeur ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit […] l’analysant ne parle que de ça parce que ses proches parents lui ont appris lalangue, il ne différencie pas ce qui spécifie sa relation à lui avec ses proches parents »[7].

Dès lors, c’est dans l’exception pour chacun que « Das Ding se présente au niveau de l’expérience inconsciente comme ce qui déjà fait la loi […], une loi de signes où le sujet n’est garanti par rien »[8]. Lacan insiste sur le renversement de la loi morale introduit par Freud. C’est ce qui induit la minuscule du « bien interdit »[9], à opposer à la majuscule du Souverain Bien qui, depuis l’antiquité grecque, idéalise la voie éthique de la confrontation à une loi espérée universelle.

Ex nihilo

Aucun universel ne règle l’inaccessibilité à la Chose. Si Freud ouvre une « béance renouvelée concernant le das Ding […] au moment où nous ne pouvions plus le mettre en rien sous la garantie du Père.»[10], cela impose de reconsidérer les conditions singulières de sa constitution et les leviers qui, dans une cure, permettent au sujet de la mettre à sa place. Lacan martèle : « la création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle.»[11] Le signifiant « crée le vide » et introduit « la perspective même de le remplir »11. Lacan précise ici comment un trou est « façonné » dans le réel par le signifiant et propose plaisamment de qualifier « nom divin » celui de Bornibus, marque de moutarde remplissant les pots dont le vide est la Chose.

Dans sa première cure, Pénélope tissait l’ordre des raisons des bonnes et mauvaises mères et défaisait l’ouvrage dans une relation amoureuse ravageante. Son compagnon l’aimait « à la vie, à la mort » en refusant qu’elle devienne mère pour la « garder toute à lui ». Récemment, elle disait mettre la Chose à sa place en rompant avec cet homme sur ces mots : « tu es un des noms que je donne maintenant à ce qui me fixait à ma mère. »

  [1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 65. [2] Heidegger M., « Das Ding », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 199-211. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit. p. 127. [4] Cf Lacan J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 45. Lacan y évoque la « révision du complexe ». [5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 83. [6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 532. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 89. [9] Ibid., p. 85 [10] Ibid., p. 119. [11] Ibid., p. 147. Dans le Séminaire « R, S, I », inédit, Lacan donnera au symbolique le nom de « trou ».

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Marie n’a pas dit son dernier mot !

Être mère sur L'Hebdo-Blog, DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DES JOURNÉES : C'est avec une longue liste non exhaustive de mères, « typifiées » pour la circonstance, – la mère soumise, la mère méfiante, la mère poule, la mère déprimée, la mère rigide, la mère folle, la mère angoissée, la mère aimante… – que le Cartel Dossier a invité les membres du comité de pilotage et du comité scientifique des Journées 44 à nous parler des mères, d'une mère, d'être mère. Semaine après semaine, vous découvrirez la façon dont chacun, chacune s'est saisi de cette proposition. Une série de tableaux hétéroclites et surprenants donneront au lecteur un aperçu de ce grand work in progress autour de la question « Être mère ».

« Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas », c’est ce qui a été retenu de la fameuse prédiction d’André Malraux, là où l’on sait qu’il a plus exactement dit « Le XXIe siècle sera mystique, ou ne sera pas ». Cependant, on n’a pas attendu notre époque pour avoir recours à ce que Philippe Sollers appelle la PSA, Procréation Spirituellement Assistée qui a donné naissance au fils de Dieu. Damien Guyonnet nous livre ici une réflexion qui illustre cette orientation et il est tout à fait passionnant de lire ce texte à la lumière de notre hyper modernité.

Récemment, le pape François annonçait devant un parterre de prêtres et de séminaristes : « Si on n’a pas une belle relation avec la Vierge, on a quelque chose d’orphelin dans son cœur »[1]. Pourquoi ce rappel urgent et nécessaire au culte rendu à Marie, déclaration d’amour qu’on aurait tôt fait de juger dépassée ? Et si, contre toute attente, le pape François était finalement très moderne ? Alors, Vierge Marie, mères du XXIe siècle, même combat ?

Une disjonction, deux constats

Si nous nous interrogeons sur l’articulation entre maternité et sexualité, telle qu’elle se présente au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, deux temps logiques semblent repérables. Avec la légalisation de la pilule en 1967 et la loi Veil du 17 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse, pour la première fois en France, une disjonction s’opère entre maternité et sexualité. Il est dorénavant possible pour une femme d’avoir une sexualité sans risque de maternité. Cette disjonction, nous la retrouvons également dans la logique de la procréation médicalement assistée (PMA), cette fois-ci de manière inversée : il est désormais possible de devenir mère sans sexualité.

Cette disjonction reprend, dans une certaine mesure, celle qui peut être effective entre la mère et la femme. Disons que cette dernière apparaît clairement maintenant, là où auparavant le statut de mère recouvrait largement celui de femme.

Retour sur Marie

Cette disjonction maternité/sexualité, versant « maternité sans sexualité », est également présente dans le récit de la naissance de Jésus, ce que nous rappelle la doctrine de la Conception Virginale (CV) selon laquelle Marie conçut le Christ par l’intervention du Saint-Esprit en restant vierge, ainsi que le dogme de l’Immaculée Conception (IM)[2] rappelant que Marie a été préservée du péché originel[3]. Ainsi enfants de la science, enfants de Marie, même combat, à la différence près, et de taille, que désormais, les analyses médicales et la diffusion des résultats sur internet ont supplanté l’ange Gabriel quant à l’annonce d’une possible maternité ! Ainsi, la CV et l’IM préfigurent en quelque sorte la PMA. Il n’y a pas besoin de rapport sexuel pour avoir un bébé. C’est désormais à deux instances que l’individu peut vouer une admiration toujours plus grande : la médecine présente au sein même de ses organes de reproduction, et la Sainte vierge logée au fond de son cœur.

Mystérieuse Sainte Anne

Cette dernière est représentée dans le célèbre tableau de Léonard de Vinci, La vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne, exposé au musée du Louvre. Sont réunis dans une même scène la grand-mère, la mère et le fils, ainsi que l’agneau christique. Trois personnages donc, pour trois générations, avec cette particularité que les deux personnages féminins semblent étrangement n’en former qu’un dans une sorte de dédoublement. Autre division concernant Marie : elle est à la fois mère de Jésus de Nazareth et mère de Dieu (la Theotokos en grec, la Déipare en latin) ; « Sainte Marie, mère de Dieu,… », énonce la prière. Dès lors, comme le note Philippe Sollers : « du féminin engendre du féminin lequel engendre son principe causal… »[4]. Et nous pouvons étendre encore davantage la liste des enfantements de Marie, comme nous l’indique le Chant XXXIII du Paradis de Dante : « Vierge mère, fille de ton fils, humble et haute plus que créature, terme arrêté d’un éternel conseil […] »[5]. Et Sollers de conclure alors en toute logique : « C’est une proposition d’inceste réussi. »[6] Bref, nous l’aurons compris, tout cela reste miraculeux, échappant irrémédiablement à la science.

Vers une autre disjonction

Qu’aucune preuve n’existe des différents enfantements de Marie, de celle que nous osons définir, avec l’autorisation du Saint-Père, comme résolument moderne, est très enseignant pour nous. En effet, lorsque la maternité se passe de sexualité, plus rien n’est sûr. D’où le recours, concernant Marie, à la croyance, ainsi qu’au dogme. Pour toutes les autres mères, celles de la science, précisément celles qui ont recours à la gestation pour autrui (GPA), a lieu dès lors une petite révolution, comme le note Jacques-Alain Miller : puisque devenue incertaine, la maternité passe alors au statut de fiction légale, fiction qui, auparavant, était assignée au père[7].

C’est finalement à une dernière disjonction que nous parvenons, révélée là encore par Marie, celle existant entre « maternité » et « être mère ». Avec la GPA, la question de la maternité, autrefois associée à une réalité biologique, change de statut. On peut accéder au statut de mère sans avoir porté l’enfant, une sorte de déni inversé en somme, laissant apparaître finalement qu’« être mère » relève autant, voire plus, d’une fonction, que d’une réalité matérielle. Reste à celle souhaitant l’incarner à devenir en quelque sorte un modèle de cette fonction.

[1] Cf. l’article d’Élisabeth de Baudoüin « Pape François : Si tu ne veux pas de Marie comme mère, tu l’auras comme belle-mère !» (disponible sur internet). [2] Proclamé par Pie IX le 8 décembre 1854 (bulle Ineffabilis Deus). [3] Nous savons par contre que la question de sa virginité perpétuelle prête quant à elle à discussion. [4] Sollers P., Le Saint-Âne, Paris, Verdier, 2004, p. 27. [5] Dante, La Divine Comédie/Le Paradis (trad. Jacqueline Risset), Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 307. [6] Sollers P., op. cit., p. 35. [7] Cf. Jacques-Alain Miller lors du second Parlement d’UFORCA à Montpellier en mai 2011, inédit.

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Bord de mère

Un petit livre choc, d’une écriture épurée et poétique, est en prise avec le thème être mère quelle question ! De quoi s’agit-il ? Quelques lignes dans un journal à la rubrique faits divers : Une femme tue ses enfants après leur avoir payé la fête foraine et les frites.

Le caractère terrible de cette phrase saisit Véronique Olmi, dramaturge. De ce surgissement du réel naît une fiction, Bord de mer[1], son premier roman dont la lecture éprouvante bouleverse le lecteur. Le talent de V. Olmi consiste à nous introduire dans l’univers mental de son personnage. Dans ce récit situé après-coup, elle donne la parole à la narratrice, long monologue intérieur d’une femme, mère de deux enfants, qui se clôt dans un hurlement. Alors que la lecture avait déjà créé une inquiétante étrangeté, le lecteur est saisi d’effroi à la fin du récit. La narratrice dont nous ne saurons pas le nom, sera auteur d’un double filicide[2]. Le récit éclaire à minima les coordonnées de son acte. En filigrane, le lecteur pressent le caractère désespéré du voyage qu’elle entreprend.

Elle vit seule avec ses deux enfants, Stan et Kevin (neuf et cinq ans). Pour la première fois, elle les emmène découvrir la mer, elle se l’était juré. Le récit commence quand ils prennent le dernier car du soir. Les enfants sont inquiets de partir en semaine en période scolaire. Il pleut, l’hôtel est minable, il fait froid, l’argent manque, elle a oublié sa « chimie ». C’est une mer déchaînée qui est au rendez-vous, non la belle bleue. Dans la ville, on les regarde, elle perçoit de l’énervement, du dégoût à leur égard. Rien ne va comme elle aurait voulu.

Elle est une femme désorientée, épuisée, sans appui, dont les souvenirs se perdent, excepté la chanson de son père et la ressemblance du père de Kevin avec son propre frère. Envahie par ses monstres intérieurs, par des angoisses qui l’empêchent de dormir la nuit, elle est amenée à dormir le jour avec pour conséquence son retard à la sortie de l’école qui n’est pas sans lui faire éprouver de la honte. Elle n’est pas comme les autres, se faufile dans la vie, se retire chez elle ressentant une hostilité foncière du monde qui l’entoure. Ses seuls liens sont contraints, l’école et le dispensaire.

Au-delà des difficultés sociales, voilà son drame : « on met des bébés au monde et le monde les adopte. On est des ventres, c’est tout, après ça nous échappe et très vite on nous explique qu’on est hors du coup ». Le discours normatif porté par l’assistante sociale lui fait injonction – être une mère normale, comme les autres, viser la perfection… Elle s’y soustrait, par éthique ou impossibilité ? Pour la narratrice, être mère elle n’est que cela : « J’étais la maman, pas plus, pas moins que les autres, le premier mot écrit par Kevin, j’étais ça, je faisais ça. »[3] Une bonne mère avec un intérêt particularisé, elle veille, prend soin, aime ses enfants, en est fière. Elle sait les faire sourire, les distraire de ses soucis pour qu’ils ne voient pas son malaise. Elle se transformerait en fée pour être à la hauteur de leurs espoirs[4] dans les limites de ses forces.

Pour elle, « Il y a l’enfance […] Mais juste après l’hostilité du monde»[5]. Aussi, elle voudrait dissoudre la frontière entre eux et éviter que le monde n’avale ses mômes alors qu’ils deviennent sujets. Elle veut les protéger, tout leur épargner, le froid, la honte, la contagion des autres, de la société. Dans sa solitude insupportable et son égarement, son désir de mère ne cesse pas de ne pas vouloir se séparer. En l’absence de médiation possible, la séparation sera radicale. Au-delà de son acte, envahie par son imaginaire, elle constate son échec à réunir Stan et Kevin dans la mort, ils se tournent le dos et ne se regardent pas, elle en est ravagée.

  [1] Olmi V., Bord de mer, Paris, Actes Sud, coll. Babel, 2001. [2] Un filicide est un passage à l’acte meurtrier soit un homicide d’un parent sur son enfant, il est à différencier de l’infanticide où la victime est un nouveau-né n’ayant pas une existence sociale. [3] Olmi V., op. cit., p. 111-112. [4] Ibid., p. 36. [5] Ibid., p. 109.

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Mauvaise fille : l’espace d’une écriture à soi

À propos du livre de Justine Lévy, Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009.

Avec Le rendez-vous, Justine Lévy dresse le portrait d’une mère « très, très belle » que la vie « de bohême et de désordre » consume dans toutes sortes d’excès qui la font absente à son rôle de mère. « Si la femme est infiniment séduisante, la mère est dangereuse. »[1], écrit J. Lévy, dressant le portrait d’une fille divisée entre le désarroi d’avoir une mère « égoïste, et dure, et désinvolte »[2] et la fascination admirative pour une mère « merveilleuse, délicate, enchanteresse »[3]. Prise dans ce mélange d’effroi et d’éblouissement qui fait sa « brûlure, là, tout le temps »[4], cette fille veut l’impossible : protéger cette mère, trop proche du « bord des choses », d’elle-même. Mais les amants, les amantes, les pharmacopées, l’alcool, les vols, les petites délinquances, la prison creusent toujours plus le trou où la mère bascule sans que ni le masque de la beauté ni personne n’y puissent rien. Au rendez-vous donné par la mère, la fille a « toujours su, au fond, qu’elle n’allait pas venir »[5]. Et l’oubli de la mère, en l’emprisonnant dans le refus du manque maternel, lui fait occuper la place de l’objet de son désir et laisser son propre désir en suspens.

Avec Mauvaise fille, J. Lévy convoque à un ultime rendez-vous ce même lien dévastateur entre une mère et sa fille : la mère est en train de mourir quand sa fille apprend qu’elle attend son premier enfant : « Je suis embarquée dans […] une nouvelle vie […] Quelqu’un va arriver que je vais aimer plus que moi-même et que ma mère […] Et quelque chose, en moi, ne se pardonne pas d’avoir fait ça »[6]. Dans ce mélange de bonheur et de tragique, la « mauvaise fille » se sent coupable d’avoir eu une mère qui la renvoyait à la solitude. Elle ne se pardonne pas, en consentant à devenir mère à son tour, de la laisser maintenant à son destin mortel. Dans cette double contingence où le réel de la mort fait irruption dans le corps de sa mère tandis que la vie épanouit le sien, elle ne peut pas lui dire qu’elle attend un enfant, elle ne peut pas dire ces mots qui séparent. « Elle doit savoir […] je n’ose plus lui parler de rien […] Ce qui est monstrueux c’est que j’ai zappé maman en faisant un enfant »[7]. À l’heure des comptes et des adieux, c’est à elle, la fille qui a fait le rêve impossible de protéger sa mère de sa provocation à perdre tout sens dans une Autre jouissance, d’effectuer, seule, le difficile travail d’accepter le manque de l’Autre maternel. La mort de sa mère est son vrai ultime rendez-vous avec la jouissance pulsionnelle de celle-ci et avec son choix propre, de faire de cette part de liberté qui lui revient, une création qui lui permette d’être une femme à sa manière. « Maman est morte et je suis en train de devenir maman, […] je suis sonnée […] ou bien furieuse […] comme elle l’a toujours été, enragée, révoltée, car en train de comprendre qu’il n’y a rien, rien de rien »[8]. La fille va-t-elle comme sa mère faire le choix de s’engloutir dans la passion mortifère de ce rien que J. Lacan nomme la « Surmoitié »[9] ? C’est divisée qu’elle aborde cette question essentielle à son être de femme lié à cette Autre jouissance qui a tant envahi la femme en sa mère. Quand vient pour elle le rendez-vous avec sa propre fille à naître, la césarienne s’impose, tant pour elle accoucher semble impossible : impossible délivrance d’une part vivante en elle ? Impossible expulsion d’une mère trop réelle en elle ? Mais quand l’enfant est là, son innocente présence vivante efface l’impossible confiance en une mère à la parole si peu « fiable » et rend possible une inscription symbolique par le lien à un homme dont la virilité tout humaine sait prendre soin d’elle et la désirer comme femme.

Avec l’appui d’un père qui « ne renonce pas » à la sécuriser, avec l’amour et le désir d’un homme qui sait la faire rire et avec l’enfant qui la fait mère responsable, la fille du roman de J. Lévy parvient à mettre à distance la jouissance illimitée de son Autre maternel et acquiert une consistance de son être comme sujet et comme femme : « Ma peine est infinie, envahissante, absolue, mais, […] pour nous trois, […] je décide de la remiser […] loin de nous. […] il n’y avait personne et maintenant il y a quelqu’un et je suis mère de ce quelqu’un »[10].

Avec ce roman, J. Lévy démontre que c’est en continuant à se référer à l’Autre maternel, dont le manque est le fondement, qu’une fille parvient à établir son désir propre et à créer sa propre féminité. Si séparer son corps, son désir et sa jouissance de ceux de sa mère est la tâche de toute fille et de toute mère, J. Lévy nous enseigne, avec Jacques Lacan, que c’est avec son « obscure intimité »[11] qu’une fille se donne un corps d’amour et de désir à elle, et qu’un écrivain écrit. Et si avec Mauvaise fille J. Lévy révèle une part autobiographique de son histoire, c’est en tant qu’avec ce roman elle parvient à nouer au langage le manque constitutif de sa féminité et affirme que sa condition de femme la regarde, pas sans l’Autre.

  [1] Lévy J., Le rendez-vous, Paris, Plon, 1995, p. 22. [2] Ibid., p. 39. [3] Ibid., p. 39. [4] Ibid., p. 41. [5] Ibid., p. 177. [6] Lévy J., Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009, p. 25. [7] Ibid., p. 66-67. [8] Ibid., p. 93-94. [9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468. [10] Lévy J., Mauvaise fille, op. cit., p. 158. [11] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, 1966, p. 676.

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Une dépêche de l’Yonne… Le coup d’envoi est donné !

L’association Cause freudienne Bourgogne Franche-Comté a le plaisir de vous inviter à son premier après-midi de travail dans l’Yonne le samedi 4 octobre prochain. Sous le titre « Mères idéales, mères réelles » nous mettrons à l’étude le thème des prochaines Journées de l’ECF. Le désir des cinq est dans le coup. Ils sont membres de l’ECF (Nathalie Georges-Lambrichs, Patricia Johansson-Rosen, Didier Mathey et Anicette Sangnier) ou de l’ACF (Karolina Lubanska) et ont des attaches familiales dans l’Yonne. Ils s’associent pour donner vie à une aventure auxerroise inédite en faisant une offre de travail orienté par l’enseignement de Jacques Lacan et de Jacques-Alain Miller : ils proposent des études psychanalytiques. À qui veut. Les mises sont faites ! Ils n’ont point d’idée du paysage intellectuel de l’Yonne. De ce point de vue, elle leur est une terre inconnue. Ils n’y vont pas en conquistadors mais en explorateurs. Y trouveront-ils de l’hospitalité ou seront-ils persona non grata ? La psychanalyse a-t-elle encore le droit de cité par ici ? Monsieur Guy Férez maire d’Auxerre leur ouvre grand la porte de la ville : il leur fait l’honneur non seulement de donner son patronage à l’événement, mais encore de venir l’ouvrir en personne.

Que veulent-ils ? Ils veulent rencontrer ceux pour qui le sujet de l’inconscient compte. Les entendre et se faire entendre d’eux. Ils veulent parier sur un malentendu créateur. Trouver pas tant une langue commune qu’une parole vivante…de celles qui portent à conséquence.

Sauront-ils parler sans se réfugier dans une «  disance lacanienne » [1]? Sauront-ils transmettre ce qui ne se transmet qu’entre les mots ? Et non pas tant ex-cathedra ? Sauront-ils convertir le savoir troué en gay sçavoir ? Encore deux semaines…Seize personnes inscrites ! C’est avec elles qu’ils vont engager la conversation. Et avec quelques autres encore, peut-être…

PS : Une collègue m’a informée que les responsables administratifs faisaient de la publicité pour notre journée auxerroise. Moi, enthousiasmée, de lui répondre : « Les administratifs qui y mettent du leur ? Leurs noms ! ». En réponse, pas de noms, mais juste cette note : « En fait, voilà, plusieurs personnes souhaitent avoir une aide financière pour aller aux Journées de l’ECF. Les responsables leur font plutôt valoir la demi-journée d’Auxerre ». Bref, j’ai compris que «  l’engouement » des administrateurs pour notre initiative est à la mesure de leur goût pour les économies ! Sur ceci, il me revient cette phrase tirée de la première partie de  Faust :

- Qui es-tu donc, à la fin ?

- Je suis une partie de cette force qui, éternellement veut le mal, et qui, éternellement accomplit le bien ». Alors ? Vive les administrateurs !...

Sera ce qu’il sera. Pourvu que nous fassions ce que nous avons à faire.

  [1] Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan, cours du 15 novembre 2006, inédit. LHB2_Affiche_Meres_ideales_meres_reelles-1 Enregistrer

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