La jouissance féminine : une orientation vers le réel

Dans son cours de 2011, « l’Être et l’Un », Jacques-Alain Miller affirme que ce qui a ouvert la porte au dernier enseignement de Lacan, c’est la jouissance féminine[1], cette jouissance, supplémentaire à la jouissance phallique, que certaines femmes éprouvent dans le corps sans pouvoir en dire quoi que ce soit. Lacan avait tout d’abord appréhendé cette jouissance par rapport à la jouissance masculine avant de la généraliser, jusqu’à en faire le régime comme tel de la jouissance. Lors de la leçon du 2 mars 2011, J.-A. Miller déplie pas à pas ce renversement chez Lacan. Il explique à son auditoire que « la jouissance comme telle, c’est la jouissance non œdipienne, la jouissance conçue comme soustraite de, comme en-dehors de la machinerie de l’Œdipe. C’est la jouissance réduite à l’évènement de corps »[2].

De la jouissance œdipienne à la jouissance du corps propre

La jouissance œdipienne, J.-A. Miller la définit comme « la jouissance qui répond au Nom-du-Père, qu’on écrit n.o.m mais qui contient […] un non, n.o.n ; elle est permise dans la mesure où elle passe d’abord par un interdit, par le non de l’interdit »[3]. Il explicite son propos en se référant au texte « subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans lequel Lacan dit que « la castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir »[4]. Il isole aussi une autre phrase de Lacan dans ce texte : « la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même »[5]. Au début de son enseignement, la Loi est pour Lacan la Loi du langage, du Nom-du-Père, qui dit non à la jouissance pour que se constitue le désir. Le langage même, régule, limite la jouissance, et transforme cette limite « naturelle », en une loi qui s’inscrit dans le registre de la culture. Les interdictions témoignent de cette loi du désir : on ne désire que ce qui est proscrit, et la jouissance tient à leur transgression. Le langage rime ici avec castration.

Dans son texte, « La pulsion est parole », J.-A. Miller précise les contours de cette jouissance négativée par la loi du désir. La loi du désir dit-il « c’est la loi du désir de l’Autre, c’est celle qui impose de renoncer à la jouissance solitaire pour, dans la relation à l’Autre, reconquérir une autre forme de jouissance, et pour conquérir ce qui pourrait être la jouissance sexuelle, en tant qu’opposé à la jouissance phallique, la jouissance de l’Autre sexué »[6]. La jouissance négativée par la loi du désir, par le Nom-du-Père, c’est la jouissance phallique, que Lacan qualifie de « jouissance de l’idiot »[7] dans son Séminaire Encore lorsqu’il parle de la masturbation chez l’homme. L’interdiction, portée à cette jouissance du corps propre, oblige donc l’être parlant à devoir en passer par la relation à l’Autre, par le discours, pour retrouver un gain de jouissance, un plus de jouir. Toujours dans ce texte, J.-A. Miller affirme que dans le Séminaire Encore Lacan définit le phallus par la jouissance phallique. L’essentiel, dit-il, « n’est pas que le phallus soit un signifiant, mais qu’il soit une jouissance, et même le modèle de la jouissance. Le phallus est le modèle de la jouissance en tant que, pris dans l’idiotie de la pratique qui s’y rapporte, il incarne le non-rapport à l’Autre. Dire que la jouissance est phallique, foncièrement, c’est dire qu’elle est celle de l’idiot, c’est-à-dire – comme on l’a nommée depuis toujours – elle est solitaire »[8].

Lacan passe donc d’une élaboration axée sur la jouissance œdipienne, c’est-à-dire une jouissance qui passe par l’Autre, par la castration, à une conception de la jouissance, solitaire, et portant sur le corps propre. Dans « les six paradigmes de la jouissance », J.-A. Miller précise que « la démonstration de Lacan, c’est que toute jouissance effective, toute jouissance matérielle est jouissance Une, c’est-à-dire jouissance du corps propre. C’est toujours le corps propre qui jouit, par quelque moyen que ce soit [9]». Le lieu de la jouissance, ajoute-t-il, « est toujours le même, le corps. Il peut jouir en se branlant ou simplement en parlant. Du fait qu’il parle, ce corps n’est pas pour autant lié à l’Autre. Il n’est qu’attaché à sa jouissance propre, à sa jouissance Une »[10]. Aux aphorismes « Y’a d’l’Un » et « il n’y a pas de rapport sexuel », princeps du dernier Lacan, nous pourrions y ajouter « il y a la jouissance du corps ». Tous, témoignent de ce non-rapport entre la jouissance et l’Autre. Cette disjonction rend compte de pourquoi J.-A. Miller affirme que Lacan a généralisé la jouissance féminine au régime comme tel de la jouissance. Avec cette jouissance supplémentaire, qui ne passe pas par le langage, qui n’est pas susceptible de castration, Lacan a pu dégager la jouissance des registres imaginaire et symbolique, et l’orienter vers le registre du réel. Dans son cours « L’Être et l’Un », dans cette même leçon du 2 mars 2011, J.-A. Miller avance que de part cette nouvelle orientation, Lacan invite la pratique analytique à se centrer sur la jouissance comme évènement de corps c’est-à-dire échappant à la dialectique de l’interdiction-permission[11].

La jouissance comme évènement de corps

Cette approche de la jouissance, comme évènement de corps, met l’accent sur le corps, et plus particulièrement sur les effets de jouissance que produit le langage sur celui-ci. Le corps de l’être parlant est marqué, dérégulé par la langue. Ces traces de discours, qui s’inscrivent sur le corps, ont valeur d’évènement, de choc, de traumatisme car elles provoquent un déséquilibre permanent, un excès d’excitation qui ne se laisse pas résorber. La régulation du principe de plaisir est alors inopérante. Dans son texte « Biologie Lacanienne et évènement de corps », J.-A. Miller explique que le même organisme doit supporter deux corps distincts, deux corps superposés. D’un côté, un corps savoir, le corps qui sait ce qu’il faut pour survivre, le corps épistémique, le corps qui sait ce qu’il faut, et de l’autre côté, le corps libidinal. « D’un côté, le corps plaisir qui obéit, et de l’autre côté, le corps jouissance, dérégulé, aberrant, où s’introduit le refoulement comme refus de la vérité et de ses conséquences »[12]. J.-A. Miller prend l’exemple de l’œil, qui normalement doit servir au corps à s’orienter dans le monde. Mais, lorsque cet organe est sexualisé, par exemple dans le plaisir de voir, il cesse d’obéir au savoir du corps, pour devenir le support d’un « se jouir ». C’est un plaisir, dit-il, qui devient alors jouissance car il déborde le savoir du corps et la finalité vitale. La cause de cette dérégulation du corps savoir, de ce corps jouissance, provient du fait que le corps est habité par le langage. C’est le signifiant qui cause la jouissance et qui provoque que le corps soit le support d’un « se jouir ». Comme il le précise : « l’affection essentielle c’est l’affection traçante de la langue sur le corps. Cela veut dire que ce n’est pas la séduction, ce n’est pas la menace de castration, ce n’est pas la perte d’amour, ce n’est pas l’observation du coït parental, ce n’est pas l’œdipe qui est là le principe de l’évènement fondamental, traceur d’affect, mais c’est la relation à la langue »[13].

Cette nouvelle orientation épure les registres imaginaire et symbolique en s’approchant d’une opération qui a eu lieu entre la langue, le corps, et la jouissance. Ce qui compte, avant tout effet de signification ou de sens, c’est la marque de jouissance que produit le langage sur le corps, et les effets même de cette répétition du Un de jouissance, qui comme le dit J.-A. Miller, commémore une irruption de jouissance inoubliable[14]. Cette répétition de jouissance, hors sens, est le noyau du symptôme, dont se plaint le sujet. J.-A. Miller la qualifie d’addiction[15], au sens où chaque répétition ne peut s’additionner, se comptabiliser. La vérité inconsciente en devient un masque de cette jouissance pulsionnelle et auto-érotique. Auto-érotique, car la pulsion ne fait que retour sur elle-même. Aucun objet ne peut la satisfaire, arrêter le circuit pulsionnel. J.-A. Miller donne comme exemple le cas de l’obsessionnel : « Au fond, ce que Lacan indique au contraire, c’est que le père, le grand I de l’idéal du moi, au fond ce ne sont que des fictions. Ce sont des fictions qui permettent de méconnaître ce qu’il y a à la racine qui est la présence du regard. Le réel de symptôme obsessionnel, ce n’est pas le père. Ce n’est pas l’idéal du moi. Le réel de symptôme obsessionnel que Lacan nous invite à atteindre, c’est le regard. L’idéal et le père sont dérivés du regard. »[16]

 Le « Un de jouissance » préside donc à tout discours et à tout ce qui est du registre de l’Autre, lieu de la parole et d’être. Toujours dans « l’Être et l’Un », J.-A. Miller propose un apologue pour expliquer ce Un originel, antérieur à toutes constructions signifiantes : « il y a d’abord le réel et […] s’ajoute ensuite, se surajoute le signifiant […] et c’est avec le signifiant que commencent […] les embrouilles du désir, les embrouilles de l’interdit, les embrouilles de l’Œdipe, parce qu’à la racine, le signifiant vient percuter le réel, il vient percuter les corps. Et chez le parlêtre, ce choc initial, ce traumatisme introduit une faille qui est aussi bien le phallus, qui est aussi bien la faute, le péché […][17]. Cet apologue illustre la pensée novatrice de Lacan sur le langage et le corps, constitutive de son dernier enseignement. Dans son Séminaire Le Sinthome, Lacan définit la parole comme un parasite, un cancer dont l’être humain est affligé[18]. Le corps se jouit, n’en fait qu’à sa tête, et ce, à l’insu du sujet. Ce corps étranger est donc du côté de l’avoir et non de l’être. Il n’est plus considéré uniquement selon sa forme, son image, comme dans le premier Lacan, mais aussi comme support de la jouissance. L’être parlant doit ainsi composer avec trois registres disjoints : le corps, le langage et la jouissance. La pratique analytique ne peut qu’être plus attentive à la façon dont chaque être parlant compose avec ces trois registres qui l’affectent, et le rendent malade, débile dit Lacan.

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 mars 2011, inédit.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits II, Paris, Seuil, 1971. p. 307.

[5] Ibid. p. 302.

[6] Miller J.-A., « La pulsion est parole », Quarto, n° 60, juillet 1996, p. 10.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.

[8] Ibid., p. 10.

[9] Miller J.-A., « les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p.20.

[10] Ibid.

[11]Miller J.-A., « l’Être et l’Un », op.cit.

[12] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 33.

[13] Ibid. p 36

[14]Miller J-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », op.cit., cours du 18 mai 2011.

[15] Ibid.

[16] Ibid, cours du 25 mai 2011.

[17] Ibid.

[18] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 95.




Le sein

David Kepesh ressent une irritation à la base du pénis, une tache rosée qui lui procure un plaisir intense. Lui qui se désespérait de ne plus désirer sa jeune compagne, se trouve pris d’une jouissance sexuelle jusque-là inconnue : « c’était une sorte de plaisir qui me faisait me contorsionner et griffer les draps, me tortiller dans le lit avec un laisser-aller qui, autrefois, me paraissait être le fait des femmes plutôt que des hommes [1] ». Cette tache va rapidement s’élargir jusqu’à cette « catastrophe endocrinopathique [2] », sa « Métamorphose » – qui est évidemment une référence à Kafka –, qui en une nuit va transformer son corps en un sein de cinq pied neuf pouces de long pesant cent cinquante-cinq livres. Son corps se mue en un énorme sein avec son tétin proéminent, et se retrouve allongé dans un lit d’hôpital. Les sensations qu’il avait commencé à éprouver sont décuplées : « On m’a brulé ! J’étais dans un incendie ! [3] » dit-il après avoir été lavé par une infirmière.

Cet homme professeur de lettres à l’université, porté par le savoir, va vouloir comprendre ce qui lui arrive. Le Dr Gordon qui le soigne à l’hôpital lui parle de déséquilibre endocrinien, mais ça ne le satisfait en rien. La réponse du scientifique est de le sédater et d’anesthésier son tétin pour supprimer ses sensations.

Lui qui a fini depuis un an une psychanalyse reparle à son analyste le Dr Klinger qui vient le voir une fois par semaine. Ses premières séances sont autour de l’objet regard. Il est persuadé d’être objet du regard de l’Autre, observé en permanence, filmé à son insu et que le monde entier a suivi sa transformation et cette jouissance qui le submerge. Puis il va se persuader qu’il est fou, qu’il est sujet à des hallucinations. Car dit-il « c’est au-dessus de mes moyens. Je n’ai jamais été fort, seulement résolu. Un pied devant l’autre (…) Docteur Klinger, c’est hideux là-dedans. Je veux en finir, je veux devenir fou [4] ». Ce à quoi le Dr Klinger répond : « votre santé mentale dépend de l’acceptation de votre destin ».

Kepesh est soumis à la jouissance. Après avoir exulté sous le gant et les massages de l’infirmière, il en veut plus. Sa compagne chaque soir caresse son tétin pendant une demi-heure. Puis il veut « baiser avec son tétin, qu’une femme s’asseye dessus avec son con [5] ». Mais, cette jouissance qui se montre sans limite l’effraie : « je redoutais un point de frénésie d’où je passerais à un mode d’être qui n’aurait plus rien à voir avec celui ou avec ce que j’avais été. Non seulement je ne serais plus moi-même, mais je ne serais plus personne [6] ».

Philippe Roth écrit « Le sein » en 1972 trois ans après « Portnoy et son complexe ». Il en est la suite, écrit son préfacier T. Solotaroff.  Nous avions laissé Portnoy dans sa psychanalyse aux prises avec son impuissance et sa difficulté avec les femmes et singulièrement sa mère. Kepesh lui, a fini son analyse, il est apaisé, il peut travailler et aimer. Et le voilà pris de cette gigantesque féminisation avec cette jouissance qui le déborde et dont il ne sait quoi faire. Cette jouissance féminine qui vit en chacun de nous, s’est dévoilée chez lui comme effet de son analyse, après cette nouvelle crise : il ne désire plus sa compagne.

L’issue à cette féminisation, après avoir été tenté par des fantasmes érotiques puis l’envie d’être fou, passe par la reprise de sa psychanalyse et l’acceptation de son destin. Et plutôt que s’enfermer sur cette jouissance, il en fait lien social. Il allie cette féminisation, cette découverte de cette jouissance hors phallus, l’objet regard qui itère et la transmission puisqu’on apprend à la toute fin du livre que ce qu’on vient de lire est une conférence qu’il donne sur son propre cas : une passe en quelque sorte.

[1] Roth P., Le sein, Paris, Gallimard, 1972, p. 32.

[2] Ibid., p. 35.

[3] Ibid., p. 39.

[4] Ibid., p. 49.

[5] Ibid., p. 67.

[6] Ibid., p. 70.




Lire Lacan au XXIe siècle

C’est sous le titre : Lire Lacan au XX e siècle [1], que nous est proposé cet ouvrage, sous l’égide du laboratoire de recherche « La section clinique » EA 4007, et présenté par Sophie Marret-Maleval, Gérard Miller, Clotilde Leguil et Fabienne Hulak. Les textes s’y répartissent en six chapitres : « S’orienter de “l’orientation lacanienne” », « Politique Lacanienne », « Penser le sexuel », « La fonction de la lettre », « Clinique Psychanalytique ».

Le texte de Jacques-Alain Miller qui ouvre ce recueil sous le titre : « Le réel, signifiant extrême », qui transcrit la séance du 25 novembre 1988 du cours d’Orientation lacanienne « L’expérience du réel dans la cure psychanalytique », livre au lecteur la base continue de ce qu’il va lire dans la suite, du même pas où lui est aussi indiquée la pertinence d’un tel ensemble de travaux au regard de l’actualité.

Docta Ignorancia

Chacun des travaux ici répond à un « heurt contingent » générique [2], qui a nécessité de l’auteur qu’il se fasse doct-ignorant par sa question (La docte ignorance de Nicolas de Cues). Car si l’apport de Jacques Lacan ne cesse aujourd’hui d’être scruté à la loupe[3], ce n’est pas sans qu’y fasse défaut cette table d’orientation : le réel, ses écritures, et les semblants qui l’appareillent. Comme avec l’amour, le présent ouvrage nous emmène entre « épistémé et amathia », savoir et l’ignorance, espace de la doxa qui est celui des « discours, comportements, opinions »[4]. D’où la nécessité de cette orientation première. Comment entendre «  Il n’y a que ça, le lien social », et comment y entre-t-on ? (C. Alberti) ; en quel sens est-il possible de soutenir que la psychanalyse est une praxis hors normes ? (A. Pfauwadel) ; quelle est l’importance du « domaine psy » dans le monde chinois aujourd’hui et au regard du gouvernement chinois ? (N. Charraud) ; que continue de nous apprendre la cas Dora, plus d’un siècle plus tard ? (C. Leguil) ; quels points de convergence entre les théories queer et la psychanalyse lacanienne ? (F. Fanjwaks) ; qui est Gayle Rubin, anthropologue et « exégète » de Freud et de Lacan et qui inventa le terme « sexe/genre » ? (P. Pernot) ; comment Tim Dean procède-t-il à un lecture queer Lacan ? (F-M Brunel) ; comment pouvons-nous comprendre la nécessité de la référence à l’écriture, et plus précisément à la lettre, dans l’enseignement de Lacan ? (L. Mattioli Pasqual) ; comment saisir ce que dit Lacan de la nullibiété de la lettre, quel serait alors son lieu ? (D. Gutermann-Jacquet) ; le deuil à l’aune du « rêve du père mort », à quel au-delà nous conduit cette lecture de Lacan ? (C. Koretzky) ; de l’inconscient dans le traumarbeit, au travail de la langue dans Finnegans wake de Joyce, que nous est-il indiqué du nouage RSI ? (F. Hulak) ; est-il possible de lire directement le sens inconscient en déchiffrant la signification sous-jacente d’un sinogramme ? (T. Zhang) ; quelle est l’incidence de l’introduction du terme psychose ordinaire s’agissant du dernier enseignement de Lacan ? (D. Avdelidi) ; est-ce à travers l’objet a, comme articulé au sujet de l’inconscient, que le registre du corps est, durant un temps de son enseignement, convoqué par Lacan ? (D. Guyonnet).

Du Nebenmensch au Fremd

C’est à l’aune de la psychanalyse conçue comme expérience qu’Aurélie Pfauwadel nous convie à saisir quelle éthique s’y trouve au cœur. La question est centrale dans le livre tout comme elle l’est dans l’actualité. La mutation subjective qui est le corollaire de cette expérience, y est le fruit d’une conquête par le sujet lui-même, celle de sa loi singulière. Le tracé de cette question prend son départ du texte de Freud :

« L’esquisse d’une psychologie scientifique », texte indépassé, fusse par les théories neuroscientifiques, de ce que toute science digne de ce nom est d’abord inférentielle, c’est-à-dire nécessitant un engagement subjectif, ce que Lacan relevait comme « acte de foi [5] », mais plus encore lorsqu’il abordera la question du sujet de la science [6]. De ce texte de Freud, son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse [7] en constitue un précieux commentaire qui fertilise le propos de l’auteur. Le terme de « mutation » repris lui aussi de Lacan balance aujourd’hui « les mutations ». Mutations sociétales, où la langue anglaise a vu le signifiant gender fécondé par des modes de jouissance restés jusqu’alors exclusivement privés ; mutations économiques qui a vu les normes corrélées à la valeur financière devenir mondiales, et où la psychanalyse peut se présenter comme appel d’air dans ces espaces standardisés, tel la Chine. La technologie comme science appliquée qui coefficiente ces mutations et les accélère du même pas, place aussi le corps au premier plan. Aussi le trajet que le lecteur suivra avec A. Pfauwadel, d’Aristote à Kant, sans omettre Sade, conserve-t-il toute son acuité à la lumière des nouveaux modes de « mutilation du désir » d’aujourd’hui, mais qui activent en retour sa « fonction de protestation […] vis-à-vis des contraintes de l’ordre symbolique ». Monde où le fremd, l’étranger au désir, y est plus saillant que jamais, dissipant le Nebenmench.

[1] Hulak F. s. /dir, Lire Lacan au XXIème siècle, Paris, Ed. Champ social, 2019.

[2] Pfauwadel A., « L’éthique de la psychanalyse : une éthique sans normes ? », Lire Lacan au XXIème siècle, op. cit.

[3] Lacan aujourd’hui, Revue Française de Psychanalyse, Octobre 2018, Tome LXXXII.

[4] Lacan J., Le séminaire, Livre VII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p.148.

[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p.77.

[6] Lacan J., « Science et vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.




Que savent les enfants ? Questions et réponses au CPCT

Chaque enfant a été confronté à l’impuissance de savoir ce que les adultes savaient. Ainsi en alla-t-il du fameux petit Hans qui, face à une pluie de questions qu’il recevait de son père dont celle s’il avait peur de lui, lui répliqua : « Tu sais tout ; je ne savais rien. [1] »
Les enfants sont-ils aussi ignorants qu’on le croit ou ont-ils un rapport spécifique au savoir que les adultes ont eux-mêmes oublié quand ils s’adressent à eux ?
Cette question doit en premier lieu nous faire souligner que, contrairement à ce que l’on peut croire, la psychanalyse avec les enfants est loin d’être moins compliquée qu’avec les adultes. Il y a en effet une tentation orthopédique toujours présente avec les enfants, notamment quand on veut comprendre trop vite ce qu’ils disent et que l’interprétation vire alors à l’explication.
C’est ce dont la pratique avec les enfants doit se garder, et partant ce qui nous fait dire qu’il n’y a pas une méthode spécifique adaptée aux enfants dans la psychanalyse.
Ainsi Freud disait-il de Hans qu’il avait besoin d’aide pour découvrir au cours de son analyse des choses qu’il ne savait pas dire lui-même.

Lorsqu’un analysant adulte se pose la question de ce qu’il est comme enfant, par exemple à partir d’un rêve où serait aussi convoqué l’analyste, est-ce pour parler de ses rapports de dépendance à ses parents, de leur toute-puissance dans son enfance, et à la suite de sa demande d’être l’enfant de son analyste ?
Non, ce serait faire fausse route, car, pour la psychanalyse, c’est bien au-delà que la question du sujet est à situer, c’est-à-dire au niveau où œuvre le fantasme pour interroger le désir de l’Autre. Et il n’en va pas autrement pour un sujet dit infans.
Combien d’enfants ne forment-ils pas ainsi le fantasme d’être issus d’une autre famille, d’avoir d’autres parents, en d’autres termes posent la question d’où ils viennent, de quel désir ils sont le produit, et ce, non au niveau des circuits imaginaires des relations familiales mais à celui de l’inconscient, de cet Autre qui ne peut donner de réponse au sujet sur ce qu’il est.

Analyser un enfant, ou encore un adulte qui parle de lui enfant, ne revient pas à intervenir auprès du sujet pour qu’il prenne conscience de la façon dont ses relations avec ses parents, ses attachements, ainsi que ce qu’il a reçu de savoir de la part de ses proches ou de l’école constituent un obstacle pour qu’il sache ce qui ne va pour lui. Ce ne serait que procéder par la suggestion en renforçant son moi et perdre de vue ce qu’il est comme sujet et ce qu’il en est du savoir inconscient.
La question du sujet ne saurait non plus se référer à ce qui résulterait d’un abandon, d’un sevrage, d’un manque d’amour, etc. La vie d’un sujet, si courte soit-elle, n’est pas orientée par un vécu, mais par les mots, les signifiants qui auront été parlés et entendus pour chacun dans sa particularité, et auront laissés leur empreinte, soit quelque chose qui « ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire [2] ». C’est à ce propos que Lacan utilisera le terme de motérialisme [3], pour y situer la prise de l’inconscient et partant l’enracinement du symptôme, en d’autres termes ce qui cloche pour le sujet.
C’est ce que l’expérience analytique doit permettre d’articuler, à partir des strates de savoir qui s’enseignent en son nom. Qu’en est-il donc du sujet dès l’enfance, quand l’inconscient ne saurait se confondre avec la pensée que l’on qualifie d’adulte ? Aucune maturation, aucun progrès ne définissent l’inconscient et c’est pourquoi, dans les cures avec des enfants, les psychanalystes ont à répondre à la hauteur du sujet.

Lors de cette Journée, avec les consultants et praticiens du CPCT orientés par la psychanalyse, sera interrogé ce qui, dans les traitements, à partir de symptômes tels que « Dys… », difficultés d’apprentissage, angoisses, peurs et leurs cortèges d’agitation ou de repli, relèverait d’un savoir inconscient. Ce savoir qui n’est pas de l’ordre des savoirs transmis, appris ou inculqués, lesquels sont un mélange de symbolique et d’imaginaire, est défini par Lacan comme un savoir « pas tout à fait dans le Réel, mais sur le chemin qui nous mène au Réel [4] ».

[1] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973, p. 157.

[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 12.

[3] Ibid., p. 13.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit.




À la hauteur du sujet

CPCT-Paris : La prochaine journée du CPCT-Paris a pour titre : « Le savoir de l’enfant. Questions et réponses au CPCT ». Le sous-titre nous indique d’emblée qu’il ne s’agit pas du savoir – des multiples savoirs contemporains – sur l’enfant, mais du sien qui peut se découvrir dans l’expérience analytique. Comment entendez-vous, Hélène Bonnaud, cette indication : « Aucune maturation, aucun progrès ne définissent l’inconscient et c’est pourquoi dans les cures avec des enfants, les psychanalystes ont à répondre à la hauteur du sujet ? »[1]

Hélène Bonnaud : L’inconscient, en effet, n’a pas d’âge. Il ne connaît pas le temps, disait si justement Freud. Cela nous indique que l’inconscient n’est pas sensible à la maturation cognitive. Il ne mûrit pas, il ne mature pas. Même si nous considérons l’inconscient, avec Lacan, structuré comme un langage, nous corrélons l’inconscient d’un sujet à partir des paroles qui se sont dites au moment de sa naissance, et bien souvent, avant sa naissance. Celles-ci, en effet, impactent le sujet avant qu’il n’ait lui-même acquis la parole, ont des effets dans son corps. Cependant, le modèle de la cure d’adulte inventé par Freud, n’est pas superposable à l’enfant. Selon son âge, l’analyste va aménager l’espace de la rencontre. Il l’aménage pour faciliter la relation de l’enfant avec l’analyste, et surtout introduire la fonction du sujet supposé savoir dans le déroulement de la cure. Celui-ci peut prendre différentes modalités, car le petit enfant ne connaît qu’un seul sujet supposé savoir, c’est celui de ses parents et il s’agit, selon le symptôme dont ces derniers se plaignent à son encontre, d’accompagner l’enfant pour qu’il se détache de l’Autre du savoir auquel il est confronté, et qui parfois, l’empêche, lui, d’accéder à la vérité de son désir. Tant qu’il est assujetti au savoir de l’Autre, l’enfant ne s’autorise pas à se servir de son propre savoir. Il est figé sous les signifiants qui le désignent et le fixent à cette jouissance d’être l’objet du savoir de l’Autre. L’analyste se fait l’outil qui lui permettra de se déloger de sa fonction d’objet de l’Autre.

CPCT-Paris : Il n’y pas « une méthode spécifique adaptée aux enfants dans la psychanalyse [2] », ce qui décale de l’inflation des discours voués à s’occuper de l’enfant et de ses symptômes qui associent symbolique et imaginaire, comme nous le rappelle l’argument, vers un savoir « pas tout à fait dans le Réel, mais sur le chemin qui nous mène au Réel [3] ». Est-ce que vous nous l’illustreriez ?

Hélène Bonnaud : Il n’y a pas de méthode adaptée aux enfants mais il y a une psychanalyse d’enfants. Celle-ci intègre le fait que l’enfant, s’il est un sujet à part entière, est pris dans une dépendance réelle par rapport à ses parents. Ce sont eux qui demandent, s’inquiètent, souffrent ou s’interrogent sur leur enfant, − ou pas d’ailleurs, ce qui rend la chose plus périlleuse, quand c’est l’école qui pose le diagnostic. Du fait de sa dépendance, l’enfant est parlé et souvent trop vite interprété par l’Autre parental ou social. Son symptôme est annexé par le discours de l’Autre. Il y aura donc tout un travail préliminaire pour réinstaurer l’énigme que constitue le symptôme pour le sujet. Si ce travail n’a pas lieu, on ne fait que s’inscrire dans la série des personnes qui s’intéressent au symptôme de l’enfant comme une excroissance inutile qu’il faudrait éradiquer. C’est une des particularités de la psychanalyse d’enfant par rapport à celle de l’adulte. Ainsi, Jim, trois ans, consulte pour une agitation permanente. Son père n’est pas inquiet, car il dit avoir été « pareil à son âge ». En revanche, sa mère est épuisée et ne supporte pas son fils qui l’accapare continûment. On voit bien déjà que les deux parents ne vivent pas du tout l’agitation de leur fils de la même façon. Le père est pris dans l’image a-a’ de la relation à son fils. La mère se sent impuissante et rejette son enfant comme objet a, double du père. Elle décide de se séparer de ce dernier. L’enfant en devient encore plus insupportable avec elle. La séparation n’opère pas son effet d’apaisement parce que l’enfant et son symptôme ne font plus qu’un pour la mère et incarnent le réel d’une violence destructrice. Dans ce cas, comme dans chaque cas, l’analyste a à accuser réception de ce réel. C’est comme cela que j’entends la phrase « les psychanalystes ont à répondre à la hauteur du sujet ».

CPCT-Paris : Dans L’inconscient de l’enfant [4], après avoir évoqué, ce que la science cognitive qui en « sentinelle » exigerait d’un conforme, d’un pour tous, d’un normal, vous adressez à votre lecteur cette formule « complètement dépourvu de cette petite idée de l’enfance qui traverse la vie de chacun ».  Mais qui est encore autre chose que la formule du poète romantique anglais Wordsworth « L’enfant est le père de l’homme » reprise par Freud et rangée aux antiquités par Lacan d’avant la psychanalyse… Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Hélène Bonnaud : Dans cette phrase, je réponds en effet à la platitude de l’approche comportementaliste qui n’a que le mot d’évaluation à la bouche. Cette maladie de l’évaluation touche davantage les enfants, en tant qu’ils sont l’objet de prédilection d’une science qui veut maîtriser le savoir et juguler les comportements pathogènes sans réfléchir à l’histoire de l’enfant ni à la jouissance qui l’agite. C’est un parti pris qui déshumanise et rejette l’enfant en tant qu’objet inéliminable. Quand on a été analysé, on sait à quel point l’enfance est primordiale du fait de l’impact des phrases prononcées par l’Autre, dès les premiers moments de la vie. Elle l’est, de structure. Freud l’a découvert et Lacan en a reformulé l’importance. Il ne s’agit pas d’analyser l’enfant qui est en nous mais de reconnaître les conséquences singulières de son histoire propre. La rencontre avec le désir de l’Autre fonde une marque indestructible et quand elle rate, − et elle est toujours plus ou moins ratée −, ça fait des vagues. Disons, pour rester dans la poétique de l’enfance, que les vagues de l’enfance roulent toujours sur des petites pierres qui forment un savoir insu. Et quand on bute sur elles dans son analyse, on rencontre leur existence et aussi la valeur traumatique qu’elles recèlent. Pour analyser un enfant, on n’ignore pas sa propre expérience de l’inconscient réel.

[1] Mahjoub L., « Que savent les enfants ? Questions et réponses au CPCT », argument de la journée d’étude du CPCT-Paris, 28 septembre 2019, http://cpct-paris.com/index.php/2019/06/15/sinscrire-a-la-journee-du-cpct-paris-avec-eric-laurent-28-septembre-2019/

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit.

[4] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin, 2013.




L’enfant et « ses expliques »

CPCT-Paris : L’argument fait référence à l’interprétation qui peut virer à l’explication. Freud ne négligeait pas les explications données aux enfants, relatives à la sexualité ou à leur curiosité concernant la venue au monde des enfants. Il mettait d’ailleurs en lien l’inhibition de la pensée chez les adultes avec leur refus de donner des réponses aux enfants. Néanmoins, quelle distinction feriez-vous entre l’interprétation et l’explication ?

Daniel Roy : Dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme [1] » Lacan indique combien le psychanalyste dépend pour son acte « des expliques [2] » de l’analysant. Nous sommes dans la même position avec un enfant par rapport à ses jeux, ses dessins, ses pantomimes : nous soulignons une articulation, qui insiste par sa présence, ou son absence ; nous « décompactons » un mot-valise ; nous relevons une équivoque. Mais, sur fond de ce motérialisme souligné par Lacan dans ce même texte, nous veillons à une différence qui reste fondamentale : soit nous intervenons dans le transfert depuis un point d’énigme, pour accompagner l’enfant vers ce qu’il peut prendre en compte de son désir ; soit nous prenons soin d’arrimer la signification là où elle fait des trous dans l’Autre du symbolique ou dans l’Autre du corps. L’explication, quant à elle, me semble répondre à un autre type d’exigence : celle qui consiste à parer aux carences ou aux violences de l’Autre de l’enfant, en fournissant à l’occasion les lois d’articulation du discours commun – lois de la parole et du langage qui autorisent l’existence d’un désir propre.

CPCT-Paris : L’argument fait aussi référence à l’impuissance de savoir des enfants, « impuissance de savoir ce que les adultes savaient ». Pourriez-vous nous éclairer sur cette « impuissance de savoir » ? Les théories sexuelles de l’enfant, qui sont une élucubration de savoir détachée de tout « savoir académique », se forgent-elles à partir de cette impuissance ?

Daniel Roy : Il y a un fait de structure qui caractérise l’enfance : les enfants reçoivent leur identification de genre – fille et garçon –, à partir d’un choix de jouissance qui ne s’opère, dans le meilleur des cas, qu’à la génération précédente – femme ou homme. Lacan a montré que cette identification sexuelle comporte en son cœur une impossibilité à savoir radicale. L’impuissance de savoir de l’enfance est la résonance subjective de ce point d’impossible inscrit dans la structure ; elle se prolonge volontiers aux autres « âges de la vie » (adolescence, adulte) et en cela il n’y a aucun développement qui vaille, uniquement des décisions, des prises de position. Ainsi les théories infantiles de la sexualité, comme Lacan les nomment, n’ont-elles rien d’infantiles et leur exploration par un enfant en analyse est une expérience formidable pour apprendre à ne pas s’effrayer du désir inconscient dans son lien à la jouissance. C’est la leçon que nous donne le petit Hans [3] et les enfants que nous accompagnons.

[1] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 7-24.

[2] Ibid., p. 11.

[3] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 93-198.




Ces mots qui troublent le corps

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Pas ce manque-là

À Angers, pour la Soirée Cinéma et psychanalyse vers Pipol 9, Alexandra Boisseau et Mickaël Peoc’h animaient le débat autour du film Bienvenue à Gattaca. Très tôt dans sa vie, le désir du héros, en tant que parlêtre, surpasse ses défauts génétiques lui prévoyant des maladies. « Ce n’est pas ce manque-là qui l’intéresse » nous a lancé Mickaël Peoc’h. Cette remarque lapidaire s’est accrochée à ma question sur la position féminine de ce personnage, position qui se précise dans la rencontre amoureuse et dans son rapport au savoir.

La rencontre amoureuse a lieu dans la base aérospatiale de Gattaca. L’homme et la femme ont été sélectionnés, comme tous leurs collègues, pour leur patrimoine génétique quasi parfait. Irène, admirablement interprétée par Uma Thurman, y est recrutée malgré un défaut génétique qui lui prédit des défaillances cardiaques. Elle ne pourra jamais partir en mission dans l’espace et elle pense que Jérôme, lui, a le patrimoine génétique requis. Elle le regarde aller voir la dizaine de départs de fusée par jour. Elle aussi, elle en rêve. Curieuse, elle va jusqu’à chercher un cheveu de cet homme pour éditer et vérifier son patrimoine génétique. Elle en est dépitée : cet homme, en plus de son ADN parfait, manifeste du désir et du rêve : « Vous êtes le seul à aller voir tous les départs, faites attention de ne pas montrer à quel point vous y tenez. »

Se confiant à lui sur son défaut génétique, elle lui propose un de ses cheveux pour qu’il le vérifie. Jérôme prend le cheveu et en la regardant bien fixement, le lâche en disant : « Désolé, le vent l’a emporté ». Non ce n’est pas ce manque-là qui intéresse ce héros. En opposition au savoir génétique prédictif, Jérôme a déjà éprouvé dans sa vie la force du désir et du rêve qui l’a très tôt poussé vers le savoir scientifique concernant l’espace et les planètes. Il le maîtrise désormais à la perfection. Dans cette base aérospatiale, l’identité de ces élites scientifiques est sans cesse confirmée par des tests allant de la goutte de sang au bout du doigt au test de salive ou d’urine.

On découvre d’emblée dans le film que Jérôme a réussi à réaliser son rêve en empruntant l’ADN d’un autre. Il a dû aussi en prendre le nom, le prénom et même l’apparence avec sa « livre de chair »[1] réelle à payer. Cela le contraint d’autant plus à tous les contrôles obsessionnels éprouvants. Vincent se cache derrière Jérôme qui lui, avec son ADN parfait, est en panne de désir et, dit-il, a même raté sa tentative de suicide. Au terme de leur duo quand Vincent alias Jérôme partira dans l’espace, il lui dira « J’ai eu la meilleure part de l’affaire, je t’ai prêté mon corps, tu m’as prêté ton rêve ». Et l’on comprend que, Vincent parti, sa pulsion de mort va de nouveau prendre le devant de la scène.

Vincent n’a pas été conçu selon la méthode dite « normale » à savoir une procréation génétiquement assistée où les parents choisissent le génotype qui élimine les risques de maladies organiques ou psychiques. Vincent est donc un « invalide », un « dé-gène-éré » ou « un enfant du destin ». Il est en effet un parlêtre marqué par un destin lié à des paroles et un désir : d’un côté le désir de ses parents ayant préféré laisser sa conception du côté de l’amour et « entre les mains de Dieu plutôt que dans celles du généticien local » et de l’autre côté, la parole de sa mère juste après sa naissance. Avec le père elle entend l’infirmière lister à partir de l’analyse de sang du bébé, tous les pourcentages de risques de maladies aboutissant à une mortalité probable à 30 ans et 2 mois ! Le père se ravise alors dans son projet de lui donner le même prénom que lui. Ce sera Vincent plutôt qu’Anton, prénom qu’il donnera au second fils génétiquement programmé ! Á l’opposé, la mère le prenant dans ses bras pour la première fois, lui dit doucement : « Je sais que tu feras quelque chose. »

Vincent dit combien son enfance a été marquée par une attention parentale pesante, comme s’il était toujours en danger de mort dès qu’il faisait la moindre chute. Et lui enfant se passionne très tôt pour l’espace et les planètes. « Peut-être était-ce l’amour des planètes, peut-être était-ce mon aversion grandissante pour celle-ci mais depuis toujours je rêvais d’aller dans l’espace ». Il investit très tôt le savoir scientifique de l’aérospatial mais ce désir est à priori impossible à réaliser puisque la sélection se fait sur les tests ADN. Ses parents le découragent de poursuivre. Son père lui lance : « Dans une base aérospatiale, tu ne pourras faire que le ménage ». Tout bascule pour Vincent quand il répète avec son frère, pour la énième fois, le jeu consistant à nager le plus loin possible et qu’il gagne. Ce jour-là il est le plus fort et même sauve son frère d’une défaillance. Ce jour-là se révèle pour lui que tout n’est pas écrit par la science et qu’il doit se battre à partir de ce possible. Il quitte les siens en enlevant son visage de la photo de famille et entre à Gattaca pour y faire du ménage. Si proche de son but il décide alors de ruser avec cet Autre de la science pour réaliser son désir.

Dans ce monde sans vie et très ritualisé des élites de Gattaca, Irène vient à sa rencontre comme étant celui qu’elle repère comme ayant le plus de désir. Elle, elle situe son manque du côté de son patrimoine génétique. Pour Jérôme alias Vincent, ce manque-là n’a plus d’importance et il se battra aussi auprès d’elle pour qu’elle consente à cet amour. Il se situe là du côté du désir et de l’acte partant d’un non-savoir qui ouvre à des possibles comme il le répète dans ce film. Cet homme situe le savoir scientifique à la bonne place : comme soutenu par un rêve, un fantasme. Il y a, selon Lacan, un réel du côté du non-savoir qui fait « cause du désir » et objet de fantasmes de puissance phallique. Le héros du film, à travers sa passion scientifique pour l’espace, s’est situé très tôt du côté d’un savoir toujours autre à découvrir. Nous pourrions dire qu’il a « un rapport droit » au signifiant-maître en tant qu’il reste du semblant nécessaire par rapport au réel. À Eugène alias Jérôme qui lui demande à quoi ressemble Titan qu’il s’apprête à découvrir, Vincent répond : « Titan est recouvert d’un nuage si épais que personne ne peut dire ce qu’il y a dessous », « Peut-être qu’il n’y a rien ? », « Il y a quelque chose. »

Et à Irène, peu avant de partir dans l’espace, il confiera qu’il a trouvé en elle, une raison de rester sur cette terre. Á l’instar du réalisateur Andrew Niccol qui, comme le rappelait Alexandra Boisseau, se plaît à faire des films sur ce qui parait échapper au savoir, c’est le mystère de la force du désir du héros qui est au cœur de ce film.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 254.




Desserrage du surmoi

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Les neurosciences et la dépolitisation du psychique

Considérer le rapport entre psychanalyse et neurosciences pose des questions d’ordre épistémologique, d’une part, d’ordre éthique et politique, d’autre part.

Il est clair que le rapport entre les deux disciplines est irréductible étant donné la coupure épistémique absolue entre les dimensions mentales et cérébrales. Au niveau épistémologique, si les recherches neurologiques qui s’occupent de comprendre le fonctionnement du cerveau et la nature de notre connaissance sont nombreuses, leur compréhension des aspects mentaux de l’homme et de ses circuits cérébraux a, toutefois, des limites bien spécifiques [1]. À cela s’ajoute un préjugé épistémologique qui détermine la supériorité du savoir neurologique sur la connaissance humanistique ou qualitative du fonctionnement du cerveau. Il s’agit d’une opinion préconçue enracinée dans le sens commun et qui se fonde sur une vision épistémologique désormais dépassée parce que liée à une perspective néopositiviste de la fin du XIXe siècle qui confond l’empirique avec le scientifique [2], selon laquelle la donnée empirique est scientifiquement supérieure. C’est donc une opinion arbitraire et démentie aujourd’hui [3].

À un autre niveau, plus clinique, se pose une question politique et éthique car l’écoute psychanalytique du patient, la position analytique d’écoute de la parole permet l’émergence du sujet, c’est-à-dire de la subjectivité au-delà de l’individualité. Il y a une correspondance entre l’individualité, telle qu’elle est entendue par la psychologie, et la réduction du sujet au cerveau, mise en œuvre par la neuropsychologie. Il s’agit d’une individualité qui est différente du sujet de la psychanalyse, qui ne correspond pas aux identifications qui définissent l’individu [4] dont la psychologie s’occupe. Donc, on pourrait dire que la psychanalyse écoute ce sujet qui est méconnu, forclos, autant par la science psychologique (en le réduisant à l’« individu ») que par la neuropsychologie (en le réduisant au « cerveau »). De ce point de vue, l’écoute psychanalytique, la pratique clinique des psychanalystes reconnaît une valeur véritablement politique et éthique à l’émergence du sujet : le sujet comme celui qui a la possibilité de se désengager du discours du maître, c’est-à-dire des idéaux, des identifications imposées (les S1).

Ce n’est pas un hasard si, dans l’ensemble de son œuvre, Freud utilise plusieurs fois des métaphores politiques. Par exemple le terme « censure » qui apparaît dans L’Interprétation des rêves a une connotation politique, à propos de laquelle Freud affirme, dans une lettre du 22 décembre 1897 à W. Fliess, que dans le tsarisme : « des mots, des phrases, des paragraphes entiers sont caviardés, de telle sorte que le reste devient inintelligible » [5]. Il s’agit de métaphores politiques qui n’ont pas seulement une valeur explicative, mais plutôt une fonction de représentation et de modélisation de l’objet scientifique même [6].

Voilà que l’inconscient prend une signification politique et que la psychanalyse implique une politisation du psychique contrairement aux neurosciences qui tendent à dépolitiser l’esprit. En fait, comme l’expliquait Carl Schmitt [7] en référence au discours technique, les neurosciences tentent une opération de « dépolitisation » de l’esprit, c’est-à-dire une position qui prétend être détachée de tout jugement de valeur et donc sans subjectivité. Un esprit privé des conflits qui sont remplacés par des échanges de signaux électriques ou chimiques. Le cerveau est un espace neutralisé, purifié de questions politiques, contrairement au sujet de la psychanalyse, cette dernière, ayant une position éthique, fait coïncider inconscient et politique.

Il s’agit donc d’une position, celle de plusieurs neuroscientifiques, qui se veut « a-idéologique », mais qui sous-tend un choix théorique de champ bien précis de méconnaissance du sujet. C’est-à-dire le choix politique de dépolitiser le psychique en le réduisant à un ordre naturel, préconstitué et déjà déterminé.

[1] Velázquez L., « Teoria della conoscenza e neuroscienze », Epistemologia, n°XXXVIII, 2015, p. 200.

[2] Licitra-Rosa C., « Dall’impasse delle neuroscienze all’impasse della scienza », La Psicoanalisi, n°XXXII, 2002, p. 183.

[3] Ibid.

[4] Arreguy M. E., « La lecture des émotions et le comportement violent cartographié dans le cerveau », Topique, n°122, 2013, p. 147.

[5] Freud S., Lettere a Wilhelm Fliess. 1887-1904, Torino, Bollati Boringhieri, 2008, p. 326.

[6] Erdelyi M. H., Freud Cognitivista, Bologna, Il Mulino, 1988, p. 181-185.

[7] Schmitt C., « Il concetto di politico », Le categorie del « politico », Bologna, Il Mulino, 1972, p. 178 et suivantes.