First Lady

La quatrième de couverture l’annonce clairement : le roman traite, du point de vue des femmes, de l’accès d’un homme au pouvoir, et du bouleversement qu’il induit[1]. Du point de vue des femmes ? Non pas tout à fait, la perspective se décline en trois voix singulières qui s’étoffent de ce qui agitent les femmes ; elles font chacune résonner un écho sur la question du féminin.

Quand l’intime devient public, l’embarras des femmes manifeste ce qu’elles ont de plus douloureux. D’une part, l’épouse, femme de tête, est divisée entre sa carrière et la place conformiste à laquelle elle se retrouve assignée, entre ses convictions et les concessions auxquelles on lui demande d’obtempérer. D’autre part, l’amie indéfectible, femme meurtrie, va déroger au rôle qu’elle a toujours tenu, parce qu’après s’être faite objet de l’autre, elle se fait sujet et rencontre les embarras de l’amour. Enfin la fille d’un premier lit, rebelle, défie le pouvoir ; elle est en quête d’un amour qu’elle se refuse à elle-même, fascinée par les mauvais garçons, elle sera pourtant celle par qui la crise familiale pourra prendre fin.

Chacune porte un regard particulier sur l’homme de pouvoir et les aléas de son exercice. Au-delà du lustre qui miroite sous les feux du pouvoir, l’écriture met en tension l’écart entre l’être et la fonction, entre les dits et les actes. Si la fiction est traversée par la pulsation du discours analytique, c’est au profit du suspens de l’intrigue. Outre la finesse avec laquelle les auteures traitent le sujet, c’est un vrai roman palpitant. Difficile de s’en extraire avant le dénouement.

[1] Miller C. & Miller D., First Lady, Paris, Odile Jacob, 2019.




ORNICAR ? 53 L’inconscient encore, sa vérité, son réel

 

 

ORNICAR ? 53 

L’inconscient encore, sa vérité, son réel 

  

sous dir. Jacques-Alain Miller, Sophie Marret-Maleval, Clotilde Leguil

avec un inédit de Philippe Lançon

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

À l’heure de la post-vérité, du complotisme, des fake news, que reste-t-il de la vérité ? Bien avant qu’elle soit ainsi pulvérisée, Lacan a questionné la vérité. Parce qu’elle est variable, il parle de varité. Il pointe aussi que « La dire toute, c’est impossible ». Cet impossible à dire, cet inassimilable qui fait trauma, tient au réel.

Le réel, chacun s’y cogne de façon singulière. Aussi, plus encore que la vérité du désir, la psychanalyse lacanienne vise le serrage du réel.

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

« La psychanalyse doit son endurance étrange à l’accès qu’elle donne au réel de l’existence »

Jacques-Alain Miller

 

Notre époque tend à remettre en question la vérité et à se perdre dans les affres de la post-vérité. La psychanalyse, quant à elle, continue de faire référence à la vérité – vérité refoulée, vérité inconsciente, vérité d’un désir méconnu.

Pourtant, la psychanalyse ouvre aussi sur une remise en question de la vérité. L’inconscient avec Lacan n’est pas seulement le lieu d’un message sur une vérité méconnue de l’histoire du sujet, il est aussi le lieu de la

commémoration de la rencontre avec le trauma. Les traces traumatiques relèvent du réel et non plus de la vérité. Elles relèvent du réel au sens où la psychanalyse l’entend, le réel pulsionnel.

Ornicar ? 53 se déploie autour de l’événement traumatique et de ses effets pour le sujet, entre vérité et réel. Il explore ce que Jacques-Alain Miller a désigné comme le « décrochage du vrai et du réel » en psychanalyse.

Laissons-nous enseigner par la littérature quand elle est réponse au trauma. Avec Philippe Lançon et son roman Le Lambeau, l’écriture devient réponse à ce réel inassimilable.

Clotilde Leguil

Clotilde Leguil, rédactrice en chef ; Sophie Marret-Maleval, directrice de la publication. Comité de rédaction : l’équipe du Département de psychanalyse de l’université Paris 8.

Philippe Lançon, journaliste et écrivain (Le Lambeau, Gallimard, 2018)

 

En librairie depuis le 14 novembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur  ecf-echoppe.com

 

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

 

 

ORNICAR ? 53

 L’inconscient encore, sa vérité, son réel 

  

Sommaire

  

ÉDITORIAL

Clotilde Leguil, L’inconscient à nouveau

  

QUESTIONS D’IDENTITÉS

Marie-Hélène Brousse, Politique des identités, politique du symptôme

François Ansermet, Le hors-norme pour tous

Guy Briole, L’autre en moi, une insistance du réel

  

VÉRITÉ ET RÉEL, UN DÉCROCHAGE

Clotilde Leguil, Vérité, post-vérité, réel avec Lacan

Philippe Lançon, Les monstres de Bomarzo

Philippe De Georges, Ce qui vaut la peine d’être dit

Carolina Koretzky, Vérité du cas, récit du symptôme

Fabian Fajnwaks, Le dialogue Heidegger-Lacan

 

L’ORIENTATION LACANIENNE

Jacques-Alain Miller, Rêve ou réel ?

  

DE L’INCONSCIENT POST-ANALYTIQUE

Laurent Dupont, L’analyste-analysant

Caroline Doucet, La vie obsédée par la vie

 

CONCEPTS ET CLINIQUE

Christiane Alberti, La langue concrète que parle l’inconscient

Anaëlle Lebovits-Quenehen, Sujet et pulsions : le couple infernal

Damien Guyonnet, Le sentiment de la vie et son désordre dans la psychose

Vicente Palomera, Néo-angoisse psychotique

Jean-Claude Maleval, De l’aliénation retenue chez l’autiste

Herbert Wachsberger, Le « scientisme de Freud » : année 1938

 

LIVRE DE L’ÈRE

Gérard Wajcman, Sur Louise Bourgeois de Marie-Laure Bernadac

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6E




Jean-Claude Maleval – REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE

 

Jean-Claude Maleval

 

REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE

 

 

« C’est une création, que je conçois comme extraite

[du] “dernier enseignement de Lacan” […]

J’ai fait le pari que ce signifiant pouvait provoquer un écho ».

Jacques-Alain Miller, Effet retour sur la psychose ordinaire

 

La psychose interroge. Elle inquiète : on préconise des protocoles sans même écouter les patients… L’enseignement de Lacan sur la structure psychotique et la notion de psychose ordinaire donnent une boussole. L’auteur relève les nouages originaux qui caractérisent la psychose ordinaire, un mode qui trouve ainsi à se stabiliser.
Quand manque un serre-joint au nœud du réel, du symbolique et de l’imaginaire, des phénomènes élémentaires perturbent le sujet. Il s’agit de repérer des signes discrets révélateurs d’un nouage restauré, bien que non borroméen, permettant l’arrimage dans un lien social. Nous découvrons ici nombre d’inventions des sujets pour suppléer à la fonction paternelle : création d’un sinthome, étayage sur une identification, raboutage de l’ego, orientation sur un fantasme, etc. – suppléances que favorise et soutient l’analyste.
La clinique de la psychose ordinaire débouche sur l’égarement de la jouissance contemporaine.

 

Jean-Claude Maleval
Psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne (ecf) et de l’Association mondiale de psychanalyse (amp), professeur émérite de psychologie clinique. Il est notamment l’auteur de : Étonnantes mystifications de la psychothérapie autoritaire (Navarin/Le Champ freudien, 2012), Écoutez les autistes ! (Navarin, 2012), La Forclusion du Nom-du-Père (Seuil, 2000) et Logique du délire (Masson, 1996).

  

En librairie depuis le 10 septembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur ecf-echoppe.com

________________________________________________________ 

 

REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE 

Sommaire

 

INTRODUCTION

 

I- APPRÉHENSION DE LA PSYCHOSE ORDINAIRE

  1. Discerner la psychose ordinaire

Phénomènes élémentaires

Une structure précocement identifiable

  1. Modes de stabilisation

Le raboutage de l’ego

Le concept de suppléance

 

II – RATAGES DU NOUAGE BORROMÉEN

  1. Présence envahissante de l’objet a

Émergence d’une jouissance hors limite

Ébauches de pousse-à-la-femme

Les entasseurs pathologiques

Deuils pathologiques

Un être rejeté

Sacrifices salvateurs

Confrontation à la volonté de jouissance de l’Autre

  1. Inconsistance du sujet et fuite du sens

Ruptures de la chaîne signifiante

Jouissance de la lettre

  1. Glissements imaginaires et troubles de l’identité

Laisser-tomber du corps et émoussement affectif

Le signe du miroir

Le transitivisme.

Le fonctionnement « comme si »

Les imposteurs pathologiques

La suridentification

Le branchement sur un proche

 

III- SIGNES DISCRETS DE NOUAGES NON BORROMÉENS

  1. Fantasmes pris à une image indélébile

Sept images indélébiles

Images et solutions

 « Tu me fais mal » – l’image insupportable

Le bain comme rapport sexuel innocent

On étrangle une femme : un scénario masturbatoire envahissant

Une femme est maltraitée

 « La pendaison de Cattle Kate » et la jouissance du meurtre

Fonctions des images indélébiles

  1. Sinthomes dans la psychose ordinaire

Une jouissance au-delà de l’éjaculation précoce

Une mère incastrable

  1. Du fantasme de changement de sexe au sinthome transsexuel

Un tableau hétérogène

Asymétrie du syndrome transsexuel

Le rejet de l’inconscient

Le devenir des transsexuels

Retour sur la structure suppléante et la psychose ordinaire

 

CONCLUSION

 __________________________________________________________________________________________

 

NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6E

 




ENFANTS VIOLENTS – Travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant (5)

 

ENFANTS VIOLENTS

 

Travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant (5)

 

sous la direction de Caroline Leduc et Daniel Roy

  

_____________________________________________________________

 

  « Enfants violents ! », dit-on de ces « fauteurs de troubles » qui font de l’obstruction, mutilent leur corps, harcèlent leurs pairs, se révoltent contre les maîtres ! Mais qui sont-ils, ces « petits monstres » qui refusent de se laisser gouverner, éduquer, soigner ?

Comment expliquer cette violence dès l’enfance, et comment parvenir à l’aborder ?

Cet ouvrage examine cette « chose violente » comme un fait premier, étrangement intime à chaque être parlant. Les auteurs, des praticiens, en suivent les percussions et les répercussions chez les enfants, filles et garçons, qui y sont confrontés.

La violence pousse à la rupture des liens, mettant à l’épreuve les proches et aussi la position du praticien. Ces jeunes ne demandent rien, semblent ne rien pouvoir dire de ce qui leur arrive.

Il s’agit d’entendre les dires des enfants, tout petits ou déjà adolescents, auprès des professionnels qui les accueillent, en privé ou en institutions, orientés par les enseignements de Freud et de Lacan.

Quand cette violence trouve un lieu où s’adresser, elle peut se révéler une force féconde pour l’enfant.

Ouvrir les chemins du dire requiert de l’invention !

La collection La petite Girafe publie les travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, créé en 2009 par Jacques-Alain Miller au sein de l’Université Populaire Jacques-Lacan.

 www.institut-enfant.fr

 

En librairie depuis le 14 novembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur ecf-echoppe.com

 

_________________________________________________________________________________________________________

 

 

ENFANTS VIOLENTS – Sommaire

 

Ouverture

Vers les enfants violents, Caroline Leduc

Une journée particulière, Daniel Roy

Orientation

Enfants violents, Jacques-Alain Miller

 

GRAINES DE VIOLENCE, BRINS DE JOUISSANCE

 

Mon enfant est-il violent ?, Daniel Roy

 

Échos de la crèche et de la « petite école »

 

Quatre tout-petits violents

Bing ! Bang !, Thomas Daigueperce

Petit monstre, Morgane Léger

Le chien, Beatriz Gonzalez-Renou

Trou noir, Guillaume Libert

 

ÇA HARCÈLE

 

Deux violences, un noyau, Daniel Roy

 

Scarifications, entre impératif cruel et self-help, Daniel Roy

Ressentir rien, Nadia Marhoum-Gervais

Coupée, Silvana Belmudes Nidegger

 

Le harcèlement ou le rejet de la différence, Daniel Roy

Moqueries, Claire Brisson

Fuir sa vie, Eleni Kanellopoulou

Les chocs de la « petite intello », Sophie Vincent

 

LA CHOSE VIOLENTE

 

Ce que les enfants disent de la violence, Caroline Leduc

 

OVNI – Objets violents non identifiés, Caroline Leduc

Les invisibles, Céline Aulit

L’écran géant, Véronique Outrebon

Le crocodile méchant, Françoise Dessalles

Les bestioles monstrueuses, Valeria Sommer-Dupont

 

 « Casse-toi ! », Caroline Leduc

La honte, Katty Langelez-Stevens

Angoisse, Valérie Lorette

Ta gueule !, Florence Douay

L’amour débordant, Zoubida Hammoudi

 

RÉVOLTES, ACTES ET PAROLES

 

Mineurs terroristes : sacrifices hors sujet, Debora Fajnwaks

L’insulte, Philippe Lacadée

Le flow de ta violence, Christine Maugin

Frappe et révolte, Anaëlle Lebovits-Quenehen

 

AU CÔTÉ DE L’ENFANT VIOLENT

 

Un cadre ou un bord ?, Alexandre Stevens

Une entame à la violence, Jean-Robert Rabanel

« Sauve la planète ! », Hélène Deltombe

Ai-je été un enfant violent ? Fixion violente, Daniel Pasqualin

  

__________________________________________________________________________________________________________

NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6 e




Aux sources du désir de cinéma

Au cinéma, croire à l’inconscient (1) est le beau titre d’un ouvrage récemment paru sous la direction de Jeannne Joucla, qui entourée d’autres collègues de l’ACF à Rennes, a provoqué sur plusieurs années des rendez-vous avec des cinéastes et leurs œuvres. Ces interviews sont enseignants sur ce qu’est le désir de cinéma, sur ce qui l’anime et lui donne sa respiration, non pas par l’étalage d’un savoir-faire appris sur le banc des Ecoles et peaufiné au fil du temps, mais par la façon dont chaque auteur consent à laisser résonner dans ce qu’il filme, l’impact des mots, collision souvent contingente et dont il n’est pas sorti indemne. Si ces cinéastes peuvent être considérés comme « précieux alliés » du psychanalyste, c’est parce que « écrire, réaliser, mettre en scène, monter, veut dire, articulé aux conséquences de l’inconscient »(2).

À la question de savoir si le cinéma a une quelconque prise sur le réel, question ayant laissé sceptiques des générations entières de psychanalystes quant à ce que le septième art pouvait leur apprendre, Gérard Wacjman répond par une affirmative parfaitement assumée : « la salle obscure est un lieu de liberté qui au contraire de nous éloigner, nous branche sur le réel »(3). Son magnifique texte d’ouverture opère un renversement de l’idée du cinéma comme un paquebot de rêve fait pour nous bercer, en faisant bondir dans le flot d’images qui défile, un réel pouvant sonner comme un réveil. Celui rencontré par Serge Toubiana enfant devant ce que lui révèle de la castration aussi bien la misère que la détresse de Guiletta Masina dans La Strada. Celui de l’iceberg percutant le Titanic et par lequel s’engouffre le Nouveau Monde en faisant sombrer l’ordre ancien où chaque chose se tenait à sa place. Mais aussi, et comment, ce réveil qui peut être pour une femme la rencontre imprévue avec un grand amour, tel le personnage de Kate Winslet, annonçant avec son oui ces autres oui de l’émancipation féminine qui viendra bouleverser le siècle naissant. Et c’est en suivant le trajet du bijou jeté à l’océan par-dessus bord que Wajcman fait surgir de manière éclatante l’extimité propre au cinéma, en nouant l’intime et le monde, dans cet objet dedans-dehors qu’est l’objet a(4).

Benoit Jacquot confie, dans un passage saisissant, comment son désir de cinéma s’est noué à la lecture, durant l’enfance, via un objet singulier, la voix de sa mère lui racontant au seuil de la nuit les films qu’elle venait de voir avec son père. « Bête fauve », « corne du taureau », Jacquot met un point d’honneur à faire entendre en quoi, parmi les artistes, c’est notamment le cinéaste qui se cogne contre ces solides, ces figures du réel. Il s’attarde sur sa formule, un rien équivoque, employée jadis, selon laquelle le cinéma implique de « domestiquer le réel », occasion de préciser que loin de designer une quelconque maîtrise, cela vient nommer la façon dont le cinéaste est appelé, dans ce qu’il filme, à approcher, contourner, « ce qui est le réel de la chose, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas »(5).

Souvenirs des films, des lectures, quelques idées erratiques, voilà ce qu’anime le désir de raconter une intrigue, « de préférence un peu obscure » chez Pascal Bonitzer. Scénariste au départ, le cinéma s’est trouvé pour lui dès le début entrelacé à l’écriture. S’il concède que la rencontre bonne ou mauvaise est au départ de tous ses films, il lui est arrivé d’être interprété par son propre film, notamment le premier, Encore, dont les éclats de rire dans la salle, le laissent stupéfait, réalisant alors qu’à son insu il a tourné une comédie. Depuis, ses films se tiennent sur « une ligne de crête, une ligne d’instabilité », où il ne peut avancer qu’en faisant « confiance à une certaine ignorance, une façon de faire confiance à l’inconscient »(6).

Scénaristes et metteurs en scène, Sophie Fillières et Mathieu Amalric livrent aussi les contours de ce lieu inattendu où le désir de cinéma prend vie. Pour chacun, les images qu’ils tournent gardent un lien étroit avec la limite des mots au cœur de l’écriture. « Quelque chose d’arraché à l’impossible »(7) pour S. Fillières ; prendre acte de ce que de la rencontre entre les corps ne peut pas être « disséquée »(8) par les mots, pour M. Amalric. D’autres rencontres, d’autres ponctuations lumineuses sur des films s’enchaînent dans ce livre, donnant corps à la thèse inaugurale de Gérard Wacjman où il rend solidaires deux moments majeurs de la fin du XIXème siècle : la première projection publique des frères Lumière en 1895 et le consentement de Sigmund Freud à ce que l’hystérique lui apprenne la voie de la talking cure. Surgissement de deux lieux de vérité inédits qui entretiennent dans ce livre, la plus joyeuse des conversations.

1 Au cinéma, croire à l’inconscient, sous la direction de Jeanne Joucla, Editions Nouvelles Cécile Defaut, Lormont, 2016.

2 Joucla, J., Op. cit. p. 19.

3 Wacjman, G., « Vive l’eau de Rose ! », Op. cit. p. 8.

4 Ibid., p. 12.

5 Ibid., p. 26.

6 Ibid. p. 48.

7 Ibid., p. 59.

8 Ibid., p. 67.




“M pour Mabel”. Face au deuil : désir ou dressage

« L’archéologie de la douleur ne se fait pas avec ordre et méthode »(1).

Le téléphone retentit. Helen apprend que son père vient de mourir d’une crise cardiaque. « Mort. Je me suis retrouvée au sol. Les jambes coupées, je m’étais effondrée »(2).
Son monde vacille. Sans conjoint ni enfant, cette historienne passionnée de fauconnerie depuis l’enfance se met alors en tête de faire l’acquisition d’un autour. Moment de franchissement. Car l’autour, « Graal obscur des ornithologues »(3), animal sanguinaire des forêts profondes, est réputé indressable. « Il y a là-dedans quelque chose de vivant »(4) se formule-t-elle au moment tant attendu de réceptionner la boîte renfermant l’oiseau. Et la voilà qui, croyant pouvoir dénicher son père au cœur de la forêt, se retranche dans sa forteresse avec son rapace.
Livre autobiographique aux accents hamlétiens, M pour Mabel retrace une quête à la frontière entre vie et mort, beauté et laideur, humanité et sauvagerie. Dans ce long travail archéologique en compagnie de Freud, « parce qu’il était encore à la mode à l’époque »(5), Helen tente de dénouer les nœuds de sa tragédie, les liens qui l’unissent au père. C’est dans un jeu en miroir avec l’auteur de La quête du roi Arthur, T.H. White(6), lui-même ayant tenté de dresser un autour dans une lutte sans merci, qu’elle aborde la question du dressage des pulsions.
La passion d’Helen pour la fauconnerie prend sa source dans celle du père qui, enfant, observait les avions bombardiers pendant la guerre, et qui devint photoreporter. Selon Helen, son père luttait avec son appareil contre la disparition. Elle évoque par ailleurs une perte précoce dont elle fut longtemps tenue dans l’ignorance, celle de son frère jumeau mort peu après sa naissance : « J’avais toujours eu l’impression qu’il me manquait une partie de moi-même »(7).
Nous mesurons là que la dimension scopique occupe une place de choix, ce que nous retrouvons dans sa position de spectatrice depuis sa plus tendre enfance.
Sa fascination dévorante pour l’autour s’origine d’ailleurs dans un épisode d’une terreur exquise lorsqu’à 12 ans, elle assiste frissonnante à la mise à mort d’un faisan par un autour. Elle repart avec six plumes du faisan dans son poing. « C’était la mort que j’avais vue »(8).
La perte brutale du père donne alors l’occasion à cet oiseau du passé de faire retour : « C’était l’autour qui s’était emparé de moi, pas l’inverse »(9). Elle l’appellera Mabel(10).
Se comparant à Hamlet qui n’est fou « que par le vent du nord-nord-ouest » et qui sait « distinguer un faucon d’un héron »(11), Helen cherche à tamponner la douleur du deuil par cette folie passagère, « pour combler l’abîme et construire un monde neuf et à nouveau habitable »(12). Dans ce bricolage, elle va mettre en œuvre une modalité du fort-da : « Il n’y avait rien qui puisse autant soulager mon cœur en deuil que l’autour revenant sur mon poing »(13).
Lacan précise: « (…) le deuil, qui est une perte véritable, intolérable à l’être humain, provoque pour lui un trou dans le réel. (…) ce trou se trouve offrir la place où se projette précisément le signifiant manquant. (…) Ce signifiant, vous ne pouvez le payez que de votre chair et de votre sang. Il est essentiellement le phallus sous le voile »(14).

Helen fait appel à tous les signifiants du dressage pour venir border le trou. L’un d’eux d’ailleurs, « Yarak », est un terme turc pour désigner l’autour lorsqu’il est d’humeur à tuer – et qui signifie en argot « pénis ». Cette humeur à tuer, Helen la mettra en acte dans des séquences de mise à mort et de dévoration. De quoi faire surgir sa question : « Tel était le grand mystère qui se reproduisait chaque fois. Comment les cœurs cessent de battre »(15). Le cœur, c’est celui du père, du frère, le sien.
Au fur et à mesure, Helen repère que cela ne peut constituer à terme une solution, que c’est un renversement : « Je suis devenue un spectacle (…). Pour la communauté, je représente la mort »(16).
Face à la disparition jugée « absurde » du père, parviendra-t-elle à redorer le blason paternel ? Aiguillonnée par le dard de la culpabilité, Helen se réveillera-t-elle ?
Ce parcours si singulier montre comment un sujet tente de dresser un cœur sauvage, d’apprivoiser sa question entre vie et mort, et de se dresser soi-même pour évacuer la question du désir.
« J’étais furieuse contre moi-même, contre ma propre certitude inconsciente que la nature était le remède dont j’avais besoin. Nos mains sont là pour serrer les mains d’autres humains. Elles ne doivent pas seulement servir de perche à un faucon »(17).

(1) Macdonald H., M pour Mabel (H is for hawk, 2014), Fleuve Editions, Paris, 2016, p. 270.

(2) Ibid., p. 23.

(3) Ibid., p.13.

(4)Ibid., p.78.

(5)Ibid., p.115.

(6) T.H. White (1906-1964) a écrit un livre sur le dressage de son autour : The Goshawk (1951).

(7) H. Macdonald, op. cit., p.74

(8)  Ibid., p.34.

(9)  Ibid., p.39.

(10) « Mabel » vient du mot latin « amabilis » = « aimable », « digne d’être aimé ». Par superstition, le choix du nom du rapace est fait de façon inversement proportionnelle aux qualités attendues par le fauconnier.

(11 )Shakespeare W., Hamlet (1603), Librio, Paris, 2004, p. 49.

(12 )Macdonald H., op. cit., p. 28.

(13)Ibid., p.189.

(14Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, « Le désir et son interprétation » (1958-1959), Seuil, Paris, 2013, p. 398.

(15) Macdonald H., op. cit., p. 266.

(16) Ibid., p. 300.

(17)  Ibid., p. 294.




Zweig le chasseur d’âme et Freud l’incurable désillusionniste

La résonance des écrits de Stefan Zweig « le chasseur d’âme » avec les interrogations de notre époque jette toujours une lumière nouvelle sur des points d’impasses du discours politique. En tant qu’humaniste désirant se situer au plus près « des secousses sismiques » du xxe siècle, comme il l’écrit dans Le Monde d’hier(1), son absence de prise de position politique publique illustre comment, n’arrivant pas à trouver la juste mesure d’un bien-dire, il se retrouva pris lui-même dans une impasse radicale.

Lui, plus qu’un autre a éprouvé sidéré le déchirement de l’humanisme face à la barbarie. Dans une époque, où l’aggravation du désastre allemand devait installer au cœur de l’Europe l’Hybris raciste du Troisième Reich, Zweig a éprouvé dans son exil intérieur les limites du quant-à-soi littéraire. En se montrant plus tiraillé qu’aucun de ses pairs.

L’énigme du désir de Freud pour Zweig.

Ce qui intéresse avant tout Stefan Zweig dans son livre, La guérison par l’esprit(2), c’est le mystère Freud. Il y campe l’homme seul face à son siècle qui ne cédant en rien eut « le courage de savoir ce qu’il savait et le triple courage d’imposer ce savoir à la morale obtuse et lâchement résistante de l’époque ». Au-delà, on saisit que Zweig est captivé par quelque chose d’obscur, qui fait aussi l’être de Freud, lorsqu’il nous décrit la vie rien de moins qu’aventureuse de cet aventurier de l’esprit, sa « régularité grandiose », son « inexorable calendrier » de travail.
C’est seulement sur le visage de Freud marqué par le temps que Stefan Zweig croit voir apparaître l’être caché. Les qualificatifs qu’il lui attribue sont très éclairants : obstiné, sévère, dur, offensif, inexorable, presque irrité, aigu, perçant, amer, impitoyable, soupçonneux, etc. Bref un homme au « visage tyrannique », à « la dureté biblique » dont « les lèvres se ferment comme sur un non ». Freud n’est pas une brute pour Stefan Zweig, c’est un génie, ce qui irrite Freud. Pourtant, c’est par quelque trait de Freud, qu’il semble avoir en commun avec la brute qu’est Czentović dans Le joueur d’échecs, que Zweig se trouve fasciné : tous deux sont des êtres voués à une chose unique, indéfectiblement, sans influence et sans équivoque. Or Stefan Zweig, lui, ne semble pas être l’homme d’une passion, même s’il écrit si bien sur les passions de l’âme des autres. Il lui faut les rencontres, les conversations, qui ont une belle place dans son journal, les stimulations de son entourage, pour affirmer son être propre. Homme d’ouverture aux événements de son époque il reste cependant soumis aux versatilités et contradictions du moment. Il préfère être l’homme de biographies, d’essais sur les grands hommes, nourri comme son joueur d’échecs de toutes les parties déjà jouées, c’est un talent plastique et séduisant, qui rêve de son contraire. Freud incarne pour lui surtout un os, l’énigme d’une certitude, n’hésitant pas à prendre des positions décisives et radicales.
Telle est la touche subjective du Freud de Zweig, considérant qu’on ne pouvait déjà plus imaginer quelle bombe Freud avait été dans les années 1900, et notamment sa levée du voile sur le sexe. Zweig a cru que l’inassimilable, c’était que l’inconscient parle sexe, sans voir que la subversion radicale, c’était qu’il parle, sans personne pour dire, laissant dès lors la raison divisée, et l’homme, auquel Zweig voulait croire, pas si assuré d’être entier. Stefan Zweig a de l’âme et de l’esprit plein la plume, là où il ne nous reste que l’individu, ou le vide du sujet, si on a lu Lacan.

Le malaise de Zweig face à Freud

L’optimisme de l’humaniste Zweig, ses convictions, ne cessent encore de nous surprendre. Stefan Zweig, selon son choix subjectif, et bien au-delà des marques de son époque, voulait pouvoir espérer. On le saisit fort bien, quand il s’agit pour lui de situer, à la fin de son essai, ce qui était alors le dernier texte de Freud, Le malaise dans la civilisation. Il n’y a aucun doute, ce texte l’effraie. Freud ayant noté que « pour l’humanité comme pour l’individu, la vie est difficile à supporter », Stefan Zweig s’écrie :« mot terrible et fatal(3) »!, précisant « indéniablement, il y a dans la psychanalyse quelque chose qui sape le divin, quelque chose qui a goût de terre et de cendre(4) ».
C’est explicite, Stefan Zweig ne veut pas croire « l’incurable désillusionniste » qu’est Freud, car « l’âme est affamée de croyance (5) ». Cette chute n’est pas sans surprendre à la fin d’un volume qui a exalté, dans un style d’admiration passionnée, l’inflexible désir de savoir de Freud. Stefan Zweig l’avoue, il ne veut pas croire que la psychanalyse n’est pas un humanisme. En conséquence, il lui reproche de n’être « qu’humaine » là, où, comme apôtre du sens, il veut toujours espérer.

La solution de Zweig : « La politique passe, l’art demeure. »

Zweig s’en tenait à un apolitisme prudent, jamais de protestations publiques, refus de prendre officiellement position contre l’Allemagne nazie. Il l’explique dans Le monde d’hier : « mon mouvement naturel, dans toutes les situations périlleuses, a toujours été de les esquiver, et ce n’est pas seulement dans cette circonstance qu’on a pu, peut-être à bon droit accuser mon irrésolution ».
« La politique passe, l’art demeure, il faut donc agir en vue de la pérennité et abandonner l’activité d’agitateur à ceux qu’elle occupe et comble déjà pleinement. » Différent avec Joseph Roth qui voyait dans le national socialisme une négativité radicale : « une démence extrême, écrit-il, qui prenait la forme de ce qu’en psychiatrie, on appelle la psychose maniaco-dépressive ». Trois mois après la prise de pouvoir d’Hitler, il écrivait « le monde est très, très bête : bestial ».
Joseph Roth et Stefan Zweig ont eu un point de convergence : le recours à l’écriture comme levier pour rejeter l’intolérable. Il articula une première prise de position contre ses détracteurs qui lui reprochent son absence de position contre les nazis avec sa biographie d’Érasme en 1934, alors qu’il est déjà exilé en Angleterre, à sa manière humaniste. Il refusa par exemple de publier des extraits de texte dans la revue des exilés de Klaus Mann, Die Sammlung(6).
Il écrit à René Schickele en août 1934 : « Je considère qu’il est de notre devoir de ne pas attaquer chaque manifestation isolée, comme le font les journalistes et polémistes, mais d’aller à l’encontre des causes. » On constate dans ses récits de vies exemplaires des grands humanistes un refuge face à la brutalité de l’époque. Cet exil intérieur d’un lettré n’a pas l’éclat du « non » d’un Joseph Roth, mais il a permis à Zweig de ranimer une grande tradition européenne, celle de la « cultura animi. » La tragédie de l’écrivain face à l’histoire s’éclaire de sa correspondance avec Joseph Roth et de son lien avec Sigmund Freud. Zweig n’a pas saisi immédiatement la négativité radicale et la barbarie du Troisième Reich imaginant un temps qu’elle se limiterait à une sorte d’amok de démence sans lendemain de la conscience européenne. Enseignement sur l’utilité des humanités dans de sombres temps grâce à celui qui choisit dés les premières semaines de l’année 1934 le pari d’un humanisme pacifique auquel il croyait tout en écrivant des biographies de grands humanistes Érasme, Castellion et Montaigne. Plus tard, Zweig a montré qu’il ne voulait pas s’en tenir aux prudences de « l’exil intérieur » et comme il n’avait jamais ressenti de sa vie aussi cruellement « l’impuissance humaine face aux événements mondiaux », il a cherché au Brésil un sauf-conduit. Une échappatoire vaine comme le confirme son suicide en 1942 à Pétropolis, sûrement parce qu’il ne lui était plus possible de rester aveugle à la faillite de la raison européenne et à la barbarie mettant en péril l’humain. L’humanisme purement intellectuel et la supériorité seulement morale sont insuffisants pour obtenir la victoire.

La solution de l’exil radical par séparation de sa langue maternelle

Mais le sens ultime de la relation de Zweig à celui qu’il nommait le « dévoileur » tient sans doute moins à ce qu’ils se sont apportés l’un à l’autre qu’à l’humanisme mélancolique sur lequel ils se sont retrouvés, après la prise de pouvoir de Hitler, face au suicide de leur patrie perdue, l’Autriche cosmopolite. « Au cours des heures passées en sa société, j’avais souvent parlé avec Freud de l’horreur du monde hitlérien et de la guerre », se souvient Zweig dans Le monde d’hier. « En homme vraiment humain, il était profondément bouleversé, mais le penseur ne s’étonnait nullement de cette effrayante éruption de la bestialité.(7) »
Zweig revient sur le pessimisme de Freud qui le dérangeait tant lorsque celui-ci niait « le pouvoir de la culture sur les instincts ; maintenant on voyait confirmée de la façon la plus terrible – il n’en était pas plus fier – son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction ne pouvait être extirpé de l’âme humaine(8) ».
L’enjeu politique actuel, en ce moment des élections françaises, doit prendre en compte la lucidité de Freud : la nécessité d’un savoir y faire, d’une attention éclairée, et notamment par la psychanalyse, sur ce qui gîte aussi dans l’humain, la pulsion de mort, la haine, en tension avec la pulsion de vie. À la fin de sa vie, Zweig finit par se ranger du côté de l’incurable Freud sans lâcher son espoir en la communauté des nations : « Peut-être que dans les siècles à venir on trouverait un moyen de réprimer les instincts tout au moins dans la vie en communauté des nations ; dans la vie de tous les jours, en revanche, et dans la nature la plus intime, ils subsistaient comme des forces indéracinables, et peut être nécessaires pour maintenir une certaine tension(9). »
Faute de pouvoir supporter la vie sans plus de mirage, Stefan Zweig choisit en 1942 le programme de l’exil radical, se coupant de sa langue maternelle tant aimée, irrémédiablement alors souillée par la barbarie nazie. Le suicide aurait-il été ensuite le prix à payer pour lui de la chute de son idéalisme humaniste ?

1 Zweig S., Le monde d’hier, Paris, Les belles lettres, 2013.

2 Zweig S., Sigmund Freud. La guérison par l’esprit, Le Livre de poche, 2010, p. 945.

3 Zweig S, Sigmund Freud. La guérison par l’esprit, op, cit., p. 984.

4 Ibid., p. 979.

5 Ibid., p. 990.

6 Die Sammlung, https://germanica.revues.org/2407

7 Zweig S, Le monde d’hier, op, cit ., p. 439.

8 Ibid., p. 439.

9 Ibid., p. 439.




Viduité du regard dans « La dernière bande » de S. Beckett

En 1958, S. Beckett écrit sa pièce La dernière bande. Dans un dispositif dépouillé, clos et sombre, un homme seul, Krapp, dialogue avec une bande magnétique enregistrée par lui-même 30 ans plus tôt.

Cet homme, dont le nom résonne avec « crap » / « merde » en anglais, a un rapport profondément désaccordé au monde qui lui fait face et le regarde. Son rapport morcelé au corps et à la langue l’oblige à lutter âprement pour avoir le sentiment d’exister. Réécouter rituellement sa bande enregistrée en la faisant répétitivement revenir au passé lui permet de revenir à des états de corps révolus, notamment comme celui d’un amour serein avec une femme charnellement belle et jeune, et lui permet, un court instant, de se libérer de son chaos existentiel et de le rattacher à la vie.

Mais la présence de la mort comme absence irreprésentable, celle de la mère indissolublement liée à sa vie, le ramène inexorablement à ce moment terrible et mémorable où il a choisi l’écriture : « Cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierais jamais, où tout m’est devenu clair. […] Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir […] du miracle qui … (il hésite) … du feu qui l’avait embrasé. »1 Ce feu indestructible noué à ce dur combat avec la langue qu’est l’écriture est devenu dés lors la seule véritable échappatoire pour cet homme dénué de toutes certitudes, jusqu’au chaos, jusqu’au silence nu, jusqu’à la viduité de tout regard.

Avec La dernière bande, Beckett met-en-scène, comme une farce grotesque et tragique, un personnage clownesque, qui, entre ombre et lumière, tend un miroir au spectateur. Dans ce miroir, le spectateur est pour Krapp cet autre, cette « sorte de semblable, de double, plus beau que lui-même »2 qui permet à Krapp-Beckett, le temps de la représentation, d’être lui-aussi un homme. Mais cet autre-spectateur est aussi celui à qui est dévoilée dans le miroir cette vérité cachée derrière l’image, la vérité du désarroi. À travers la dépossession-de-tout de Krapp, le spectateur apprend à se voir comme celui qui ne comprend rien à rien et ne sait rien de ce qu’il désire. Il lui faut éprouver ce que tout homme éprouve : qu’il est « ce personnage qui se demande tout le temps s’il existe, [et qui] n’a d’un tort, c’est de répondre oui. […] Fondamentalement, il est là, tout seul. »3

Dans ce rendez-vous théâtral, Beckett, sa pièce La dernière bande et le spectateur se nouent de façon solidaire pour que surgisse, l’instant de la représentation, l’être sans objet, sans regard, et qui nous regarde. Mettre aujourd’hui en scène le théâtre beckettien, comme l’a fait dernièrement P. Stein au Théâtre de L’œuvre, est un choix propre à nous rappeler à ce que Lacan nomme « la douleur d’exister quand le désir n’est plus là. »4 Il nous montre un monde dépeuplé et éparpillé, un monde des Uns-égarés, à l’image de notre XXIe siècle mondialisé. Mais c’est aussi, en montrant cet être beckettien sans regard, provoquer les questions et les réflexions du spectateur, c’est-à-dire causer son désir.

1 S. Beckett, La dernière bande, 1958, Minuit, 1959, p. 74.

2 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-59, La Martinière, 2013, p. 394.

3 J. Lacan, Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, 1954-55, Seuil, 1978, p. 311.

4 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit, p. 116.




Et Oswiecim devint Auschwitz

En franchissant la ligne de barbelés de ce qui est en train de devenir le camp d’extermination d’Auschwitz, un aphorisme chinois vient à l’esprit de Witold Pilecki : « En entrant, songe à la façon de t’évader et tu sortiras sain et sauf ». Le livre :  Le rapport Pilecki , sous-titré : « Déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943 »1, est la publication du Rapport Pilecki rédigé pendant l’été par le capitaine de cavalerie polonais Pilecki qui raconte son expérience dans le camp de concentration d’Auschwitz. Il est assorti d’un appareil critique, de notes explicatives, et d’un glossaire que nous devons à Isabelle Davion (Maître de conférences à Paris-Sorbonne), Patrick Godfard (Traducteur et Professeur agrégé d’histoire), Ursula Hyzy (Traductrice et Journaliste à l’Agence France-Presse), Annette Wieviorka (Historienne).

En 1939, Witold Pilecki vient de co-fonder l’Armée Secrète Polonaise. C’est volontairement qu’il se fait rafler en septembre 1940 pour être déporté dans ce camp récemment ouvert, et y organiser un réseau de résistance. C’est ce qu’il mène à bien en partie, avant de s’évader en 1943. Non sans avoir, dès novembre 1942, fait parvenir des informations à l’extérieur sur les atrocités en cours. Comme il l’écrit dans son avant-propos, Pilecki n’a pas voulu s’en tenir aux faits bruts, il veut aussi témoigner de ce qu’il ressent, dans l’idée de faire mieux comprendre, dit-il, ce qui se passait. Aussi, ce livre de plus de trois cent vingt pages constitue-t-il un témoignage personnel, et unique, de première main, lisible aussi par un large public.

Dès les premières pages nous sommes nous-mêmes jetés parmi ce qui ceux qui apparaissent comme des « pseudo personnes », où le nom d’animal sauvage offense même le monde animal, est-il écrit. Dès lors, le monde se partage en deux. Il y a d’une part les habitants de la “Terre”, ceux qui tout près vivent une vie normale, et puis les autres, parmi lesquels certains choisissent « d’aller aux barbelés », pour échapper à une nouvelle journée de souffrances. Nous apprenons aussi comment le jeune polonais n’est pas lui-même tombé dans le désespoir, et comment la rage et le désir de revanche ont constitué pour lui un substitut à la joie.

Qu’est ce qui nous touche dans ce témoignage, parmi beaucoup d’autres choses ? Quelle peut être aussi l’actualité de ce rapport ? Témoigner de l’intérieur des conditions d’internement dans un camp d’extermination est tout à fait capital. On ne peut résumer bien sûr trois cent vingt pages détaillées, précises, horribles, poignantes, tragiques, vomitives. Une force est néanmoins constamment à l’œuvre tout au long de ces lignes, qui touche le lecteur. Cette force qui irrigue ces pages est le désir de vivre. Un désir de vivre qui sera l’énergie de la construction de ce qui va devenir un vaste réseau d’entraide et d’information au sein de l’horreur. Au printemps 1943, le capitaine Pilecki s’évade du camp, mais ce sera pour ensuite, en 1945, tomber aux mains des communistes et à leurs multiples accusations, dont celle d’espionnage, ce dont il ne réchappera pas. En 1990, après un procès en révision, il est réhabilité. En 1995, la croix de commandeur de l’ordre Polonia Restituta lui est décernée. En 2013, Witold Pilecki est nommé au grade de colonel à titre posthume.

1 Le rapport Pilecki, Ed. Champ vallon, Seyssel, 2015.




Appréhender la haine comme protagoniste de la culture

Ce dernier Hebdo blog permet de faire résonner à nouveau l’excellent numéro d’Horizon[1], publié par l’Envers de Paris : Haines, au pluriel.

On peut se demander de quoi cette diffraction est le signe là où Freud a davantage eu tendance à la coupler, au singulier et avec les résultats que l’on connaît par exemple dans la cure de l’homme aux rats, à son antagoniste, l’amour ?

L’accent est ici mis sur le caractère multiple que peut prendre l’expression de la haine aujourd’hui tout en rappelant son ancrage dans la structure et dans le corps en tant qu’elle habille et teinte chez Lacan le rejet nécessaire à toute séparation.

Ici le pessimisme de Freud cède donc le pas à la valeur constitutive de cette motion et au travail de la culture mobilisé pour venir approcher, comme le rappelle dans son éditorial Marga Auré, « cette part irréductible d’inhumanité, sans laquelle il n’est pas d’humanité qui tienne »[2].

La référence aux différents arts qui ouvre ce recueil n’y est pas indifférente et évoque l’autre perspective proposée à l’intervention du psychanalyste : plutôt que de saisir la haine comme nécessitant d’être voilée ou bridée par le processus civilisationnel, il est possible de penser une saisie par la conscience des contenus les moins civilisés tel que peut nous y mener par exemple la relecture du fantasme « Un enfant est battu » ou les investigations de tout un pan de l’art contemporain qui tend à mettre à nu un certain rapport à l’objet. Cet enjeu est rappelé par Freud à plusieurs reprises comme ici à l’endroit du désir maternel : « Cela semble peu agréable, écrit-il, et qui plus est paradoxal, mais il faut pourtant dire que celui qui dans sa vie amoureuse est appelé à devenir vraiment libre et de ce fait aussi heureux doit avoir surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur. »[3]

Est à l’œuvre ici, rendu possible par l’incidence de la psychanalyse, ce qu’il nomme le Kultur arbeit, soit les « modifications qu’il effectue sur les prédispositions pulsionnelles humaines connues »[4].

Une haine qu’il s’agit de prendre en charge, telle que nous l’intime par exemple Pierre Sidon, pour éviter sa réalisation sous les multiples lignes de dé-liaisons qui lacèrent chaque strate de notre société et qui se trouvent finement précisées au fil de ce numéro, de l’incidence du racisme (Eric Laurent) à la haine de soi que Philippe Doucet lit sous le regard de Coppola.

Parions que cet Horizon ouvre le nôtre et participe de cette « vie de l’esprit » chère au travail de la culture dont la haine reste le protagoniste que chacun doit appréhender, intimement.

[1]    « Haines », Horizon, Revue de l’Envers de Paris, , n°61, 2016.

[2]    Miller J.-A., « Le théâtre secret de la pulsion », Le Point, n° 2062, 22 mars 2012.

[3]    Freud S. « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, p. 61.

[4]    Freud S. Le malaise dans la culture, OCF XVIII, Paris, Puf, 1994, p. 284.