La lecture des chapitres consacrés à la pulsion du Séminaire 11 a fait écho pour moi à des questions qui revenaient régulièrement dans ma pratique clinique avec les enfants et les adolescents concernant, notamment, l’incidence d’Internet et des technologies numériques sur une supposée « subjectivité moderne ». Quel est le poids réel de ce qui se présente comme une évolution massive et généralisée dans les relations du sujet avec ces pairs, par l’intermédiaire de cette nouvelle « Autre scène » qu’est Internet et qui a tendance à exacerber les pratiques de jouissance ? Y a-t-il du nouveau dans l’expérience de satisfaction pulsionnelle contemporaine, celle qui passe par le réseau ?
Théo a 13 ans. Il se présente comme « geek » et s’est lancé depuis un an dans une carrière de Youtuber. Il a créé sa chaîne, s’est inventé un pseudo dont les consonances évoquent l’argent, la brillance et la masculinité. Il poste régulièrement des vidéos qui prennent modèles sur les standards de la culture Internet.
Il s’agit souvent de vidéos de « gaming » dans lesquelles il filme l’écran où apparaît le jeu vidéo auquel il est en train de jouer. Ce qui compte, au delà des astuces techniques, c’est le monologue qui accompagne la séquence. Dans ce « moment discute », un titre donné par Théo, le joueur commente ses performances, ses échecs. Il essaie d’être drôle, fait dans l’autodérision.
Cette activité n’est pas en effet un passe temps comme un autre. Être visible, même se faire voir, touche pour Théo à son existence même.
Comme sa mère, Théo est atteint d’une cécité presque totale depuis sa naissance. Il a bénéficié d’une greffe de cornée qui lui a permis de distinguer un minimum de formes et la lumière. Bien sûr ce handicap pèse un poids énorme dans sa vie mais ce n’est pas de cela dont il souffre. Il se plaint « d’être invisible, d’être un fantôme ». Il souhaiterait que ses parents « ouvrent les yeux » sur lui et sur ses difficultés et arrêtent de lui reprocher son addiction au écran. Il est de ce point de vu un « enfant normal », comme ceux de son collège.
Théo nous éclaire sur la distinction opérée par Lacan entre le regard et la vision. Cette dernière manque presque totalement à Théo mais il s’en débrouille et se déclare, d’une façon qui signe son rapport à l’autre, comme un « soit disant aveugle ». En revanche, être un objet inexistant dans le regard de l’Autre, sans marque d’un désir auquel se raccrocher, le plonge dans une profonde « dépression ».
Ses parents sont séparés, et sa mère a donné naissance à son second garçon il y a un an. Cette naissance perturbe beaucoup Théo. Il éprouve des sentiments très ambivalents face à ce frère et ne sait pas ce qu’on attend de lui dans cette situation. Les repères que lui offrait sa place d’unique garçon dans l’amour maternel sont aujourd’hui bouleversés.
Il rapporte avec nostalgie leurs soirées au cinéma ou sur le canapé devant des spectacles comiques. La figure de l’acteur et de l’humoriste est une image idéale aux yeux de sa mère et les tentatives de Théo de se filmer à cette place me semblent un effort pour se hisser à la hauteur de cette image. Il s’agirait donc de restaurer la part de narcissisme perdu pour retrouver l’appui qui lui fait aujourd’hui défaut.
Montage d’un circuit
Les leçons du séminaire 11 qui nous intéressent permettent d’aller au-delà de cette première interprétation. Quel est plus précisément ici le circuit propre à la pulsion ? Il s’articule autour de l’objet regard. A quel niveau situer le sujet ? Pas en tant que c’est lui qui regarde. Il s’agit ici de « se faire voir ». Et ce « se faire voir » comme Lacan le reprend à plusieurs reprises ne se met en place qu’à partir de l’introduction de l’autre dans le circuit pulsionnel.
Cette présence du petit autre se marque dans le réseau Internet par « le clic » nécessaire à l’utilisateur pour visionner la vidéo, qui indique au sujet qu’il est vu et qui vient même comptabiliser la jouissance. Cette comptabilité est très importante pour les Youtuber. Ils y font régulièrement références à la fin de leur vidéo et fêtent les seuils d’abonnés. Et c’est ce que nous indique de façon très crue Théo quand, à la fin d’un sketch, il interpelle son public, le remercie et dit « à chaque clic j’ai un orgasme ».
Théo, en articulant l’« orgasme » à ses vidéos, nous permet de formuler une hypothèse sur ce dont il est question pour lui dans l’organisation de ce circuit : que quelque chose dans l’Autre vienne répondre de la réalité sexuelle à laquelle il est confronté. Il laisse entendre dans ses monologues, par des blagues, que ce qui « prend possession » de son corps comme il le dit, est de l’ordre d’une jouissance féminine qui le parasite.
Théo fait d’Internet son Autre, où il vient se faire représenter, se faire voir. En cela il est un enfant normal à l’heure où se faire voir est une activité généralisée. Des selfies, à Facebook en passant par les Vlog (vidéo-blog) le sujet se façonne comme objet du regard.
Les circuits de la pulsion restent structurés, il me semble de la même manière que ce qui était décrit par Lacan dans les années 60. Mais les objets de connexion à cet Autre ont des caractéristiques techniques qui changent la donne. Tout va dans le sens d’une libre circulation sans entrave de la pulsion. L’accessibilité illimitée, l’absence de barrière et « une singulière extension des possibles, des mondes possibles »[1] comme le notait Jacques Alain Miller donnent une prise plus importante à une pulsion qui dérive sans point d’accroche ou d’arrêt. C’est ce que recouvre le terme d’addiction qu’utilisent souvent les sujets aujourd’hui pour qualifier leur rapport à ces objets.
[1] MILLER J.A., En direction de l’ adolescence, http://www.lacan-universite.fr