La position de victime ne va pas sans une certaine innocence : ne dit-on pas « victime innocente » – pléonasme ou pas ? – pour qualifier dans des faits divers telle personne prise dans un attentat, tel enfant proie d’un prédateur, tel individu tombé sous les balles d’un tireur fou ? Il existe même une convention d’assurance réglementant le statut des « victimes innocentes ».
Sur l’innocence, Freud s’est prononcé au moins à deux endroits de son œuvre.
D’abord concernant certains mots d’esprit que Freud désigne par le terme d’innocent, opposés aux mots d’esprit tendancieux. Il donne alors en exemple « un mot d’esprit fondé sur des mots qui soit aussi innocent que possible »[1] : une jeune fille reçoit l’annonce d’une visite pendant qu’elle fait sa toilette. « Ah ! quel dommage », soupire-t-elle, « c’est au moment où on est le plus attirant [am anziehendsten] / le plus en train de s’habiller qu’on n’a pas le droit de se montrer ». Freud se reprend alors, embêté par ce choix : difficile en effet de ne pas lire un côté tendancieux dans ce jeu de mots « innocent » ! Eh bien, c’est tout le problème du parlêtre et sa solution. Les mots peuvent être « franchement simplets » comme il dit, réduits par la psychologie à de simples véhicules d’une communication, ils ne sont jamais innocents : les phénomènes de satisfaction qu’ils produisent – le plaisir et son au-delà – sont bien réels quand nous les employons tout comme quand nous les recevons. C’est parce que la langue est équivoque que cette satisfaction est possible ; c’est parce qu’elle est équivoque qu’un sujet s’y trouve impliqué : il n’est alors plus victime, mais embarqué, dirait Pascal, ou comme se nommait une analysante : victime responsable.
Le second moment où Freud évoque l’innocence, c’est sous la forme d’une question concernant la responsabilité de nos rêves – autre production langagière –, spécifiquement ceux qui sont « immoraux » : « devons-nous assumer la responsabilité du contenu de nos rêves ? » [2] Avant de donner sa réponse, il note que ce contenu immoral de nos rêves a contribué à nier leur évaluation psychique. Dépourvus de sens, plus besoin de les assumer : nous sommes alors victimes abusées par une activité psychique perturbée, autre présupposé de la psychologie qui s’inscrit dans le prolongement du sujet… de l’expérimentation victime d’une illusion d’optique, par exemple. À l’inverse, la réponse de Freud est sans appel : « Il va de soit que l’on doit se tenir pour responsable des motions malignes de ses rêves. Qu’en faire autrement ? Si le contenu du rêve – bien compris – n’est pas le fait de l’inspiration d’esprits étrangers, il est alors une partie de mon être. »[3]
Parcourant ces deux courtes références, on s’aperçoit que la figure de la victime est une plaque particulièrement sensible à l’idéologie du « moi moderne », comme s’exprimait Jacques-Alain Miller en 1966[4] ; cela n’a pas pris une ride et s’est même accentué. On pourrait dire que la psychologie comme les médias produisent les formes imaginaires d’un « sujet » de la connaissance paranoïaque, véritable machine à méconnaître ce qui l’anime. C’est pourquoi on a le goût du fait divers : de l’autre méchant en pagaille, mais point de sujet. Curieusement, la figure de la victime innocente émanant de cette connaissance paranoïaque s’accompagne du renforcement d’un mouvement accusateur – se développant en psychologie comme dans les médias – véritable police des mots et des jouissances.
On aura compris, par ces références freudiennes, que la psychanalyse apprend quelque chose sur la langue : elle est loin d’être innocente. Elle est équivoque dans la moindre phrase – à l’exemple du « C’est bien… ça » de Nathalie Sarraute dans Pour un oui, pour un non –, et jouissance dans le moindre heurt.
Lacan lui-même en 1956, devant un parterre de médecins voulant se former à la psychanalyse et rencontrer des « victimes émouvantes », leur disait : « je voudrais vous faire remarquer avant de vous quitter cette année, que pour être des médecins, vous pouvez être des innocents, mais que pour être des psychanalystes, il conviendrait tout de même que vous méditiez de temps en temps sur un thème comme celui-ci, bien que ni le soleil ni la mort, ne se puissent regarder en face. Je ne dirai pas que le moindre petit geste pour soulever un mal donne des possibilités d’un mal plus grand, il entraîne toujours un mal plus grand. C’est une chose à laquelle il conviendrait qu’un psychanalyste s’habitue, parce que je crois qu’il n’est absolument pas capable de mener en toute conscience sa fonction professionnelle sans cela. »[5]
[1] Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard/folio essais, 1988, p. 184.
[2] Freud S., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 146.
[3] Ibid.
[4] Miller J.-A., « Index raisonné des concepts majeurs – Éclaircissement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 894.
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 361.