Qu’est-ce qu’accueillir quelqu’un au CPCT ? Nicole Borie donne une réponse générale et une réponse particulière articulée à un cas. L’analyste nous apprend, lors de l’accueil d’un sujet en particulier, que les questionnements de l’analyste sur les conséquences subjectives de sa pratique ne doivent jamais être éludés.
Une jeune femme arrive très en retard au premier rendez-vous, sans vraiment s’en excuser et en me prévenant que son « copain » va venir dans un instant lui demander des clés. Elle commence à parler du trouble qui la traverse. Le jeune homme frappe et entre aussitôt. Il repart avec des clés et revient… je lui demande d’attendre. J’interroge alors Camille : pourquoi son compagnon veut-il être là ? Avec un très léger embarras elle répond qu’il souhaite surtout l’aider et la soutenir. Je fais silence. Elle énonce : « Mon père est décédé d’un suicide », elle avait 5 ans. Elle a une petite sœur et un grand frère avec lequel elle a été en conflit pendant plusieurs années, sans doute à l’adolescence. Nous revenons à ce qui l’amène, à la question qui la trouble, et qui lui a fait prendre rendez-vous au CPCT : elle ne sait pas si elle doit dénoncer les attouchements du « mari de la grand-mère paternelle », dont elle vient de se souvenir, il y a quelques mois. Elle en a parlé à son compagnon et à sa mère.
Les faits remonteraient à l’enfance, elle avait entre 8 et 11 ans. Camille associe ces réminiscences, à des paroles. D’abord, celles de sa mère qui a toujours dénigré le père de ses enfants et ce grand-père paternel. Elle donne ainsi une réponse qui vérifie les dires de sa mère « On ne peut pas faire confiance à cet homme. » Puis en renfort à ses associations vient une question de la psychologue qui animait la thérapie familiale à laquelle elle a participé il y a plusieurs années. Sa sœur cadette, alors jeune adolescente, a fait une anorexie grave qui a conduit leur mère à rechercher de l’aide. Une thérapie familiale est proposée. Les trois enfants qui vivent chez leur mère participent à cette thérapie. Lors d’une séance, sa sœur parle de gestes déplacés du grand-père. Se tournant vers Camille alors âgée de 18 ans, la psychologue et sa mère lui demandent si elle pourrait avoir subi la même chose. À ce moment-là, elle a dit non. Mais plusieurs années plus tard, elle dit se souvenir « d’une proximité désagréable » avec son grand-père. Les questions sur la sexualité semblent encombrées par les griefs de la mère. Camille rencontre son compagnon deux ans plus tard. Ils sont ensemble depuis trois ans.
La jeune femme arrive au CPCT plus embarrassée, qu’inquiète de parler. Ce rendez-vous semble n’engager pour elle aucune priorité. Elle est dans ses petits aménagements personnels : la voiture, les clés, son retard important – presque une demi-heure – un petit sourire d’excuse ; rien ne l’inquiète.
Camille entre dans la vie active après avoir obtenu son diplôme d’Assistante Sociale en juin 2014. Elle a choisi de travailler à l’Aide Sociale à l’Enfance. Elle me dira qu’elle connaît des situations dramatiques où il faut protéger les enfants. À mes questions sur ce sujet elle reste vague, avec des formules très généralistes. Au moment de choisir de s’installer avec son partenaire, de faire ses choix de vie, elle cherche où mettre la cause et ne s’interroge à aucun moment sur son rôle dans son mal-être. Plutôt localise-telle la faute dans un Autre pervers. Une certaine perplexité domine sa position, depuis que le choix de son travail, le fait de gagner sa vie rendent possible de partager celle de son compagnon. L’évidence de sa réponse durant la séance de thérapie familiale se défait, « une présence désagréable » fait certitude.
Dans l’entretien je fais place à sa question mais je ne réponds pas à sa demande de lui dire si elle doit dénoncer le grand-père. Je reste, à cet endroit, sans complaisance. Le quatuor qu’elle forme avec sa mère, son frère et son ami semble soutenir un rapport au monde qui se suffit. Elle cherche une cause dans un père toxique. Sa formule sur la mort de son père, laisse apercevoir le rapport particulier qu’elle entretient avec ce qui lui arrive. Elle ne parvient pas à subjectiver les événements les plus importants de sa vie.
Qu’est-ce qu’il y a à dénoncer ? Son ami adopte sa cause de femme victime, ainsi que son frère dont je n’ai pas réussi à saisir si sa position était plus réservée ou plus militante. Sa sœur qui a inquiété la famille et dénoncé les gestes déplacés du grand-père n’est pas son interlocutrice pour parler de son doute et il n’y avait pas eu de suite à ce qu’elle avait dit. Pourquoi Camille prend-elle cette posture de victime ? Elle craint à juste titre d’ouvrir une scène dont elle aperçoit l’ombre menaçante. Aux yeux de son compagnon qui la protège, elle est une victime. Elle se colle à lui pour venir demander au CPCT que l’on confirme une version qui fixerait les événements de l’histoire. Dans l’entretien elle parle de ses grands-parents en les appelant par leur prénom, avec un ton hostile et leur retire leur place dans la filiation.
À la fin de cette première consultation, je suis intriguée. A quoi s’affronte cette jeune fille ? Pourquoi la vérité doit-elle venir parer la victime ? Comme s’il n’y avait pas d’écart possible entre vérité et jouissance. Il y avait chez Camille un côté « as if ». Nous reprenons rendez-vous pour le mois suivant. La veille de ce rendez-vous Camille appellera pour dire que l’entretien s’était mal passé pour elle et qu’elle annule celui qui devait avoir lieu le lendemain. Cette consultation restera sans suite.
D’emblée j’ai entendu l’embrouille de Camille mais pas l’énigme devant un traumatisme. Il y a de la perplexité chez cette jeune femme. Sans le soutien du vel lacanien qui positionne l’objet a comme objet du désir, elle est toute dans sa question : doit-elle dénoncer ou non le mari de la grand-mère paternelle.
La discussion en séminaire clinique a fait valoir la difficulté de trouver ce sujet dans la rencontre. Plutôt est-elle contaminée par les signifiants : la révélation de sa sœur produit dans l’après-coup une identification imaginaire, dans un moment de débranchement. Dans son travail Camille est contaminée par l’expression : « un enfant est maltraité ». Les signifiants sont plaqués sur sa perplexité et les questions qui viennent de l’autre font énigme. Difficile de dire où est le sujet dans tout l’entretien. Victime est une désignation qui vient de l’Autre. Sans le jugement d’attribution, Camille s’empare du jugement de l’Autre.
C’est le propre des consultations au CPCT de laisser une place à la mise du sujet dans sa singularité. Quelque chose n’a pas pu s’ouvrir. Le forçage de la réponse à laquelle Camille s’astreint a fait écran à sa perplexité. Elle force l’assentiment de l’autre pour boucher le trou de son « je ne sais pas ». La mise n’y était pas mais sans doute aurais-je pu donner une place à la perplexité.