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La rupture inscrite au départ : Gustave Flaubert, Louise Colet

On dit parfois que la dispute est une modalité qui sied fort bien au couple, et à sa longévité. Il arrive qu’entre la joie renouvelée de la rencontre des corps et la satisfaction obtenue par d’ineffables querelles un couple tienne par devers soi. Mais quand le mépris s’en mêle peu y survivent. C’est le coup fatal que portera Gustave Flaubert à Louise, que met ici en lumière Francesca Biagi-Chai.
 « C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur »[1], écrit Gustave Flaubert à son ami Maxime Du Camp, tout en lui donnant ce conseil « Prends garde d’aimer trop cette bonne Marthe »[2]. « La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux »[3]. Ces mots précèdent de quelques mois la rencontre avec une femme, Louise Colet, qui sera le seul amour durable de Flaubert. Quand il la rencontre, il a vingt-cinq ans, elle en a trente-cinq, il vient d’interrompre ses études du fait d’une crise nerveuse qui a duré deux ans, celle-ci marqua la fin de sa jeunesse « sa fermeture, le résultat logique ». Il traverse une période douloureuse ; en quelques mois il perd son père et sa sœur, ainsi qu’un ami cher.Bandeau_web_j452_def2

La rencontre, l’amour prévenu

 C’est la correspondance abondante entre les deux amoureux, l’une vivant à Paris, l’autre à Rouen qui donne le ton. Leurs échanges épistolaires commencent dès le lendemain des premiers ébats sexuels. Flaubert est rentré chez lui et a emporté les « petites pantoufles » de sa dame, un petit mouchoir taché de sang, plus tard, des lettres d’elle et son portrait les rejoindront. Déjà s’installe entre eux un peu plus qu’une distance géographique, des objets la représentent, qui se substituent à elle. Et puis il y a sa mère qui « avait des hallucinations funèbres »[4]. D’emblée sont évoqués cette distance d’avec la légèreté de la vie et cet éloignement que le désir et le devoir d’écrire renforcent. Il prévient, il anticipe, la séparation montre le bout de son nez. « Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. »[5], « Il faut que je t’aime pour te dire cela. Oublie-moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains et marche dessus pour effacer l’empreinte que j’y ai laissée. »[6] Déjà le verbe est au passé.

Un amour tumultueux, premier épisode : 1846-1848

 C’est contre l’(a)mur que Louise Colet ne cesse de se cogner, elle frappe, elle crie, elle menace, rien n’y fait. Elle n’ira jamais à Croisset, elle n’approchera jamais madame Flaubert mère. « je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien […] La bonne femme est peu liante »[7]. Mais de son côté, les visites de Flaubert manquent d’empressement, elles sont intenses certes, mais trop peu fréquentes pour Louise. « Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis je te répondre ? »[8] Elle lui parle de gloire, il l’espère mais la croit inatteignable. « est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre pas… ? »[9] « J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais ». Lorsqu’ils se voient, la tendresse, l’élan et l’amour physique sont toujours présents. Mais sur fond de disputes. « Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. »[10] « J’étouffais, j’étais à bout »[11]. Puis, les causes s’étendent et les querelles s’intensifient, Louise lui reproche d’être sous l’influence de son ami Du Camp. « C’est lamentable pourtant, écrit-il, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! »[12] Quatre mois plus tard, en mars 48, il passe du « tu » au « vous », la distance est de mise. Entre temps, Louise se pense enceinte d’un amant de passage. Flaubert lui signifie qu’il sera toujours là, « un lien qui ne s’effacera pas... », malgré « ma monstrueuse personnalité comme vous le dites ».

 Deuxième épisode : 1851-1855

 Flaubert part en Orient avec Du Camp. On saisit en creux que la colère de sa maîtresse, ses griefs contre Du Camp pouvaient être liés à ce voyage. À son retour, en Juillet 1851, Louise le sollicite, leur liaison reprend et avec elle, leur correspondance. « Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je m’en allais de toi gluant d’amour. »[13] Mais Flaubert est plus assuré dans le clivage qu’il veut maintenir entre le désir et l’amitié : sa modalité d’amour à lui qu’elle ne supporte pas. « Ô Femme ! femme, sois-le donc moins ! Ne le sois qu’au lit ! »[14]  Flaubert est alors fort de son écriture avant tout, il est tout entier à son roman, sa Bovary règle son temps et sa vie. Les lettres sont de plus en plus longues, mais elles sont consacrées à l’évolution de l’écriture, à la Revue des Deux Mondes, au milieu littéraire et aux comparaisons qu’il établit, qu’il scrute. « Où est donc le style ? En quoi consiste t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre. » C’est à la Muse, à l’amie qu’il fait le récit de son cheminement, et cela lui est nécessaire. Les visites sont rythmées par le travail, tandis que les reproches de Louise sont invariables et constants. « Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! »[15] Louise lui envoie les pièces de théâtre qu’elle écrit en vers. C’est là que se produit tout à coup quelque chose qui s’apparente à la chute. Si elle écrit de bons vers[16] cela ne fait pas d’elle un auteur et il le lui dit sans ménagement : « Les bons vers ne font pas les bonnes pièces », « Or je trouve la pièce À ma fille, lâche de sentiment. »[17] « L’orage pour dire le malheur a été dit par tout le monde […] Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent. » Plus tard, Louise fera un faux pas et tout sera, en un instant, consommé. C’est la séparation définitive.

 La lettre d’adieu…

 … En suspens depuis toujours bien que l’on ne puisse pas douter que Gustave ait aimé et peut-être continua d’aimer Louise.

Madame, J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais. J’ai l’honneur de vous saluer. G.F. [1] Flaubert G., Lettre à Maxime Du Camp 7, avril 1846, Correspondance, Choix et présentation de Bernard Masson, Folio, Gallimard, Paris, 1975, p. 73. [2] Ibid., p. 76. [3] Ibid., p. 76. [4] Ibid., Lettre à Louise Collet, p. 78. [5] Ibid. [6] Ibid., p. 80. [7] Ibid., p. 267. [8] Ibid., p. 86. [9] Ibid., p. 89. [10] Ibid., p. 94. [11] Ibid., p. 92. [12] Ibid., p. 100. [13] Ibid., p. 165. [14] Ibid., p. 197. [15] Ibid., p. 266. Il s’agit du pharmacien de Madame Bovary, Homais. [16] Ibid., p. 289. La note fait référence au prix de poésie de l’Académie française qui couronnera Louise Colet pour son poème « L'Acropole d’Athènes ». [17] Ibid., p. 290.

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« Faire couple avec l’institution », comment en transmettre le sérieux des modalités singulières

Le Bureau de Ville de l’ACF-Belgique à Liège organisait le 10 octobre 2015 un après-midi de travail sur le thème « Faire couple avec l’institution ». Pascale Simonet en a extrait pour nous   le vif.

 « Faire couple » au cœur de la cité ardente à la Cité-Miroir, acte clinique, acte politique. Après-midi passionnante animée par des acteurs passionnés !

1e séquence : « On est mieux sans elle ». Cette phrase visse Nancy à une paralysie tourmentée jusqu’à la fixité. Aux côtés d’Anne Chaumont, elle va se tracer un chemin – pas sans des collègues posant des gestes très pratiques – allant d’un Autre qui, toujours, peut la perdre, à un Autre « qui la laisse respirer », la menant ainsi au bricolage d’une solution entre « faire couple à tout prix » et « faire coquille ».

Pour cet autre sujet que sa femme a quitté, « la vie essuie ses pieds en permanence sur [sa] figure ». L’« oreille attentive » de Boris Collin recueillant les infimes détails de sa pensée va lui permettre de trouver, dans le choix du beau mot qui habille l’obscénité de la langue, un ancrage palliatif à son besoin impérieux d’être aimé pour pouvoir prendre soin de lui. Sa vitalité nouvelle fera revenir sa femme. Passage ici d’un « trop peu de vie sans l’autre » à « une sorte d’intranquillité permanente ».Bandeau_web_j452_def2

2e séquence : formidable présentation à deux voix de ce qu’est « un corps pour deux » et le travail d’humanisation du regard, opéré par Stéphanie De Angelis avec l’équipe de la Coursive. « Léo, c’est le sang de ma chair », propos du père auquel répond celui du fils « on tient ensemble ». Léo, qui se soutient du regard sur son corps jusqu’à y être fixé, va se constituer un moi en nommant l’hallucination qui le traverse, puis en traçant les contours du monstre qu’il hallucine, et en les soustrayant au regard du père. Il s’accroche alors à la break dance. Cette constitution d’un bord au corps de l’enfant eût été impossible sans un soutien actif au père écorché vif, dont Nathalie Lequeux s’est fait l’écho.

3e séquence : très beau témoignage de ce que peut obtenir le désir décidé d’une équipe à la marge de manœuvre étroite. C’est d’une subversion, voire d’un renversement de l’institution qu’il s’agit, pas moins. Du mandat de cadrer à celui d’« ouvrir les portes », en s’appuyant sur un sésame : le repérage de la position subjective de la personne accompagnée et permettre ainsi à une mère « injustement attaquée », de trouver « les mots justes » en lui offrant « un tapis de langue », selon la belle expression d’Éric Zuliani. Avec toute la finesse qui les caractérise l’une comme l’autre, Anne-Françoise Mouchamps et Salvina Alba ont fait entendre la nécessité de « faire couple » avec l’ensemble des acteurs de la « justice ».simonet 22

Merci à Patricia Bosquin-Caroz, Véronique Mariage et Éric Zuliani pour la clarté et la force de la conviction avec laquelle ils ont transmis au public largement non-initié l’inestimable de l’orientation lacanienne à partir de ces très beaux témoignages !  

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2+0+1 = 2, (Faire couple) : Esthela Solano- Suárez à Toulon

                                              Esthela Solano- Suárez, invitée pour la première fois à Toulon le  3 octobre 2015, a ravi ses auditeurs, nous dit Marie-Claude Pezron, membre de L’ACF MAP, en proposant un abord du « Faire couple » empreint de modernité.

 La conférencière s'est penchée sur les nouvelles pratiques qui président à la rencontre et supposent la connexion à ce que Lacan, dès les années 70, en précurseur, désignait d'un néologisme, l'aléthosphère. Cette ceinture satellitaire entoure la terre et rend les petits objets, tels les ordinateurs, les Iphones, les vid2ophones, opérants pour des liaisons permanentes et immédiates.Bandeau_web_j452_def2

 Le discours de la science et le marché des lathouses.

 La science, en extrayant l'Un de la langue courante, a engendré le langage numérique et permis l'objectivation des ondes par la numérisation de vibrations imperceptibles. À sa suite, le marché a produit pléthore d'objets capteurs et a amené une nouvelle organisation environnementale. L'inventivité, les avancées techniques, rendent vite ces objets obsolètes, réduits au statut de déchets, de lathouses, autre néologisme inventé par Lacan, mais le temps de leur efficience, ils prolongent le corps, tant nous répugnons à nous en séparer. Leur sophistication ouvre l'accès à des applications dont les plus récentes, Tinder, Happn changent totalement la donne de la contingence. Il devient possible de contacter toute personne dont la photo déposée en ligne vous agrée. Leur géolocalisation facilite les choix de proximité et débouchent sur une consommation sexuelle rapide, multiple et parfois addictive. Certains médias dont le très connu Vanity Fair américain ont prédit de ce fait, « l'apocalypse de la rencontre » et l'advenue de « la culture du coup du soir ».

Esthela Solano-Suárez constate qu'il ne revient pas à l'analyste de se joindre au concert des anticipations défaitistes, et de déplorer la disparition du romantisme mais bien d'élucider ce qui se joue aujourd'hui dans la rencontre sexuelle.

Les êtres parlants et le rapport sexuel qu'il n'y a pas

 Les humains pris dans le langage, source de fictions et de semblants, ne bénéficient d'aucun programme instinctuel les conduisant vers un partenaire sexuel qui conviendrait à coup sûr. Contrairement à l'espèce animale, ils se confrontent au rapport sexuel qu'il n'y a pas.

Les réseaux géolocalisés prennent l'allure de boussoles actuelles alors qu'ils sont des révélateurs. Ils participent de cet impératif : « Connecte-toi, c'est facile! », et renvoient ceux qui y dérogent à l'isolement et la solitude coupable.

Ils mettent en évidence la tromperie. Les applications promotionnent l'image. Chaque candidat se détermine à partir de photos en ligne qu'il sélectionne d'un like ou rejette d'un nope. À cet égard, le mécanisme qui préside à la rencontre reprend une opération psychique fondamentale élaborée par Freud, engendrant la distinction moi/non-moi, par l'incorporation du bon en soi et l'expulsion du mauvais hors de soi. La technologie de pointe s'appuie ainsi sur un mécanisme primaire. Le marché de la rencontre sexuelle connoté d'illimité procure un sentiment de toute puissance au moment du choix, mais chaque élu peut très vite déchoir et se découvrir rebut repoussé, après consommation.

 La rencontre inter-sinthomatique

 Le corps des parlêtres, ceux qui tiennent leur être de la parole, ne se réduit pas au virtuel, à l’image, il y a le corps en chair et en os, la trace de jouissance produite par le langage. La rencontre originelle avec le signifiant provoque, en marquant le corps, une première expérience de satisfaction puis sa répétition dans une quête de récupération de jouissance jamais identique à l'initiale dont la trace s'effacera. L'effacement laisse un ensemble vide, un lieu vidé de jouissance, où le langage vient s'inscrire. Un mur sépare l'Un de jouissance et l'Autre du langage.

L'Un, en effet, ne fait rapport qu'avec l'objet pulsionnel qui peut se décliner à travers les lathouses technologiques supportant la voix et le regard.

La fonction phallique génère le sens, crée des fictions, et supporte le fantasme pour recouvrir le fait de la jouissance sexuelle qui ne fait pas rapport à l'autre, mais à un bout de corps. Elle voile le trou dans le savoir sur la jouissance. Et les objets connectés n'offrent aucune orientation pour la recherche du partenaire adéquat.

Lorsqu'à la suite d'une longue analyse, le parlêtre approche l'étranger en soi, son extimité, il isole le noyau de sa jouissance singulière, son sinthome. Alors la solitude profonde peut se révéler solitude féconde. Deux exilés délivrés des leurres de l'image, qui savent compter avec l'ensemble vide, accèdent à une autre dimension de la rencontre, dite inter-sinthomatique. 2+0+1 = 2.

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« Tes yeux oh des colombes[1] »

Amour humain ou alliance entre Dieu et son peuple ? Retour, d’abord, à Ernest Renan : « […] Le Cantique cher à tant d’âmes pieuses résistera malgré nos démonstrations. Comme une statue antique que la piété du Moyen Âge aurait habillé en madone, il conservera ses respects, même quand l’archéologue aura prouvé son origine profane. Pour moi, mon but n’a pas été de soustraire à la vénération l’image devenue sainte, mais de la dépouiller un moment de ses voiles pour la montrer aux amateurs de l’art antique dans sa chaste nudité ».[2]

Alain Revel, membre de l’ACF MAP, ne nous nous dévoile-il pas ces mêmes frémissants jeux de la langue dans ce texte consacré à l’un des plus beaux chants du monde, le Cantique des cantiques ? En passant par la traduction remarquable d’Olivier Cadiot et Michel Berder de ce poème, il nous fera saisir la force subtile de la métaphore, union et séparation des amants.

Le Cantique des cantiques occupe une place singulière dans la Bible. Il s’agit d’une suite de poèmes, de chants d’amour, de paroles échangées entre un homme et une femme. Parfois un chœur intervient, mais le texte hébraïque ne donne pas d’indications sur un découpage suivant les personnages. Interrogations et réponses, mouvements et repos, veilles et sommeils alternent. Le nom de Dieu n’apparaît qu’une fois, sous une forme abrégée et dans un mot, « Flamme-de-Yah »[3]Bandeau_web_j452_def2

Ce texte est attribué à Salomon qui représente la sagesse. La femme et l’homme sont à égalité et certains y ont vu même un poème écrit par une femme[4]. Un homme et une femme se cherchent, se trouvent, se perdent, le chœur interroge, la richesse du roi traverse le récit, la mère est évoquée, jamais le père.

La qualité du travail sur les images frappe, un usage généralisé de la métaphore traite tout, le corps, la nature, l’amour.

S’y lit aussi l’impossible stabilisation du couple amant-amante, aussitôt trouvé aussitôt perdu. L’amour est en mouvement. Aucune célébration ne scelle le couple si ce n’est la création poétique, mais malgré son abondance et les répétitions, rien ne se fixe.

C’est le mouvement de l’amour et du désir et de ce qui glisse, se dérobe, se rate entre l’homme et la femme.

Indéniablement, les images produites par ce poème ont une force sensuelle, voire érotique, ne cachant pas le désir. Il serait aisé d’en faire une lecture érotique prenant le mot désir au plus court de son sens. Seulement, ce serait faire l’économie de l’énigme que pose la présence d’un tel texte dans la Bible.

Les interprétations

Dans la tradition juive, cet amour dont il est question dans le poème, cet amour de métaphore en métaphore parle de l’amour de Dieu pour Israël et du peuple juif pour Dieu. Il est analogique au rapport d’amour entre deux époux. Yavé est l’amant, Israël est l’amante. Les chrétiens, après Origène, ont suivi cette même ligne. Ce poème est tout imprégné d’un amour transcendant. C’est une allégorie divine, qui renvoie au lien du Christ – l’amant – avec l’église – l’amante –, à l’union de l’âme mystique avec Dieu.

 Saint Jean de la Croix a particulièrement souligné cela dans un commentaire-poème du Cantique des cantiques, son Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux [5] :

« Où – loin des yeux de mon âme – es-tu caché Ô mon Aimé qui m’as laissée seule avec mon cri ? »[6]

Ainsi débute le texte de Saint Jean de la Croix, mystique du XVe siècle, que Lacan évoque dans le Séminaire Encore pour le citer en exemple de ceux qui, comme mâles, « éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, qu’on appelle des mystiques. » [7]

Dans une dimension non mystique, le Cantique spirituel reste une invitation à voir dans l’ensemble des métaphores, au plus près de l’indicible, l’amour de la Création, l’amour conjugal venant s’y loger car cet amour n’appartient pas à ceux qui s’aiment, c’est un don de Dieu.

La Bible des écrivains

La Bible a fait l’objet de multiples traductions. La traduction dite de la Bible des écrivains, édition Bayard[8], est parue en 2001. Il s’est agi de mettre au travail un ensemble de binômes écrivain-exégète qui ont travaillé chacun sur un texte, le tout sous la direction de Frédéric Boyer. Ce travail visait à donner « une idée de la polyphonie biblique, en allant à l’encontre d’une tradition d’uniformisation »[9].

La diversité des voix est revendiquée en écho à un texte écrit sur plus de mille ans. C’est le parti pris revendiqué « d’investir littérairement la Bible sans que cela passe pour une “adaptation” littéraire »[10]. Pour le Cantique des cantiques , ce travail de traduction à deux a été réalisé par Michel Berder[11] et Olivier Cadiot[12].

 De métaphore en métaphore

Les amants communiquent à travers le monde et la métaphore. Le monde, ce sont les jardins, les arbres, les vallées, les palais, les animaux. Ils s’approchent, se cherchent, se perdent. Les éléments environnants sont matériels de métaphore, dans le monde ils sont les images de l’Amour qui veut se dire.

La métaphore fait de l’amour maternel une figure originaire de l’amour, de l’aimée une sœur de lait et ramène l’amant à l’intimité de la matrice.

« J’ouvre à mon amour

mais mon amour a fait demi-tour

il est parti »[13]

Quand il est là ou elle est là

« Filles de Jérusalem ne réveillez pas

ne réveillez pas Amour

Avant envie »[14]

C’est la métaphore qui les relie.

« tes yeux oh des colombes »

La langue est l’instrument avec lequel ils se cherchent dans le monde et ce qui les sépare, la métaphore relie et sépare car elle est discontinuité et saut. La métaphore est l’union et la séparation des amants.

 Le traducteur O. Cadiot se saisit de l’importance de la métaphore dans ce poème ainsi: « Dans le Cantique, le problème est simple : il y a des comparaisons et des métaphores. « “Tes yeux des colombes”, littéralement. Écrire tel quel nous fait revenir à une idée lourde de la métaphore, de type mots-valises. […] Donc je mets un oh, “Tes yeux oh des colombes”, comme un souffle, quand on est saisi et qu’on ne peut plus parler »[15].

 Un tel agencement permet d’entendre à nouveau les paroles amoureuses. Ce « oh » est la seule liberté qu’O. Cadiot se soit permise. Cette création est ce qui marque la place du vide dans la métaphore. Souffle ou esprit divin, ce « oh » fait que la voix achoppe, s’y heurte et laisse un espace. Il s’agit de l’indication de la création poétique de l’écrivain mais aussi des amants et du lecteur. La lettre O nous amène à l’ensemble vide, vide de la jouissance qui ne peut se dire dans la rencontre des amants, laissant la place à cette création poétique ne cessant pas de s’écrire tout au long du poème.

 Avançons que la force de ce texte n’est pas dans la dimension allégorique, dans ce qui serait une transposition, une élévation mais justement dans ce qui à la fois s’incarne dans les corps, en passe par eux, insiste sur leurs présences et les rate. La création se fait à ce point insaisissable : le non rapport sexuel.

Ce texte est comme une célébration, non de ce qui se saisit, mais de ce qui échappe. Il se termine par :

« Allez disparaît

mon amour

Allez devient un cerf un petit chevreuil au-dessus

Des montagnes

Parfum »[16]

Le choix peut être de mettre l’esprit divin dans ce lieu insaisissable et de création mais « c’est le rapport d’un lecteur, d’une communauté à ce texte écrit »[17].

 NDRL : A. Revel nous recommande, en contre-point à son texte, la vidéo Rodolphe Burger, Le Cantique des cantiques : https://vimeo.com/74288157. Notez par ailleurs la création récente à Lyon d’un Cantique des cantiques par le chorégraphe Abou Lagra, mise scène de Mikaël Serre. Vous pourrez lire, voir et entendre à propos de cette chorégraphie ainsi que découvrir la programmation détaillée du spectacle en France de 2015 à 2017 : http://culturebox.francetvinfo.fr/scenes/danse/abou-lagraa-ose-un-cantique-des-cantiques-sexuel-ode-a-la-tolerance-227495

[1] Boyer F. collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1610 ;

[2] Le Cantique des cantiques, traduit de l’hébreu et commenté par Ernest Renan, Évreux, arléa, 1991, p. 14.

[3] Boyer F., collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1629.

[4] Lacoque A., Ricœur P., Penser la Bible, Paris, Point essais, 2003.

[5] Saint Jean de la Croix , Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux, traduction Rolland Simon, Paris, Édition Charlot Fontaine, 1945.

[6] Ibid., p. 15.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, 1975, p. 70.

[8] Boyer F., sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001.

[9] Chottin A. & Mangeot P., « Discours de la méthode », Vacarme, n° 17, avant-propos au dossier « La Bible, work in progress », www.vacarme.org/article215.html

[10][10] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P.,  Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html

[11] Ancien élève de l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem, docteur en théologie catholique et enseignant à l’Institut catholique de Paris

[12] Ecrivain, il a publié Retour définitif et durable de l’être aimé, Un mage en été, Un nid, pour quoi faire ? etc., et collaboré avec Rodolphe Burger à plusieurs productions musicales et à un livret d’opéra avec Pascal Dusapin, a participé au festival d’Avignon en 2001 en tant qu’artiste associé,

[13] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des cantiques, op. cit., p. 1620.

[14] Ibid., p. 1612.

[15] Wajeman L., « Oh », Vacarme, op. cit., http://www.vacarme.org/article216.html

[16] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des Cantiques, op. cit., p. 1630.

[17] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé par Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P.,  Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html

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PLUS UN ou moins-Un, un sujet dérangé

Le travail de l'École passe par le cartel. En lisant ce texte, vous découvrirez comment une première expérience de Plus-Un dans un cartel peut être un moteur puissant pour relancer le désir de savoir.

Ma première expérience en tant que « Plus-Un » d’un cartel s’est faite à partir d’un « pourquoi pas » répondu à un « cherche-cartel ». Une contingence que j’attrapais au vol. Parmi les diverses significations du mot cartel, l’une d’elles ne désigne-t-elle pas une lettre de défi lancée à l’autre ? J’ai pris appui sur la pratique du contrôle ainsi que sur ma propre analyse pour occuper cette fonction.

Le transfert à l’œuvre dans un cartel – transfert à Freud, à Lacan, à l’École, au texte… – est un moteur puissant : d’une rencontre à l’autre, il relance le désir de savoir et le désir de transmission. C’est un transfert où se fait l’expérience de la dimension topologique de l’inconscient, sur laquelle s’appuie l’élaboration collective. Jacques Alain Miller dans ses « Cinq variations sur le thème de l’ Élaboration provoquée »  évoque un « travail de transfert de travail »[1]. Renouvelé par le réel en jeu, le transfert qui s’établit au démarrage du cartel est un transfert à l’École et au savoir.

Se laisser enseigner, travailler, surprendre, par nos trouvailles comme par les silences de nos impasses subjectives, a creusé, pour ma part, le lit d’un désir inédit. Le cartel est l’adresse pour y répondre et le lieu pour en faire l’expérience. La traverser comme on traverse l’expérience de l’analyse, l’éprouver, est-ce donc de cela que naît ce désir de transmettre ?

Cette expérience de groupe, où chacun prend une part active à ce qui lui arrive dans l’étude, et prend le risque de prendre la parole, a pour effet de tisser des liens, dans le lien à l’École, entre ces « épars désassortis »[2], et aussi de permettre la production de textes. Chacun peut en renouveler l’expérience en éprouvant la joie de l’étude à plusieurs et en complétant sa formation d’analyste, dont nous avons l’idée qu’elle est infinie. « Car tout en ne s'autorisant que de lui-même, il ne peut par là que s'autoriser d'autres aussi »[3].

Cette expérience permet de sortir de sa propre solitude rencontrée dans la difficulté de lecture des textes lacaniens, et de passer de « lecteur passif » à celui qui répond à l’appel de l’autre et s’autorise à écrire. En effet, la fonction de coupure et d’épure du Plus-Un convoque l’élasticité du transfert hystérique pour que le meilleur puisse se dire de façon « circulaire »[4] (à partir de la base et avec retour à la base) et non de façon pyramidale et hiérarchisée. Pour le dire autrement, avec J.-A. Miller, « l’un vaut l’autre »[5].

Là où se situe la possibilité offerte à chacun d’écrire ses propres textes, issus de dits premiers, de laisser une trace de ses premiers pas, l’École doit advenir. Lorsque les productions d’écrits sont venues border d’un savoir nouveau quelque trou, le rôle du Plus-Un est de soutenir ces productions, d’aider chacun à les réélaborer sans pour autant faire le maître d’école. « Dans un ensemble aussi vaste où faire “reconnaître son travail” […] deviendra toujours plus difficile, ne seriez-vous pas heureux de faire partie d’un petit groupe composé de collègues disponibles […] ? »[6] Le Plus-Un veille aussi au devenir de ces productions. La transmission à l’École est convoquée, ainsi que le lien de chacun à celle-ci, qu’il en soit conscient ou pas.

Le travail de l’École passe par le cartel, que Lacan a voulu être l’« organe de base […] de l’École »[7], dans le sens où le cartel produit des textes qui eux-mêmes produisent l’École. Aussi il me paraît essentiel de témoigner de cette expérience de Plus-Un faite à partir de cet « organe de base ». La mise que chacun consent à faire continue de provoquer la singularité et la discontinuité de l’École elle-même. On n’en aura jamais fini avec le réel !

Le cartel peut rester un lieu où se joue et se rejoue la place à la fois indéterminée et non-fixe du parlêtre, ce sujet que la parole embrouille. La fonction de Plus-Un décomplète et favorise la provocation à l’élaboration de ces jeux- là. Avec J.-A. Miller, « C’est là déplacer le cartel de la logique du tout et de l’exception où il est né (le nom de « plus-un » l’indique assez) à celle du pas-tout »[8].

Alors Plus-Un ou Au-Moins-Un ? La différence, dans la psychanalyse, reste toujours et encore à produire et à inventer. Il y a à parier que son extension et sa présence dans le monde passeront, plutôt plus que moins, par les produits de cartel.

[1] Miller J.-A., Cinq variations sur le thème de « l’élaboration provoquée », intervention à l’École (Soirée des cartels) 11 décembre 1986. http://www.causefreudienne.net/cinq-variations-sur-le-theme-de-lelaboration-provoquee/

[2] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[4] Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », La lettre mensuelle n° 134, in  Le cartel au centre d’une école de psychanalyse : 1994 , op. cit., http://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/

[5] Ibid.

[6] Miller J.-A., « L’École à l’envers : 1994 », in  Le cartel au centre d’une école de psychanalyse : 1994 , op. cit.

[7] Lacan J., « D’écolage », 11 mars 1980. http://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/

[8] Miller J.-A., Cinq variations sur le thème de « l’élaboration provoquée », op. cit.

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Comment vivre à plusieurs ? Introduction à la 8e journée du CPCT Aquitaine

Depuis de nombreuses années, le « vivre ensemble » est un véritable mot d’ordre contemporain qui insiste sur la nécessaire ouverture à « tous et à toutes » comme fondement de la vie démocratique. Pour être heureux au XXIe siècle, il faut avoir un boulot, trouver l’amour, fonder une famille, avoir des amis, s’entendre avec ses voisins… Bref s’ouvrir aux autres, s’épanouir, pour réussir sa vie. Les idéaux sociétaux qui découlent du « vivre ensemble » peuvent peser lourd et plus particulièrement pour des sujets dont la souffrance résonne avec leur difficulté à s’inscrire dans le monde. Car, finalement, lorsque Freud évoquait le « malaise dans la civilisation », il notait que ce qui fait souffrir chacun, c’est, entre autres, le lien social.

Pour la psychanalyse, « vivre à plusieurs », c’est s’aviser qu’il n’y a pas qu’une seule façon de trouver sa place dans le monde, de vivre avec les autres. Mais qui sont ces autres ? L’autre c’est d’abord autrui, le différent, ce qui m’est étranger, un moi qui n’est pas moi et qui se prétend toutefois mon alter ego, mon semblable. L’autre est donc inséparable de notre subjectivité.

D’autre part, un homme peut être convoqué en tant que mari, fils, père, professionnel, voisin… Une femme en tant que mère, fille, collègue, amie, etc. De multiples facettes se côtoient en chacun de nous. Mais comment répondre de ces multiples places ? Comment s’y prendre pour tout conjuguer, sans en éprouver une dissociation trop profonde ?

De plus, « vivre à plusieurs » c’est s’apercevoir qu’on n’est pas qu’un avec les autres mais qu’on est plusieurs à l’intérieur de soi-même. L’autre c’est cette part en nous, cette étrangeté qui recèle en elle-même le plus proche et le plus inattendu. Jacques Lacan nous renvoie à l’Autre, avec un grand A, tour à tour l’inconscient, le corps, le langage… tout ce qui nous échappe et nous détermine à notre insu.

C’est cela qui oriente le travail au CPCT où les personnes reçues ont la possibilité de décliner autrement ce lien qui les fait souffrir, pour repérer quelque chose de leur position, et parfois s’en décaler un peu, à partir de leur propre solution, de leur style.

Par exemple cet adolescent que j’ai reçu pour un traitement au CPCT Rive Droite : Gabriel, dix-neuf ans, évoque une solitude écrasante et une impossibilité à faire avec les autres. Alors, il choisit de rester seul, passant ses journées et ses nuits branché sur les jeux vidéo qui lui permettent, dit-il, de « relâcher la pression accumulée ».

Pour autant, son isolement ne lui convient pas, et il vient chercher au CPCT une façon de faire avec ces autres qui le déroutent. L’Autre pour Gabriel c’est aussi le lycée, lequel, excédé par ses innombrables retards, le menace d’exclusion. Le « vivre ensemble » scolaire est menacé et Gabriel passe pour un élève indiscipliné, réfractaire voire rebelle. On entend tout le malentendu lorsque Gabriel explique ne pas savoir « quel est le fondement de “ses retards” » et sa profonde difficulté à faire avec les codes sociaux, absolument énigmatiques pour lui. Il indique que ce qu’il apprécie précisément dans les jeux vidéo, ce sont les jeux de rôle dans lesquels le héros qu’il incarne poursuit une quête avec un but précis à atteindre, en suivant les indications délivrées au fur et à mesure du jeu. Ce cadre du jeu lui convient parfaitement : il a alors affaire à un monde réglé, sans ambiguïtés. Au lycée et dans la vie, aucune indication de ce genre…

Le jour où il arrive en retard au CPCT, je lui propose d’arriver en avance la prochaine fois. Ce qu’il appliquera au pied de la lettre pour chaque séance suivante, ainsi qu’au lycée. « Maintenant que vous m’avez dit d’arriver en avance, je serai toujours en avance de cinq minutes ». Gabriel trouve ses solutions au fur et à mesure, il élabore en séance des trouvailles et les met en application. Par exemple : « J’ai du mal à prendre soin de moi », avance-t-il. « J’ai une odeur de pieds assez forte […] que mes camarades de chambre ont du mal à supporter. Je leur ai dit : si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à me dire d’aller prendre une douche ». C’est ce qu’ils font maintenant et cela permet à Gabriel de savoir quoi faire, quand se diriger vers la salle de bain.

Cependant, Gabriel avoue qu’une fois qu’on lui a demandé d’aller se doucher, il ne sait pas vraiment quoi faire dans la salle de bain. Car comment s’y prendre ? Le temps qu’il doit rester n’est pas spécifié dans cette demande. Et s’il chronométrait le temps qu’il passe à se laver chaque partie du corps ? L’aspect physique de Gabriel s’améliore sensiblement après cette séance.

Ainsi, son parcours au CPCT permet à Gabriel d’éviter une exclusion imminente de son lycée et de mettre au travail la question de sa solitude, radicale quand il vient consulter. Avec l’appui du transfert, il tente d’inventer un lien social à sa mesure, à partir d’un petit dispositif qu’il construit en séances, en s’appuyant sur mes propositions comme autant de points d’appui pour y faire avec l’énigme que représentent pour lui les autres et le monde.

Si on se réfère au DSM 5, référence contemporaine en terme de critères diagnostiques et de références statistiques, on remarque qu’il n’y a pas de maladies de l’être et de la personne, mais plutôt des maladies des relations. Il s’agit d’un monde où, finalement, chacun fait sa petite société. Le problème, c’est comment se connecter aux autres ? On l’entend notamment à partir de ce que véhiculent les réseaux sociaux : « Dis-moi quel est ton profil, combien as-tu d’amis, et je te dirais qui tu es ». Pour Gabriel, c’est très clair, son lien social est le reflet de son compte Facebook : plus il a d’amis qui « like » ses « soluces » de jeux, plus il a l’impression de gagner en popularité et de développer sa « compatibilité » avec d’autres êtres sociaux. Mais derrière l’écran, il y a un sujet profondément désarrimé de l’Autre… C’est cette part qu’accueille et traite la psychanalyse.

Si à sa création, en 2007, le CPCT Aquitaine se conjuguait au singulier avec le CPCT Rive Droite à Cenon, il est aujourd’hui pluriel avec le CPCT Lien Social, le CLAP et désormais une annexe du CPCT Rive Droite : le CPCT Libourne. Le CPCT Aquitaine fonctionne donc à plusieurs : dans les villes, grâce au soutien des maires et de différentes instances ; par sa gestion interne ; ses intervenants bénévoles et aussi le travail d’élaboration et de formation au sein des groupes cliniques. Une véritable « élaboration à plusieurs » ! C’est sur cette pluralité que les intervenants s’appuient pour transmettre ce qui opère dans un traitement au CPCT. Nous en entendrons quelques exemples au cours de cette journée.

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Sur la route de Madison : Faire couple avec le désir

« Continuer à désirer et non pas satisfaire le désir » est la leçon à tirer du film "Sur la route de Madison", réalisé par Clint Eastwood. Dans son commentaire du film, Solenne Albert cerne la question du désir féminin, qui n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Les quatre jours sur la route de Madison marqueront à jamais la vie d’une femme, grâce à une rencontre fulgurante qui lui ouvre un espace inédit et inexploré. Le couple de Francesca et Robert n’a qu’une durée de quatre jours, il n’a ni passé, ni futur, et pourtant, nous montre S. Albert, il ne laissera rien d’inchangé dans le temps subjectif des partenaires.

Une rencontre amoureuse

Réalisé par Clint Eastwood en 1995, Sur la route de Madison est un drame romantique qui a connu à sa sortie en salles un vif succès. Pourquoi ce film a-t-il si vivement touché le public ?Bandeau_web_j452_def2

Le personnage principal, Francesca Johnson, est une mère et épouse modèle. Jeune femme d’origine Italienne, aventurière et aimant les voyages, elle a choisi de suivre l’homme qu’elle a épousé, et de travailler avec lui sur ses terres agricoles de l’Illinois. Elle mène une vie de famille sans heurts. Au début du film, elle fait couple avec ses idéaux : la patience, l’amour, la raison. Elle s’occupe de tout : enfants, mari, dîners, etc. C’est l’épouse traditionnelle rêvée. À peine manifeste-t-elle un discret sursaut d’agacement à chaque fois que la porte d’entrée claque bruyamment lorsque les membres de sa famille l’ouvrent et la ferment sans penser à la retenir. Un petit signe d’égard pour elle manque, à ce moment-là, mais elle ne s’en plaint pas. Les indices d’un léger ennui sont présents, mais sans plus. Francesca est sérieuse, souriante, disponible pour son mari et ses deux enfants. Le cœur du film bat au moment où tous les trois partent pour quatre jours, la laissant seule et libre…

Ce sont justement ces quatre jours où Robert Kincaid, photographe, vient faire un reportage dans l’Illinois. Il est chargé de photographier les ponts couverts de Madison pour le National Geographic. Il ne retrouve pas son chemin, s’arrête devant chez elle. Elle hésite à peine une seconde… puis décide de lui proposer de lui servir de guide, sur les routes de Madison.

C’est le début de quatre journées d’une passion amoureuse et charnelle intense. Passion qui marquera chacun d’eux jusqu’à la fin de leur vie.

Qu’est ce qui fait couple, entre Francesca et Robert ?

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que cet homme lui ouvre un certain type de rapport à la parole, inédit pour elle. Ils passent quatre jours à se parler, ils se racontent leur histoire : il est voyageur, elle est sédentaire. Il refuse de se fixer quelque part, de fonder une famille, elle est engagée. Elle reconnait chez lui, au fond, le même problème que le sien, mais sous une forme inversée. Chacun d’eux est attiré par ce qu’il n’a pas et que l’autre a : elle, la stabilité, lui une vie de voyages et d’aventures. Il devient le relais de l’abord de sa question sur son propre désir. Il met en lumière que son désir féminin n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Et cet homme qui lui manquera pour le reste de sa vie deviendra le symbole du manque, c’est-à-dire du désir dans ce qu’il a d’impossible à satisfaire.

Ce qui fait couple, entre eux, c’est cet accord pour maintenir un certain espace vide, une ligne d’horizon qui est l’au-delà de la demande d’amour. Cette zone intermédiaire est celle que Lacan indique, dans son Séminaire VI, être celle du désir. « Entre le langage […] de la demande et celui où le sujet répond à la question de ce qu’il veut […], il y a un intervalle »[1]. C’est dans cet intervalle que se produit ce qui s’appelle le désir. « La distance que le sujet peut maintenir entre les deux lignes, c’est là qu’il respire, si je puis dire, pendant le temps qu’il a à vivre, et c’est cela que nous appelons le désir. »[2] Dans ce séminaire, Lacan redonne sa place au phallus comme signifiant du désir. Il y a une nécessité pour le sujet féminin d’avoir un rapport au signifiant du désir. Et le désir se fonde sur le manque. « Si vous ne manquez pas, vous ne désirez pas. Car toute satisfaction annule et étouffe le désir. »[3] Le refus de la satisfaction pour continuer à désirer est inhérent au parlêtre.

Le fantasme, « pierre de touche du désir »[4]

À partir de là, il y a quelque chose qui lui échappe, dans sa vie, et c’est cela qui est précieux pour elle. Elle devient un peu en infraction par rapport au modèle. Cette rencontre fait qu’elle joue sa partie, elle s’expose. Elle met son agalma sur la scène. Elle devient un peu étrangère ; Autre à elle-même.

Cette rencontre fulgurante – quatre journées – deviendra un véritable appui pour son désir. Jusqu’à la fin de sa vie, elle rêve, elle écrit, elle pense à lui. Elle s’est découvert un espace, représenté par ces grandes routes, ces larges ponts, ces longues plaines. Car le désir est d’abord un espace. Et il est question, dans ce film, de pouvoir respirer. Robert Kincaid est un symbole de cette marge qui la séparera toujours de son désir. Lorsqu’il lui parle, il fait sans cesse référence à un autre horizon : d’autres cultures, d’autres pays, etc. Il lui parle une langue qui ne lui est pas familière, une langue un peu étrangère.

C’est en maintenant l’existence de ce signifiant du manque, « l’aventurier », dans le circuit de sa vie, que les choses tiennent pour elle. Et c’est en pensant à ce point fixe qu’elle incarne dans sa vie qu’il peut, lui, continuer ses voyages.

Francesca veut que le signifiant du désir soit dans le coup. Avec cette rencontre, c’est bien une autre porte, celle du désir, qui s’ouvre pour elle.

C’est cette porte que l’on a la chance de pousser en découvrant le sens caché de ses symptômes, en analyse. C’est un horizon inatteignable. Il faut continuer de parler pour que cela continue d’exister. Car la prison, c’est d’abord celle du langage – et il est impossible d’en sortir. Chacun est donc amené à inventer un espace pour ce qui n’entre pas dans le code du langage : Witz, lapsus, rêves, fantasmes… « Ce qui est important c’est de laisser sa place à cet x du désir qui est au-delà. Si vous croyez l’avoir attrapé, c’est fini, c’est la mort du désir. L’essentiel, c’est de continuer à désirer, ce n’est pas la satisfaction du désir. »[5]

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 208.

[2] Lacan J., Ibid., p. 356.

[3] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.

[4] Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 291.

[5] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.

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