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Adieu tristesse: rompre avec la jouissance par l’amour ?

Bandeau_web_j452_defIl s'agira d'Ada et d'Alev, couple d'adolescents dans un lycée allemand. Joëlle Hallet nous propose ici une lecture de l'instant : une cassure se produit dans un couple par le déplacement subjectif de l’un des deux partenaires. L'étonnant livre de l'écrivaine Juli Zeh, « La fille sans qualités », donne un aperçu sanglant d'un éveil du printemps contemporain.  

Spieltrieb[1] précise d’entrée de jeu ce dont il s’agit : du démon de la pulsion freudienne (le Trieb qui pousse) quand il se mue en jeu (Spiel) pervers. La fille sans qualités – titre choisi pour l’édition française de ce roman contemporain – évoque L’homme sans qualités que lisent en classe les jeunes gens dont il va être question, et par conséquent, Les désarrois de l’élève Törless qui campait, au début du XXIe siècle, les souffrances morales d’un adolescent aux prises avec l’irruption de sa puberté. Mais nous ne sommes plus au temps de Törless dans l’école privée Ernst-Bloch où se déroule l’action – école de la dernière chance pour des adolescents ayant tourné le dos dès l’enfance à « l’infantilisme »[2] des adultes. Au début du XXIe siècle, nul désarroi moral ne divise Ada, jeune fille surdouée, parfois froidement impulsive, qui déteste son corps, ni Alev, jeune cynique à la sombre beauté, qui la séduit par son intelligence « anti-humaine »[3]. — Alev : « Ce qu’il y a de bien dans la vie, c’est qu’on n’a plus rien à perdre une fois qu’on a admis que tout cela finira tôt ou tard. Tu sors du néant, tu nais, tu bouffes, tu fais l’amour, tu fais la guerre, terminé. Tant qu’on ne prend pas ça trop au sérieux, on n’a absolument rien à craindre. […] Où est le problème ? »[4] — Ada : « Tu ne désires rien ? Un métier ? Une femme ? »[5] Ada pressent l’importance de la question du désir et du sens de la vie, mais elle reste en panne dans ce champ, car elle refuse de se poser des questions et de chercher des raisons aux actes : « le cerveau donn[e] des ordres et le corps les exécut[e]. Il suffi[t] de ne pas se poser de questions »[6]. Or, nul désir ne peut advenir sans division du sujet ni sans cause. Ada se fera donc l’instrument du jeu pulsionnel d’Alev. Ada n’a rien contre la morale, mais elle refuse que celle-ci puisse affecter son corps dans une société où « les valeurs sont devenues des critères et la morale une norme industrielle […] pendant qu’à quelques heures de vol des mondes entiers […] explosent »[7]. Réponse de la jeune fille aux idéaux obsolètes transmis par les adultes donc. Quels adultes ? Il y a les parents qui ont imprimé leur marque sur leurs enfants : Juli Zeh en dresse finement les portraits féroces. Et, il y a les professeurs qui succèdent aux parents. Deux d’entre eux sont essentiels dans le drame qui va se nouer : Höfi et Smutek, dans les classes desquels on débat de la société et de L’homme sans qualités – deux hommes qui ont cette qualité d’aimer leur femme. Höfi professeur d’histoire, vieux misanthrope bourru, ne mâche pas ses mots. Pas aimé, mais respecté par les élèves, il incarne pour eux une contradiction dialectique. Son suicide, après la mort de son épouse malade, signera la disparition du savoir en tant que médiateur. Smutek, jeune émigré polonais, aux idéaux dépassés, professeur d’allemand, organise des activités sportives, la course à pied par exemple où Ada excelle. Il est conquis par Ada, mais il mettra le temps pour s’en apercevoir, car il se croit heureux avec sa femme – jusqu’à ce que celle-ci tente de se suicider et plonge dans une dépression grave laissant Smutek seul face à son désarroi. Durant les entraînements sportifs, une conversation se noue entre Smutek et Ada qui a sauvé de la noyade la femme de Smutek. Las ! Chaque détail en est rapporté par Ada à Alev qui avance ses pions comme sur un échiquier : quand Smutek commet un faux pas provoqué par Ada, Alev est là, les photographie et envoie les photos par mail à Smutek. Dans quel but ? Aucun, sinon celui-ci : que le jeu pervers continue. Mais… Au travers du dialogue né entre Smutek et Ada, la jeune fille « change de raison »[8]. Un désir naît en elle, d’abord sur le mode conditionnel : « Si je le pouvais, dit-elle [à Smutek], je te sauverais. »[9] Sauver, voire se sauver, voilà ce qui l’anime. Rompre avec la tristesse, « disposition […] coupable, dira-t-elle plus tard, […] en polonais, smutek signifi[ant] “tristesse” »[10]. Ada a-t-elle trouvé pour elle dans l’éveil de l’amour un chemin qui permette à la jouissance pulsionnelle de condescendre au désir ? L’auteure, Juli Zeh, indique cette voie comme possible. [1] Zeh J., Spieltrieb, Franfurt am Main, Schöffling & Co, 2004. [2] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579. [3] Zeh J., La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, coll. Babel, 2007, p. 163. [4] Ibid., p. 165. [5] Ibid., p. 166. [6] Ibid., p. 129. [7] Ibid., p. 642. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20. [9] Zeh J., La Fille sans qualités, op. cit., p. 498. [10] Ibid., p. 640.

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L’accueil de la parole de couples avec enfants

Bandeau_web_j452_defMarie-Noëlle Faucher a témoigné de sa pratique au lieu d’accueil enfants-parents « La Baroulette » lors de la Conversation « Couples avec enfants » qui s’est tenue à Rochefort, organisée par l’ACF Aquitania en préparation aux 45es Journées de l’ECF « Faire couple – Liaisons inconscientes » qui se tiendront à Paris les 14 et 15 novembre 2015.

Les lieux d’accueil et d’écoute enfants-parents sont en prise directe avec les effets de la modernité. La famille se confronte aux bouleversements des valeurs traditionnelles, conséquences d’un capitalisme débridé, ainsi qu’à la disjonction de la filiation et de la sexualité qu’introduisent les avancées de la science. L’idéal conjugal des couples s’étant libéré de l’institution du mariage, la famille contemporaine s’organise autour et à partir de l’enfant, selon des repères qu’elle se choisit. Cela ne va pas de soi.  La Baroulette, un lieu d’accueil orienté par la psychanalyse  Ce lieu anonyme, gratuit, offre aux familles actuelles inquiétées par les exigences de normalisation des comportements des enfants, un autre écho, celui de préserver la singularité de l’enfant. En supervision, la psychanalyse d’orientation lacanienne privilégie « la juste mesure du symptôme »[1] comme repère. Nous recevons des enfants accompagnés d’adultes, pères, mères, grands-parents ou nounous. Les accueillants alternent sur le lieu. Et le tissage de ces rencontres se fait au moment de la supervision. Nous y amenons ce qui s’est passé auprès d’un enfant ou bien ce qu’on a entendu dire par un parent, ce qu’on a cru percevoir de singulier dans un apparent bavardage. Quels mots ou attitude décalée nous sont venus ? L’éclairage influencera notre position, nos dires ou nos silences. Faire couple, liaisons inconscientes  « Ici résonne tout un monde : tension entre l’un et le deux, soi et l’autre… »[2] Nous percevons dans le lieu d’accueil la recherche de chacun pour vivre en couples avec des enfants. J’ai été intéressée par l’émission de France Inter « Tea time club » du 8 août dernier, « Vivre seul, à deux, à plus », dans laquelle, selon Marie-Hélène Brousse, le couple, la relation exclusive d’une personne avec une autre, qu’elle soit amoureuse, amicale, professionnelle…, est devenu un modèle aujourd’hui. On considère que c’est l’idéal à atteindre, c’est sécurisant. Dans l’émission même, M.-H. Brousse dit que « le temps, la durée, aujourd’hui, c’est un réel contre lequel le couple vient se fracasser. C’est important que le désir de chacun soit relativement présent – que ce ne soit pas une espèce de désir unique. Le secret d’un amour durable, c’est d’avoir la conscience de vivre avec une personne qu’on aime… »[3]  Couples avec enfants – inventions « Il n’y a pas de rapport sexuel mais il y a une relation de jouissance au partenaire symptôme »[4]. Faire couple dans une bulle : Mme V. tient à donner le sein à son enfant de deux ans. « C’est, dit-elle, lui qui décidera d’arrêter. Je ne veux pas lui infliger cette frustration. » L’enfant parle encore très peu. Son regard a des expressions furtives de satisfaction. À la veille des vacances d’été, cette maman assure qu’elle a très envie de passer les vacances à quatre, avec son mari et ses enfants dans une bulle, pour profiter d’eux. Un moment plus tard, elle dit tout l’intérêt qu’elle porte au film qui vient de sortir, Papa ou Maman, histoire d’un couple qui a tout pour être heureux, bons métiers, trois beaux enfants, mais décide de divorcer. Ils vont tout faire pour se renvoyer mutuellement la garde des enfants. Elle apprécie que ce film aborde un sujet tabou : « retrouver une liberté ! » Ils ne partagent pas le même appartement, pour ne pas user leur amour : C’est une décision qu’une femme et un homme nous disent avoir prise, ne se voir que le week-end pour préserver la durée de leur couple. Autour d’eux, beaucoup de leurs amis divorcent. Leur enfant va chez l’un ou chez l’autre. L’histoire de ce couple semble s’écrire et tenir surtout autour de l’enfant qui fait lien. C’est le père qui se charge du quotidien de l’enfant. Être un père est une construction de tous les instants, qui vient répondre pour lui, à la question « qu’est-ce qu’un père »? Dans ce couple, c’est la femme qui est aux commandes : La mère, dans cette famille nombreuse, ne manque pas d’affirmer « je sais comment on élève les enfants », énergiquement, dictant sa loi, comme sa propre mère l’a fait. Son mari nous confie « elle n’est pas facile ». Les enfants mélangent les mots, n’écrivent pas leur prénom, crient entre eux, nous regardent en nous défiant. Nous tenons le débordement pulsionnel au plus près, patiemment. Nous opposons avec fermeté qu’ici, c’est nous qui disons ce qui convient. Couple mère-enfant-grand-mère : Venir se poser à La Baroulette quand on est seule avec un enfant, cela peut-être une solution pour une femme très liée à sa propre mère. Son enfant marche à peine, elle nous dit avec colère que « Samuel n’a pas de papa ». Nous reprenons ses paroles à l’intention de l’enfant : « son papa n’est peut-être pas avec vous, mais Samuel a un papa comme tout enfant ». Dans sa « Note sur l’enfant » Lacan écrit que « l’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne, immédiatement accessible […] l’objet même de son existence […] Il en résulte […] qu’il est offert à un plus grand subornement dans le fantasme »[5]. Pendant de nombreux mois, ne pas questionner, apprivoiser chez Mme C. son goût du silence pour qu’elle s’ouvre un peu à l’échange et chez l’enfant les gestes débordants de prendre et jeter les jouets, permet petit à petit à la pulsion d’être nouée aux mots. L’enfant se sépare d’un trop, pour se mettre à réclamer les petits mots écrits d’un accueillant inventif. Il entre à l’école. Mme C. revient seule, pleurer à l’accueil. Quelque temps plus tard, elle attend un deuxième enfant dont le père ne reste pas. Elle nous dit aussi qu’elle emménage avec sa mère. [1] Gil P., « L’accueil de la parole des parents », La lettre mensuelle, Paris, n° 259, juin 2007, p. 19. [2] Alberti C., argument des 45es Journées de l’ECF Faire couple – Liaisons inconscientes. 3 Propos cités par Brousse M.-H., « Tea time club », France Inter, 8 août 2015, http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1135913 4 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 27 mai 1998, inédit. 5 Lacan J., « Note sur l’enfant » Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 374.

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Cérémonies protocolaires

Comment tenter de saisir une part de jouissance non négativable au risque d’exclure le sujet ? Là où était l’exploit sera aujourd’hui la performance. Delphine Jézéquel nous  emmène ici vers le corps parlant, Rio et le Congrès de l’AMP. Courons avec elle.

Les performances de Chris Froome lors du dernier Tour de France font l’objet de soupçons. Sa montée fulgurante, le 14 juillet dans les Pyrénées, vient rappeler celle effectuée en 2013 sur les pentes du Mont-Ventoux : les chiffres indiquaient une ascension avalée en 48 minutes et 35 secondes, à deux secondes du record de Lance Armstrong en 2000. « Alors que son rythme cardiaque n’a jamais dépassé les 165 pulsations par minute tout au long des 15,9 km à 8,6 % de pente moyenne, sa vitesse passe ainsi de 19km/h à 30km/h en quatre secondes […] la puissance développée s’établissant à 600 watts »[1]. Frédéric Grappe, docteur en biomécanique et physiologie du sport s’insurge contre ces raccourcis chiffrés[2].

Les commentaires douteux de Jalabert et Vasseur sur France Télévision, relancent la suspicion de dopage. Froome en est victime : bras d’honneur, crachats, injures, jet d’urine. Le 18 juillet, six vélos sont démontés. Les pédaliers sont inspectés à l’aide d’une caméra : des contrôles inopinés pour détecter une éventuelle tricherie mécanique. Le dopage chimique reste très surveillé. Depuis le 1er janvier 2015, le nouveau code mondial antidopage autorise à contrôler tout sportif, en tous lieux, en tous moments. L’Agence française de lutte contre le dopage et la Fondation Antidopage du Cyclisme affirment leur coopération dans un communiqué commun : « Il s'agira d'adopter une approche globale, afin de maximiser l'efficacité du système de contrôle, notamment à travers des contrôles ciblés au début de la compétition - en particulier grâce à l'échange de données lié à la localisation des coureurs - ainsi qu'à l'échange d’informations relatif au passeport biologique ». Jacques-Alain Miller avertit qu’il y a une part de jouissance qui ne répond pas à l’interdit, « à qui la négation ça ne fait rien du tout »[3]. Cet illimité pousse les instances vers le zéro dopage. Or ces contraintes draconiennes favorisent d’autres dépassements de limites. L’utilisation des nanotechnologies touche les corps insidieusement, le piratage informatique s’invite. Des données statistiques personnelles de Froome (fréquence de pédalage, puissance et rythme cardiaques…), provenant d’un capteur placé dans le pédalier, ont été dérobées. Initialement prévu pour établir le programme d’entraînement, le manager de Sky en indique le nouvel usage : « Pour convaincre les sceptiques que Chris ne se dope pas, les datas, c’est essentiel ». Pourtant, le 5 octobre 2013 à Rennes, le Professeur Klein, physicien des particules et ultra-trailer, témoignait que « mettre son corps en mouvement de manière extrême provoque une métamorphose temporaire du cerveau, comparable à l’effet d’une drogue […] il explique comment la douleur physique se dompte par la pensée, qui parvient à maîtriser le corps en vue de lui faire accomplir des exploits »[4].

Ces cérémonies protocolaires, d’accumulation de données et de contrôle, ne tentent-elles pas de saisir la jouissance non négativable propre à notre époque, au risque d’« éjecter le sujet, menacé de sortir du système »[5] ?

[1] http://www.sports.fr/cyclisme/tour-de-france/articles/froome-des-chiffres-qui-sement-le-trouble-1283944/

[2]http://m.20minutes.fr/lyon/1654235-tour-france-frederic-grappe-reportage-stade-2-pure-escroquerie-scientifique

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 février 2011, inédit.

[4] http://campuspsy-vlb.blogspot.fr/ Nouvelles pratiques du corps, entre désir et droit

[5] Laurent É., «Insistance des protocoles, persistance du désir», Forum CampusPsy, Rennes, 3 octobre 2015.

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Être en accord

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 Sophie Agnel[1] est pianiste, musicienne reconnue dans le domaine de la musique improvisée. Depuis de nombreuses années elle détourne son instrument, vise l’inouï, dans l’incertitude qu’installe la pratique de l’improvisation. Elle s’entretient ici avec Nathalie Menier.

« Le vrai partenaire c’est ce qui vous est impossible à supporter, votre réel, ce qui vous résiste et vous occupe »[2].

Nathalie Menier – Comment dire ce couple durable que vous formez avec l’instrument ?

Sophie Agnel – Il y a toujours eu un piano dans l’appartement de mon enfance. C’était un assez vieux piano droit d’une couleur marron très foncé, très sobre, une belle ligne, d’une marque allemande peu connue. Je pourrais le reconnaître les yeux fermés à son timbre et surtout à son toucher. Je garde en mémoire la sensation d’être debout et de devoir lever les bras très haut pour pouvoir atteindre les touches, je devais alors être très petite. Maintenant, je joue sur un piano à queue, mais debout toujours, parfois sur la pointe des pieds car j’ai besoin d’atteindre les cordes, d’aller à l’intérieur de l’instrument. Au fur et à mesure de ma recherche et de la pratique de l’improvisation, j’ai commencé à poser des objets sur les cordes pour en altérer le son. Pour ce faire, il fallait l’espace ouvert d’un piano à queue. Mais le rapport physique à l’instrument n’était pas le même : il est plus dur, moins intime. Le pupitre est loin des yeux, l’instrument est grand, il n’y a pas la hauteur du meuble devant soi pour se protéger, il part vers l’infini avec ses longues cordes. Il y a eu un moment où je ne supportais plus le son du piano, je voulais sortir de là, faire les sons que j’imaginais, aller là où le piano manque.

NM. – Dans votre jeu donc, vous faîtes usage d’objets : billes, balles, caoutchouc, gobelets que vous insérez dans le piano pour produire des sons, des matières que vous choisissez au fil de l’improvisation, que diriez-vous de votre lien à ces objets ? SA.– Les premiers objets que j’ai mis dans un piano sont des gobelets blancs en plastique. Ils sont posés sur les cordes, à l’envers. J’ajoute parfois dessus des balles « rebondissantes » pour les alourdir et qu’ils ne tombent pas quand les cordes vibrent trop fort. Dans le commerce, je n’achète pas n’importe quel gobelet en plastique, mais seulement ceux à fond creux, assez épais, qui conviennent mieux que les autres pour faire entendre ce grésillement du plastique, une matière sonore presque parfaite. Je choisis tel objet car il fait sonner le piano comme je l’entends, alors seulement je le garde. J’ai, depuis des années, le même sac dans lequel je transporte ces « outils ». C’est mon instrument. C’est agréable d’avoir un instrument à porter avec soi. Les pianistes ne jouent jamais sur leur piano, et arrivent toujours les mains dans les poches. Moi, j’arrive avec mon sac, j’ouvre le piano et j’installe mes objets. Ils ont chacun une place, pour que je puisse les trouver facilement quand j’en ai besoin en improvisant. Au fond, je me suis fabriqué un piano, et peut être que j’ai fait tout ce chemin pour arriver à être en accord avec lui.

[1] Concert France Musique http://www.dailymotion.com/video/x95486_a-l-improviste-sophie-agnel_music

et interview : http://arteradio.com/node/616271

[2] Miller J.-A., « Certains problèmes de couple », 15e épisode de la série Histoire de… psychanalyse, diffusée sur France Culture, le 17 juin 2005, http://www.causefreudienne.net/certains-problemes-de-couple/

Crédit photo ©Antoine Conjard

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Orpheline[1], de Marc Pautrel

 Marc Pautrel, vous avez dit Marc Pautrel ?[2] Philippe Bouret, membre de l’ECF et de l’ACF Massif-Central, a fait connaître cet écrivain aux lecteurs attentifs de Lacan Quotidien par un long entretien avec lui[3] et un article sur ses « petits récits »[4]. Connaître le fil du tout dernier roman de l’auteur, Ozu[5], permet de saisir, peut-être, en quoi Orpheline vient clore une série. Mais n’en disons pas plus sur ce point, c’est d’Orpheline dont il va être exclusivement question ici. Pautrel pourrait être qualifié d’« écrivain-voyageur » car non seulement il voyage, met ses personnages romanesques en mouvement, en voyage, mais il peint le cadre, le paysage. Son écriture est très visuelle. On voit ce paysage, ce cadre. Un de ses romans s’intitule Un voyage humain[6]. Ses personnages, souvent, ne sont pas nommés, ne sont pas définis autrement que par un signifiant. Ainsi en va-t-il par exemple de l’Orpheline, tout juste campée autrement comme « Espagnole ténébreuse » ou « ténébreuse andalouse ». Il est toujours question dans les romans de M. Pautrel d’un couple, d’une relation amoureuse. Dans un seul[7], on peut penser qu’il s’agit aussi d’une relation d’amour et d’admiration filiale, et autobiographique. Et ces histoires d’amour se terminent toujours mal, par une séparation, une disparition. La plupart des personnages des romans de l’auteur sont fragiles. L’Orpheline a perdu sa mère réellement et son père presque tout autant. Ce qui la ravage, c’est la mort de sa mère et la culpabilité qui lui est liée. Elle n’est pas sans avoir bricolé sa vie pour tenter de la vivre, malgré tout – entre autres, elle voyage et séjourne, plus ou moins longtemps, à l’étranger. Ce ravage, elle le rejoue à chaque rencontre amoureuse avec un homme, c’est le début du livre. Mais cette nouvelle rencontre, elle décide d’en faire autre chose qu’une Xe répétition du même. Elle sort du silence dans lequel, à la fois, elle était emmurée et sur lequel elle tenait debout, elle fait un pas vers l’autre, elle se met à pleurer et à parler en même temps, à dire, mi-dire sans doute, et cela permet que la relation s’engage mieux que les précédentes malgré un départ qui s’annonçait ruineux. Orpheline est construit à rebours de Polaire[8]. Ce roman-là commençait par une scène, un récit : on soufflait quand on découvrait que ce n’était qu’un rêve, un cauchemar. Dans Orpheline, la relation que cette femme établit avec cet homme-ci la conduit à un rêve de retrouvailles avec sa mère perdue, dont elle fait le récit à son compagnon. Un rêve de transfert, ou quasi. Fin du livre, coupure. Un franchissement pour l’héroïne ? [1] Pautrel M., Orpheline, Paris, Gallimard, L’infini, 2014. [2] Allusion à la célèbre réplique « Vous avez dit bizarre, bizarre… », prononcée par Louis Jouvet dans le film Drôle de drame, de Marcel Carné. [3] Philippe Bouret s’entretient avec Marc Pautrel, « Écrire juste », Lacan Quotidien, nos 339 & 341. [4] Bouret P., « L’homme qui écrivait la main soudée au corps », Lacan Quotidien, n° 384. [5] Pautrel M., Ozu, Mugron, Louise Bottu, 2015. [6] Pautrel M., Un voyage humain, Paris, Gallimard, L’infini, 2011. [7] Pautrel M., L’homme pacifique, Paris, Gallimard, L’infini, 2009. [8] Pautrel M., Polaire, Paris, Gallimard, L’infini, 2014. Illustration DR Catherine Helie-Gallimard

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Linguistique contemporaine – Une « certitude » sur les origines du langage

« In natura non datur saltus », l’axiome de Leibniz est invalidé pour le langage. Le linguiste Bernard Vitorri, tout en se réclamant de Darwin et en s’appuyant sur la paléontologie, tente cependant d’établir une raison endogène à ce qui serait un saut permettant le surgissement d’une langue-mère universelle. Il cherche la démonstration de cette thèse. Se rapprochant de l’hypothèse freudienne du père de la horde, B. Vitorri en trouve la raison dans un événement certain, agissant par « exemplarité négative » et qui se serait transmis, ensuite, phylogénétiquement.

Avec Lacan, la chose se logifie, se complique et se simplifie. Pascal Pernot montre qu’avec le corps parlant, son enseignement éclaire de façon nouvelle cette question.

Dans son enseignement de cette année 2014-2015, Éric Laurent a cité laconiquement le linguiste Bernard Vitorri pour son article « À la recherche de la langue originelle ». Faisant partie d’un recueil collectif, Les origines du langage[1], le texte de B. Vittori témoigne de la relance d’une question que les linguistes avaient pris l’habitude de rejeter hors de leur champ. Sur quoi s’appuie la thèse qui permettrait à la linguistique, attachée à la distinction entre science du langage et énigme des origines, de s’aventurer à articuler les deux ? Sur la rencontre d’une nouvelle archéologie préhistorique avec le cognitivisme, leur mélange avec la génétique des populations, l’approche statistique de l’évolution des langues. Jean-Louis Dessales, Pascal Picq et Bernard Vitorri écartent d’abord les précédentes tentatives. La « fresque traditionnelle de l’hominisation » (la bipédie permettant la descente du larynx et le développement du cerveau, la libération de la main ouvrant à l’usage de l’outil et le recours à la relation langagière pour rendre collectif cet usage dans l'activité de la chasse) est considérée comme obsolète. Bien qu’elle ne soit pas attribuée, on y reconnaîtra la thèse « du geste et la parole »[2] d’un Leroi-Gourhan ayant marqué son époque. Puis vient la critique des modernes et du module inné de la grammaire universelle de Chomsky. Il a le mérite d’exclure de fait la question des origines mais, n’étant pas réfutable, elle est tenue pour non scientifique. La version du gène du langage, FOXP2[3], est aussi rejetée : trop réductionniste. Le nouveau vient d’une complication du côté de la préhistoire et de son rapprochement avec le traitement statistique de l’évolution phonologique. Finie l’opposition simple entre la branche homo (habilis, sapiens, …) et les australopithèques ou grands singes. L’orang-outan se révèle cognitivement plus évolué que les anciens hominidés. L’évolution n’est donc pas linéaire, mais en mosaïque. Le langage délinéarise l’évolution. Les auteurs soulignent que l’étude des migrations montre un saut réalisé il y a cent mille ans par un groupe comptant au plus quelques milliers d’individus qui ont supplanté les autres sapiens et Néandertal aux capacités cérébrales pourtant plus développées. Ce groupe s’est répandu sur toute la planète. Le linguiste nord-américain Greenberg, à partir de la génétique des populations et des possibilités d’évolutions phonologiques, fait l’hypothèse d’une base initiale de quelques protolangues évoluant vers nos cinq mille langues actuelles. Son disciple Rahlen pousse jusqu’à postuler une unique langue-mère. Vitorri et Dessales ne contredisent pas cette allégation sans preuve. Mais, pour la discuter, il leur faut construire son étayage scientifique : la version langue-mère doit être logiquement démontrée. Ils cherchent une raison endogène responsable de ce saut qui ne suit pas l’évolution biologique. Ils échafaudent des thèses « compatibles » avec l’évolutionnisme darwinien. La « communication adaptée » remplace le biologique dans le schéma darwinien conservé. Curieux constat : ils ne mentionnent jamais Tylor qui, prestement, dès 1865[4], opposait à Darwin et à sa formule, reprise de Leibniz, « la nature ne fait pas le saut », l’objection radicale du langage, hétérogène à l’évolutionnisme. Tylor, en linguistique, a ouvert une brèche dont Lévi-Strauss, en le citant en exergue de sa thèse, souligne l’importance. Pour Tylor, le langage dépend d’un « arbitraire », terme dont Saussure se saisira. L’énonciation peut aboutir à autre chose que ce que visait l’intentionnalité. Pour le langage donc, pas d’origine à chercher du côté d’une intentionnalité. Cependant, la raison endogène que poursuivent nos auteurs s’appuie sur celle-ci. À cet égard, Vitorri met l’accent sur la fonction « narrative ». Durant une crise, on aura évoqué un ancêtre qui aurait jadis causé dommage au groupe en enfreignant un interdit. Par « exemplarité négative » cela aura eu pour conséquence d’assurer la réussite adaptative du groupe. S’en suivent la sacralisation de celui qui a jadis peut-être été tué pour avoir violé les interdits, et, dans le présent, la contrainte pour chacun de les respecter. On aura « choisi » de répéter le schéma. Ce modèle n’est pas sans rappeler celui d’Atkinson, inspirateur du mythe freudien historique avec sa transmission phylogénétique depuis le père de la horde. Ce mythe attendait la logicisation par Lacan de l’articulation de l’exception à la castration pour tous. Vitorri, pour l’instauration d’une « scène verbale » et d’un « cadre spatio-temporel », pense que la raison endogène est une cause historique événementielle. Elle lui paraît une nécessité. Pour lui, c’est elle qui pourrait assurer la scientificité d’une éventuelle langue-mère universelle. C’est dans une même perspective que P. Dessales s’oriente à partir de cette question darwinienne : pourquoi les individus qui parlent se reproduisent-ils mieux que les autres ? Grâce à la communication, à l’argumentation, ils créent des coalitions plus efficaces. P. Dessales le dit ainsi : « la communication, c’est la politique, apanage de l’homo sapiens ». Nos linguistes contemporains se montrent très proches du Freud scientiste de Moïse et le monothéisme lorsque P. Dessales affirme à propos du mythique événement historique : « nous devons prendre conscience [qu’un] phénomène majeur […] s’est ainsi produit dans le passé de notre lignée. Il s’agit d’un événement certain même si nous ne savons pas encore le dater ». Cette « certitude » tout autant non réfutable que celle de Chomsky ne ruine-t-elle pas la « scientificité » de l’approche des origines du langage que cette linguistique contemporaine cherchait à établir ? Cette thèse s’appuie sur une supposition historique extérieure à la linguistique. La scientificité serait garantie grâce à une seconde supposition concernant sa transmission phylogénétique et son intégration dans un schéma évolutionniste. Il est frappant de constater l’écart avec le traitement de la question par Lévi-Strauss qui s’appuie sur Tylor et Troubetzkoy. À la version mythique du même détour par un événement historique « explicatif » qu’il critique chez Freud, Lévi-Strauss oppose que les données propres à la phonologie sont intrinsèquement suffisantes pour fonder l’originelle efficacité du langage. « Les phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l’esprit humain n’ont pas pu apparaître une fois pour toutes. Ils se répètent […] au sein de chaque conscience. […] L’ontogénèse ne reproduit pas la phylogénèse ou le contraire ». Le phénomène « s’est produit parce qu’il se produit continuellement ». La linguistique « seule », dit-il, est « parvenue au point où l’explication synchronique et l’explication diachronique se confondent »[5]. La référence de Lévi-Strauss à Tylor est ici une réponse négative à la question que pose L. B. Ritvo[6] : Freud s’est-il vraiment distancié de l’influence de Darwin ? Lacan, lui, a réarticulé doublement la question. Jacques-Alain Miller a mis en exergue comment Lacan, après avoir inscrit l’aliénation du sujet dans les chaînes signifiantes du langage, est passé, dans son dernier enseignement, au questionnement de ce qui fait, pour le parlêtre, l’originaire et l’original de son mode de jouir dans cette aliénation : la percussion de son corps par un signifiant hors chaîne, un élément sonore désarrimé. Ainsi Lacan redéfinit-il le langage comme secondaire « élucubration de savoir » sur le flot sonore de ce qu’il nomme lalangue particulière à chaque corps parlant ; ainsi traite-t-il le point d’origine comme rencontre ex nihilo avec lalangue. Il s’agit alors de saisir l’impact du cristal de lalangue sur le corps au-delà du mythe de la pulsion freudienne comme il s’agissait auparavant de saisir la logique de l’aliénation dans les lois du langage au-delà du mythe originel du père. [1] Dessales J.-L., Picq P. & Victorri B., Les origines du langage, Paris, Le Pommier, Le collège de la cité, 2010. [2] Cf. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964-65. [3] Ce gène, FOXP2 (Headfork box P2), a été étudié comme « facteur de transcription », cf. http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a10/a10m/a10mlan/a10mlan.html [4] Tylor E. B., Researches into the early history of mankind and the development of civilization, 1st edition, Chicago, 1865, 2nd edition, London, John Murray, Albemarle Street, 1870. [5] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 563-564. [6] Cf. Ritvo L. B., L’ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1990.

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