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Lacan TV nous regarde

Et oui, cher lecteur, j’ai fait clic pour aller voir Lacan TV. La première web télé de psychanalyse telle que l’annonce la présentation signée Christiane Alberti. Une web télé ? Un nouvel e-objet qui attire notre regard ? Bien plus que ça. Je me suis baladée sur ce site agréable aux couleurs douces. Mon avis de web-téléspectatrice ?

Première surprise : Jean-Louis Débré dit que le couple président-premier ministre peut être un couple « avec ou sans amour », la cohabitation étant the must du couple à la tête d’un gouvernement. Intéressant.

Deuxième arrêt, des lectures d’extraits du Séminaire de Jacques Lacan. Des comédiens prêtent leur voix et leur regard au texte. Des extraits choisis avec pertinence.

Troisième arrêt, une série des pépites : l’écriture d’un premier amour joué par des Playmobils, des danseurs ravissants qui font couple devant nos yeux avec un classique de Bob Marley et une série allemande sur le couple.

Plus une série d’arrêts, en saccades : Joe Starr et sa franchise, Catherine Millet et sa rigueur féminine, Philippe Sollers et son mariage, Jean Lebrun et l’écriture avec un absent, Mathilde Monnier et la figure de deux, Alain Grosrichard et la géométrie du couple, Pierre Barrillet et l’écriture à deux. La profondeur du témoignage !

Pourquoi Lacan TV nous regarde ? Parce que nous préparons le grand rendez-vous que sont les Journées 45 de l’ECF « Faire Couple », dont le thème donne sa thématique essentielle à cette première période de Lacan TV et parce que, pour emprunter une phrase de Jacques Lacan, bien connue de nos oreilles : « tu peux savoir ce qu’en pense… » l’École de la Cause freudienne sur la psychanalyse et son rapport à l’époque. Lacan TV est sur la toile, donc à la portée de tout le monde. Longue vie à Lacan TV !

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« Ce fut comme une apparition »

Dans ce texte, Virginie Leblanc, membre du comité de pilotage des 45es Journées de L’École de la Cause freudienne passe au rayon laser l’une des plus célèbres scènes de rencontre amoureuse de la littérature française. La description de la cristallisation amoureuse y est renversante… mais rencontre-t-on vraiment le partenaire quand on est passionnément amoureux de l’amour ?

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C’est un voyage somme toute assez banal qu’entreprend Frédéric ce jour de septembre pour rejoindre en bateau à vapeur sa demeure de Nogent-sur-Seine. Le jeune homme, tout juste bachelier, s’en retourne chez sa mère, avant d’entreprendre les études de droit qui doivent le lancer, selon les espérances maternelles, dans une grande et belle carrière parisienne, tandis que lui-même médite surtout au « plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures »[1]. À 18 ans à peine, lorsqu’on est un jeune homme sensible, et marqué par le romantisme de l’époque, un départ en bateau n’est-il pas en effet une occasion propice pour rêver, et se projeter mélancoliquement en soi-même ? « Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir. »[2]

Alors est-ce l’un des « rejetons » de la rêverie, ou une présence réelle, cette femme qui se tient là, devant lui, et qui surgit dans son champ de vision, au moment où il part en quête d’une place ?

« Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. […] Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu. […] Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. »[3] Éblouissement. Enlèvement. Ravissement. Extase. C’est bien une femme, un être de chair et d’os à la beauté enchanteresse que rencontre ce jour-là Frédéric. Mais c’est bien plus que cela encore : l’instant de la rencontre est un réveil, une ouverture à un au-delà, marqué par le sans-limites. Tous les éléments de la sacralisation sont en effet réunis dans cette description, et c’est comme si la pureté de l’air n’était qu’un écrin à la présence rayonnante, surnaturelle, et mystique, de celle qui ne peut se nommer que… Marie.

Si cette scène d’ouverture de L’éducation sentimentale publiée en 1869 par Gustave Flaubert est devenue un classique du genre, ou encore un topos du coup de foudre amoureux sur laquelle des générations de lycéens s’arrachèrent les cheveux, c’est sans doute que l’auteur parvient à y dessiner l’ineffable moment, à enserrer dans ce tableau de quelques lignes l’indescriptible de ces quelques secondes après lesquelles on n’est plus jamais le même, à l’image du destin de Frédéric, entièrement bouleversé par celle qui deviendra le grand amour de sa vie, Marie Arnoux, qu’il n’aura alors de cesse, une fois les quelques secondes abolies, que de rechercher. Son voyage en bateau est donc métamorphosé par les mots du romancier en une véritable initiation, traversée d’une rive à l’autre, de la forme inachevée du jeune homme au sortir de l’adolescence à l’entrevue d’un savoir supérieur, par le biais de cette femme comme de l’énigme qu’elle incarne.

Toutefois, si ces quelques pages ont traversé les siècles, c’est que l’instant de vérité qu’elles dévoilent révèle une profondeur inégalée. Car Flaubert, en dépeignant toute la scène à travers les yeux ébahis – et naïfs, d’un jeune homme si prompt aux grands sentiments, ne nous donne-t-il pas à voir aussi si justement la part d’idéalisation, et d’illusion, que contient la naissance du sentiment amoureux, avec une acuité aussi féroce que réjouissante ? Ce moment où sur la femme aimée, l’amoureux projette ses rêves de grandeur tout autant que de puissance (ou encore, son Idéal du moi, comme l’a montré Freud), Stendhal le nomma, et, partant, lui donna une postérité : il s’agit de la cristallisation, terme qui aura sa fortune littéraire au XIXe siècle, et qui naît d’une analogie avec un phénomène chimique, comme pour mieux évoquer le corps de l’amoureux transi. « Au moment où vous commencez à vous occuper d’une femme, vous ne la voyez plus telle qu’elle est réellement, mais telle qu’il vous convient qu’elle soit. Vous comparez les illusions favorables que produit ce commencement d’intérêt à ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille effeuillée par l’hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le bien, que par l’œil de ce jeune homme qui commence à aimer. »[4] Comment exprimer mieux la fonction de voile que l’amour naissant peut revêtir tout autant que la composante narcissique inhérente au sentiment qui éclot dans l’instant de la rencontre ? Cette « branche de charmille effeuillée par l’hiver », n’est-ce pas l’objet dénudé dans sa crudité et rendu agalmatique par le regard de l’aimant, pareil à ces « jolis diamants » ?

Mais là où les héros stendhaliens partaient à la conquête de cet objet aimé, se jetant à corps perdu dans la bataille en risquant d’écorner la beauté de l’être désiré, le monde de Flaubert est celui où la charmille est dévoilée, au même titre que tous les semblants, lien amical, engagement politique, carrière, qui font une vie humaine. Ainsi, la force ultime de ce passage qui décrit la rencontre entre Frédéric et Madame Arnoux, c’est qu’il contient en germe le roman tout entier, l’impossibilité du jeune homme, qui préfère ses rêves à la vie, à s’engager véritablement dans un lien, son inhibition face à toute entreprise tout autant que son refus de désacraliser la femme aimée. Il errera ainsi toute sa vie entre une échevelée avide d’argent et la Sainte Madame Arnoux, sans jamais parvenir à se trouver véritablement auprès d’aucune.

Lorsque le roman parut, en 1869, il connut un échec retentissant dont Flaubert peinera à se remettre, d’autant qu’il remaniait également, à travers ce portrait d’une génération qui arrive après les derniers feux du romantisme, sa rencontre véritable avec son grand amour platonique, Élisa Schlésinger, alors qu’il n’avait que 16 ans. Il est pourtant parvenu à donner corps, vie et profondeur, à ce qu’il en est de la naissance du désir comme de sa mortification, ouvrant la voie aux délices de l’interprétation.

[1] Flaubert G., L’éducation sentimentale, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 20. [2] Ibid. [3] Ibid., p. 22. [4] Stendhal, De l’amour, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1980, p. 359.

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Femme-varie, comme l’eau vive

L’après-midi nantais à laquelle la délégation Val de Loire-Bretagne avait invité Éric Laurent parlait politique lacanienne : « L’inconscient c’est la politique » à l’époque du parlêtre. Y intervenaient : Fouzia Taouzari, Jean-Louis Gault et Bernard Porcheret.

Solenne Benbelkacem Leblanc en propose un écho à partir de la question : « Alors, toutes des meurtrières ? »

La lettre féminise

Cet événement fut un moment passionnant autour de l’érotisme féminin et de ses liens avec la politique lacanienne. Qu’est-ce qu’une politique qui saurait se servir de la logique féminine ? Celle-ci faisait écho à l’énigme d’une phrase de Lacan : la lettre féminise, phrase qui est revenue plusieurs fois dans l'intervention de Bernard Porcheret, faisant référence au « Séminaire sur la lettre volée » de Lacan.

Le discours analytique ne laisse pas le sujet en paix avec ses petites affaires. Il interroge : la position féminine, est-ce de se mettre en place d’arbre qui cache la forêt, ou encore est-ce le point d’où part le regard légendaire de Méduse ? Femme, pourrait-on dire, de « ce n’avoir pas »[1], que vas-tu faire ?

La lettre félinise

D’abord, je dois dire que j’ai été saisie par l’ambiance d’inquiétante étrangeté qu’a ouverte Éric Laurent en introduisant le célèbre Cri d’Edvard Munch et l’interprétation originale qu’en a donnée Lacan. Des formules ont donné corps à ce point d’immobilité, à ce surgissement intolérable de la jouissance qui s’approche. Nous plongions alors dans une sorte de 4e dimension, où le prochain est « toujours déjà là »[2]. Das Ding tient décidément du félin : ça peut surgir à tout moment. L’on se serait presque cru en brousse, en pleine partie de chasse !

Mais, est-ce dire que cela veut nous dévorer ? Cela dépend de la direction qu’on lui donne. Avec l’enseignement de Freud en gouvernail, cela donne plutôt : « Le lion ne bondit qu’une fois ». C’est dire que si cet extime est noué au bon discours, son agent saura en faire quelque chose. Savoir rester immobile et se fondre dans le décor. Savoir agir dans l’ombre comme un ninja pour mener une action seconde. Et savoir bondir avec toute la vivacité requise au moment opportun.

La lettre Bruce-Leenise

Ensuite, j’emprunterai un détour Fellinien en invitant Bruce Lee, légende des arts martiaux et du cinéma. Une émission de radio[3] rapportait récemment son précieux conseil à qui veut passer maître en art martial : « Sois de l’eau, mon ami »[4]. Elle rappelait aussi qu’à ses débuts cet acteur ne tenait pas dans les limites de l’écran. Bondissant d’un coup de pied, il jaillissait et se retrouvait hors du cadre : un vrai geyser. De même, ses coups étaient si rapides qu’il a fallu piéger plus d’images, sans quoi le mouvement demeurait invisible. Des coups fantômes, disait-on.

Si l’on rapproche son conseil de la devise de Jacques-Alain Miller adressée aux psychanalystes : « Croire sans y adhérer »[5], on obtient : « Croire sans adhérer comme sait le faire l’eau vive ». En effet, quoi de mieux que l’eau vive pour se faire tour à tour carafe, agrafe, rideau, nœud… tout en restant instantanément libre de s’écouler de nouveau, s’évaporer ou jaillir ?

La lettre irise

Mais devrait-on conclure de cette grande inconsistance de l’eau la même chose que François Ier : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie » ? Nous pourrions lui répondre : « Napoléon, tout ça c’est bien joli mais pour les châteaux d’eau, faudra encore pomper ! ». Fions-nous plutôt à l’enseignement de Lacan et à son « Fiat trou ! »[6]. Solidement noué à l’éthique du discours psychanalytique, du « cynisme féminin »[7] participerait plutôt à iriser les grandes idéologies humaines. Et sur ce point, un psychanalyste et une femme sont forcément amis, nous regardant parfois avec leurs yeux « revolver »[8] quand des vessies sont trop prises pour des lanternes. Cela n’en fait pas pour autant un regard qui tue, mais plutôt un regard qui saurait tordre le discours du Maître et qui saurait soutenir un sujet dans son accès singulier à une dignité.

« La vérité n’a pas de chemin. La vérité est vivante et par conséquent, changeante », dit Bruce Lee, dans Tao of Jeet Kune Do (1975).

Ainsi, le discours analytique pourrait dire : « Sois de l’eau, mon ami psychanalyste » pour savoir jouer des semblants de ton époque. Car c’est de leur usage au-delà de la borne phallique que la Lettre Volée[9] tire sa redoutable efficacité.

[1] Fari P., « La psychanalyse au XXIe siècle », La Cause du désir, n°89, Navarin Éditeur, mars 2015, p.112. [2] Lacan J., Le séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, p.225. [3] Bruce Lee furieux, France culture, 16 mai 2015. [4] Citation complète : « Vide ton esprit, sois informe. Informe, comme l’eau. Si tu mets de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Tu mets de l’eau dans une bouteille et elle devient la bouteille. Tu la mets dans une théière, elle devient la théière. Maintenant, l’eau peut couler ou elle peut s’écraser. Sois de l’eau, mon ami. » Extrait du film de John Little Bruce Lee: A Warrior’s Journey, 2000. [5] Miller J.-A., L’inconscient et le corps parlant, Présentation du thème du Congrès de l’AMP à Rio en 2016, version du 25 septembre 2014. [6] Lacan J., « Des religions et du réel », La Cause du désir, n°90, Navarin Éditeur, juin 2015, p.12. [7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 29/01/1992, inédit. [8] Jeu de mot entre le revolver en tant qu’arme à feu et le verbe espagnol « revolver » qui veut dire mettre sans dessus dessous, tordre, renverser. [9] Lacan J., « Le séminaire sur ‘la Lettre volée’ », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee

Le titre de la pièce de théâtre évoque les terreurs infantiles via la chanson Who’s Afraid of the Big Bad Wolf du cartoon Disney de 1933, Les trois petits cochons. Ayant débuté à New York en 1962, elle totalisa plus de six cents représentations.

D’après Albee lui-même, cette œuvre allait s’appeler Exorcisme ; c’est dire à quel point elle traite de la malédiction sur le sexe ! Il avait recueilli l’expression homophonique avec la chanson de Disney « Un jour parmi les graffitis des toilettes au fond d’un bar de Greenwich Village »[1]. On comprend que la phrase vient d’être entendue par les protagonistes, George et Martha, lors d’une soirée chez le père de celle-ci. Leitmotiv pendant le déroulement de l’action, la phrase indexe l’impossibilité d’une jouissance commune de la langue.

Le film fut réalisé par Mike Nichols en 1966, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Son succès permit la création de la Fondation Edward Albee.

Résumé de l’histoire[2] :

Un vieux couple se déchire sous les yeux d’un autre, plus jeune. L’insulte et l’injure prennent, dans leurs dialogues, des dimensions paroxystiques.

Martha, la cinquantaine, fille du grand patron de l’université, est mariée depuis plus de vingt ans à George, professeur d’histoire. C’est une femme belle mais d’un tempérament par moments violent. Lui, plus jeune, est d’une intelligence redoutable qui devient au fil des actes quelque peu inquiétante...

À la suite d’une réception donnée par le père de Martha, Nick, jeune professeur de biologie, franchement arriviste, est venu prendre un verre avec sa jeune épouse, rêveuse et évanescente.

Une scène de ménage d’une sourde violence éclate entre George et Martha : tout au long du film c’est un déballage délirant de vérités et de mensonges qui va bouleverser surtout le jeune couple. George et Martha, au matin, seuls, se retrouveront encore une fois ensemble. Jusqu’au prochain ouragan.

L’enjeu entre Martha et George repose sur le mystère autour du fils. Avant l’arrivée des invités, George avertit Martha : il ne faut pas parler de lui. Au fil du film on découvre que Martha s’est confiée à leur invitée. Le couple continue de se déchirer jusqu’au dénouement fatal, où George annonce à Martha la mort du fils, annoncée dans un télégramme qu’il a avalé. Le fin mot de l’histoire est qu’ils n’ont jamais eu d’enfant. La destruction de Martha est totale, du fait de la perte de cette illusion.

Il est possible d’établir les sources du personnage de Martha à partir de ce qui apparaît comme l’oubli du nom d’un film : Le personnage féminin y aurait dit Quel trou à rats ! (What a dumpt !) Selon Martha, cette femme aurait une péritonite et voudrait tout le temps aller à Chicago.

En fait, il s’agit de La garce, de King Vidor, de 1949 (à partir de Beyond the forest de Stuart Engstrand). L’oubli est la trace du refoulement sous-jacent à l’identification : Rose, la protagoniste, n’a pas de péritonite mais est enceinte (un impossible pour Martha). Son intérêt pour Chicago repose sur le sentiment d’une vie étriquée, comme celle de Martha, prisonnière de l’univers du père.

Rose est une actualisation d’Emma Bovary, héroïne du roman de Flaubert Madame Bovary (publié en 1857). Le bovarysme, notion que la psychiatrie emprunte au philosophe Jules de Gaultier (1902), est cité par Lacan dans sa thèse sur le Cas Aimée pour caractériser la paranoïa, puis pour dire qu’elle est le drame de toute personnalité[3]. Selon Jules de Gaultier, pour l’homme « Il n’est pas de manifestation plus triomphante du pouvoir qui lui fut départi de se concevoir autre qu’il n’est »[4].

L’antécédent littéraire d’Emma est Julie d’Aiglemont, héroïne de La femme de trente ans (1829 à 1842) de Balzac. Elle est soumise aux dires incestueux du père, faisant d’elle une exception. Le personnage de Martha repose sur ceux de trois femmes, orphelines de mère, cultivant un rapport privilégié au père, déçues du mariage, adultères, au sentiment maternel incertain.

Quant à George, il donne la clé de ses sources alors qu’il s’adresse à Nick : « Tu crois que vous allez être heureux ici, à La nouvelle Carthage ? »[5] C’est une évocation du roman (1888) de Georges Eekhoud sur l’exode des ouvriers belges vers l’Amérique Latine, à la fin du XIXe siècle. Il donne sa vision de sa ville natale, Anvers, par la métaphore de la cité punique : « Anvers, c’est une Nouvelle Carthage, gorgée de richesses, mais moralement corrompue et par conséquent condamnée […] à la ruine[6] […] Ville féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape à l’œil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires : tu m’évoques Carthage »[7]

L’identité de George repose sur Georges Eekhoud et ses personnages. Sur fond d’enfants orphelins et d’homosexualité, George se dit certain d’être père « Mais s’il y a une chose dans ce bas monde en train de sombrer, dont je reste sûr et certain, c’est de notre partenariat […] chromosologique dans la… création de cet être aux… cheveux bleus, aux yeux blonds… notre fils »[8].

La vie amoureuse de George et Martha illustre le non-rapport sexuel doublé de la tentative de faire suppléance avec la langue. Ils disposent de deux solutions : le secret (un fils dont l’existence et la mort ne sont que de discours) et l’insulte, qui se dessine comme l’expression de l’impossible à dire le réel du sexe.

Symptôme de ce couple au sens freudien du terme, l’insulte se substitue à la satisfaction sexuelle. Pour Lacan, l’insulte « c’est le rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut pas méconnaitre. […] ce n’est pas l’agressivité, c’est tout autre chose, c’est la base des rapports humains »[9]. Qu’est-ce à dire ? Que l’insulte est une tentative de nommer la part manquante en soi que l’on suppose en l’autre sans pouvoir le constater – point d’impasse de l’illusion de faire Un. Aux confins de l’ineffable, l’insulte fait partie de la vie amoureuse comme l’expression du réel du non-rapport sexuel « si elle s’avère par l’éros être du dialogue le premier mot comme le dernier […] ne touche au réel qu’à perdre toute signification »[10].

La fiction du couple.

Le fils imaginaire siège au croisement de l’insulte (visant le réel) et du secret (inhérent au symbolique, fait de discours). Logé entre une maternité fictive et une paternité de pur logos, l’enfant imaginaire fait tenir le couple sécrétant une jouissance mortifère. Ainsi, Martha déclare : « George qui est bon pour moi, et que j’outrage, qui me comprend et que je repousse ; qui peut me faire rire, mais j’étrangle ce rire dans ma gorge, qui peut me serrer, la nuit, pour me réchauffer, et que je vais mordre pour sentir le goût du sang, qui n’arrête pas d’apprendre les jeux qu’on joue aussi vite que je peux en changer les règles, qui peut me rendre heureuse et je ne veux pas être heureuse, et, oui, je veux vraiment être heureuse. George et Martha : triste, triste, triste »[11]

Le fils permet à chacun des personnages de vivre l’expérience de « se concevoir autre qu’il n’est »[12]. Leur couple scelle cette illusion.

[1] Albee E., Qui a peur de Virginia Woolf ?, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012, p. 165. [2] À partir des informations présentées dans Wikipédia. [3] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975, p. 32-75-42-107-180-198 & 228. [4] Gaultier (de) J., « Le bovarysme essentiel de l’humanité », Sept références introuvables de la thèse de psychiatrie de Jacques Lacan, Les Documents de la Bibliothèque de l’École de la Cause freudienne, Paris, 1993, p. 15. [5] Albee E., op. cit., p. 28. [6] Ibid., p. 443. [7] Ibid., p. 173. [8] Ibid., p. 47. [9] Lacan J. « Excursus », 2 avril 1973. [10] Lacan J. « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487. [11] Albee E., op. cit., p. 111. [12] Gaultier (de) J., op. cit., p. 15.

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Amour – Mickael Haneke

« Mais il n’y a pas à envisager de dévalorisation ou de valorisation de la vieillesse. Elle est ce qu’elle est. D’ailleurs je ne crois pas exacte la description de la vieillesse comme le fait de parvenir à un âge auquel on soit en dehors des passions de l’amour, etc. Ce fait ne paraît pas excessivement sûr. Ceux qui vivent avec des vieillards s’aperçoivent que les drames sentimentaux sont nombreux et fréquents parmi eux. »[1] Jacques Lacan.

Un huis clos à l’amour, à la mort. Voilà ce que nous propose le film de Michael Haneke, primé en 2012 à Cannes. Un couple en vase clos dont l’histoire pourtant résonne pour tous et en chacun de par son réel universel. Au fil des scènes, nous suivons leur évolution au rythme saccadé des attaques cérébrales, qui constituent autant d’épreuves auxquelles ils tentent ensemble de faire face. Tour à tour, Georges, un homme aimant, que Anne, sa femme, décrit tendrement comme « un monstre qui est gentil parfois », se fait auxiliaire de vie, kinésithérapeute ou encore orthophoniste pour elle.

Au retour de l’hôpital, les deux partenaires retrouvent le contact d’un corps à corps à l’occasion d’un transfert. Soit, en terme de rééducation fonctionnelle, le passage d'une chaise roulante à un fauteuil. Pour ce qui est de notre transfert à nous, il joue à n'en pas douter sa partition dans ce couple bouleversé et bouleversant. S’en suivront, alors, des scènes où des corps amoureux s’enlacent l’un à l’autre comme pour les derniers pas de danse de leur vie. L’appui sur le corps de l’autre permet de se lever, de marcher, de se laver, d’uriner. Haneke fera dire à Trintignant que « rien de tout cela ne mérite d’être montré », mais pourtant le réalisateur autrichien arrive à l’explorer avec un regard qui se fait, tour à tour, pudique, tendre ou beaucoup plus cru.

À un moment, par la fenêtre, au-dessus de l’épaule d’Isabelle Huppert, fille déboussolée, la perspective d’une rue parisienne, tout à la fois droite mais à l’horizon bouché, nous laisse présager du destin à venir pour Anne et Georges. « Tu as ta vie, laisse-nous la nôtre », c’est ainsi que le père suppliera la fille de laisser de côté le couple parental. Il n’y à pas de place dans ce petit appartement pour une tierce personne, c’est une histoire à deux.

Pendant deux heures, le réel que nous présente Haneke ne se dérobe pas. Le désenchevêtrement pulsionnel que connaîtront les deux protagonistes les mènera à leur fin. D’un côté Anne, refusant de soutenir le regard de l’autre, et aspirant à une mort prompte, et de l’autre, Georges, dont le corps et l’esprit s’affaissent à mesure que la pulsion de mort se déchaîne hors de ses liaisons à l’objet qui jusque-là faisait boussole. Un départ à deux s'impose alors, la route tracée par ce couple ne pouvant plus être parcourue en solitaire.

[1] Lacan J., Intervention sur l’exposé de J. R. Cuel « Place nosographique de certaines démences préséniles (types Pick et Alzheimer) », Groupe de l’Évolution psychiatrique, L’Évolution psychiatrique, 1948, fascicule II, p. 72.

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Le corps pris au mot[1] Hélène Bonnaud répond aux questions de Marie-Christine Baillehache

Nous avons le plaisir de vous transmettre ici un premier entretien réalisé autour du dernier livre dHélène Bonnaud Le corps pris au mot. Vous retrouverez lauteure dans notre HB du 27 septembre, avec de nouvelles questions.

Marie-Christine Baillehache – À lencontre de notre XXIe siècle qui fait croire que le corps peut se désarrimer de lAutre et boucher toute la jouissance du corps avec un objet plus-de-jouir mondialisé et prêt-à-consommer, la psychanalyse enseigne que les pratiques contemporaines du corps ne parviennent pas à contenir toute la jouissance. Elle soutient que le corps est un objet particulier, condensateur dune jouissance qui échappe toujours au sujet, le dépasse et langoisse. De quelle manière la psychanalyse soccupe-t-elle de ce corps qui veut jouir ?

Hélène Bonnaud – Eh bien justement, elle ne s’en occupe pas ! Elle s’occupe du sujet parlant et de son corps, que Lacan a nommé « parlêtre » à la fin de son enseignement. Elle ne sépare pas le sujet de son corps car elle postule que le sujet qui vient parler de ce qui ne va pas dans sa vie, qui vient demander à un analyste d’éclairer le ou les symptômes qui le perturbent, qui vient dire sa souffrance, a un corps qui réagit, pâtit de ce dont il se plaint. Il n’est pas, ce corps, hors circuit de la parole, même si vous avez raison de noter que la jouissance qui s’éprouve dans le corps échappe au sujet. Cette jouissance n’est pas totalement insensible au travail d’analyse, car, de fait, parler de ce corps perturbé, de ce qui s’y joue, ce qui s’y passe, déplace la jouissance, même si elle ne peut totalement se résorber. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, on considère que le corps est un objet à lui tout seul, indépendant de la pensée, parce qu’on est soumis aux diktats de notre monde contemporain, qui ne cessent de nous dire qu’avoir un corps en bonne forme est la clé du bonheur et qui vantent les moyens d’y accéder en proposant toutes sortes de produits et de méthodes allant du simple massage à des techniques sophistiquées, le but étant d’obtenir un sentiment de bien-être, d’harmonie, ce que Freud avait déjà décrit comme le moyen d’atteindre le plaisir et qui fonde un des grands principes de la vie psychique sous le nom de « principe de plaisir »[2]. Le plaisir, en effet, n’est pas, comme chez l’animal, lié à la satisfaction pure et simple des besoins. Chez l’être parlant, le plaisir est toujours contrarié du fait que nous sommes parasités par le langage, et les symptômes qui s’en manifestent prennent leur source dans le corps, dans ce que Freud a appelé la pulsion. Ce qu’on appelle le stress aujourd’hui n’est autre que la présence dans le corps d’une manifestation de l’angoisse qui agit du fait que la parole et le corps sont noués.

Ce qui est consommé depuis plusieurs décennies, ce sont certes les objets qui servent à la jouissance immédiate, mais ce sont aussi les effets du discours actuel sur les bienfaits psychologiques liés au fait de prendre soin de son corps, de le masser, de le choyer, de le « faire beau » etc. Le corps est devenu un objet de traitement de masse. Il est à noter aussi que tout ce qui est vendu pour satisfaire le corps se fait sur le mode du Un, chacun pour soi, chacun sa méthode, chacun son sport, etc. Il y a bien une convergence entre cette mode du corps et le Un tout seul propre à notre époque que Jacques-Alain Miller a déplié dans son cours, « l’Être et l’Un »[3].

M.-C. B.  Vous nous rappelez que Jacques Lacan, dans son tout dernier enseignement, fait valoir que le corps est « radicalement marqué par une jouissance inéliminable »[4]. Tout du corps ne peut être symbolisé. Le savoir bute sur un reste réel que J.-A. Miller nomme « événement de corps »[5]. Entre la jouissance de la parole et ce reste de jouissance du corps, il y a un hiatus irrémédiable faisant trace dans un symptôme de corps irrésorbable. Pouvez-vous nous éclairer sur ce que la passe témoigne de ce point crucial de la cure analytique ?

H. B. – La passe est l’examen qu’a inventé J. Lacan pour savoir comment l’analysant qui pense avoir fini son analyse témoigne de la façon dont s’est conclue l’expérience pour lui auprès d’un jury qui écoutera son témoignage et le nommera, ou pas, AE de l’École. Il s’agit toujours d’un moment important, celui où on décide que l’analyse a atteint son point de finitude, mais cela ne suffit pas en soi, il faut aussi pouvoir dire en quoi cette fin démonte en quelque sorte le montage qui était en jeu dans la jouissance propre du sujet. Il y faut une démonstration ou, au moins, l’idée qu’on a aperçu quelque chose de nouveau, quelque chose qui marque un point d’irréversibilité.

Dans les pages que vous citez de mon livre, nous sommes quasiment à la fin de l’ouvrage, celui où je traite, dans un chapitre intitulé « L’événement de corps », la façon dont le corps a subi la percussion d’un signifiant tout seul, désarrimé de la chaîne signifiante, un signifiant refoulé, ou encore détaché, ou figé. Du moins, c’est ce que mon propre travail de passe m’a permis de vérifier comme étant le ressort même de mon mode de jouir. Cette solution a marqué la fin de mon analyse. J’ai commencé ce livre au moment où allait se terminer mes trois ans de témoignage. Ce n’est certainement pas un hasard. Sans doute voulais-je mettre les analyses que je conduis à l’épreuve de cette nouvelle lecture qu’est l’impact du signifiant dans le corps.

M.-C. B. – Entre lhomme et la femme, J. Lacan introduit la répétition du réel de la différence des sexes. Leur « faire couple » peut sen trouver marqué par lillimité de la pulsion de destruction qui habite chaque sujet. Le partenaire est alors choisi pour représenter jusquau pire cette part de jouissance du corps hors-sens qui se répète en excluant la parole. Quelle éthique la psychanalyse soutient-elle pour rendre vivant son lien à son partenaire symptôme ?

H. B. – En matière de couple, le choix du partenaire est toujours un choix singulier, difficile à cerner, à saisir, à connaître. Pourquoi ? D’abord l’amour est quelque chose qui reste mystérieux. C’est un sentiment dont personne ne peut dire de quoi est faite sa matière, sa texture, et les psychanalystes, s’ils tentent de le découvrir, de l’approcher, de le serrer, n’ont jamais totalement accès à la couleur du sexe, pour reprendre la façon dont Lacan en parle dans le Séminaire Le sinthome[6]. Lacan a joué de l’équivoque entre le mot amour et le mot amur dans Encore[7], indiquant ainsi, en effet, le mur qui sépare l’homme de la femme. Il y a donc des murs de divers matériaux. Le mur en bois, le mur en plâtre, et le mur en papier… C’est comme les noms que l’on donne au nombre d’années de vie des couples ! Tout le monde connaît cette évaluation de la longévité des couples mesurable au temps passé ensemble et qui va du coton à l’or. Ça pourrait être du même tonneau sauf que l’amour doit toujours faire avec la jouissance, et c’est ce que l’analyse nous apprend.

L’éthique de la psychanalyse est complexe en matière de relation amoureuse. À la différence des psychologues, le psychanalyste n’appréhende pas le couple comme une structure idéale, normée par la société, et apprend de l’expérience qu’entre deux partenaires, la jouissance est l’enjeu primordial sur lequel ils s’apparient. Si un sujet souffre de son partenaire, si celui-ci est un ravage, l’analyste accompagne le sujet pour analyser quelle part il prend dans le déchaînement de cette jouissance. Il n’y a pas d’autre position pour l’analyste, sauf exception. Nous savons bien que la jouissance illimitée peut conduire au pire, vous avez raison de l’introduire dans votre question. Sans doute tout cela est-il affaire de senti-ment, et il faut avoir fait une longue analyse pour ne pas se laisser piéger par les passions amoureuses, même les plus destructrices, mais c’est aussi une affaire de corps. Ni dit-on pas « avoir quelqu’un dans la peau ? » L’éthique du psychanalyste, c’est d’être dépassionné et de soutenir le pari de la parole en tant que le corps et sa jouissance y sont noués.

[1] Bonnaud H., Le corps pris au mot, Paris, Navarin-Le Champ freudien, 2015. [2] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, Petite Bibliothèque Payot, 1920. [3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010/2011, inédit. [4] Bonnaud H., Le corps pris au mot, op.cit., p. 190. [5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », op. cit., leçon du 4 mai 2011, inédit. [6] Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.116. [7] Lacan J., Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.

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Quelques éléments de la précaire vérité d’immigrées nigérianes

Rencontrer les jeunes nigérianes adressées au CPCT de Lyon a été un challenge intenable tant leur demande fruste voire informulable avait de difficultés à trouver place dans l’offre que nous faisons. Ces jeunes vivent de la prostitution et m’ont beaucoup enseignée sur la fonction de la croyance dans la clinique. Elles ont abordé l’immigration dans des circonstances difficiles. Les narrations sont parcellaires ou sont des récits conventionnels élaborés pour les besoins de l’obtention de papiers, au titre de victimes de « la traite des êtres humains ». Sans domicile fixe ou exploitées par des logeuses du réseau prostitutionnel, elles sont en attente d’un toit plus sûr procuré par une association comme l’ADN[1]. Leur plainte est d’abord focalisée sur des maux physiques : blessures ayant laissé des traces indélébiles, insomnies, cauchemars, migraines violentes. La maladie mentale affleure, tamponnée par l’allégation d’être victimes de malédictions, ce qui reste de leur inscription dans un discours premier. Leur récit, aussi stéréotypé qu’il paraisse, est à prendre au sérieux, car il voile quelque chose qui reste le plus souvent insubjectivé au cours de nos rencontres, sauf par des bribes qui désignent fugitivement un point du bord cernant un trauma incurable. La prostitution, qui définit leurs conditions de survie en France, n’en est que la conséquence. Elles n’en soufflent mot par honte et par crainte des passeurs et souteneurs, momies et tantes, « maîtres », « maîtresses » et jujus[2], tout l’appareil criminel qui les a prises en charge.

Une jeune femme nigériane débute ce qu’on appelle un « traitement ponctuel ». Elle est venue au CPCT la première fois accompagnée de deux enfants : un fils de six ans et une fille de trois ans qui vont à l’école et parlent bien le français.

Joy a trente ans, elle est mère de trois enfants ; le sort de l’aînée, une fille restée au Nigéria, est une source d’inquiétude et de culpabilité. Cette enfant est à l’origine de ce qui l’a précipitée dans l’exil car, cette dernière, à sa naissance, aurait dû être excisée (elle dit circumcised). Terrifiée par la barbarie de cette pratique qui avait coûté la vie d’une sœur aînée, elle s’est opposée à ses parents, au père de l’enfant, aux exécuteurs du rituel. Elle a été battue, marquée sur le corps et sur le visage comme fugitive. Avec la complicité d’une « tante », elle a accouché dans le bush d’un enfant dont elle ne connaît que le sexe. La tante en question s’est chargée du bébé et a organisé le passage de la mère en Libye où elle a été prostituée pour payer ce passage. Elle rencontre le père de ses deux autres enfants à Tripoli. Lorsque celui-ci meurt au cours de la guerre libyenne, elle s’enfuit. Elle a accouché de sa deuxième fille au Maroc, dans un camp humanitaire, puis a embarqué pour la France. Le récit de Joy se précise au fur et à mesure qu’elle le reprend et le corrige en de véritables repentirs qui soulignent la précarité de la vérité dont elle peut témoigner. Ses enfants sont au cœur de ses préoccupations car ils incarnent à la fois son envie de survivre et l’objet de son angoisse : et si l’une de ses deux filles, celle qui vit avec elle ou celle qu’elle a laissée derrière elle, devait un jour subir l’excision !

En Libye, à la naissance de son fils, elle en a été séparée car elle était prise d’accès de violence qui le mettaient en danger, dit-elle. Aujourd’hui encore elle est partagée entre l’amour maternel et des « impatiences » incontrôlables. C’est, je crois, plus encore que les cauchemars et les insomnies qu’elle évoque, une des raisons de sa demande au CPCT. Pour éviter le délai inhérent à la formule du « traitement ponctuel », je lui ai proposé de venir le vendredi matin sans rendez-vous, tous les vendredis si elle le souhaite. Elle se sert de cette offre, mais vient parfois en dehors de mes heures de présence. Une question sur son rapport au temps a émergé ainsi ; ses « oublis » et les rendez-vous manqués ici, ou avec son avocat et les enseignants de son fils commencent à faire symptôme pour elle, subjectivés à partir de la question « why me ? » qui la décolle sensiblement du statut de victime.

Ainsi au plus intime de la singularité de ces sujets, la prostitution est l’écran de la douleur incurable qui les a mis en route vers l’immigration. Un dire est à entendre au cœur de leur plainte formulée dans un discours parcellaire, sans que la cause de la douleur soit vraiment subjectivée ou alors à côté, par des détails infimes. Il y a un enjeu éthique à croire leurs dires : « y croire sans trop les croire »[3], en sachant que ce qu’elles disent relève de cet insondable. La prostitution avec tous les avatars qui constituent ses formes particulières à un instant donné de l’histoire : aujourd’hui la prostitution des nigérianes et autres africaines n’est qu’un aspect des migrations de masse déchirant notre monde globalisé.

Rappelons la définition que Lacan donne du symptôme du sujet dans son rapport à la croyance. « Ce qui constitue le symptôme, dit Lacan dans le Séminaire “ R.S.I. ”, c’est qu’on y croit. »[4] Et qu’est-ce que croire, pour le praticien du champ social ou du champ psy orienté par la psychanalyse, « sinon croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose » (ibid.). Il me semble que cet « autre » réseau dont elles usent, celui que constituent nos institutions et les actions non concertées que nous y menons, instaurent un souffle d’air qui circule dans l’existence de ces femmes asphyxiés par les impératifs tant des discours mafieux que par ceux conformes à la législation du pays d'accueil. Lacan déclarait dans une interview à France Culture en 1973, que la psychanalyse « est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue »[5].

[1] L’Amicale du Nid est une association qui a pour vocation « d’accompagner les victimes de la prostitution, de la traite des êtres humains et du proxénétisme vers une insertion socio-professionnelle ». [2] Le terme « juju » réfère historiquement aux religions traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest, désignant aussi bien des objets que des rituels magiques liés à ces cultes et les sorts qui en participent. Ici, il s’agit des magiciennes elles-mêmes, les marabouteuses . [3]« Y croire sans trop les croire », c’est en substance la phrase mémorable qui sert de boussole aux éducatrices que j’ai rencontrées au local du service « Milieu ouvert » de l’ADN avant d’écrire ce texte. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit. [5] Transcription parue dans Le Coq Héron n° 46-47, 1974, p. 3-8.

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